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Texte de l'auteur (33 pages) en PDF
 
Résumé (7 pages) + Illustrations (2 pages) + Commentaire (1 page) + Exercices (3 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


TROISIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS SUBSEQUENTS
 


Chapitre 18 - LES ÉCRITURES
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 18 - Les écritures
 
18A. Les écritures comptables néolithiques. Le préalable du langage détaillé, du cadrage et de l'arithmétique
 
18B. Les écritures langagières plasticiennes insistantes du MONDE 1B
18C. Les écritures alphabétiques, contractuelles et non plasticiennes du MONDE 1B : l'araméenne, la phénicienne, l'hébraïque archaïque. Le cas des linéaires A et B
 
18D. Les écritures langagières du MONDE 2 transparentes à l'être. La grecque et la romaine. Du byblos au codex
 
18E. Les rémanences et retours de l'insistance plasticienne
18F. L'imprimerie et la ponctuation. La graphologie
 
18G. Les écritures granulaires (magnétoscopiques) fenêtrantes-fenêtrées du MONDE 3
 
18H. L'écriture mathématique : glissements et retournements génératifs
 
18I. L'écriture musicale
18J. Les signes absolus
 
18K. Les écritures corporelles
18L. Les instruments graphiques comme cas exemplaire de l'influence culturelle des forces de production
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 18 - LES ÉCRITURES
 
 
 

Dès le paléolithique supérieur <14A>, les peintures et les gravures ont introduit, pour Homo transversalisant, une première bidimensionnalité du support et une légèreté d'exécution qui permettaient de faire permuter des segments imagés, traits et taches, presque dans l'instant. Du même coup, la peinture comportait un certain glissement de l'analogie à la macrodigitalité <2A2e>, et ainsi pressentait le schéma <14A6>. En particulier, à côté des figures concrètes on trouve des figures abstraites, consistant en quelques traits disposés selon un ordre spatial et un ordre temporel. C'étaient là des aspects de l'écriture, sans être l'écriture même. L'Afrique noire et l'Océanie ont disposé de ces caractères de l'image peinte détaillée sans avoir pourtant développé une écriture.

 

 

18A. Les écritures comptables néolithiques. Le préalable du langage détaillé, du cadrage et de l'arithmétique

 

L'écriture en effet suppose un vrai cadrage, c'est-à-dire (a) des éléments déterminés, (b) un référentiel spatial, (c) des règles établissant un rapport stable entre ces éléments et ce référentiel spatial. Ceci n'est pas le cas des figures que produisent l'Afrique noire et l'Océanie non scripturales, figures régulières cernantes, mais non référentielles, spatialement ni temporellement . Or, c'est un vrai cadrage référentiel que nous ont montré les tectures néolithiques <13E> et les images néolithiques <14D> de Çatal Hüyük, sur le plateau d'Anatolie.

D'autre part, l'écriture suppose aussi une réduction décisive de l'imagerie au schématisme, donc de l'analogique au macrodigital, avec pour conséquence que les schémas obtenus se mettent en situation de s'imbriquer et de s'engendrer mutuellement. Et c'est ce que nous ont montré les poteries néolithiques, avec leurs schémas de génération ou schémas générateurs <14D>, d'autant plus suggestifs d'une écriture virtuelle que les figures y sont souvent disposées en lignes, en colonnes, voire en paragraphes.

Etant donné ce cadrage et ce schématisme, un échangeur neutre devint concevable. Et en effet, à côté de motifs abstraits cosmologiques, on trouve très tôt au néolithique, depuis 11 mA BP, un nombre considérable de jetons de comptage, qui ont été rassemblés et analysés par Denise Schmandt-Besserat <"Pour la science", août 78>. Ces jetons répondent aux questions de l'éleveur : combien de bêtes ? Et de l'agriculteur : combien de céréales ? Ils furent particulièrement nombreux dans la région du Croissant fertile, mais s'étendent beaucoup plus loin à l'est et à l'ouest.

Dans ces jetons, la nature des objets comptés était désignée par leurs images schématisées, donc sans innovation depuis le paléolithique supérieur. Par contre, le nombre des choses (causes) inventoriées était signifié par des formes stables (rectangles, cercles), et aussi par la grandeur de ces formes (de 1 à 4 cm) ; ce qui confirme l'action du nouvel esprit de cadrage au sens strict. Combinant désignation (indicielle) et numération (indexante), une écriture comptable se mettait en branle.

Un pas ultime fut franchi quand ces jetons donnèrent lieu à la copie, laquelle est un autre aspect de l'écrit, qui est sa reproductibilité. En effet, des paquets de marchandises au sens étroit <6G3>, donc des échangeables (merx) comparés à un échangeur neutre, commençaient à circuler, accompagnés de jetons qui permettaient d'identifier leur contenu. Ces jetons de connaissement étaient liés ou bien emballés dans des bulles d'argile, qu'on cassait à l'arrivée. Alors, pourquoi ne pas adjoindre à la bulle une copie de ce qu'elle contenait ? Les emballages se mirent à porter des nombres et des figures qui dispensaient de les ouvrir. Moyennant le schématisme générateur de l'image néolithique, c'était là créer une saisie séquentielle réversible d'éléments schématiques : "chiffres" de nombres comptants, "chiffres" de choses comptées. C'était presque une écriture comptable avec tous ses atouts.

Nous nous sommes déjà demandé quel cadrage au néolithique avait précédé l'autre. Celui, vertical, qui enserre la parturiente de Çatal Hüyük ? Ou celui, horizontal, qui apparaît au sol de certaines habitations ? Ou encore celui, vertical et horizontal, de certaines maquettes d'habitations, servant d'urnes funéraires (Azor) <13E> ? On voit maintenant qu'il faut étendre l'interrogation à un autre type de cadrage, celui des jetons de comptage. A considérer les dates très précoces de ces derniers, 11 mA BP, on pourrait croire qu'ils ont joué un rôle d'inducteurs autant que d'induits. L'influence entre les tectures, les images et eux fut sans doute circulaire, comme presque toujours.

Les premières écritures ont donc été arithmétisantes, angularisantes, cadrantes, comme le corps d'Homo dès l'origine <1A>. Par là abstractives, pures (déchargées), purificatrices. Mais elles furent aussi subrepticement magiques, puisqu'elles dressaient des index à la fois déchargés et chargés <5C>, et déclenchaient des indices proliférants en une fixité et une permanence fascinantes <4D>. Dès les jetons de comptage, l'écriture serpentait donc entre sémiotique et technique, entre distanciation et effectuation. Cette polarité initiale entre décharge (pureté) et charge (magie, sorcellerie, chamanisme) engagera l'avenir et la production de toutes les écritures.

 

 

18B. Les écritures langagières plasticiennes insistantes du MONDE 1

 

Les empires primaires (Chine, Sumer, Egypte, Maya, etc.) eurent d'autres besoins. Ils ne pouvaient plus se contenter des simples cadres portant le schématisme générateur du néolithique, et supposèrent un sous-cadrage démultiplicateur spatialement et temporellement. En effet, le corps et l'esprit du despote c'est la subarticulation de ses bâtiments et de ses images, c'est aussi la promulgation partout réverbérée de son nom et de ses titres, de ses décrets, la chronique répétée de ses victoires, le compte inlassable de ses ennemis réduits en esclavage, l'inventaire arpenté de ses terres et de ses biens, de ses chars, de ses sacrifices de propitiation et d'adoration. C'est en particulier la litanie de ses titulatures, introduisant la registration et le décret. Autant de cadrages et de cadastres.

Tout ceci supposa des écritures langagières, c'est-à-dire des tracés graphiques ayant à peu près les mêmes performances que les phonèmes, les glossèmes, les séquencèmes, les phrasés du dialecte détaillé, donc du langage ayant en charge de spécifier (non représenter) des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <16A> selon une douzaine de fonctions <17F>. Les écritures impériales furent alors de deux grandes sortes, qu'illustrent la chinoise, d'une part, la hiéroglyphique et la cunéiforme, de l'autre.

 

18B1. Une écriture insistante autarcique : la chinoise

 

Lire et écrire l'écriture chinoise ne suppose pas la connaissance du dialecte chinois, comme l'ont prouvé durant plus de deux millénaires les millions de ceux qui dans la Chine immense ont lu des publications chinoises sans parler chinois. Elle se suffit comme écriture. On peut la dire autarcique, autosuffisante, par opposition aux écritures transcriptives, qui sont des représentations de langages parlés.

Ayant à remplir par elle-même toutes les fonctions du dialecte, il n'est pas étonnant que l'écriture chinoise explicite comme lui une quadruple articulation. (A) Elle comprend à la base un certain nombre de traits, à tracer au pinceau trempé dans l'encre, toujours les mêmes, en principe sur papier. Leur panoplie est réduite, et exploite les oppositions simples du vertical, de l'horizontal, de l'oblique, du croisement, du couple extérieur/intérieur. Leur protocole d'utilisation est également réduit : le ductus (le tracé graphique) chinois pose les traits dans un ordre immuable, comme les traits du monde et de son tao sont censés suivre une hiérarchie immuable. (B) Ces traits se groupent pour former un caractère chinois, porteur d'un glossème <16B>, ou en combinant plusieurs. Au départ, les caractères étaient pictographiques, c'est-à-dire ostensiblement analogiques ; par exemple, deux traits assez verticaux s'appuyant l'un sur l'autre désignaient l'homme vertical avec son équilibre instable toujours à ressaisir. Mais bientôt ces images se schématisèrent pour des raisons de facilité graphique, et aussi parce que sous toute image détaillée il y a un schéma latent depuis les images détaillées du paléolithique. (C) Les mots chinois écrits tiennent en un caractère ou en plusieurs groupés (deux, trois, quatre), qui renvoient alors à un glossème ou à plusieurs glossèmes juxtaposés, dont certains combinent des glossèmes superposés. Leur juxtaposition forme un séquencème. (D) Dans les grandes époques, comme celle des Song, la graphie et en particulier son exploitation du blanc assura la fonction d'un véritable phrasé.

Pareillement équipée, l'écriture chinoise put s'élever à toutes les abstractions langagières (vs mathématiques). Par exemple, pour rendre une des formules les plus abstraites qui soient, le "en tant que" français, "as" anglais, "hè(i)" grec, "quatalis" latin, et qui vise une "chose-performance" dans ce qu'elle a d'essentiel, le chinois adjoint au(x) caractère(s) de la chose visée le caractère YE, signe du sexe féminin. On trouve ainsi dans les textes anciens des équivalents de : AB YE = A est B même.

Outre ce qu'elle révèle des implications réciproques de l'image, du schéma et du concept, l'écriture chinoise démontre à l'anthropogénie la concordance intime qu'il y a entre une écriture et le parti d'existence <8H> du groupe qui la conçoit et la pratique. (a) Déjà le geste d'écrire avec un pinceau et une encre inaltérable, fluide et dosable glissant sur des papiers poreux, résume, à travers la main, le poignet, le coude, l'épaule du scribe chinois, la cybernétique aquatique de la machine hydraulique qu'est la Chine tout entière. (b) Le fait de recourir à une panoplie restreinte de traits et à un protocole immuable de leur engendrement dans le caractère confirme à quel point ici les degrés de liberté (dimensions) résultent d'un naturalisme transcendantal, ou transcendantalisme naturaliste, tenant dans les jeux du yin et du yang, et qui est la cosmogonie chinoise. (c) Des restes épars d'analogie évasive corroborent la naturalité taoïste des caractères. (d) Les glossèmes complexes du langage chinois apparaissent comme dérivés de glossèmes simples, en une nouvelle naturalité. (e) Composés des mêmes traits, les mots les plus divers établissent entre eux des relations graphiques indicielles suggérant une résonance universelle de tout dans tout, spatialement et temporellement. (f) La lecture à la suite de l'écriture est, comme celle du Yi King et du jeu du Tangram (panoplie de pièces triangulaires, carrées, losangées), plus combinatoire que séquentielle. (g) La permanence des caractères (idéogrammes) donne à chaque énoncé un poids d'histoire, un "archaïsme critique" (Jaspers) tout à fait confucéen ; même au temps de l'anti-confucianisme maoïste, "femme" continua de se noter "cochon-abri-garde". (h) Du reste, dans les caractères, rien que des traits, pas de points ; et les traits sont à la fois déchargés, abstraits, et cependant chargés <5C3>, déclenchant des effets de champ souvent excités <7D-E> : tantôt logico-sémiotiques, puisque, sur la page, des caractères différents, avec des sens différents, apparaissent cependant comme ayant des traits communs ; tantôt perceptivo-moteurs, selon l'énergie (cosmique) du scripteur.

De tout cela se sont nourris la poésie et le pouvoir chinois des mandarins, mais aussi la vie quotidienne. La force plastique de l'écriture (du phrasé graphique) d'un empereur Song du XIe siècle montrait et réalisait son empire. Mais n'importe quel enfant qui apprend à écrire apprend également à suivre le tao. Du même coup, on n'a jamais fini d'apprendre à écrire, puisqu'on n'a jamais fini d'apprendre le monde et le tao (yin-yang) dont il procède.

