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Texte de l'auteur (38 pages) en PDF
 
Résumé (7 pages) + Exercices (5 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


TROISIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS SUBSEQUENTS
 


Chapitre 21 - LES THÉORIES DES CHOSES : PHILOSOPHIES ET SCIENCES
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 21 - Les théories des choses : philosophies et sciences
 
21A. Les termes de "théorie" et de "choses"
 
21B. Les théories préphilosophiques
21C. Les théories philosophiques
21D. L'indexation pure des indexables physiques : l'archimédisme
21E. Du cosmos-mundus à l'univers sous l'action de l'archimédisme
 
21F. Du cosmos à l'univers (voire "infinite multiverse") en physique : les formations minérales physico-chimiques (vs plasticiennes)
21G. Du cosmos à l'univers en biologie : les formations bio-chimio-morphiques (non-plasticiennes vs plasticiennes)
21H. Du cosmos à l'univers dans la techno-sémiotique. L'effet quantique universel ou l'univers quantique
 
21I. Les catégories hypostasiées, ou les protagonistes du MONDE 3
 
21J. L'Univers comme un possible entre des possibles (les cosmologies "anthropiques" fortes et faibles). Ou l'Univers comme être-là. Physique et métaphysique
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 21 - LES THÉORIES DES CHOSES : PHILOSOPHIES ET SCIENCES
 
 
 

Toutes les saisies qu'Homo opère dans son environnement sont systémiques en raison des cohérences de ses signes, ou déjà de ses manipulations techniques qui transversalisent, indicialisent, indexent et donc font tenir ensemble (estanaï, sun) ce qu'elles abordent. Mais ces saisies ne sont pas nécessairement systématiques, c'est-à-dire que les systèmes qu'elles créent ne sont pas thématisés comme systèmes.

 

 

21A. Les termes de "théorie" et de "choses"

 

Le terme de théorie vise alors les saisies de l'environnement qui sont précisément systématiques, donc réfléchies quant à leur système et accompagnées d'une certaine suffisance, avec le plaisir rythmique inhérent à toute autarcie. Le plaisir y devient même jouissance en ce qu'il est insistant, rédupliqué.

Les théories ont mis longtemps à se constituer dans les développements d'Homo. Selon les ethnies et les époques, elles se sont d'abord cherchées indirectement à travers les tectures, les images, les danses, les musiques, et plus basalement les gestes. Et il a fallu les écritures autarciques (comme la chinoise <18B1>) ou transcriptives (au service d'un dialecte <18B2>) pour qu'elles trouvent leur véhicule approprié. A quoi s'ajouta un jour l'écriture mathématique <18H>.

Pour notre propos, le mot théorie a l'inconvénient d'être étroit, parce qu'en rigueur la theôria grecque, dont il dérive, privilégiait la vue (tHeôreïn, tHeastHaï, voir, regarder), et encore sous sa forme embrassante, totalisatrice, intégrante, à partir de la "juste distance" que procurait le théâtre athénien (tHeatron), se proposant de saisir des touts (actions, acteurs) composés de parties intégrantes selon la volonté du MONDE 2 grec <12B>. Mais enfin c'est avec ce monde que la saisie systématique a pris toute sa décision, et c'est sans doute pourquoi "théorie", "theory", ont persisté et sont adoptés un peu partout pour désigner un système saisi comme système.

Quant au terme de choses, tel qu'il intervient dans notre titre de chapitre : "La théorie des choses", il vise des éléments quelconques en tant qu'ils méritent l'intérêt d'Homo et par là créent un événement (venire, ex), ouvrant un champ d'indicialités (causa, cause, chose) <4A> appelant des indexations <5A>. En ce même sens, l'anglais thing se définit bien comme a matter of concern (cernere, cum), a state of affairs (facere, ad). Chose et thing couvrent alors chacun ce que l'allemand a distribué en deux termes, le féminin Sache, die Sache, et le neutre Ding, das Ding, le premier thématisant ce qui dans l'environnement tombe sous la main, le second ce qui s'entrevoit de façon plus subtile, comme une qualité secrète, une humeur, le foyer du désir que, sous un objet désiré particulier, Freud nomme das Ding, voire la dimension ontologique inaccessible que Kant vise sous l'appellation de das Ding an sich (la chose en soi).

