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Texte de l'auteur (8 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES
 


CONTRIBUTIONS À ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS (1968 - 1972)
 


DESIGN (LES ESTHÉTIQUES INDUSTRIELLES)
 


1. Les dimensions du « design »

L'esthétique industrielle

Le Bauhaus

Le « styling »

Le « design informationnel »

2. Mentalités différentes des « designers »

Les rigoristes et l'équipement

Les démocrates et le « kitsch »

Les techniciens et le « metadesign »

3. La morale du « design »

 

 

La forme et la disposition des organes d'un objet ne sont jamais absolument déterminées. Qu'il s'agisse de sa construction ou de son maniement, il y a toujours un certain jeu, même dans les engins les plus techniques, entre les schémas purs, conçus par l'ingénieur, et la configuration de l'objet concret, qui est le fait du dessinateur. La configuration n'est jamais si logique qu'elle ne laisse le choix d'angles quelque peu plus ouverts ou plus fermés, d'un ordre plus horizontal ou plus vertical, de couleurs plus franches ou plus fondues. Cette liberté, le dessinateur l'utilise à rendre les produits industriels triplement expressifs.

Il fait d'abord en sorte qu'ils se désignent eux-mêmes : que la chaise soit repérable comme chaise, qu'elle suggère les gestes appropriés, qu'elle marque sa dépendance ou son indépendance à l'égard de la table. Tels sont les messages dénotés de l'objet, auxquels se joignent souvent des messages connotés : une chaise évoque la sécurité bourgeoise, une autre la simplicité fraternelle ; certains garde-boue d'automobiles s'ouvrent comme des ailes. Dans ces conditions, les objets relèvent de la science des signes ou sémiologie. Cependant, le taux de courbes ou de droites, de compressions ou d'expansions graphiques ou colorées que le dessinateur privilégie ne se contente pas de désigner; il institue encore un espace-temps global, qui est lui aussi un message, un message plastique, qu'on devrait soumettre à une sémantique plastique, généralement méconnue. Enfin, la configuration peut favoriser une intégration de toutes les facultés de l'utilisateur, créer, comme on dit, de la beauté, source de jouissance esthétique.

On mesure alors les inconvénients du terme d'esthétique industrielle. Il souligne bien que les objets produits par l'industrie ne s'épuisent pas dans leurs fonctions utilitaires, et qu'ils peuvent développer de surcroît des qualités plus généralement humaines. Mais, à cause des traditions qui lient spontanément l'idée d'esthétique à celle de beauté, il ne donne pas à penser que ce surcroît est d'abord d'ordre sémantique (informationnel), et comprend principalement : les messages dénotés et connotés au sens habituel de la théorie des signes, et les messages de l'espace-temps sensible, que devrait déchiffrer une sémantique plastique (ou sémantique esthétique, au sens précis où le terme est entendu dans l'étude consacrée aux « expériences esthétiques »).

C'est pourquoi s'est imposé le terme d'industrial design. Design a l'avantage de signifier à la fois dessein et dessin. Dessein indique le propre de l'objet industriel, qui est que tout s'y décide au départ, au moment du projet, tandis que dans l'objet ancien, fait à la main, le projet se différenciait en cours d'exécution. Et dessin précise que, dans le projet, le designer n'a pas à s'occuper des fonctionnements purs, affaire de l'ingénieur, mais seulement de la disposition et de la forme des organes dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire de la configuration. L'italien progettazione ne marque que l'aspect de dessein ; l'allemand Gestaltung ne marque que celui de dessin. On comprend donc que, malgré les habitudes allemandes (Hochschule für Gestaltung d'Ulm), le terme d'industrial design se soit imposé partout, quitte à se latiniser : disegno industriale en Italie, designio industrial en Espagne. Même la France, pourtant rétive au franglais, possède une revue intitulée Design industrie.