On notera que, si l'écriture chinoise ne transcrit pas un dialecte, et qu'elle est à soi seule un dialecte, elle a cependant dépendu de la structure du dialecte chinois, en particulier du monosyllabisme, sinon des mots, du moins des glossèmes désignatifs élémentaires (monèmes). Pareille autarcie n'aurait pu exister dans les dialectes indo-européens, avec leurs glossèmes désignatifs composés, souvent même quand ils sont élémentaires. C'est le petit bloc monosyllabique de pensée du glossème élémentaire chinois parlé, tout disposé à entrer dans une combinatoire cosmique, et réalisant parfaitement un transcendantalisme naturaliste, qui a incité à dessiner ces autres petits blocs sémiotiques et cosmologiques que sont les caractères écrits. En une confirmation du caractère modulaire du langage détaillé <17B2>.

Pareille écriture, parce qu'elle est spontanément plasticienne, donne proprement à voir et manier à quel point tout langage tient essentiellement en quelques indexations flottantes, ayant seulement pour fonction de spécifier (vs représenter ) une chose-performance-en-situation-dans-une-circonstance-sur-un-horizon. Par exemple, voici la panoplie-protocole de thèmes que donne Kyril Ryjik <L'Idiot chinois, Payot> pour le caractère BAI (ou BO), indexateur de clarté blanche, claire et pure tout en manquant de force : (1) Blanc (une des cinq couleurs chinoises), blanc du deuil (couleur de l'absence de vitalité), blancheur. (2) Pur, sans tache, irréprochable. (3) Vide, nu, laissé en blanc. (4) Clair, brillant, éclat. (5) Clair, facile à comprendre. (6) Déclarer, exposer, dire. (7) Dialogue parlé ou chanté au théâtre. (8) Franc, ouvert. (9) Sans raison, sans fondement. (10) Gratuitement. (11) En vain, en pure perte. (13) Finalement, en fin de compte.

 

18B2. Les écritures insistantes transcriptives

 

La chinoise mise à part, la plupart des écritures langagières furent des transcriptions plus ou moins complètes du langage parlé. Il y a 5 mA, presque à mi-chemin entre les premiers jetons de comptage néolithiques et nous, Homo a inauguré deux grandes écritures transcriptives qui ont dominé l'Ancien Monde : la sumérienne et l'égyptienne. On connaît mal leur origine et leurs relations réciproques d'invention. Le titre L'Histoire commence à Sumer est sans doute pertinent si l'on entend par histoire la relation écrite des faits hominiens. Mais l'anthropogénie gagnera à commencer par l'Egypte, parce que l'écriture hiéroglyphique et la hiératique montrent bien la transition entre image et écriture. Et parce que la cunéiforme de Sumer et Akkad servira de transition aux écritures transcriptives ultérieures.

 

18B2a. La hiéroglyphique et la hiératique. L'orientation des écritures

La démotique égyptienne, cette écriture populaire, qui depuis -600 s'inspira des principes de l'écriture grecque, n'intéresse guère l'anthropogénie, laquelle par contre sera très attentive à la hiéroglyphique, écriture monumentale gravée (glupteïn, graver, hieros, sacré), et à la hiératique, une écriture cursive qui suit les mêmes principes que la hiéroglyphique, mais pratique de nombreuses ligatures adaptées à sa cursivité ; elle convint à l'administration, aux inventaires et contrats, à la littérature. Ces deux écritures sont également anciennes et commencent avec l'ère prédynastique, autour de -3000.

Elles comportent dès leur origine des idéogrammes (= logogrammes), d'abord très pictographiques, puis plus schématiques <14A6>, mais aussi des phonogrammes, ici des idéogrammes dont on ne retient que le son pour désigner des phonèmes libres. De plus, elles pratiquent des positions sémantiques, c'est-à-dire des orientations (droite-gauche, gauche-droite) et métathèses (inversions) significatives des signes, tant idéographiques que phonographiques, tantôt ajoutant de nouveaux sens à leur sens premier, tantôt creusant ce sens premier, l'explicitant, en en rappelant les interprétations traditionnelles ou en y ajoutant des interprétations nouvelles. Alors se pose une question anthropogénique cruciale : pourquoi cette écriture apparemment peu pratique demeura-t-elle inchangée durant trois millénaires, alors qu'il eût été plus commode, croirait-on, de généraliser les phonogrammes, d'autant que l'écriture sumérienne voisine en montre l'exemple et l'efficacité ?

On a allégué avec raison la résistance d'une caste de scribes voulant maintenir leur privilège de déchiffreurs. On a dit aussi que ce système gagnait en lisibilité ce qu'il perdait en simplicité, vu que dans une langue chamito-sémitique comme l'égyptien seules les consonnes sont écrites (seules elles sont fixes), et qu'il est donc difficile d'y marquer la fin des mots dans un système purement phonographique, tandis que les idéogrammes intervenaient comme des signes de fin de mots ; d'autre part, les idéogrammes jouaient le rôle de déterminants de classe ou de situation pour des phonogrammes donnant lieu trop souvent à des homonymies. Mais ces arguments sont faibles puisque d'autres langues sémitiques s'accommoderont de phonogrammes, et que des phonogrammes, même sémitisants comme en akkadien, s'accommodent de signes de fin de mots.

Aussi les raisons ultimes sont sans doute plus directement anthropogéniques. (a) Sauvegarder dans l'écriture le mystère de l'indicialité de l'image, avec sa magie <4D>, encore survoltée par les indexations fulgurantes (chargées) propres à tout écrit. (b) Eviter l'abstraction galopante où conduit la macrodigitalité presque pure du phonogramme. (c) Maintenir l'intuition visuelle de certains postulats cosmologiques et politiques ; car politiquement et religieusement, ce n'est pas du tout la même chose d'écrire le Soleil par /r/ + /a-è/, ou par un disque lumineux. (d) Surtout, permettre d'écrire des désignants qui non seulement pointent leurs désignés, les désignent au sens habituel, mais qui les interprètent en une sorte de métalangage accompagnant le langage (ou métatexte accompagnant le texte), grâce déjà à la double formulation phonétique et imagétique, mais plus encore grâce aux positions sémantiques, c'est-à-dire aux orientations et métathèses significatives des signes, permettant toutes sortes de rébus physiques et métaphysiques. En rassemblant ces quatre raisons, on comprend mieux la "logicalité" (Gardiner), la sémantique-syntaxe des images et des écritures égyptiennes. Dans les deux cas, il ne s'agit pas d'image et d'écriture, mais en vérité d'écriture imageante et d'image écrivante <14E>.

La hiéroglyphique et la hiératique fournissent la meilleure occasion d'envisager l'orientation des écritures en général. La thèse généralement reçue semble plausible. L'homme est droitier, depuis Homo erectus, et même depuis Homo habilis, comme l'indique l'angle de taille des outils fossiles. De là deux conséquences. (A) Au départ, en Chine, à Sumer, en Egypte, le scripteur hominien a d'abord porté sa main droite à la droite de son support, et il a écrit de droite à gauche, soit des signes isolés, soit des colonnes de signes. (B) Mais, en même temps, il est plus facile pour un droitier de tirer une ligne de gauche à droite que de la pousser de droite à gauche. Ainsi, selon des protocoles différents, mais sans doute toujours sous l'influence de leurs formes cursives, essentiellement tirées, les écritures chinoises, sumériennes, et plus tard gréco-romaines se mirent, après un temps, à s'écrire de gauche à droite.

L'écriture égyptienne garda l'orientation droite-gauche comme orientation de base, se réservant des inversions pour des raisons plastiques (sur une statue un texte tant à droite qu'à gauche est orienté vers le spectateur), et surtout sémantiques-syntaxiques, par exemple pour opposer l'état à l'action ; canoniquement le sens de la lecture va à la rencontre des actants (dont l'orientation de base est donc gauche-droite), sauf quand ils se font face pour marquer la symétrie d'un état. D'autres écritures sémitiques, comme l'hébraïque et l'arabique, continuèrent la scription droite-gauche pour des raisons similaires. Il va de soi que les orientations scripturales favorisèrent des destins-partis d'existence <8H>, donc aussi des phénoménologies, des ontologies, des épistémologies différentes.

 

18B2b. La cunéiforme

Dans la Mésopotamie, aussi fertile à l'époque que le Nil, depuis -3000 également, l'écriture sumérienne, conçue d'abord pour transcrire une langue agglutinante, le sumérien, transcrivit quelques siècles plus tard et moyennant quelques adaptations une langue sémitique, l'akkadien, terme qui recouvre d'ordinaire le vieil akkadien, le babylonien et l'assyrien. Moyennant d'autres adaptations, elle servit encore à transcrire une quinzaine d'autres langues durant presque trois millénaires.

Là l'idéogramme (logogramme) de départ devint vite exclusivement phonogramme, c'est-à-dire que l'écriture retint du mot sa sonorité, souvent un monosyllabe, car l'akkadien, comme le chinois, était fait de glossèmes élémentaires monosyllabiques. Le support ne fut pas le papyrus mais l'argile qui, humide, s'attaquait bien d'un poinçon y formant des coins, (cunei) continués par des traits. Pour ces deux motifs conjugués, l'élément graphique proposé était donc le trait-point, lequel, avec la tache, est le fondement de l'image, mais qui, dès qu'il se débarrasse de la tache, devient le fondement de toute macrodigitalisation dans la figure, dans le chiffre, dans la lettre, et est ainsi le fondement de la mathématique <19A>, laquelle suppose l'écriture, mais topiquement l'écriture phonographique, plus qu'idéographique. Tout là était donc disposé pour hâter le passage du pictogramme à l'idéogramme, puis aux phonogrammes groupés en paquets, puis en lignes. Et la ligne, initialement poussée de droite à gauche, fut bientôt tirée de gauche à droite.

Le phonogramme réduit à des traits-coins s'avéra assez saillant pour que, vers -2000, en réponse à un désir de cursivité, les caractères cunéiformes se prêtent à une rotation de 90¡ dans le sens contraire aux aiguilles d'une montre sans cesser d'être identifiés. Ainsi, "femme" fut d'abord une vulve figurée par un triangle isocèle pointe en bas, et portant une fente verticale ; mais, suivant le fil de l'écriture, et aussi de la lecture, le triangle pivota de 90¡ pointe à droite, et la fente devint horizontale. Cette rotation confirma l'aptitude de la vue embrassante d'Homo, du moins quand il s'agit de "bonnes formes", à passer du pictogramme (image détaillée) au logogramme (schéma déjà macrodigitalisant) et au phonogramme (strictement macrodigitalisant). Notre A majuscule est une tête de taureau renversée. Le privilège abstractif de la bidimensionnalité, la peinture nous l'a appris, c'est qu'elle se prête aux effets de symétrie <14B3>.

Et l'écriture cunéiforme aura démontré, comme la chinoise et l'égyptienne, une autre caractéristique anthropogénique du MONDE 1B : le refus de l'évidence et de la décision immédiates et absolues, au profit de l'interprétation initiatique. (a) Chaque sentence cunéiforme comporte les mots indispensables à sa compréhension, mais ceux-ci y sont souvent rangés en des séquencèmes répondant à des exigences graphiques (esthétiques). (b) Un même signe a souvent plusieurs sens, et un même sens plusieurs signes, surtout dans l'écriture mathématique akkadienne. On est d'abord frappé par son efficacité : dans un système à bases 10 et 60 (d'où viennent nos heures de 60 minutes, nos minutes de 60 secondes, nos cercles de 360 degrés), elle suppose la notion de coefficient et de puissance, et elle exploite déjà les positions des chiffres (les plus grands à gauche). Cependant, sa pratique était telle qu'une même suite de trois chiffres pouvait se lire (a) 60 + 10 + 5 = 75 ; (b) 60 au carré + 10 + 5 = 3615 ; (c) 1 + 15/60 = 1,25, selon le contexte. En tout cas quand il s'agissait de mathématique ou d'astronomie, car dans les effets commerciaux les nombres étaient souvent indiqués en toutes lettres, et pour cause.

Devant cela, l'anthropogénie ne sait trop ce qu'elle admirera le plus. (a) La confirmation que le cerveau langagier procède par boîtes (modules), quelques éléments sémantiques suffisant à déclencher un bloc (paquet) de sens, lequel induit un bloc langagier, qui construit alors plus ou moins exactement et complètement un séquencème acceptable <17B2>  ? (b) La confirmation que cette opération réussit parce que tout énoncé pratique se propose de spécifier (non représenter) une chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon, et que tout énoncé philosophique tient en quelques indexations très générales <10D2a> ? (c) La confirmation qu'Homo veut autant que possible sauvegarder, loin de trop d'évidence, un champ d'indices avec leurs inférences et d'index avec leur charge (pouvoir magique) et décharge (pureté), les deux appelant des interprétations plus ou moins magiques et charismatiques ?