 

 

21B. Les théories préphilosophiques

 

Ce vocabulaire posé, on peut comprendre qu'Homo manipulateur, indicialisant, indexateur, neutralisant, généralisateur dut assez vite élaborer des théories des choses, en tout cas depuis 50 ou 30 mA environ, depuis qu'il a vraiment maîtrisé le dialecte et l'image détaillés <17G2>. Concernant celles qui ont précédé les philosophies, une anthropogénie a sans doute peu à ajouter à ce que lui ont déjà appris les tectures, les images, voire ce qu'elle devine des premières musiques et danses, puisque c'est dans ces mediums que les systèmes se sont d'abord rencontrés comme systèmes.

Contentons-nous donc de rappeler que le paléolithique, protocadreur <14A11>, aura montré une première systématique dans la manière dont il dispose ses figures peintes selon la topologie des grottes avec une autarcie, une jouissance, une extase patentes <13D,14A11>. De même, le néolithique cadreur a proposé dans son schématisme générateur un premier système des choses qui soit non seulement développé mais développable <13E,14D>. L'Afrique et la Polynésie peu cadrantes et non scripturales, ont donné lieu à des théories parolières, auditives, tactiles des choses qu'on peut dire tisseuses, autour du rythme de la danse, de la musique, du dialecte, dont les entretiens de Marcel Griaule avec le Dogon Ogotemmêli, Dieu d'Eau, nous ont livré, malgré la traduction, quelque chose du mouvement général <22B1-2>. Semblablement, la théorie des choses qui s'est épanouie dans les empires primaires a été rencontrée à l'occasion de leurs écritures intenses <18B>. Les glyphes des premiers textes, sous les yeux parcourants et les mains manipulatrices du scribe, favorisaient les polarisations, indicialités et indexations haut-bas et bas-haut, droite-gauche et gauche-droite, en même temps que des saisies diagonales ; c'étaient des univers en petit, cadrés et sous-cadrés, qui invitaient à faire des astres le référentiel ultime, puisque ceux-ci réalisaient au mieux ces vectorialités scripturales ; c'est ce qui finit par donner la centration solaire de la théologie amarnienne. Et, en Chine, la compénétration des animaux, des matériaux, des parties du corps autour de cinq points cardinaux. Ou encore le plérôme du 13, les 4 angles du ciel, les 4 de la terre, les 4 du monde souterrain + le 1 d'Homo, chez les Maya.

Mais si, dans ce moment préphilosophique, qu'il soit ascriptural ou scriptural, les théories des choses ne sont pas assez consistantes pour exiger des exposés détaillés, elles comportent cependant deux traits qu'il nous faut relever parce qu'ils vont soutenir toute l'anthropogénie ultérieure.

 

21B1. La spontanéité plasticienne d'Homo manuel transversalisant

 

Dans tous ces cas, en effet, les théories montrent chez le primate transversalisant et manipulateur une propension à saisir l'Origine des choses comme le résultat d'une manipulation (manus) physique et d'un maniement (manus) mental de Formateurs-Constructeurs, où se concilie l'immersion encore exotropique dans l'environnement avec un premier désir d'endotropie.

C'est ce que couvrent assez les mots "plastique", "plasticien", "plasticisme", qui visent le modelage, le façonnage, et cela sous le contrôle du corps entier d'Homo, qui y trouve image et ressemblance. Comme artisan, sculpteur, peintre. Et aussi comme orateur. Et enfin comme celui qui imagine, avec les mêmes résonances que le fingere latin, et le feindre français de Descartes ("Puis voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps..."), courant d'imaginer à forger-pour-soi. La correspondance intuitive entre le plasticien et ce qu'il façonne se trahit à travers la voix moyenne du verbe, plattestHaï, qui couvre "se composer un maintien" jusqu'à "se faire illusion à soi-même".

Le plasticisme inhérent à Homo a fait la force des images paléolithiques, néolithiques, impériales primaires, où partout les figures auditives, optiques, tactiles conçoivent la cosmogonie des choses comme une opération plasticienne, aux sens parcourus. Au point qu'art (technique) et théorie se distinguaient peu. Le Yi King chinois, le livre (king) des transformations-conversions (yi), se donne au départ deux phénomènes plastiques élémentaires, le trait continu ---, yang, et le trait ouvert - -, yin, qu'il obtient en brisant des baguettes de bois. Toujours plastiquement, il les combine par 3, puis par 2 x 3. Alors son praticien estime qu'en lisant de bas en haut les 64 combinaisons ainsi obtenues il rencontre les situations essentielles de l'Univers et d'Homo, selon une vue qui est à la fois une ontologie, une épistémologie, une morale, une mantique. Dans ce système, qui résulte de l'élément mathématique et scriptural fondamental, le trait-point, les figures rencontrées sont à la fois très analogisantes (donc travaillant par ressemblance) et très macrodigitalisantes (donc désignant par exclusion dans un système fermé) <2A2e>.