 

 

1. LES DIMENSIONS DU « DESIGN »

 

II ressort de ce qui précède que le designer se situe à un carrefour. Il est assurément tributaire de l'ingénieur qui lui livre les fonctionnements purs qu'il a à répartir dans l'espace et dans le temps. Il regarde vers l'artiste, lequel d'ordinaire introduit les structures spatio-temporelles avec une considérable avance : Mlle Pogany, fondue par Brancusi vers 1920, est plastiquement plus évoluée qu'un avion militaire des années 1940-1945. Il doit rejoindre le désir des usagers, des clients, puisque, par hypothèse, il s'agit de production de masse ; l'artisanat, même « moderne », n'est pas de l'industrial design. De plus, le designer, dans son dialogue avec le public, l'écoute à travers les spécialistes du marketing, comme il lui parle lui-même à travers les publicitaires. Enfin, le projet dépend d'un chef d'entreprise, privé ou public, qui définit une politique à court et à long terme, où interviennent des considérations de profit mais aussi d'idéologie.

Le design est donc une fonction si complexe qu'on comprend qu'il ait fallu longtemps pour en apercevoir toutes les faces. Et en effet, on voit dans son histoire ses dimensions mises en lumière l'une après l'autre, et selon un ordre qui, lorsqu'on le regarde d'assez haut, offre l'aspect d'une dialectique.

 

    1A. L'esthétique industrielle

 

A la fin du XIXe siècle, on se rendit compte que notre environnement n'était plus composé d'objets artisanaux mais d'objets industriels, et qu'il fallait donc trouver les moyens de donner à ceux-ci les qualités humaines de ceux-là. Etant donné la situation spirituelle de l'époque, dominée par la bourgeoisie et le socialisme post-romantiques, il était normal que ce surcroît fût entendu comme « beauté », et que cette beauté fût cherchée dans une correspondance, sinon avec les formes, du moins avec les mouvements de la nature. Dans les Arts and Crafts et le Modem Style, les matériaux industrialisés s'attachèrent, selon le vŒu de William Morris, à réaliser des objets « aussi naturels, aussi charmants (lovely) que le champ vert, la rive du fleuve ou le silex de la montagne ». Encore en 1934, dans Technique et civilisation, Lewis Mumford vantera certaines machines en rapprochant leur allure de celle de l'oiseau, du poisson ou de la plante.

 

    1B. Le Bauhaus

 

Dès la fin de la Première Guerre mondiale, le Bauhaus - comme, avec des nuances, le mouvement hollandais De Stijl - se détourne de ce naturalisme. Il estime que réduire la machine à un moyen de produire plus vite et à moindres frais des formes ancestrales, c'est ne pas avoir saisi la révolution de structures qu'elle comporte. Pour Gropius, l'industrie introduit un ordre nouveau. Elle engendre un univers composé d'éléments selon des combinatoires, et cela quant à la ligne, la couleur, la construction, la fonction, le maniement. Il y a d'ailleurs un rapport intrinsèque entre combinatoire et élément : plus l'élément est pur, plus la combinatoire est riche, et réciproquement. On voit ainsi ce que le Bauhaus entend par fonction : non pas la simple adaptation à des fins utilitaires, mais la capacité pour un système d'éléments (un objet) de renvoyer à d'autres, de s'y articuler, de s'y substituer, de leur faire signe, de les signifier (signum facere). Le terme de beauté n'est pas rejeté mais redéfini : plus les objets sont fonctionnellement riches, plus ils constituent des systèmes ouverts et commuables, et plus ils sont « beaux ».

Les conséquences culturelles de ce programme sont incalculables. Tous les objets du monde, espère-t-on, vont s'harmoniser, puisqu'ils s'obtiendront à partir des mêmes éléments. Les hommes s'harmoniseront aussi, puisque créateurs et ouvriers travailleront les mêmes données avec les mêmes moyens. Plus radicalement : le réel n'est plus un ensemble de substances, mais de relations ; la forme cède le pas à la structure. Le fonctionnalisme bien compris ouvre le XXe siècle.