Pour comprendre cette volonté d'obscurité, on tiendra compte, comme dans le cas de la hiéroglyphique et de la hiératique égyptiennes, de la volonté du scribe cunéiforme de garder l'exclusivité de ses connaissances et la gloire de son titre : son nom, dubsar, eut un tel prestige qu'il se maintint durant trois millénaires. Mais, comme en Egypte, ce motif politico-social eût été inopérant sans la volonté cryptique d'Homo quant à tout graphisme.

Les écritures égyptienne et mésopotamienne réalisèrent deux partis d'existence. L'égyptienne, fleurie, conjugue rigueur et sensualité dans la mesure où même ses phonogrammes étaient imagés ; dans son écriture comme en tout, l'Egypte ancienne est la civilisation la plus exquise (quaerere, ex) qu'Homo ait produite, c'est-à-dire celle où il a le plus, d'instant en instant, choisi ce qu'il voulait produire, mais surtout percevoir. Au contraire, la cunéiforme, impitoyable comme les traits et les coins, les traits-points, dont elle était composée jusque dans ses idéogrammes (logogrammes), culmine durant le deuxième millénaire BC dans le "oeil pour oeil" du code d'Hammourabi (-1750) et dans les diverses versions de l'épopée la plus tranchante, celle de Gilgamesh et Enkidou <22B2>.

 

18B2c. Les écritures maya et aztèque. Les quipus incas et les noeuds chinois

Les écritures du Nouveau Monde sont mal connues, mais ce que nous en devinons rejoint les leçons anthropogéniques de l'égyptienne et de la cunéiforme. Les récents déchiffrements de la maya la dépeignent comme confirmant les glissements d'Homo entre écriture et image. Ils croient y reconnaître une suite d'images à portée idéographique et phonographique, comme l'égyptienne, mais syllabique, comme la cunéiforme, avec des compléments sémantiques, comme l'égyptienne. Les unités semblent s'aligner de gauche à droite, ou de haut en bas, en tout cas par blocs, où s'agglomèrent plusieurs signes, dont c'est le paquet, la boîte, le module, plus que le séquencème, qui signifie, comme dans les textes cunéiformes premiers dont nous venons de signaler la liberté séquencématique.

Une caractéristique rompt néanmoins avec la cunéiforme et l'égyptienne, confirmant à quel point une écriture est conforme au destin-parti d'existence de la langue qu'elle transcrit et du peuple qui la lit et parle. C'est que les images phonétiques (syllabiques) ont ici des allures d'animalcules, de concrétions animales, en un grouillement qui sous-tend leur sens factuel. Or c'est bien là la cosmologie que nous ont montrée les tectures <13F> et les images <14E> amérindiennes, et que nous confirmera la lecture du Popol Vuh <22B2>.

En tout cas, les tableaux à l'occidentale qui jouent le rôle de textes de titulature royale qu'ont produits les Aztèques du XVIe siècle juste après la conquête espagnole vérifient ce destin-parti, donc cette topologie, cette cybernétique, cette logico-sémiotique, cette présentivité amérindienne <8H>. Chaque figure du tableau correspond à un mot ; des mots ainsi figurés par chacune on garde la première syllabe ; toutes ces premières syllabes permettent si on les met dans un ordre convenable de produire un texte comportant le nom du roi et ses qualités. Homo n'a sans doute jamais poussé plus loin la pratique de boîtes (blocs, paquets, modules) qui signifient moyennant des éléments épars, analogiques et macrodigitaux, et seulement disponibles à former un séquencème <"Communications", 29,1978>.

Les quipus des Incas étaient des paquets de cordes ponctuées par des noeuds dont la disposition enregistrait les grands événements ; mode d'enregistrement lisible seulement par des déchiffreurs attitrés, lesquels jouaient leur gloire et leur vie selon que leur lecture correspondait à l'ordre des choses souhaité par le despote. Avant leur écriture, les Chinois aussi marquèrent par des noeuds les événements d'une année ; noeuds gros ou petits selon l'importance des faits commémorés ; le Tao Te King conseille au peuple sage de revenir à cette coutume modeste : "Qu'il remette en honneur les cordelettes nouées". L'anthropogénie remarquera les correspondances entre la topologie du noeud et la coïncidence (cadere, in, cum) qu'est l'événement, mais aussi entre le noeud et le caractère d'écriture. Et tous ces cas confirment des volontés cosmogoniques et mantiques.

C'est l'occasion de rappeler comment les empires primaires n'ont pas toujours supposé des écritures en bonne et due forme, mais seulement des phénomènes plastiques, - tectures, images, tissages (noués), danses, - qui avaient des caractères si oppositifs (macrodigitaux) qu'ils étaient préscripturaux. Ainsi avons-nous illustré les flottements entre MONDE 1A ascriptural et MONDE 1B scriptural <12C> par l'exemple des Naskas du sud Pérou, prédécesseurs des Incas, qui ignorèrent l'écriture, bien qu'ils témoignent d'une organisation d'empire primaire dans leurs conceptions urbanistiques très réglées et leurs gigantesques images au sol (pour nous visibles d'hélicoptère) conjoignant la terre et le ciel, peut-être à l'occasion de processions saisonnières qui les parcouraient (en dansant et ainsi réécrivant ?).

 

 

18C. Les écritures alphabétiques, contractuelles et non plasticiennes du MONDE 1B : l'araméenne, la phénicienne, l'hébraïque archaïque.
Le cas des linéaires A et B

 

Toutes les écritures qui précèdent sont faites de signes qui rendent des idées ou des sons relativement larges, et même syllabiques. Aucune ne tient en un alphabet, c'est-à-dire une panoplie de lettres : alpha, bêta, etc., unités graphiques assez proches des unités phonétiques et/ou phonématiques des langages. Or, vers -1000, au Moyen Orient se mettent en place trois écritures alphabétiques : l'araméenne, la phénicienne, l'hébraïque archaïque.

Une anthropogénie remarquera qu'elles ont supposé une profonde transformation des mentalités des empires primaires, devenues maintenant moins plasticiennes, moins insistantes, plus comptables, voire contractuelles. C'est vrai que les écritures originaires (sauf la chinoise, qui n'était pas transcriptive) exprimaient souvent des quantités abstraites, de céréales, de bêtes, textiles, poteries, esclaves, hécatombes, victoires, défaites. Mais, dans la ferveur de l'Ordre originel, ces échangeables et leurs échanges (merxes), garantis par des despotes fortement sacralisés, étaient eux-mêmes plus ou moins sacrés, donc intenses. Ainsi s'écrivaient-ils convenablement en des écritures procédant par idées ou syllabes à charge sémantique. Où seuls les chiffres étaient notés en traits vraiment abstraits, préalphabétiques.

Mais, autour de -1000, quelque chose a définitivement basculé dans la perception qu'Homo moyen-oriental se faisait des échanges. Ceux-ci, sous l'effet des nouveaux commerces, terrestres et maritimes, apparurent toujours davantage contractuels, cherchant des interchangeabilités vérifiables, chiffrables, et cela déjà invitait à concevoir les langages à transcrire comme des sons élémentaires abstraits, auxquels correspondraient des lettres, plutôt que comme des paquets d'idées ou de syllabes. D'autre part, les scribes cunéiformes étaient poussés dans la même direction par leurs pratiques. Ce fut d'abord l'effacement des formes monumentales de leur écriture au profit des formes cursives, pour les besoins des administrations ; or, la cursivité privilégie la transponibilité abstractive des traits utilisés. Ensuite, des conquêtes et coalitions lointaines incitèrent à appliquer l'écriture cunéiforme à des dialectes pour lesquels elle n'avait pas été conçue. Une fois, elle s'adapta à un dialecte indo-européen, distinguant radical et terminaisons, le hittite. Et les adaptations à des dialectes sémitiques très différents furent nombreuses. Dans ces deux cas, l'attention portait sur les unités sonores du graphisme autant que sur ses unités sémantiques. Ainsi naquirent les alphabets araméen, phénicien, hébraïque archaïque. A peine engendrés, ils se répandirent vite. Et leurs descendants sont toujours les nôtres.

Par nature, les alphabets étaient beaucoup moins plasticiens et insistants que les écritures précédentes. Au taphet de Carthage, sur les stèles des enfants sacrifiés à Baal, les inscriptions phéniciennes sont si cursives qu'elles ignorent souvent la disposition en lignes, comme si, dans ces comptes et contrats rituels, importaient seuls les nombres, qui se contentent d'une notation à la diable. Cependant, n'exagérons rien, ces écritures alphabétiques gardèrent longtemps quelque chose de l'échange rituel des empires originaires. Chez les Hébreux surtout, autour de l'Arche d'Alliance, le contrat est constamment pathétique. Il consiste en tractations incessantes entre des tribus passionnelles et un dieu passionné, chacun à humeurs violentes et changeantes. Et quand l'écriture hébraïque archaïque fut remplacée par l'écriture araménenne, qui se mit à dominer presque tout le Moyen-Orient autour de -700, ce fut pour porter les admonestations et vitupérations fracassantes des prophètes <21C>. Du reste, l'absence de voyelles écrites, qui caractérise les écritures sémitiques, adaptées qu'elles sont à des langues consonantiques, et qui oblige à une vocalisation orale du texte écrit, entretient dans leur lecture quelque chose de l'interprétation mystérieuse qu'Homo avait si puissamment cultivée dans les écritures plasticiennes et insistantes antérieures.

Laquelle des trois écritures, araméenne, hébraïque ancienne, phénicienne, donna le signal de l'alphabet ? On pointe souvent la phénicienne, avec les auteurs de La Naissance des écritures (Seuil, 1994). Cela est plausible, s'il est vrai que, après la disparition d'Ugarit vers l'an -1000, les Phéniciens furent les principaux navigateurs de la Méditerranée, et que c'est sans doute dans le commerce maritime que la notion de contrat gagna le plus vite en abstraction. En tout cas, l'alphabet consonantique phénicien en s'adaptant au grec, langue indo-européenne exigeant un alphabet de consonnes et de voyelles, donna l'écriture grecque, qui ouvrira définitivement le MONDE 2 <18D>.

Cette mise en place d'écritures contractuelles autour de -1000 invite à se demander si certains de leurs aspects ne se trouvent pas pressentis dans les linéaires A et B. Le linéaire A, surtout retrouvé à Haghia Triada, est cette écriture assez grossière de la fin de la société minoenne de Crète entre le XVIIIe et le XVe siècles, dont nous ne connaissons pas le dialecte, mais dont nous comprenons quand même quelque chose parce qu'elle est assez idéographique et qu'elle véhicule des contenus très élémentaires, simples décomptes sans littérature ni histoire, ni vraie législation. Le linéaire B plus soigné, retrouvé en Grèce et en Crète, dérive du linéaire A et il transcrit, selon un système syllabique, une langue grecque archaïque entre -1500 et -1200, ce qui a permis de le déchiffrer suffisamment. Il fut l'écriture des Mycéniens, et les paléographes se demandent avec émotion si une certaine tablette retrouvée à Pylos, la cité de Nestor chanté par Homère, n'était pas en train d'être écrite au moment même de la destruction de la ville par les Doriens autour de -1200. Elle est inachevée ; elle fait mention de sacrifices humains, qui n'avaient plus lieu que dans de très grandes circonstances, ici la chute d'une ville ; elle est cuite, sans doute par un incendie (celui de l'assaut ?), car les tablettes mycéniennes n'étaient pas cuites et ne survivaient guère à une année comptable.

Ce qui interroge l'anthropogénie c'est que ces deux écritures dites "linéaires", outre leur insouciance de la conservation (pas de cuisson), montrent aussi une absence d'insistance plasticienne qui pourrait préfigurer celle des écritures contractuelles de -1000 (phénicienne, araméenne, hébraïque archaïque). Du reste, elles concernent les mêmes peuples méditerranéens. Cependant, le hiatus de deux siècles exclut une influence précise, s'il est vrai que les derniers témoins connus du linéaire B sont de -1200. On ne saurait donc édifier aucune thèse, mais seulement poser une question générale concernant les rapports entre les écritures non insistantes et les peuples de la mer, commerçants rapides.

En tout cas, les deux linéaires A et B révèlent que des populations importantes peuvent connaître elles-mêmes le principe de l'écriture, savoir que des peuples voisins ont des écritures explicites et soignées (tel le babylonien du IIe millénaire), et néanmoins n'accorder aux écrits qu'un rôle tout à fait accessoire et transitoire, sans développer ni littérature, ni historiographie, ni législation stable. Répétons que les tablettes du linéaire B, destinées à de simples enregistrements administratifs, n'étaient pas cuites (sauf incendie), et, semble-t-il, jetées au rebut tous les ans (Chadwick).