La cosmogonie hébraïque, autour de l'an -1000, donnera de la plasticité hominienne, après la chute d'Ugarit, une autre manifestation anthropogéniquement féconde. Car, selon la Genèse, Yaweh-Adonaï opère des séparations et démarcations entre ciel et terre, entre terre et eaux, mais ces clivages n'évacuent jamais le Tohu-Bohu initial dans lequel ils s'inscrivent. La même ambiguïté intervient pour la suscitation d'Adam, qui naît sculpturalement d'un modelage divin, mais dans une glèbe sur laquelle passe un souffle vague. Il restera le "glébeux", de la côte de qui sera tirée son autre-même, Eve, qui "collera" à lui, glébeusement toujours. La plasticité hébraïque du temple de Salomon tenait en rencontres cryptiques de chiffres et de matériaux.

 

21B2. La fécondité théorique du sous-cadre et de l'écriture

 

La deuxième observation qu'appelle ce moment anthropogénique est qu'une théorie, pour s'épanouir, a besoin du cadrage. Dans les théories parolières tisseuses, et donc peu cadreuses, de l'Afrique et de l'Océanie, tout passage du systémique au systématique, sitôt posé, est barré, confiné par le rythme actuel du langage, mimant et distribuant des "choses" perçues comme des poussées presque instantanées de forces (sang et parole fluents des Dogons d'Afrique) ou de vie (kamo et do kamo, vivant et vivant par excellence de l'Océanie). Le propre du tissage parolier, comme de tout tissage, est de se continuer, et non de revenir sur soi. Donc de maintenir une incessante animation sur place, qui confirme un temps non vectoriel, n'appelant pas l'historicité écrivante.

Par quoi, partout où elle a régné et règne encore, la théorie tisseuse a eu moins d'avenir théorique pour l'anthropogénie que le schématisme cadreur du néolithique. Et en effet, dans l'Ancien Monde, c'est dans les régions où ce dernier a prévalu qu'Homo, il y a 5 mA environ, est passé assez vite du cadrage au sous-cadrage et à l'écriture des empires primaires, avec leurs rebonds théoriciens, dont les variations des théologies égyptiennes se déplaçant et fondant de nouvelles villes le long du Nil sont le cas le mieux connu. Dans le Nouveau Monde, l'histoire de l'Amérinde ne contredit nullement ce lien entre cadre, sous-cadre et théorie des choses.

La théorie des choses des empires primaires, Egypte, Inde, Chine, Précolombie, a été si forte, elle semble avoir si bien convenu à plusieurs caractéristiques fondamentales d'Homo qu'elle a dominé certaines régions durant des millénaires jusqu'à aujourd'hui, et qu'on ne voit pas d'abord pourquoi elle n'a pas conclu définitivement l'évolution théoricienne des spécimens hominiens, tant ceux-ci dans ce sous-cadrage ubiquitaire paraissent s'être perçus entièrement expliqués et justifiés. La perfection plastique et existentielle de l'Egypte ancienne continue de nous couper le souffle.

 

 

21C. Les théories philosophiques

 

Cependant, malgré ces accomplissements jouissifs, il y a 2,5 mA environ se produisit en divers points de la Planète une rupture violente. Elle est exemplifiée par Lao Tseu et Confucius en Chine, par les Upanishads en Inde, par la Tora et les Prophètes en Israël, par Zoroastre en Iran, par les philosophes grecs. Pour les civilisations précolombiennes, les contemporains de Chavin de Huantar et des Olmèques ont dû jouer un rôle semblable.