 

    1C. Le « styling »

 

Le Bauhaus n'avait guère tenu compte du désir du client. Au lendemain de la grande crise de 1930, le styling américain fut contraint de découvrir que ce désir est un facteur de l'objet industriel nécessairement produit en masse. Mais, pour des raisons de profit, conjuguées peut-être avec les restes d'une idéologie autoritaire, il chercha surtout à conditionner ce désir.

C'est du moins ainsi qu'on entendrait à première vue le programme de Raymond LŒwy : beauté, mode, publicité. « La laideur se vend mal », dit le titre traduit d'un de ses ouvrages ; ce qui implique que la « beauté » devra être telle qu'elle se vende bien, qu'elle soit à la fois, peut-on penser, assez fade et assez prétentieuse pour séduire l'acheteur, pour satisfaire ses besoins de sécurité et de puissance. Mais, afin que la production perdure, afin que la demande se renouvelle, il faut que la « beauté » varie, sans pourtant entraîner de trop coûteux changements de la chaîne de montage : la mode est ce vieillissement superficiel et non technique. Enfin, « il est inutile qu'un objet soit beau si on ignore qu'il l'est » : la publicité a pour office de proclamer la « beauté » et la mode, et d'y sensibiliser le client.

Cependant, il serait injuste de réduire le styling à des menées mercantiles. Les carrosseries harmonieuses dont LŒwy eut l'idée de recouvrir les organes multiples des machines à coudre, des réfrigérateurs, des automobiles, non seulement leur donnent un carénage qui flatte le goût du vulgaire, mais elles produisent une simplification formelle qui peut contribuer à rendre les groupements d'objets plus lisibles, donc plus signifiants, plus humains. De même, la mode répond à une nécessité sémantique de l'industrie : un message répété finit par endormir ; un produit, pour continuer à être perçu, doit varier ; dans l'artisanat ancien, la variation résultait suffisamment du tour de main pour qu'on ne dût pas changer souvent le modèle ; l'objet industriel ne peut varier qu'en modifiant son design ; et comme ce renouvellement ne saurait à tout coup supposer des transformations profondes de la chaîne de montage, force est qu'il joue des apparences : telle est la mode. Quant à la publicité, ce n'est pas qu'une source d'abrutissement ; le styling a entrevu qu'elle faisait littéralement partie de l'objet en lui adjoignant ses grilles de lecture, et en l'insérant dans le système des signes empiriques et oniriques d'une époque.

Du reste, il ne faudrait pas conclure trop vite, comme cela arrive, que le « styliste » règne seulement dans les économies de, marché. Les économies dirigistes y sont soumises dans la mesure où elles conquièrent les marchés internationaux ; dans la mesure aussi où leurs produits sont des moyens de propagande, qui prêchent le consommateur. A côté du styling doux, il y a un styling rude, comme on l'a vu dans l'Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne.

 

    1D. Le « design informationnel »

 

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et concurremment avec l'expansion de l'informatique, le design a reformulé ses problèmes dans les termes de la théorie des communications. C'est à ce moment que l'objet industriel, de même que tout objet du reste, est apparu comme un faisceau de messages, selon ses formes, ses maniements, ses fonctions. Ces différents messages, dénotés (directs) et connotés (indirects), supposent évidemment des codes, c'est-à-dire des conventions de forme, de maniement, de fonctionnement, de fonction. Et ils comportent des redondances, autrement dit des répétitions et insistances permettant de mieux les saisir.