 

 

18D. Les écritures langagières du MONDE 2 transparentes à l'être. La grecque et la romaine. Du byblos au codex

 

Le passage de l'écriture phénicienne à l'écriture grecque s'est fait à travers un séisme encore plus violent que celui qui fit glisser les écritures plasticiennes intensives aux écritures contractuelles non plasticiennes et non intensives, et il a supposé ni plus ni moins que le saut du continu proche du MONDE 1 au continu distant du MONDE 2 <12B>.

En voici les singularités. (a) Ecrivant un dialecte indo-européen (vocalique autant que consonantique), et non plus sémitique (consonantique), les caractères grecs marquent les voyelles autant que les consonnes, et n'obligent plus le lecteur à une vocalisation supplétive. Par quoi le texte est accessible à quiconque, sans initiation ni maîtrise particulière, démocratiquement. C'est la première raison de sa transparence sous le regard. (b) Ces caractères sont plastiquement égaux de hauteur, et assez égaux de masse, donc sans les accidents distrayants de l'écriture carthaginoise et du linéaire B. Encore une façon d'être transparents. (d) Alors que les caractères phéniciens allaient, sémitiquement, de droite à gauche, les caractères grecs, après un court moment de boustrophédon (où comme le boeuf <bous> tourne <strepHeîn> au bout du sillon, le scripteur, parti droite-gauche, commence la ligne suivante gauche-droite, etc), vont de gauche à droite, depuis -500. La poussée refermante droite-gauche, devient une traction proversive gauche-droite <18B2a>. Nouvelle façon de ne pas lire par blocs insistants et de suivre le séquencème dans son droit fil. (e) Moyennant tout cela, le texte, qu'il soit monumental ou écrit sur un rouleau (byblos <rouleau> vient de Babylone, tant le prestige de l'écriture babylonienne restait grand), est saisi dans une vue embrassante, dans la juste distance de la "skènè" et du "tHeatron" <13G1>, par un regard théorique (tHeôreïn, contempler), où chaque phrase, chaque ligne est une partie intégrante, donc renvoyant chaque fois d'abord au tout qu'est le texte entier.

Alors, le texte grec put s'égaler au discours qu'il portait et même, par son égalité transparente, s'effacer devant lui, lequel du même coup s'effaça devant ce qu'il énonçait, donnant à croire que le discours parlé et écrit atteignait le Réel lui-même. Le Réel se désigna comme l'étant (to on), l'être (to eïnaï), l'essence (ousia, to ti èn einaï), et par là devint la Réalité, c'est-à-dire le Réel apprivoisé par les signes hominiens, principalement le langage <8E1>. L'Univers fut censé intelligible, et devint non seulement un *woruld <1B>, mais un Cosmos (ordre cosmétique), puisqu'il était ordonnable et accessible dans une parole et une écriture où le logos écrit doublait adéquatement le logos parlé. La déclaration formidable de Parménide : "L'étant est, le non-étant n'est pas" eût été inconcevable dans une écriture plasticienne et insistante, comme la hiératique égyptienne et la cunéiforme akkadienne, et tout aussi peu dans les écritures contractuelles sémitiques consonantiques. A fortiori les métaphysiques de Platon et d'Aristote, ou les morales stoïcienne et épicurienne.

L'écriture romaine, qui provint de la grecque à travers les Etrusques, n'a pas contredit cette transparence au discours et aux choses, elle l'a même renforcée au point de pouvoir porter bientôt la métaphysique créationniste et personnaliste chrétienne, voulant que la matière elle-même fût intelligible, créée qu'elle était par une intelligence et une volonté divines supposées infinies.

La totalisation par l'écriture s'acheva au premier siècle de notre ère avec la révolution de son support. Celui-ci passa du byblos (rouleau, volumen) grec au codex (cahier) latin, dont les pages à la fois fines, solides, et écrivables recto verso, supposaient le parchemin (de Pergamon, d'où on le croyait originaire). Aussi longtemps qu'un texte se disposait sur un rouleau de papyrus (ou de papier, en Chine), on ne pouvait en saisir le contenu qu'en le déroulant, non sans lenteur et difficulté, les deux mains étant occupées ; ses parties demeuraient lointaines les unes des autres et difficilement comparables. Au contraire, les pages du codex romain, ou volume, seront instantanément feuilletables et permettront la comparaison immédiate entre les parties d'un texte, si éloignées fussent-elles. Au cours des IIe et IIIe siècles de notre ère, le codex acheva de conquérir les juristes ainsi que les lecteurs du Nouveau et de l'Ancien testaments, friands de comparaisons et de références ; codex et codes se renvoient. On trouva économique de proposer aux écoliers, en nombre croissant, les classiques Homère et Cicéron sous cette présentation. Même en Egypte, pays du papyrus, seuls certains textes littéraires, où la logique d'ensemble importait moins, restèrent fidèles au byblos (rouleau), non sans quelque snobisme.

Feuilletable en tous sens, le codex paracheva l'idée de système. Les Ennéades de Plotin, autour de 250, montrent une cohérence, un coulé du raisonnement inconnu de Platon et d'Aristote, et qui inaugure la dissertation soutenue telle que nous la concevons aujourd'hui. La démonstration ainsi comprise renforça l'exigence d'univocité des termes employés, et inaugura un long processus de défiance à l'égard de l'équivocité et de l'analogie verbales qui avaient régné jusque-là. La philosophie et la théologie médiévales furent obsédées par la définition des mots, qui y devinrent généralement des termes, donc des mots délimités (termini) <20C3>.

En même temps, la cohérence systémique induisit une cohérence plus intime, existentielle. Le lecteur d'un codex est pris, protégé dans les plis de ses pages. Lisant, il put ainsi cultiver jouissivement l'intériorité autarcique de son âme romano-chrétienne-stoïcienne-néoplatonicienne. Rien n'a tant conforté les plis, les replis et la centration de la persona latine-chrétienne-néoplatonienne-stoïcienne que les plis du livre, et en particulier le pli central de la double page, ou des deux pages en regard du codex ouvert <13H, 14G, 30D>. Cette fraternité du coin du mur et du coin du codex, par leur ramassement centré et leur symétrie bilatérale, si sensibles pour un primate bilatéralement redressé et à mains planes en symétrie bilatérale, a été repéré par l'adage latin : in angulo cum libello. Mieux encore dans le double diminutif de sa forme néerlandaise : in een hoekske met een boekske.

 

 

18E. Les rémanences et retours de l'insistance plasticienne

 

Les évolutions que nous venons de suivre donneraient à croire que l'écriture a connu une transparence alphabétique croissante, et les histoires qui considèrent l'alphabétisation comme un idéal, il y en a encore, ne peuvent que confirmer cette vue. Or, plusieurs écritures ont à cet égard marqué des réticences qui ne sont nullement des décadences. Certaines ont pris leur distance à l'égard de l'écriture araméenne contractuelle dont elles descendaient : ainsi l'indienne, l'hébraïque carrée, l'arabe. D'autres à l'égard de l'écriture gréco-romaine transparente : ainsi la cyrillique et la gothique. Dans tous ces cas, il s'est agi d'un retour à une conception plus insistante de l'écriture ; parfois aussi plus plasticienne, mais pas toujours, comme le prouve l'hébraïque carrée. Selon les topologies, les cybernétiques, les logico-sémiotiques, les présentivités, donc les partis d'existence <8H> des populations concernées.

 

18E1. L'indienne sacrée (la nâgarî)

 

L'écriture qui atteignit l'Inde au premier millénaire avant notre ère fut l'écriture araméenne, dominante à ce moment au Moyen-Orient, et que nous avons dite contractuelle. Mais elle se regonfla là de majesté en portant les védas, et sa dérivée nâgarî, par sa seule structure, manifeste la subarticulation universelle qui est le parti d'existence de l'Inde. Elle se dessine en d'innombrables courbes, mais qui proviennent d'éléments rectilignes, eux-mêmes descendant d'une droite horizontale haute, continue au départ (discontinue seulement dans les éditions modernes, quand un mot ou une suite de mots se terminent par une voyelle). Le dharma, l'ordre cosmique indien, descend bien d'un ciel carré, et non pas rond comme en Chine.

Comme le grec, le sanskrit, indo-européen et donc déclinant et conjuguant, devait s'écrire proversivement de gauche à droite et ajouter des voyelles aux seules consonnes de l'araméen, langue sémitique. Mais les voyelles de la nâgarî ne seront pas des caractères autonomes comme dans l'écriture grecque ; très indiennement et copulativement toujours, chaque syllabe s'y réalise sous forme d'une ligature, c'est-à-dire d'une ou plusieurs consonnes altérées par la voyelle suivante (avec l'exception du /a/, disposant d'un caractère distinct quand il est initial). Comme les positions sexuelles de Khajuraho, les ligatures prolifèrent vertigineusement.

Se ramifiant sur la page, le texte de la Bhagavad-gîtâ donne alors à comprendre au bhakta, à l'adhérent de la bhakti (partage divin) que celle-ci est à la fois ordre (dharma), émotion (bhâva), transport de joie (hlâda), saveur poétique (rasa), dans un déchiffrement d'autant plus rayonnant qu'il est à la fois souple, fixe et malaisé. La théorie de la mîmâmsâ apprit à Homo indien que la prononciation cosmiquement exacte des ligatures selon le samdhi, altération réciproque subtile des voyelles et des consonnes dont la Grammaire sanskrite élémentaire de Louis Renou donne deux cents cas, accomplit le salut du monde en même temps que le salut individuel. Le texte des Védas est ainsi une partition musicale virtuelle, dont les commentateurs sont certainement induits au chant. Ceci se répercuta dans la mathématique, à laquelle les écritures indiennes proposèrent des chiffres clairement transposables et à positions définies, et pas seulement indicatives, comme dans la cunéiforme. On dit arabe la numération indienne, parce que c'est à travers les Arabes qu'elle nous est parvenue.

 

18E2. L'hébraïque carrée

 

L'écriture hébraïque archaïque, qui avait porté le Pentateuque, fut assez vite remplacée en Israël par l'écriture araméenne, qui inscrivit les admonestations vives (cursives) des Prophètes. Cependant, autour du commencement de notre ère, fut restaurée une écriture proprement hébraïque, parfois dite assyrienne en raison de son origine, et qu'on appelle communément carrée pour son apparence. Comme la grecque et la romaine, qui lui sont contemporaines, elle est assez égale. Elle s'écrit pourtant de droite à gauche et ne retient que les consonnes, comme il convient à un dialecte sémitique, les voyelles n'y intervenant que sous forme de signes diacritiques dans les textes anciens, souvent sacrés. Enfin, et ceci est remarquable, beaucoup de caractères s'y ressemblent très fort, parfois jusqu'à la confusion, par exemple rech, vav, zaïn (yod), khaf final, noun final, ce qui a fait dire que les rabbins s'y usaient les yeux.

Voilà donc une écriture insistante, comme la sanskrite, mais tout autrement. Car ici ce qui prévaut ce sont la combinatoire et la saltation, selon un certain désordre fécond, rappelant le Tohu-Bohu initial invincible, en une attention à la fluctuation intérieure du mot, dont l'intrigue tient jusque dans le nombre de ses lettres (massorétisme), et où l'on peut voir le terreau constant de toutes les fécondités de la pensée hébraïque jusqu'à aujourd'hui, en même temps que ses renforcements de la paranoïa naturelle à Homo <4F> : écriture éminemment regardante en même temps que regardée. Les effets de champ sont-ils absents ? Perceptivo-moteurs, oui, ou presque. Mais non logico-sémiotiques. L'insistance a été remplacée par la différence. L'attention scripturale n'en est que plus vive.

Se pose une question qui fait bien comprendre la nature et la force des écritures comme parti d'existence : le Pentateuque (thora) aurait-il pu être conçu et écrit primitivement en hébreu carré ? Ou bien ses contrats divins ont-ils justement supposé l'impulsivité contractuelle que l'écriture hébraïque archaïque partagea avec le phénicien et l'araméen contemporains ? On peut le penser, et ne pas trouver vain le long refus de l'écriture carrée par les juifs "samaritains" attachés à l'hébraïque archaïque qu'on voit encore dans une Genèse du XIIIe siècle à la Chester Beatty Library de Dublin. En ce cas, l'insistance de la Mishna (recueil de la Loi du IIe siècle) pour que le texte sacré soit lu dans l'écriture "nouvelle" serait le signe d'un aggiornamento coïncidant avec les débuts de l'ère chrétienne. Cette remise à jour intéresserait alors la naissance du christianisme, si du moins Jésus de Nazareth, qui a initié une religion d'abord orale et gestuelle, et non écrite par lui, ne fut pas illettré. Plus généralement ce serait la confirmation qu'au premier siècle de notre ère commença une civilisation "méditerranéenne apocalyptique" à la fois chrétienne, néoromaine, stoïcienne, néoplatonicienne, néohébraïque, et bientôt arabe. Certains croient aujourd'hui apercevoir à cette époque au Moyen-Orient une poussée d'influence de l'articulation "individualiste", où Jésus-sur-fond-judaïque serait parallèle à l'articulation antérieure Bouddha-sur-fond-hindouiste. Une influence d'écritures de type nâgarî sur l'hébraïque carrée s'inscrirait dans cette hypothèse.