Dans tous ces cas, on voit quelques spécimens d'Homo se dresser sur la foule avec une certaine brusquerie, au lieu de continuer à se percevoir comme des relais dans un tissu social lui-même relié au tissu des choses. C'est vrai qu'ils sont entourés de disciples, mais ceux-ci sont invités à exercer autant qu'eux la solitude de la méditation, de la considération, de la contemplation possibilisatrices <6A>. Moyennant quoi, pensent-ils tous, les choses leur parviendront sans intermédiaire, selon une évidence subjective qui implique une vérité objective. Ils reçoivent ainsi le choc d'un Ultime, d'un Principe, d'un Englobant si pur qu'il est indépendant, faisant face à leur propre pureté et indépendance. Et ils appellent cet Ultime, ce Principe, ou Premier, ou Dernier, de noms extrêmes : Chaos/Ordre, Rien/Tout, Infini/Fini, Mal/Bien, Raison, Axiome, Ouvert, etc.

Peut-on proposer des facteurs d'un si grand changement, en tenant compte qu'il a eu lieu dans le MONDE 2 grec naissant, mais aussi dans le MONDE 1B scriptural, vers -500, bien avant que les empires primaires aient subi l'influence de la Grèce par les conquêtes d'Alexandre ? Une fois de plus on songe à un nouvel état de la technique qui aurait comporté un nouvel état social. Et en effet un peu partout à ce moment, Homo devient assez maître de ses productions techniques et aussi de ses déplacements (migrations) dans et hors du groupe pour échapper au lien social immédiat, et que le système des choses lui apparaisse indépendant de ce lien, ou antérieur à lui, accessible en soi. Ce qui comme systématisateur lui donne une autarcie de facto, qui attendra sans doute le rationalisme du XVIIe siècle pour devenir une autarcie de jure.

On pense aussi à une maturation des dialectes, accédant à des liens syntaxiques de plus en étendus et exigeants, par quoi furent favorisées des vues embrassantes, ultimes, premières, dernières, évoquant chez leurs producteurs des états à la fois éristiques et élevants. Et cela dans la syntaxe implicite du chinois, dans les racines pivotantes des langues sémitiques, dans les agrégations du maya quiche, dans les compositions de syntaxe explicite des langues indo-européennes, sanskrit, iranien, grec <17G2>.

Enfin, on peut soupçonner un nouvel état de l'écriture, laquelle serait devenue plus cursive, permettant ainsi des transpositions plus rapides, et surtout plus neutralisantes et donc généralisatrices, jusqu'à l'abstraction parfaite de l'Ultime, Premier, Dernier. Dans l'écriture chinoise, le rapport entre pictogramme et idéogramme a dû subir un infléchissement en faveur du second vers -500 ; symptomatiquement, Confucius a constitué un premier corpus des textes chinois qui donnèrent à la Chine cette "Antiquité critique" (Jaspers) qui achève le naturalisme transcendantal taoïste de Lao Tseu. De même, l'échangisme contractuel qui s'est déclaré dans les écritures phénicienne, araméenne, hébraïque archaïque aura joué un rôle théorisant. Enfin, l'écriture grecque transparente et égale fournira l'instrument décisif d'un ordre des choses perçu autarcique par chacun, indépendamment du groupe.

 

21C1. La notion de philosophie

 

C'est cette nouvelle pratique d'Homo qu'on a pris l'habitude d'appeler du mot grec pHilosopHia. Le terme est révélateur, puisqu'il désigne une "sophie", c'est-à-dire une théorie des choses ultime, première, dernière, et qu'il marque en même temps que celle-ci ne peut jamais être que visée, objet d'un chérissement respectueux et quelque peu lointain, d'une pHilia. Le philosophe, dit le mot, est un ami de la sophie, non son seigneur ; et le titre grec de sophiste, c'est-à-dire de producteur de sophie, restera dépréciatif. La modestie philosophique, qu'Aristote déclare dès l'entrée de sa Métaphysique, se retrouve partout. Les philosophes indien, chinois, japonais savent eux aussi qu'ils n'atteindront jamais la bodhi ou le satori, et qu'ils devront se contenter du t'chan et du zen, qui en créent les conditions favorables. Tout philosophe adhère à la déclaration liminaire du Tao Te King (livre de tao), que "le Tao est indicible", comme "Das Ding an sich" le sera chez Kant.