L'essentiel de cette conception, qui fut particulièrement développée à Ulm, est qu'elle ne part plus de l'objet, mais du circuit de communication où il est inséré, comme un relais. Ce qui permet d'inclure en un seul système les analyses du Bauhaus sur les rapports de produits à produits et de produits à producteurs, et les intuitions du styling sur les relations réciproques de produits à usagers, et donc de producteurs à usagers (d'émetteurs à récepteurs de messages). D'autre part, le design s'éclaire ainsi des lois générales de la théorie des communications : nécessité de la redondance ; distinction entre redondances valables, qui garantissent le message, et non valables, qui l'obscurcissent ; mesure de la quantité d'information d'un objet par la mesure de l'improbabilité de ses messages ; différence entre complexité fonctionnelle et complexité structurale, et classification des cultures selon les rapports de ces deux complexités (Abraham Moles); nécessité du renouvellement de l'objet pour qu'il reste perçu ; analyse du circuit production-consommation-production par l'application de différents modèles de feedback; analyse des blocages de ce circuit. De plus, le design informationnel fut le premier à exprimer clairement que le produit n'est pas humain d'abord par sa beauté, habituellement facultative, mais par sa richesse sémantique. Enfin, ce système de lecture a fort bien marqué que les messages de l'objet n'étaient pas seulement visuels et auditifs, mais également manipulatoires (ergonomiques) : dans une automobile un changement de vitesse au plancher suggère d'autres attitudes existentielles qu'un changement de vitesse au volant.

L'application de la théorie de l'information au design ne va pourtant pas sans problèmes. Et d'abord en ce qui concerne l'emploi des notions de code et de message. Dans le cas d'une table, à suivre les catégories de Roland Barthes, l'élément de « langue » serait la table ; l'élément de « parole », l'usage qu'on en fait. Au contraire, dans la systématique de Norberg-Schultz, le code (la langue) est l'idée qu'une société donnée se fait d'une table, eu égard à sa forme, son matériau, son maniement, sa construction, son fonctionnement ; le message (la parole) est alors le prototype conçu par le designer, qui parle justement par l'« incertitude délibérée » qu'il introduit dans l'idée de table généralement reçue ; quant aux tables particulières, elles entretiennent à l'égard du prototype à peu près le même rapport que les exemplaires d'un livre à l'égard du manuscrit ; et l'usage qu'on en fait introduit une parole seconde (un message second) créée par l'usager, tout comme l'acteur, en disant un texte, y ajoute une interprétation.

Un différend pourrait naître aussi de la manière dont on conçoit le message plastique de l'objet. Abraham Moles semble l'envisager sous le nom de message esthétique, mais il réduit son rôle à ajouter à la fonction de l'objet « des caractères ornementaux, émotionnels, ostentatoires, etc. ». Or, nous y avons insisté, le taux d'horizontalité ou de verticalité, de minceur ou de densité, d'ouverture ou de fermeture d'une configuration définit un espace-temps global qui implique et diffuse toute une conception de l'homme et du monde. Et sur ce dernier point, il faut mener l'analyse à deux niveaux. On montrera comment une chaise de Le Corbusier indépendamment de son utilité et par ses seules structures, propose à son usager une approche du réel et de l'imaginaire différente de celle que suggère une chaise de Neutra, de Saarinen, de Breuer, d'Aalto ; de même qu'entre un fauteuil Louis XIII et un fauteuil Louis XIV, il y avait presque la distance de la tragédie de Corneille à celle de Racine. Mais, en même temps, on relèvera que toutes les chaises et généralement tous les objets produits par l'industrial design ont une structure plastique commune qui définit, au moins aussi efficacement que nos philosophies, un « monde » contemporain.

 

 

2. Mentalités différentes des « designers »

 

On a jusqu'ici relevé les aspects de l'objet industriel en suivant une dialectique qui menait au design informationnel. Cette théorie permet sans doute de formuler tous les problèmes relatifs à la configuration dans l'industrie. Mais il ne faudrait pas oublier que le design n'est pas seulement affaire de logique, mais aussi d'humeurs et de politiques. C'est pourquoi on signalera maintenant ses tâches et ses options actuelles en dénombrant les tempéraments et les stratégies de ceux qui le font.