 

18E3. L'arabe

 

Les premiers éléments de l'écriture arabe remontent à la même époque que celle où entre en scène l'écriture hébraïque carrée, dans le royaume arabe nabatéen autour de Petra (-100,+100), et cette concordance d'époque confirmerait l'impression d'un aggiornamento sémitique général. Dans l'écriture araméenne qui lui sert de point de départ à travers la syriaque (l'hébraïque carrée est parfois dite "assyrienne"), l'écriture arabe naissante développe des ligatures, lesquelles se cherchent d'abord dans une cursive arrondie dite estranguélo (straggulos, arrondi). C'est ce nouveau parti d'existence qui, sous forme d'une ligature basse (vs la ligature haute sanskrite) atteignit sa maturité au VIIe siècle de notre ère, celui de Muhammad. Ainsi, l'arabe s'écrit de droite à gauche, comme l'hébreu, mais en une ligne persévérante au sol, qui ne connaît guère que trois sortes d'accidents dans le trait-point, qui est le fondement de toute écriture : les chevauchements de certains traits revenant sur eux-mêmes (fidèles à l'estranguélo) ; le /a/ qui est la seule notée des trois voyelles (a, i, ou) ; des points tantôt au-dessous de la ligne tantôt au-dessus qui spécifient les consonnes, et si fondamentaux qu'ils ne sont pas seulement diacritiques. C'est bien ce que nous avait montré déjà la musique arabe <15F4> : une persévérance horizontale inlassable (résignée) sur laquelle fulgurent par instants des irruptions stridentes de transcendance verticale.

Que le Coran réalise alors la conception de la transcendance la plus abrupte produite par Homo n'est sans doute pas sans rapport avec cette écriture, cette langue et cette musique, au moins autant qu'avec les "circonstances" économico-sociales du VIIe siècle. Le consonantisme des langues sémitiques réalise dans ce cas-ci un enfermement et une explosion concomitants dont l'hébreu, tout en mobilité combinatoire, est presque l'inverse. Avec des effets de voilements et de dévoilements brusques, où le sens d'abord caché apparaît d'un coup, l'écriture arabe calligraphique, dans ses diverses versions, principalement la coufique, linéaire et angulaire, deviendra alors si saillante et prégnante qu'elle suppléera les images toujours suspectes d'immanence, et qui disparaîtront après la chute de Bagdad autour de 1250. Il est significatif que la relique musulmane par excellence soit un fragment écrit attribué à la main du prophète.

 

18E4. Les écritures gréco-romaines-chrétiennes. La cyrillique. La gothique

 

L'écriture gréco-romaine, dans sa transparence ontologique et épistémologique, ne pouvait pas convenir telle quelle au christianisme apocalyptique et au néo-platonisme du premier millénaire, lesquels la modifièrent dans l'environnement magique des mosaïques et des orfèvreries, où l'esprit semblait rôder parmi les choses <14H2>. Les lettrines des manuscrits médiévaux ne sont qu'un paroxysme des entrelacs qui atteignent toutes les lettres sous la main des scribes dans les scriptoria où, parmi le bruit assourdissant des invasions, des spécimens hominiens espèrent toujours trouver un sens ultime de leurs existences dans l'écrit comme parousie voilée. La miniature irlandaise, de la même sphère d'action que Jean Scot Erigène, et qui est une des productions les plus étonnantes d'Homo, est voilante-révélante comme l'écriture arabe coufique, sinon qu'elle garde quelque chose de la progressivité et de la dialectique chère à l'Occident là où la musulmane pratique des fulgurations instantanées.

Peu importe à l'anthropogénie que l'écriture dite cyrillique ait été introduite ou non par les saints Cyrille et Méthode. L'essentiel est qu'à la fin du premier millénaire, sans doute à l'occasion d'une traduction de la Bible du grec en vieux slave, un alphabet ait été créé qui est encore celui de la Russie. Non seulement il nota efficacement les phonèmes slaves, mais ses lettres élargies réalisaient le parti d'existence de la transversalité un peu stagnante du russe tout entier, avec son absence d'un verbe "avoir" et ses "aspects" au lieu de temps, ainsi que sa profusion de cas où le syntagme se latéralise <Complément 6, Le russe et l'isba>. Cette écriture contribua à faire que l'Europe de l'est ait jusqu'à hier continué le premier millénaire byzantin, et sa pensée eschatologique.

De même, dans l'Europe de l'ouest, l'écriture gothique, créée au XIIe siècle (elle n'a rien à voir avec les Goths), et qui ne s'éteignit qu'avec la deuxième Guerre mondiale, correspondit dans ses torsions médiévales au côté affriqué de la phonie de la langue allemande, et réalisa plus généralement un parti d'existence privilégiant les éléments premiers en conflit (eau, air, feu, terre) qui fut celui de l'Allemagne tout entière. L'encyclopédie de Hegel, les apophtegmes de Nietzsche, la phénoménologie de Husserl et la psychanalyse de Freud supposèrent cette langue, mais aussi cette écriture, où tout texte se présentait comme formé de couches apparentes et de couches secrètes mouvantes. L'Unbewusste (inconscient) freudien, qui consonne lui-même avec le proverbe allemand Der Wunsch ist Vater des Gedankens, a plusieurs aspects de cette écriture-là.

On remarquera que l'Amérique latine d'aujourd'hui, qui emploie les caractères romains, répugne elle aussi à leur trop grande transparence et évidence, et s'arrange, du moins dans les affichages publics, pour les embarrasser de détails qui les rendent plus ou moins compacts et même constrictifs, comme toute la culture ambiante, et aussi assurément les écritures maya et aztèque, qui hantent les imaginations <18B2c>.

 

 

18F. L'imprimerie et la ponctuation. La graphologie

 

La typographie, ou composition par caractères mobiles, qui apparaît autour de 1440, n'est pas tombée du ciel. Elle naquit d'une volonté d'efficacité et d'entreprise, commencée avec le christianisme cocréateur des années 1050, et dont la découverte de l'Amérique et du Globe, autour de 1500, fut l'aboutissement saillant. De plus, elle consonnait avec la transparence de l'écriture romaine et du codex feuilletable. La régularité stricte et la reproductibilité de l'imprimé, avec ses marges exactement "justifiées", fut sans doute pour beaucoup dans le "très évidemment et très certainement" de Descartes et du rationalisme subséquent.

La ponctuation, ou distribution de points (punctuare, pointer), a été progressivement exigée et confirmée par le livre imprimé. Les manuscrits grecs ne séparaient pas les mots ; ceux de Bossuet orateur ne les séparaient guère non plus. C'est l'imprimé très visible qui invita à institutionnaliser une panoplie et un protocole de traits et de points permettant à l'écrit de reproduire les découpes et les subordinations que la parole réalise par son phrasé intrapropositionnel et interpropositionnel <16D>. Un jour, Mallarmé avancera que le plus important dans un poème est sa ponctuation, les blancs y compris.

Imprimée et dûment ponctuée, l'écriture romaine des langues romanes et de l'anglais finit par donner l'impression qu'elle était le langage idéal, et que le langage parlé n'en était que la lecture à haute voix. Cette tendance fut si forte que, vers 1900, Ferdinand de Saussure, réfléchissant à la nature du langage comme tel, croyait nécessaire d'ouvrir son cours en rappelant à ses auditeurs que le langage natif n'est pas le langage écrit surtout imprimé, mais le langage parlé. N'y avait-il pas des civilisations sans écriture ? Et l'enfant n'apprenait-il pas sa langue en l'entendant ?

D'autre part, la prévalence de l'imprimé contribua à transformer les dialectes en langues (dialectes fixés), au point que dans le français du XXe siècle a régné une volonté secrète de parler comme on écrit, jusqu'à faire des liaisons de mots qui n'ont lieu que dans l'écriture. L'imprimé invita même à penser que le langage était fondamentalement oppositif, voire arbitraire, en ignorant sa phonosémie manieuse <16B2b>. Vers 1950, certains crurent que la littérature était faite pour être seulement lue, et non entendue, malgré les déclarations les plus vives de ses producteurs extrêmes, Valéry, Claudel, Genet, etc.

Cependant, nos textes imprimés en caractères latins sont-ils dépourvus de toute plasticité ? Non, et ce n'est assurément pas la même chose de lire une page en Garamond, en Didot, en Boldoni, etc. Un énoncé philosophique ou narratif peut devenir inintelligible dans une justification, un caractère, un corps qui ne correspondent pas à son phrasé. La quantité de blanc indique parfois l'esprit d'une langue : le vide que crée sur la page tout texte danois donne déjà à deviner la rotation de bulle impondérable que recherche le parti d'existence de ses locuteurs <Complément 9, Le danois et l'entre-deux-mondes>. Le poème ultime de Mallarmé, "Un coup de dé jamais n'abolira le hasard", livrait l'essentiel de son ontologie par ses blancs immenses.

La graphologie, qui s'est déployée au XXe siècle, et dont Littré ignorait encore le nom, aura été largement liée à l'imprimé, cette norme par rapport à laquelle le ductus des écritures manuelles trahit des singularités calculables, "graphométriques", utilisables à des fins d'identification policière ou de caractérologie entrepreneuriale depuis que les graphologues font partie des staffs de recrutement du personnel. Les autographes donnent des vues saisissantes sur leurs auteurs. De repasser par-dessus une écriture, idéalement avec le style à pointe de caoutchouc recommandé par Crépieu-Jamin, conduit à saisir ses forces, ses mollesses, ses convections, ses indexations et indicialités, et confirme à quel point le geste trahit la parole, et inversement la parole est une spécialisation du geste, surtout quand Homo transversalisant travaille sur un support aussi transversal que la feuille blanche.

 

 

18G. Les écritures granulaires (magnétoscopiques) fenêtrantes-fenêtrées du MONDE 3

 

Les destinées de l'écriture et de l'image ont été souvent liées. Les images granulaires furent socialement introduites par la photographie vers 1850, par le cinéma vers 1900, par la magnétoscopie vers 1950. C'est la même magnétoscopie qui a permis les écritures granulaires, celles du traitement de texte et des systèmes "windows", mélangeant textes et images à volonté, et poussant au maximum les effets de montages fenêtrants-fenêtrés propres à l'ingénierie généralisée du MONDE 3 <12B>.

Il faut mesurer la révolution anthropogénique ainsi introduite, en insistant sur la situation de l'écrivain jusqu'à hier. Pour Balzac écrivant La Comédie humaine, son manuscrit était un corps volumineux - un volume, disait-on justement - en face de son corps volumineux, et ce manuscrit correspondait encore au corps dense de son monde et à celui de la société ambiante. Ses ratures étaient des balafres, ses corrections s'ajoutaient à la physiologie et à l'anatomie d'un texte-organisme, immédiatement feuilletable, dont les transformations étaient des crises de croissance, des maladies, des guérisons. La génération et la paternité littéraires, figurées par la génitalité du Balzac nu de Rodin, pouvaient se reporter à toutes les parties de l'ouvrage, qui en étaient ainsi des parties intégrantes. Dans le grimoire des célèbres placards balzaciens, qui faisaient le cauchemar des imprimeurs, tout était mémoire, et même mémoration <2A5> : mémoration du livre qui se fait, mémoration des livres qui précèdent, ceux d'autrui et les siens propres. La présence-absence <8A> veillait de toutes parts. Le silence du livre fermé était une présence accrue. Une présence et une absence recelées, et par là comme tangibles. Nous avons déjà signalé que les plis du codex feuilletable contribuèrent à faire du X-même un "je", un "moi".

Le traitement de texte électronique aura changé la notion même de texte. Il se consulte par déroulements ou par fenêtres, et se modifie par déplacements et remplacements. Encore n'est-il visible que par moments, et sous la forme d'images en lumière émise. L'auteur du manuscrit, si ce mot a encore un sens, ne voit jamais de ce qu'il est en train de composer que ce que lui en montre un écran ; il n'atteint le reste qu'à travers des appels fragmentaires, relativement lents, en tout cas détournés. Le tirage éventuel par une imprimante ne comporte pas la confrontation des anciennes et des nouvelles corrections qui faisait pour leur auteur la durée concrète des manuscrits de Balzac ou de Proust. Sur l'écran, la correction efface au lieu d'accumuler. Les morceaux transférés d'un bloc n'appellent pas fatalement leur réécriture et leur remise en perspective vu que le contexte est absent ou fragmentaire.