Ainsi toute systématique philosophique est progressive, régressive, discursive, en raison même de l'impossibilité d'atteindre l'Ultime d'un seul coup, ni même jamais vraiment, par opposition à la mystique, qui y réussit à chaque extase, ou à l'art extrême dans ses oeuvres extrêmes. C'est sans doute pourquoi elle ne saurait se contenter d'images, de musiques, de danses, ni même du tissage parolier ; il lui faut un langage écrit, ou du moins dans un rapport proche avec une écriture. Si Beethoven estime que "la musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie", c'est que, malgré les similitudes de ses structures, textures et croissances avec celles de Kant et de Hegel, il n'opère pas philosophiquement. Socrate n'écrit pas, mais, outre qu'il se meut dans un milieu où l'écriture est omniprésente, il profère une parole si scripturale que Platon pourra la transcrire, ou du moins en donner l'illusion, sitôt après.

Il y a divers degrés ou statuts de la philosophie ainsi entendue, dont l'anthropogénie doit proposer au moins une panoplie sommaire. (a) Prise dans son sens le plus strict, elle donne lieu à un système étendu et différencié se développant pendant des siècles ou des millénaires, et cela dans une aire de débats clairement circonscrite et partagée par tous les protagonistes, comme ce fut le cas en Occident de Parménide et Héraclite à Sartre. (b) Dans un sens encore strict mais protéiforme, elle produit un système dont les principes sont partagés, mais dont les différenciations se plaisent à leur mouvement perpétuel, entraînant corrélativement une prolifération évasive des débats. Ce fut le cas des Upanishads (upa, as-sad, mettre en rapports) en Inde, "one of a class of Vedic treatises dealing with broad philosophic problems", dit le Merriam-Webster. (c) Dans un sens encore exigeant mais disponible, elle active-passive un système peu étendu et non explicitement différencié, comme dans le Tao Te King (livre du Tao) en Chine. (d) Dans son sens large, l'Ultime qu'elle atteint ne se diffracte pas vraiment en un système systématiquement articulé, et se contente de ses fulgurances, qui rebondissent en paradoxes : ainsi de la "philosophie" des Prophètes d'Israël, ou de celle de Nietzsche ou Kierkegaard. (e) Dans son sens ambigu, qui concerne les philosophies arabes d'Avicenne et d'Averroës, et juives de Maïmonide et de la Cabale, la transcendance de l'Ultime défie toute ontologie et toute épistémologie décisives, et si un discours systématique a lieu c'est d'abord comme théorie de l'interprétation (interpres, médiateur), des niveaux ou angles d'approche d'un texte, étant entendu que les textes sacrés, mais aussi tout texte, sont toujours porteurs de révélation. Tout énoncé avoisine alors la paraphrase.

La démarche philosophique fut si dépendante des virtualités de l'écriture que les différents degrés que nous venons d'y distinguer furent sans doute liés d'assez près à différents types de graphisme <18>. On voit mal son sens le plus strict se développer sans l'écriture transparente à l'être et au réel introduite par la Grèce. Son sens strict mais protéiforme sans les écritures à la fois subarticulantes et intenses de l'Inde. Son sens exigeant mais disponible sans l'écriture chinoise autarcique. Son sens large et ambigu sans les écritures non vocaliques qui sont celles des langues sémitiques, tantôt anesthétiques (favorisant les effets de champ logico-sémiotiques) en Israël, tantôt esthétiques (avec de puissants effets de champ perceptivo-moteurs) en Islam. Et l'on conçoit mal les apophtegmes de Nietzsche rédigés autrement que dans le gothique allemand.

 

21C2. La panoplie restreinte des philosophies

 

Les philosophies ont été en nombre limité, même quand on les entend dans un sens large. C'est sans doute que le Primate redressé, transversalisant, latéralisant, angularisant, possibilisateur, endotropique, associatif neutralisant et généralisant (conceptuel) ne peut déterminer dans l'Univers que quelques grandes orientation essentielles, quelques indicialités et indexations majeures, du moins quand il s'en tient aux ressources du dialecte, que celui-ci soit prononcé ou écrit. Seul l'imaginaire de calcul de la mathématique lui propose, peut-on croire, un véritable ailleurs.

En effet, dans le cadre langagier, on ne conçoit guère qu'une dizaine de relations natives (naïves) entre deux phénomènes d'Univers. En voici une panoplie sommaire, où "A" et "B" figurent des "choses" dans des "théories des choses".

(a) "A" et "B" sont irréductibles, et ils se combattent en une lutte radicale et sans fin. - Zoroastrisme et catharisme, pour autant que nous les devinions suffisamment.