 

    2A. Les rigoristes et l'équipement

 

Et d'abord, le design a ses rigoristes. Ils remarquent que les deux tiers de la planète sont sous-équipés ; jusque dans les pays développés, les équipements collectifs accusent un retard considérable sur les biens de consommation. Alors, au lieu de redessiner pour la millième fois des fauteuils et des verres à liqueur, ne ferait-on pas mieux de concevoir des transports en commun moins sordides, ou, comme l'a fait Bruce Archer, de proposer un lit d'hôpital qui réponde aux exigences contradictoires du malade alité, de l'infirmière qui fait les lits, et du médecin qui ausculte son patient ? D'ailleurs, même quand il conçoit le projet d'une automobile ou d'un poste de radio, le configurateur devrait, selon les rigoristes, répudier le styling et ces facilités que les Allemands appellent le kitsch. Le design est une éducation, d'autant plus opportune aujourd'hui que la technique, la mathématique, la gestion contemporaines éveillent une partie du public à de nouvelles exigences. On déclare sans ambages qu'en flattant le goût de la masse, les designers ont trahi.

 

    2B. Les démocrates et le « kitsch »

 

D'autres sont plus conciliants. Qu'on applique un design sévère aux équipements collectifs, c'est, à leurs yeux, le bon sens même ; il semblerait absurde, en particulier, de pratiquer le vieillissement non technique (l'obsolescence) dans les raffineries, les avions, les autobus. Mais, pour le reste, d'où le designer s'arrogerait-il le droit d'éduquer ses concitoyens en leur imposant soit une pure rationalité, soit au contraire (et c'est peut-être une autre forme de jansénisme) de perpétuelles activations imaginaires, prétendument surréalistes ? La démocratie veut qu'on respecte le désir de l'usager. Et ce désir, rien ne permet de le connaître d'avance, puisque l'expérience s'accorde avec le structuralisme pour démontrer qu'il n'est pas universel (en particulier il n'y a pas de « beauté » universellement acceptée). Le designer devra donc aller à la recherche des volontés du public. Dans le circuit informationnel qui lie les producteurs aux consommateurs, le Bauhaus et le styling avaient surtout vu l'aller, pas le retour ; c'est ce dernier sens qu'il faut développer.

Une difficulté demeure. Le désir du consommateur, est-ce celui qu'il croit avoir, ou celui qu'il reconnaîtrait sien après s'être familiarisé avec un objet d'abord déconcertant ? Et si le designer suscite les désirs profonds plutôt qu'il ne reconnaît les désirs apparents, ne redevient-il pas un éducateur ? Du reste, quand on fait la part des émergences indispensables au styling pour que sa séduction se renouvelle, y a-t-il encore tant de différence entre les rigoristes et les démocrates ?

 

    2C. Les techniciens et le « metadesign »

 

On pourrait alors distinguer une troisième famille d'esprits qui, tout en étant sensibles à ces oppositions, voudraient les reprendre d'assez haut pour les dépasser. Ces techniciens rappellent que, derrière les prototypes créés par le designer, les messages, il y a les codes (constructifs, plastiques, opératoires, etc.). En perfectionnant les codes, c'est-à-dire en les rendant aussi cohérents et aussi ouverts que possible, on ferait en tout cas Œuvre utile.

Et en effet, si l'on se préoccupe, avec le design d'équipement, de créer des objets résistants, efficaces, lisibles, on est renvoyé de trois manières à un metadesign. Il faut choisir, pour un matériau donné, les meilleures courbes de résistance à l'usure. Il faut découvrir les éléments et les combinatoires qui s'adaptent au plus grand nombre de situations, voire qui soutiennent la conversion d'une forme en une autre. Il faut opter pour des organisations si constantes que, grâce à elles, des objets différents émettent leurs messages (leurs différences significatives) par rapport à un même système de référence, et ainsi forment un même environnement.