Ainsi s'est volatilisée chez l'écrivain, qui du reste n'écrit plus vraiment, la seconde mémoire bergsonnienne (de durée et de situation-circonstance) au profit de la première (de stockage et de recombinaison). Quand, à Guernesey, Hugo rédigeait toute une matinée, debout à son pupitre à cause des hémorroïdes, il avait vécu une matinée, comme Balzac avait vécu une soirée et une nuit en s'épuisant à écrire jusqu'au petit matin. Trois heures de traitement de texte ne donnent pas une histoire et une temporalité de trois heures, mais une durée moindre, parfois presque nulle, à moins que des événements extérieurs très saillants ne soient intervenus. Frère de l'écran de télévision, mais en beaucoup plus pauvre, l'écran lumineux du traitement de texte crée un "anywhere out of the world" que Baudelaire n'avait pas envisagé. Il introduit un cadre qui n'est plus de prélèvement sur l'entour, ni d'organisation de l'entour, mais d'annulation de l'entour. Par contre, il suffit d'actionner un commutateur pour qu'il s'éclaire et capte Homo écrivain, le réveille, l'excite, l'incite à poursuivre presque indéfiniment un travail commencé ou à entreprendre.

Ces performances conviennent parfaitement à l'ingénierie généralisée du MONDE 3, où les tectures sont des rencontres locales et transitoires de processus multidimensionnels <13M>. Où la rapidité et l'exactitude des indexations importent plus que les poids sémantiques. Où les effets de champ logico-sémiotiques gomment, jusque dans les images quand elles sont conceptuelles, les effets de champ perceptivo-moteurs <14J1b>.Dans le journalisme, cela a favorisé les textes hétérogènes, parcellaires, valant davantage par leurs jeux de mots, ou du moins par leurs associations libres et même saugrenues que par leur cohérence. La fenêtration du traitement de texte rejoint ainsi le parti d'existence pressenti dès 1905 par les bulles de la bande dessinée, par le cubisme pictural et poétique, par le surréalisme, enfin par le nouveau roman autour de 1960.

Le traitement de texte a surtout modifié l'autobiographie. Etant une écriture beaucoup plus proche du travail cérébral, il dissipe l'illusion de la conscience (scire, cum), qu'entretenaient les patiences et les durées de l'écriture traditionnelle dans les Confessions d'Augustin et de Rousseau, et même dans les Essais de Montaigne. Il fait paraître la présence-absence pour ce qu'elle est : un accompagnement de fonctionnements non totalisables, ni selon l'espace, ni selon le temps. Et du même coup il enlève au contre-présentiel <8B8> (que Freud visa comme l'inconscient) le charme de se croire structuré comme un langage, pour montrer à quel point lui aussi est plutôt structuré comme une écriture, hétérogène.

Les informaticiens qui élaborent les traitements de textes ont été contraints d'expliciter toutes les actions particulières que comporte l'acte de créer des textes. Donc de faire l'énumération exhaustive de leurs éléments rédactionnels, et d'en prévoir les sériations productives. Ç'aura été pour Homo logicien l'occasion de voir à quel point ce qu'il croyait être des transparences réflexives de sa conscience à sa conscience tient, par une large part, en de simples panoplies et protocoles de bifurcations. Ou de fenêtrations (windows). Combien aussi un même événement conceptuel et langagier peut être obtenu par plusieurs voies différentes, qui montrent sa contingence (tangere, cum). Si l'on veut comprendre que les formations aminées, si bien repérées par les chimistes depuis 1960, aient pu se répercuter dans la musique <15H1d>, dans la peinture <14J1a>, dans le poème <22B9>, en des formations "aminoïdes", on conviendra que la généralisation du traitement de texte y est pour quelque chose.

 

 

18H. L'écriture mathématique : glissements et retournements génératifs

 

Il y a de nombreuses observations anthropogéniques à faire sur les rapports entre la mathématique et l'écriture. (a) Comment c'est pour des raisons de comptabilité terrestre ou céleste que l'écriture a été induite, sauf peut-être en Chine. (b) Comment il y a un rapport étroit entre le schématisme de l'image et le schématisme de l'écriture, moyennant ce schéma particulier qu'est une figure géométrique faite de traits-points, et qui du reste tend à se ponctuer de lettres. (c) Comment la magie propre à toute écriture et celle propre à la mathématique se sont souvent conjuguées dans ce qu'on a appelé les "chiffres", avec leurs déchiffrements, modèles de toute herméneutique, jusqu'au grand Chiffre. (d) Comment durant longtemps Homo n'a pas cherché les écritures mathématiques les plus efficaces, tantôt par culte de la numération magique, tantôt au contraire par mépris de la numération ; nous avons déjà signalé les forces et les faiblesses de la numération sumérienne <18B2b>. Les nombres grecs (a', b', etc.) et romains (MCXVIII, etc.) étaient inaptes aux développements d'une algèbre, sans doute par un rationalisme extrême qui privilégiait la seule géométrie intuitive, et méprisait le pur calcul (pour Pascal encore, la mathématique est la géométrie). Par contre, l'Inde éprise de subarticulation inventa les chiffres dits "arabes", dont les possibilités algébriques séduisirent les Arabes algébristes, lesquels les transmirent aux Occidentaux au moment où le départ de la science archimédienne imposa à ceux-ci des calculs développés.

Mais l'apport essentiel de l'écriture à la mathématique tient dans le glissement comparant. Par exemple, il est commode d'écrire la boule de dimension 3, le globe, comme B3, et d'écrire son bord, qui est la sphère, cette surface de dimension 2, comme S2. Ceci semble d'abord un simple gain de temps. Mais, une fois écrits B3 et S2, pourquoi ne pas écrire par glissement B2 et S1, B1 et S0 ? Ceci invite à concevoir le disque comme une boule de dimension 2, et son bord, la circonférence, comme une courbe de dimension 1 ; puis le segment B1 comme une boule de dimension 1, dont les bords (les extrémités) sont des points de dimension 0. Or, nous venons ainsi d'établir des rapports intégrateurs entre les globes, les disques, les lignes, les points. Mais il y a plus, car pourquoi s'interdire d'écrire aussi B4-S3, c'est-à-dire de concevoir une boule de dimension 4 dont le bord serait S3 ? Et même des boules de dimension n, dont le bord se chiffrerait par n-1, en un couple tout à fait général : Bn-Sn-1 ? Par glissement, voilà donc que la notation, l'écriture, nous a fait passer de l'étendue usuelle et intuitionnable à la généralité de l'espace, dont notre espace à trois dimensions devient ainsi un cas particulier. On retrouve les mêmes fécondités scripturales dans la théorie des nombres, par exemple quand le dénombrable y est défini par Cantor comme la classe des ensembles qui peuvent être mis en bijection (one one) avec l'ensemble des entiers.

Du reste, l'inversion comparante de l'écriture n'est pas mathématiquement moins puissante que le glissement comparant. Ainsi, la théorie des catégories, qui touche les généralisations les plus radicales de la mathématique <19G>, affectionne cet artifice d'écriture qu'est la flèche pour exprimer les morphismes (fonctions) entre "objets" d'une catégorie, les foncteurs entre catégories, les transformations naturelles entre foncteurs. Et on voit alors que, par rapport à un axe vertical distinguant "à gauche" et "à droite" (cône à gauche, cône à droite), non seulement se vérifient des symétries entre des faits mathématiques d'abord éloignés, mais aussi apparaissent de nouveaux concepts par simple inversion de direction des flèches, par "effet de miroir", telle une somme se convertissant en un produit, et inversement <Complément 11, La mathématisation de la flèche, par René Lavendhomme>.

On le voit, l'écriture mathématique éclaire non seulement la mathématique, mais l'écriture en général. Sur sa fixité. Sur certains de ses mouvements qui, comme le glissement comparant et l'inversion comparante, sont des quasi-fixités, avec leurs jouissances attenantes, en particulier dans la poésie, en particulier chinoise. Presque toutes les figures mystiques et politiques ont exploité ces ressources. La proximité entre l'écriture et la mathématique n'a rien d'extraordinaire. Une écriture phonétique est faite d'index et d'indexations presque purs ; et la mathématique sera définie par l'anthropogénie comme la théorie générale des indexations pures et la pratique absolue des index purs <19A>. Dès ces définitions il faut s'attendre à ce que les progrès des concepts mathématiques aient été souvent de pair avec ceux de leur écriture <19C>.

Ici de nouveau la magnétoscopie du MONDE 3 jointe à l'informatique apporte une révolution. Le CD-ROM offre désormais au mathématicien non seulement la possibilité de visualiser le chaos dans les systèmes dynamiques discrets non invertibles (Chaos in Discrete Dynamical Systems, Telos, 1997), mais encore d'en parcourir les bifurcations avant-arrière et arrière-avant, et cela à loisir. Ce qui ouvre de nouvelles pistes de calcul. Mais comble aussi partiellement le gouffre traditionnel entre fixité mathématique (platonisante) et concrétude physique.

 

 

18I. L'écriture musicale

 

Les traits-points de l'écriture tracée excellent aussi à inscrire les écarts (intervalles) et les convections (motions) sonores qui font la musique détaillée <15A,15B5>. C'est vrai du moins pour les hauteurs et les intensités, car le timbre, trop fuyant, demeure hors de prise, sauf quand il est électroniquement construit, comme dans certaines musiques granulaires de la deuxième moitié du XXe siècle <15H2a>. Cependant, l'écriture musicale a connu des sorts très différents selon que la musique se tenait dans le continu-proche du MONDE 1A et 1B, dans le continu-distant du MONDE 2, dans le discontinu ou la fenêtration du MONDE 3.

 

18I1. L'improvisation réglée du MONDE 1A (ascriptural)

 

Le MONDE 1A n'a pas connu de notations musicales, et il les défie toujours largement quand on veut lui en appliquer du dehors. D'abord, parce qu'il est ascriptural, c'est-à-dire n'emploie pas d'écriture langagière. Puis, parce que, en une pratique extrême du continu proche, sa musique, sans ignorer les structures, qui sont inscriptibles, privilégie les textures et les croissances <7F>, dont les déséquilibres et rééquilibrages subtils et incessants de timbre et de mesure exigent une improvisation réglée, laquelle n'est pas inscriptible, et se contente généralement d'une induction gestuelle des musiciens comme ensemble, ou à partir de l'un d'eux fonctionnant comme leader.

D'autre part, les aspects réglés de cette musique sont d'autant plus sûrement et intimement stockés par la mémoire collective que le groupe les réactive sans cesse de manière créative, décalée, en un exercice explicite de mémoration <2A5>. Encore aujourd'hui, le jazz, dans la mesure où il ne rompt jamais le lien avec le MONDE 1A, reste fort peu inscrit. Musique de sessions et de rallies, où l'essentiel a lieu dans les inductions et interactions entre le public, l'ensemble et le leader en transe.

 

18I2. La chironomie du MONDE 1B (scriptural insistant)

 

Sans cesser d'appartenir au continu proche, le MONDE 1B des empires primaires s'est tant habitué à le subarticuler (sous l'influence de ses écritures langagières) qu'il a inventé en musique un compromis entre l'induction instantanée par le leader et la structure réglée : c'est la chironomie. L'étymologie dit bien que celle-ci croise la main (kheïr) et la loi (nomos). Le leader chironome emploie ses doigts et ses mains à bout de bras pour désigner des intervalles ou des motions mélodiques, tandis que les appuis de ses coudes sur ses genoux marquent des spécificités de rythme. Cette pratique, attestée en Egypte depuis 4,5 mA, s'est retrouvée partout, en Inde, en Chine, au Japon, en Israël et à Byzance, et à travers tout l'Occident grec, romain, médiéval, avec même des résurgences au XIX siècle pour aviver la sensibilité auditive du chanteur chez le pédagogue John Curwen (1841). Aujourd'hui elle demeure le plus active chez les Coptes.

Rien mieux que la chironomie ne prouve le rapport chez Homo entre la musique, l'écriture et l'Univers. Ou encore entre le corps concret, le corps représenté, l'écriture analogique, l'écriture macrodigitale. Le patron céleste des chironomes égyptiens était dit avoir créé le monde des vivants d'un élan de son bras.

 

18I3. Les partitions ancillaires du MONDE 2 (scriptural transparent)

 

Il y eut des partitions grecques, surtout adaptées au mode doristi, et nous en avons conservé. C'est que, dans un parti d'existence visant à produire des touts formés de parties intégrantes, donc d'éléments cherchant à renvoyer directement à des touts intégrés <12B,13G,14F>, la musique grecque, sans quitter la prévalence de la texture, inhérente à toute musique, a dû faire une part importante aux structures. Les écarts de hauteur et la mesure, justement inscriptibles, allaient y devenir l'élément saillant.

Bien plus, dans ce cadre, les partitions musicales ne se contentèrent pas d'être de simples aide-mémoire, elles devinrent des instruments créateurs, comme les textes écrits le furent dans la pratique intensive du dialecte que les Romains finirent par appeler "litterae", d'où vient notre "littérature". Structuralisante, l'invention musicale grecque écrite se mit à consister en des suites de tons et de demi-tons soumis à des rapports de transposition, renversement, récurrence, renversement de la récurrence, qui rappellent les glissements comparants et les renversements comparants attribués il y a un instant à l'écriture mathématique. Sous le calame ou le style du musicien, la notation devint même si créative que les tons des échelles sonores finirent par s'appeler des "notes".