(b) "A" se convertit constamment en "B", qui du même coup se met à se reconvertir en "A", en une homéostasie infatigable. - Yin et yang du Tao chinois.

(c) "A" et "B" donnent lieu entre eux à des sous-articulations inlassables, où ils se chevauchent et se moirent, en des infiniment petits presque indistincts. - Hindouïsme, avec ses dérivations de brahmanisme, de bouddhisme, jaïnisme, vedanta, mimansa, tantrisme.

(d) "A" et "B", dans le Tohu-Bohu initial et continué, ne peuvent être que des échangeables partiels (merces) selon un commerce (com-mercium) généralisé, où les seules balises un peu fermes sont des pactes (alliances) et des prescriptions rituelles strictes. - Hébraïsme.

(e) "A" et "B" sont en imbrications gigognes comprimantes. - Amérinde.

(f) "A" et "B" s'annulent et s'éveillent tous deux sous le foudroiement de leur Principe. - Islam arabe.

(g) "A" et "B" se complémentarisent et se compossibilisent comme des parties intégrantes de touts, ce qui leur donne une raison d'être, laquelle suppose à leur Principe une intelligence-volonté, ou du moins un vrai-bien. - Occident.

 

21C3. La permanence des philosophies. La cohérence des torons. Le cas de l'Occident

 

Il importe grandement à l'anthropogénie de voir que les philosophies ont peu varié, et cela en raison de cloisonnements géographiques et politiques, mais surtout de l'ethos d'Homo assoiffé de réminiscence et de stabilité systémique. Si on compare une philosophie à une corde qui traverserait les époques, elle semble faite de torons qui s'enroulent et se soutiennent mutuellement. Nous nous contenterons de considérer le cas le plus complexe, celui de l'Occident, ce qui éclairera les autres. En effet, le parti occidental de ne voir partout que des touts composés de parties intégrantes (MONDE 2) a fait que les philosophies, elles aussi fonctionnant comme des touts intégrés, ont cette fois contrasté au point d'apparaître souvent comme des réfutations les unes des autres, en une suite dialectique de thèses, d'antithèses, de synthèses : empirisme/rationalisme, spiritualisme/matérialisme, déterminisme/indéterminisme, etc. Il est d'autant plus étonnant de vérifier là une constance de plus de deux millénaires, dont voici les torons majeurs :

(a) La postulation de l'adéquation du langage au Réel, par quoi le Réel est converti en Réalité, c'est-à-dire en un Réel adéquatement apprivoisé par Homo. D'où, chez Platon, l'idée que le philosophe doit uniquement s'occuper des "objets intéressants", ceux qui sont susceptibles d'être saisis par des formes intelligibles, et non des autres, tels les déchets ou les composés saugrenus. A travers tout l'Occident, les courants nominalistes, qui eux privilégient le singulier, ont toujours fait figure d'objections stimulantes mais à domestiquer, jusqu'à Peirce inclusivement.

(b) La pratique d'une disjonction logique oppositive et exclusive (l'étant est, le non-étant n'est pas), sans laquelle le langage ne saurait prétendre être adéquat au réel.

(c) La médiation dialectique, où, à condition d'être saisis comme une thèse et une antithèse, des éléments opposés donnent lieu à une synthèse, sans laquelle il n'y aurait pas de réduction des éléments à des touts formés de parties intégrantes : d'où les trinités de la matière et de la forme dans le vivant ; de l'être et du non-être dans le devenir ; de l'un et du multiple dans la procession et la récession de l'Un ; du Père, du Fils et de l'Esprit ; de la thèse, de l'antithèse, de la synthèse ; de la classe dominante, du prolétariat, de la société sans classe ; d'une Firstness, une Secondness, une Thirdness (Peirce) ; de la mère, du père et de l'enfant (psychanalyse).

(d) Le primat de la causalité finale, qui se subordonne les causalités matérielle, formelle et efficiente, jusqu'à postuler une "raison d'être" qui exige que les spécimens d'une espèce chez Plotin répondent non seulement à tels caractères mais à tel nombre, et qui chez Leibniz suppose que tous les événements arrivant à un sujet (de proposition et d'action) soient précontenus dans sa définition ; jusqu'à concevoir chez Kant un "mal radical", plus ou moins préfiguré par le Gloucester du Richard III de Shakespeare, le Méphistophélès du Faust de Goethe, Sade. D'où encore la fascination jusqu'à Valéry exercée par un Satan qui ne soit pas seulement un principe mauvais statique, comme celui de l'hébraïsme primitif et de l'Ahriman du Zoroastrisme, mais bien une "volonté" si suffisante, si "libre" qu'elle ne cherche même plus le bien. A quoi se raccroche la conviction qu'il y a un bonheur absolu, et qu'il est définissable comme une béatitude intellectuelle (la compréhension des fins), d'Aristote et Plotin à Thomas d'Aquin et Spinoza.