Mais le metadesign est également appelé par ceux qui s'intéressent au design de mode. Pour que des objets industriels varient superficiellement sans entraîner des coûts désastreux, il faut qu'ils soient obtenus à partir de matrices (ce qui est banal), mais aussi que ces matrices puissent être produites de manière industrielle, c'est-à-dire (vu qu'une matrice est un objet singulier) cybernétiquement. Or, sauf à réintroduire les frais de programmes spéciaux, la production cybernétique de matrices suppose que celles-ci soient réductibles à des courbes simples. Ainsi est-on renvoyé à la réflexion sur le code qui, de quelque façon qu'on le prenne, s'avère, dans un monde industriel, la condition de la liberté.

 

 

3. La morale du « design »

 

Après avoir analysé le design du dedans, il resterait à l'envisager du dehors, et à se demander quel rôle il joue dans la société contemporaine. Car d'aucuns le soupçonnent d'être un moyen d'intégration. En prétendant mobiliser le circuit informationnel, en prônant l'objectivité des codes, il fait croire, remarque Jean Baudrillard, à l'existence d'une société sans classes, alors que les objets sont aliénants ou libérateurs selon que ceux qui les utilisent détiennent ou non le pouvoir et l'influence - ce à quoi le design ne peut rien.

On reconnaîtra pourtant que ces critiques visent moins le design que la société où il fonctionne. D'autre part, il serait injuste de trop souligner que le design est intégrateur dans les sociétés capitalistes, où il flatte le besoin de standing, alors qu'ailleurs il conditionne aussi l'usager par l'exaltation du travail, de la force, de la productivité. Enfin, et c'est peut-être l'essentiel, on se demandera si les objets industriels de haute qualité ne comportent pas, du fait de leur structure, un pouvoir de « contestation ». En effet, par leur message plastique, c'est-à-dire par l'espace-temps global qu'ils déterminent, ils portent un coup mortel à la notion d'« objet » (ob-jectum). Ils ébranlent les choses et les hommes comme substances, l'espace et le temps comme systèmes fixes de référence, la propriété comme confirmation de la personne. De quoi corroder - avec plus d'efficacité peut-être que les discours - les idéologies tant du standing capitaliste que de la productivité collectiviste.

Somme toute, il n'y a pas un design, mais des designs. Les lieux, les cultures, les politiques obligent à distinguer, à tout le moins, un design qui se réduit presque à une rationalisation de l'artisanat dans certains pays sous-développés (ou dans l'industrie de luxe des pays très développés) ; un design semi-industriel dans les pays Scandinaves, encore dominés par les arts du métal et du bois ; un design rigoriste dans les équipements collectifs ; un design des objets courants, animé par ce que les Italiens appellent la « re-sémantisation » : puisque la pacotille est devenue le système de référence de notre environnement, le configurateur n'aurait pas à la combattre, dans l'esprit de l'op'art d'un Vasarely, mais seulement à la ressaisir, dans l'esprit du pop'art, à la « re-sémantiser ». Bref, science ou technique du projet, le design lui-même reste en projet.

 

 

Henri Van Lier

Contributions à Encyclopeadia Universalis, 1968-1972

 
Bibliographie :

C. Alexander, Notes on the Synthesis of Form, Cambridge (Mass.), 1967 / B. Archer, Systematic Method for Designers, Council of Industriel Design, Londres, 1965 / R. Barthes, « Eléments de sémiologie », in Communications, n° 4, 1964 / J. Baudrillard, Le Système des objets, Paris, 1968 / « Design », Edilizia Moderna, n° spéc. 85, Milan, 1965 / G. Dorfles, Il Disegno industriale e la sua estetica, Bologne, 1963 / P. Francastel, Art et technique, Paris, 1956 / R. LŒwy, The Esthetics and the Locomotive, Londres, 1938 ; La laideur se vend mal (Never Leave Well Enough Alone), Paris, 1953 / L. Mumford, Technique et civilisation, Paris, 1934 / « Les Objets », Communications, n° spéc. 13, 1969 / D. Pye, The Nature of Design, Londres, 1964 / H. M. Wingler, Das Bauhaus, Bramsche, 1962.
 
 
 
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