L'évolution de la notation musicale suivit l'histoire des urgences. Aussi longtemps que les modes se tinrent dans l'octave, les portées ne furent pas nécessaires, tandis qu'elles le devinrent dès que la musique d'Homo cocréateur, au lendemain de l'An 1000 <15E>, se mit à se répandre en des octaves toujours plus nombreuses, jusqu'aux sept octaves des pianos d'aujourd'hui. La barre de mesure varia de poids selon que la musique tint en contrepoint, en mélodie accompagnée, en glissement chromatique, etc. Beaucoup de contresens dans les interprétations de la musique de la Renaissance viennent de ce qu'elles sont maintenant imprimées avec des barres de mesure qu'elles ne comportaient pas au départ.

Les résistances de l'écriture musicale à son imprimerie éclairent la nature de la musique. Quoi de plus simple, apparemment, que de fondre des caractères fixes pour les rondes, les blanches, les croches, les silences, les barres de mesure, et de composer tout cela sur des portées, comme on le fait depuis Gütenberg pour les caractères des textes ? Or, insiste déjà le Dictionnaire de la musique de Rousseau, la notation musicale répugne à ce procédé mécanographique, et aujourd'hui encore les partitions demeurent largement des gravures, car seul un graveur peut convenablement grouper les signes musicaux de façon à suggérer le phrasé par la disposition des pleins et des vides. Vérification éloquente qu'en musique il s'agit d'effets de champ sonore, et non d'un simple égrainage de sons jugés consonants ou dissonants. Le fait que désormais on puisse "graver" informatiquement change peu à cette situation.

On aura compris que les autographes des grands compositeurs sont parmi les objets les plus merveilleux qu'ait produits Homo. Rien qu'à voir les manuscrits de Haendel, de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Wagner, de Webern, de Reich, on saisit déjà largement leur parti global d'existence et de musique. Structure-texture leibnizienne chez Bach, respirante chez Haendel, aiguë-pointue chez Mozart, giclante chez Beethoven (dont les ligatures font penser à celles de son contemporain Bonaparte), foisonnante chez Wagner, portant des blancs mallarméens chez Debussy, etc. Une partition de Ligeti déclare le passage du cosmos-monde du MONDE 2 à l'univers du MONDE 3 mieux que tous les discours.

Le rôle seulement indicatif d'une partition musicale manuscrite ou gravée, le biaisement inhérent à toute gravure de la musique, la fatale recomposition qui s'ensuit pour le performeur valent a fortiori quand il s'agit des musiques indienne, chinoise, japonaise, arabe, lesquelles, tout en ayant connu le parti très structural du MONDE 2, ont cependant voulu, ici comme ailleurs, garder quelque chose du parti très textural du MONDE 1.

 

18I4. Les partitions autarciques du MONDE 3 (scriptural fenêtrant)

 

L'écriture computerisée est intervenue dans la musique comme dans la littérature, mais avec des effets beaucoup plus radicaux, parce qu'elle a transformé la saisie du ton intrinsèquement, et pas seulement extrinsèquement comme dans le cas du dialecte. Elle permit en effet de noter les timbres, lesquels jusque-là avaient échappé au scribe, et ainsi, en les inscrivant, de composer littéralement avec eux en les composant eux. Ceci est allé de pair avec une instrumentation électronique capable de réaliser des indications excédant les capacités de performance et de mémoire des musiciens. Il n'y a plus à revenir sur les limites et les fécondités de ce parti, que l'anthropogénie a signalées à l'occasion des musiques détaillées du MONDE 3 employant des tons granulaires <15H2>. Sinon à voir que l'aspect scriptural y est décisif.

 

18I5. L'écriture phonergique des dialectes vs l'alphabet phonétique international (API)

 

La musique est un usage insistant du ton, le langage détaillé en est un usage urgent ; les dissemblances sont grandes, mais les ressemblances aussi. N'y a-t-il pas moyen alors de créer une écriture des dialectes jouissant de la simplicité et de l'universalité des notations musicales ? Depuis 1952, Jean Camion a exploité les cinq lignes des portées de la musique classique pour écrire de bas en haut : ligne 1, les consonnes nasales ; ligne 2, les labiales ; ligne 3, les dentales ; ligne 4, les vélaires ; ligne 5, les liquides ; et entre les lignes les voyelles. Et cela par des traits horizontaux épais ou minces ; par exemple, épais pour r, mince pour l. Quelques appoggiatures permettent de préciser les inflexions de hauteur des langues à tons ; d'autres, si on voulait, permettraient de déterminer la position de l'accent (de hauteur ou d'intensité) dans les nombreux dialectes où il est imprévu ou mobile, comme en anglais.

Ce système n'est par vraiment phonergique malgré son nom, puisque sa convention ne correspond pas à l'énergie des sons : un mot phoniquement et sémiquement massif y tient souvent en traits minces, le rendant évanescent, tandis qu'un mot furtif figure en des traits pleins, envahissants. Mais c'est une notation vraiment phonétique, et même phonématique, ce qui a l'intérêt de faire apparaître les dialectes pour ce qu'ils sont : des maniements phonosémiques <16B2b>. Appliquée à des textes d'écrivains, elle signale aussi quelque chose de leur sujet idiolectal <11I3>, comme les partitions musicales signalent les destins-partis d'existence des musiciens <18I3>. Du reste, le mondialisme actuel ne suggère-t-il pas de créer une écriture capable de noter toutes les langues de la planète d'une manière accessible à tous ? Et qui serait plus concrète, factuelle, convective que l'alphabet phonétique international (API), auquel recourent nos dictionnaires courants.

On remarque nénamoins une résistance à l'égard de cette graphie. Cela tient sans doute à la façon brouillonne dont elle a été proposée depuis quarante ans. Mais c'est peut-être aussi qu'Homo, du moins jusqu'à présent, attend d'une écriture langagière autre chose qu'un simple moyen de noter, son après son, un dialecte, comme il fait des tons insistants de la musique. De plus, quand il s'agit de langage, il souhaite peut-être que la graphie conserve quelque chose des discontinuités et rigidités du ton urgent. Ou encore qu'elle témoigne des épaisseurs historiques et étymologiques qui, outre la distinction des homophones (Savoie, sa voix), confèrent à un texte quelque transcendance jouissive ; témoin l'orthographe anglaise. Sans doute les scripteurs du groupe SAE (standard average european) sont-ils frustrés, en outre, que la notation "phonergique" ne garde pas trace de l'articulation indo-européenne des mots en radical, thème et terminaison. Plus basalement, toute écriture, comme tout langage, intervient dans un milieu technicisé et socialisé, où il lui suffit de quelques éléments concrets (imageants) ou abstraits (parfois très abstraits) pour spécifier la chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3> ; et elle n'a donc que faire d'exactitude phonétique.

 

18I6. La sténographie de la danse

 

On rattachera à l'écriture de la musique celle de la danse, vu les proximités cérébrales et gestuelles des deux arts <15B12>. On croit d'ordinaire aujourd'hui <E.B.> qu'il dut y avoir des notations chorégraphiques depuis que, dans les empires primaires, la danse devint, avec la musique, un moyen d'intégration politique et cosmique. Cependant, même dans les premiers manuscrits conservés, datant de la Renaissance, un B suffisait souvent à indiquer le branle et un R la révérence, et il fallut attendre la complexité des déplacements et des mouvements du ballet royal français pour qu'en 1700 Feuillet proposât une première notation plus circonstanciée qui pour l'essentiel traversa le XVIIIe et le XIXe siècle.

Aux Jeux Olympiques de Berlin de 1936, Rudolf von Laban, auteur d'une Kinetographie (1928), amena des milliers de participants qui ne se connaissaient que depuis quelques heures à accomplir les grandes figures d'une mise en scène s'inscrivant dans celle, cinématographique, de Leni Riefenstahl. Référée à un axe vertical, la "labanotation" se lit de bas en haut, gauche pour gauche, droite pour droite ; des figures géométriques désignent la partie du corps par leur distance à l'axe (les jambes, le tronc, les bras créant des colonnes de signes distinctes), la direction par leur forme, l'intensité par leur valeur (noir, blanc, gris), la durée par leur hauteur. Ce système a confirmé ses aptitudes à enregistrer des ballets tant classiques que modernes. Mais, pour une anthropogénie, il n'en prouve que mieux la distance entre les écritures langagières et musicales, lesquelles s'écrivent et se lisent vraiment, et les sténographies de la danse, fatalement limitées à des généralités gestuelles, s'il est vrai que ce véritable sémaphore d'indexations chargées et déchargées qu'est le corps d'Homo <5B-C> est actuellement capable de plus de deux-cents degrés de liberté (dimensions).

 

 

18J. Les signes absolus

 

Il y a des signes pour lesquels les spécimens d'Homo vivent et meurent. Ce sont certaines images, certaines musiques initiatiques ou patriotiques, des mots prégnants, des gestes, mais très souvent aussi des écritures. Quand ils sont visuels, ces signes se détachent alors dans un certain isolement, une autarcie. Et ils tentent de croiser écriture et image, macrodigitalité et analogie. Nous les appellerons des signes absolus, parce qu'ils ont une manière de se délier du reste (absolutus, solvere, délier). Et aussi d'invoquer des absolus. Ou de transformer ce qu'ils expriment en absolu. On songe au bouclier (étoile) de David avec ses deux triangles équilatéraux insérés ; à la figure du tao chinois (tai ji) ; à la stèle chinoise ; au swastika ou croix gammée indienne, signe de la rotation solaire ; au mandala insérant indéfiniment l'un dans l'autre le cercle et le carré ; au lingam (pénis) circulaire et à la yoni (vulve) carrée ; au croissant des cornes du taureau ou de la Lune, crétois ou turc ; à la croix de saint André ; à la croix chrétienne, avec toutes ses variantes.

Les signes absolus sont quasiment inépuisables. La croix est Homo transversalisant dressé bras en croix. Les quatre points cardinaux. Les quatre vertus dites cardinales. Macrodigitalement, elle tient en des angles droits, des angles alternes internes, les couples oppositifs de gravitation (haut/bas) et de latéralisation (droite/gauche). Elle fournit les colonnes et les lignes des graphiques. Les axes des coordonnées cartésiennes. Ceux du syntagme et du paradigme dans la parole. Plus charnellement, la croix se prête à l'application exacte, insistante et patente du corps au code et du code au corps qu'est la crucifixion, supplice <18K2> très romain. Elle dramatise l'érection du corps et sa déposition (Rubens a peint les deux). Elle affronte le pèlerin qui la rencontre : Ave, crux, spes unica! Byzantine, elle propose son pied à l'amplexus. Elle peut fleurir, étant ligneuse, ressuscitante. Elle se prête à un geste de la main, touchant tête, poitrine, épaules, le signe de la croix. C'est le plus franc des étendards : In hoc signo vinces! Elle se bombe sur le plastron du croisé. Elle désigne le "+" et le "×" de l'arithmétique. Ou marque l'obiit du mort. Chargée d'huile, elle oint.

La combinaison de la figure (forme réduite au schéma) et de l'écriture est souvent intime. Les catacombes romaines ont multiplié l'image du poisson, signe analogique, dont le correspondant macrodigital, I-kH-tH-u-s (poisson en grec), donne les premières lettres de "Ièsus Christos Theou Uïos Sôter" (Jésus Christ <de> Dieu Fils Sauveur). Parfois l'analogie se réduit à la forme de la lettre dans le "N" simple de Napoléon, ou le "RR" double de Rolls Royce. Ou des dates sacrées : 1789, 1914-1918. Dans le cryptogramme, le chiffre accroît le prestige et la magie du décrypté. Les noeuds et entrelacs, qui défient souvent le calcul, et les algorithmes, qui le défient parfois, ont fourni des signes absolus privilégiés. Les mathèmes <19F1>, ces écritures mathématiques qui inscrivent quelque impossible <19F1>, fonctionnent pour quelques esprits avec plusieurs propriétés des signes absolus <26E2b>.

Les signes absolus ajoutent d'ordinaire le protocole à la panoplie, comme les tarots, ces images-chiffres-noms-rôles-règles, dont la phonosémie italienne, ta-roc-chi, permet de manier à la fois le mouvement et la décision. Les étendards brandis ou dressés ont condensé ces effets. C'est à leur propos que fut énoncée la théorie la plus forte de l'absolu du signe dans cette dépêche envoyée à Napoléon par un officier pendant la retraite de Russie : "Les hommes meurent, Sire, mais les aigles sont debout avec leurs escortes".

Maniés par Homo indicialisant et symbolisant, les signes absolus font la cohésion des sociétés. Ils sont aussi le marchepied des divagations et des démences, qui se nourrissent de l'envahissement des signes ordinaires par les propriétés du signe absolu. Ou qui détournent à un usage privé des signes absolus dont la charge plus ou moins sacrée exige qu'ils soient pratiqués collectivement, sous peine d'implosion.

 

 

18K. Les écritures corporelles

 

L'anthropogénie sera attentive à ce que l'écriture n'a pas seulement, ni même d'abord, des supports d'argile, de pierre, de papier, de bandes magnétiques. Dès le MONDE 1A, elle s'est appliquée au corps hominien transversalisant et angularisant. Ecrivant sur lui et en lui, parfois fondue à sa substance et à sa physiologie.

 

18K1. Scarifications et peintures des corps. La pierre tombale

 

Les scarifications ne sont pas des parures (parare, préparer), et moins encore des maquillages (néerl. maken, angl. make up, mettre en état). Ce sont des inscriptions par blessure, douloureuses comme toute initiation, et qui déterminent la place du spécimen dans son clan-tribu, ou plus largement dans son *woruld. Macrodigitalisantes, elles sont faites essentiellement de traits et de points, et si l'analogie y intervient c'est sous la forme du schématisme générateur <14D>. Il faut donc être prudent avant de dire trop massivement qu'il n'y a pas d'écriture en Afrique noire. Les scarifications sont une écriture cosmologique et sociale qui concorde avec la parole africaine, elle aussi organique et vicariante ; le scarifié ne se les fait pas à lui-même, et pour une bonne part il ne les voit pas. Les bijoux codés appartiennent aux mêmes circulations claniques-tribales.

De ceci on rapprochera les peintures corporelles des Noubas de Kau rencontrés par Leni Riefenstahl, où chaque spécimen masculin se perçoit comme une sculpture vivante aussi longtemps qu'il est jeune et beau. Mais là les motifs ne sont pas claniques-tribaux et fixes. Refaites chaque jour et individuellement, ces peintures éphémères cultivent les dissymétries violentes, en un arrachement tranché à l'animalité sauvage, symétrique (Portmann).

Les empires primaires du MONDE 1B scriptural n'ont pas écrit sur le corps, comme le MONDE 1A ascriptural, mais avec le corps. La coiffure féminine japonaise conjugue cheveux et peignes de façon à déterminer un statut dans la panoplie et le protocole sociaux. Le Japon a même pratiqué un corps sémaphore (porte-signe), dont chaque inclinaison précise non seulement le statut mais la situation du moment chez les interlocuteurs. Les arts martiaux japonais et chinois ont assez montré combien, dans ces sociétés, la déclaration corporelle sémaphorique l'emportait sur l'efficacité guerrière. Même chose chez les Amérindiens que rencontrait Sahagun. Chez les Egyptiens et les Iraniens avant qu'ils ne soient affrontés à Alexandre.

Le MONDE 2 grec et romain ne devait pas beaucoup s'embarrasser d'écritures corporelles compromettant le contour. Au lieu d'écrire sur les corps ou avec eux, il les habilla pour renforcer le rappel direct du tout de l'organisme par ses parties intégrantes <14F3>, en un puissant prélèvement de sa forme totale sur les fonds. Avec une efficacité ouvrière et guerrière sensiblement accrue. Seul le corps mort fut cadré-écrit dans un tombeau des grands qui pour finir devint démocratiquement la pierre tombale, portant un nom, un prénom, une date de naissance, une date de décès. Où se sauve par le dessin le plus solide, l'écriture, et les angles droits, le "je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue" (Tertullien traduit par Bossuet).

Le MONDE 3, fenêtrant-fenêtré, entraîne l'effacement de toute écriture corporelle insistante ou transparente. Le tatouage contemporain continue la scarification d'appartenance à un groupe, mais il est, au sens propre, épidermique, comme le groupe qu'il affirme. L'ensevelissement tend à faire place à l'incinération, inspirée par un souci d'hygiène ou d'écologie, mais aussi par la perception d'Homo comme état-moment d'Univers.

 

18K2. Le supplice et la torture

 

Il faut achever ce chapitre sur l'écriture par le supplice et la torture, lesquels non seulement sont en rapport avec elle, mais comptent sans doute parmi ses origines lointaines. C'est là un thème déroutant pour des spécimens du MONDE 3, chez qui le corps écrit et écrivant a perdu beaucoup de son sens ; au point que souvent le supplice s'y réduit à la brutalité et à l'assouvissement ; et la torture à des techniques de renseignements. Mais le corps hominien est ostensiblement segmentarisé et segmentarisant <1A1>, proposant sa découpe. Mises à part les agressions urgentes quasiment animales, et donc encore rostrales, du combat nourricier, guerrier ou sexuel, Homo, transversalisant <1A2> et possibilisateur <6>, a dû exploiter très tôt les articulations patentes et même provocantes de son corps pour les récrire, dans le supplice, pour les déchiffrer, dans la torture.

Il y eut collusion entre les supplices et les sacrifices humains, en particulier dans les empires primaires, où l'exaltation des premières écritures insistantes, la distribution disciplinaire des corps, les forces universelles canalisées dans des textes et comme des textes incitaient, en cas de déséquilibre cosmique, à pratiquer le supplice (ré)inscripteur. Pour les Aztèques, Sahagun nous a relaté en détail comment les corps d'enfants, d'adolescents, d'adultes sacrifiés étaient insérés et quasiment écrits (récrits) par le supplice dans les flux du monde qu'ils relançaient. La douleur intervenait dans la magie de l'opération, et les chants tentaient de convertir l'intensité douloureuse en extase, mais cet accomplissement était second. Dans les représentations picturales que commente Sahagun, la douleur comme telle n'est pas prise en compte ; on ne voit que des corps articulés comme des caractères d'écriture macrodigitalisés <2A2e>, sans aucune recherche d'effets de champ perceptivo-moteurs <7A-E>.

Dans le MONDE 2, le sacrifice cessa rapidement d'être humain et devint animal ; celui d'Iphigénie appartient aux temps homériques. Aussi, le supplice, isolé du sacrifice, put se spécialiser dans l'amendement des individus qui avaient échappé au groupe par une adultération des signes, en réinscrivant le Signe dans leurs membres, jusqu'à les démembrer. Autrement dit, le supplice qui, au service du sacrifice, avait inscrit ou réinscrit les corps dans l'ordre divin, allait désormais les (ré)inscrire dans l'ordre humain. L'évolution sémantique du supplicium romain atteste ce passage. Il fut d'abord supplication (plicare sub, plier sous, invoquer) et sacrifice, et Varron parle de boeufs "suppliciés aux dieux" (deorum supplicia). Puis, l'idée qu'il contenait de souffrance compensatoire en fit un châtiment rectificatif du crime.

Parmi les peuples situés entre MONDE 2 et MONDE 1, les Chinois, les plus calligraphes des hommes, inventèrent le découpage en cent morceaux par plusieurs supplicieurs coopérants. A Carthage, en contact constant avec le monde grec classique, les enfants sacrifiés au Taphet étaient moins "écrits" dans leur chair que dans les effigies comptables qui commémoraient leur immolation, et marquaient du même coup le tribut déjà acquitté par chaque famille pour l'entretien des flux cosmiques.

La torture, elle, n'inscrit ni ne réinscrit ; elle décrypte, déchiffre le texte le plus intriguant : celui du corps de l'étranger, alius et alter. Comme le supplicieur, le tortureur, appartenant lui aussi à Homo segmentarisant, suit des articulations, fouille des membres et plus encore les pentes et clivages d'un cerveau, mais pour saisir, en arracher le secret. Ce secret peut être la faute avouée. Mais mieux, il est l'altérité de l'autre, son essence. Le jeune guerrier iroquois ou algonquin qui torture calligraphiquement, comme le Chinois supplicie calligraphiquement, sait et espère qu'il sera un jour torturé. Il déchiffre patiemment dans le courage imperturbé de l'ennemi un sens indélébile, confirmation anticipée de son propre sens indélébile, de sa propre essence, quand l'heure sera venue.

Sade a survolté les apparentements entre écriture, supplice, torture, écriture du supplice-torture jusqu'à la fin du MONDE 2, où le secret ultime fut la subjectivité de l'autre objectivée dans son corps mécanisé comme tuyauterie. Et, jusque dans le MONDE 3, on croit reconnaître, à travers les organes-écritures du peintre portugais José de Guimarães, l'influence des tortures aperçues par lui en Angola. Le rapport entre écriture, supplice et torture mérite d'autant plus de retenir l'anthropogénie qu'Homo a sans doute supplicié et torturé bien plus tôt qu'il n'a écrit. Et dans bien plus de civilisations diverses.

 

 

18L. Les instruments graphiques comme cas exemplaire de l'influence culturelle des forces de production

 

Les supports et les instruments graphiques sont l'occasion privilégiée de dégager une loi anthropogénique essentielle, à savoir l'influence majeure de la technique, donc des forces de production, sur les destins-partis d'existence <8H> des spécimens hominiens et des groupes.

L'argile humide puis séchée de la Mésopotamie sur laquelle le scribe enfonçait son style a fait la prévalence du trait-point, et donc de la mathématisation latente de l'écriture cunéiforme, avec ses conséquences culturelles et en particulier légales (code d'Hammourabi). Le papyrus égyptien a proposé, toujours dans la logique des empires primaires, une autre culture dans les mêmes moments. De même, le passage du byblos déroulable au codex feuilletable, à pli vertical central et à pages en regard nous a justifié en partie celui d'un discours sans guère de retours à un discours de cohérence instantanée, favorisant du même coup la formation du moi occidental unitaire <18D>. Semblablement, le passage du feuillètement du codex à l'écran d'ordinateur fait augurer une nouvelle pensée en même temps qu'un émiettement ou une dissémination du moi <18G>.

Et la suite des instruments graphiques a été aussi anthropogénique que celle des supports. Tout comme il est impossible d'écrire le Discours de la méthode et surtout les Principia philosophiae sur un rouleau déroulable, et qu'il y faut un codex feuilletable, il n'est pas possible de les écrire avec une pointe bic. Ni les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, ni non plus le Don Giovanni de Mozart. Et pas davantage Die Meistersinger von Nürnberg. On ne conçoit pas les densités et les substantialités des Géorgiques de Virgile sur un traitement de texte, serait-ce à cause du non-feuillètement, des fenêtrations, de l'impondérabilité d'un texte en lumière émise, de la tactilité pauvre du clavier décourageant le toucher virgilien (claudélien) à la fois immense et substantialisant.

Les invitations positives de la technique sont aussi nombreuses que les exclusions. Les encres chinoises et les pinceaux chinois comprenaient déjà l'intention du Tao Te King, comme celui-ci en retour assura leur permanence au temps de l'imprimerie naissante. Et les styles durs sur les plaques d'argile de Sumer impliquaient certaines des structures et textures de Gilgamesh, tout comme aussi ses multiples reprises. Outre l'écriture gothique, il fallut les plumes et les encres du XIXe siècle, autant que le silence et les tiédeurs de la Bibliothèque du British Museum, pour que fût possible l'esthétique très corporelle qui assure son soubassement à Das Kapital de Marx, et à son exaltation soutenue de l'Arbeit comme "travail concret" où corps et objets sont en élaboration réciproque. Ce qui vaut de l'auteur en ce cas vaut aussi du liseur.

L'observation finale sur les écritures c'est qu'elles ne sont jamais de simples substituts du langage, ni seulement un autre langage. Même non comprises, elles font un événement. Un texte d'une langue qu'on n'entend pas, une page de formules mathématiques pour un non mathématicien, ont déjà une action comme texte. Machine à faire affleurer des significations, des sens, du Sens, de la présence-absence <8F>. Et donc des spéculations métaphysiques. Toute page écrite est un tapis de prière, lequel en retour est une page écrite. C'est une des initiatives du MONDE 3 d'avoir thématisé cette expérience dans un très grand nombre de ses productions plastiques, par exemple chez Kosuth, On Kawara, Opalka.

 

 

Situation 18

L'écriture se prête presque aussi bien à l'anthropogénie que la musique, avec laquelle elle a des rapports profonds. Très analysable, très historiquement obligée, et éclairant à la fois le langage, la mathématique, la logique, l'oeuvre, les religions (du livre et sans livre), la loi (écrite ou non écrite), etc. On ne saurait pénétrer une littérature sans une réflexion aiguë sur son taux d'oralité et d'écriture, sur sa ponctuation, sur sa lisibilité ostensible ou voilée, etc.

Ce chapitre fait couple avec celui sur les images détaillées <14>. Car les glissements entre images, écritures autarciques (chinoises), écritures langagières, équations mathématiques (dont Peirce a signalé le caractère analogique), schémas statiques et aujourd'hui schémas dynamiques (CD-ROM) jouent un rôle essentiel dans l'anthropogénie.

 

Henri Van Lier

 
 
 
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