(e) La confiance dans l'apriori, inspirateur sous-jacent de Platon et déclaré de Kant, le plus souvent contrôlé seulement par la non-contradiction des théorèmes qu'on en déduit.

(f) L'ingénierie de plus en plus générale, comme intellection puis comme responsabilité à l'égard de la nature. Le démiurge de Platon, le premier mobile d'Aristote, le Noûs de Plotin, le Créateur du christianisme cocréateur depuis 1033, le Dieu de Descartes se plaisant aux voies les plus courtes, le grand horloger de Voltaire, l'Axiome de Taine sont tous des ingénieurs surdoués.

Il importe à l'anthropogénie de remarquer combien les six torons philosophiques ainsi retenus se soutiennent et se supposent mutuellement. Par exemple, pour obtenir la singularité qu'est l'argument ontologique (l'existence de Dieu déduite de son essence), qui se poursuit d'Anselme (XIe siècle) à Lavelle (XXe siècle), il a fallu la confiance dans le langage, la suffisance de l'apriori, l'implication réciproque de la raison d'être et de la finalité, la volonté radicale, et sans doute aussi une foi inébranlable dans la déductibilité du tout (to pan) qui culmine dans la procession et la récession de Plotin ou la Grande logique de Hegel.

Ainsi, la cohésion d'une philosophie est telle qu'à la fin de l'Occident, Hegel put conclure son Encyclopédie de la philosophie sur une page entière de la Métaphysique d'Aristote citée en grec, sans traduction et sans commentaire. De même, quand l'Occident était déjà quasiment révolu autour de 1950, Sartre fit sur la liberté de la conscience des déclarations où culminent deux millénaires et demi d'une apriorité allant jusqu'à la folie : la "conscience" ne saurait être atteinte par aucune influence des êtres extérieurs à elle, mais seulement s'influencer à leur occasion.

L'anthropogénie remarquera alors à l'intérieur d'un même parti philosophique la distinction des tempéraments, dont les deux principaux sont l'idéalisme et l'empirisme, ou plus fondamentalement l'endotropisme et l'exotropisme <6B>. Ainsi du couple occidental Platon/Aristote, ou du couple indien Çankara/Ramanuja. Que ce soient là moins des philosophies différentes que des pentes complémentaires d'une même philosophie a été souvent remarqué, en particulier par Kant et Bergson.

 

21C4. Le style des philosophies

 

Les théories préphilosophiques des choses, réalisées à travers des images, des musiques, des écritures intenses, nous sont apparues comme une conjonction plus ou moins extatique d'endotropie et d'exotropie. Au contraire, les philosophies, qu'elles soient idéalistes ou empiristes, donc plus endotropisantes ou exotropisantes, ont été largement endotropiques, c'est-à-dire que leurs instaurateurs et disciples y ont cherché d'abord la création d'un site mental d'où la Réalité voire le Réel leur devenaient disponibles par embrassement mental (techno-sémiotique) et par fusion rythmique <1A5>, grâce aux ressources de la parole et de l'écriture. C'est dire que toutes les philosophies, plus écrites ou plus langagières selon leurs partis, ont exploité les ressources endotropisantes du langage.

D'abord, l'ordre général des propositions y est une figure de la structure prêtée aux choses. Ainsi du dialogue linéaire éristique chez Platon, des notes accumulées chez Aristote, de la dissertation méthodique chez Plotin, des questions chez Thomas d'Aquin, des règles, du discours, des méditations, des principes chez de Descartes, de l'essai chez Locke, du traité critique chez Kant, du leitmotiv chez Hegel, de l'apophtegme chez Nietzsche, du dialogue rhizomatique chez Deleuze.

C'est jusque dans la texture du texte philosophique que tout est disposé pour réaliser la jouissance vaste et entretenue. Les présocratiques écrivirent en vers, Lao Tseu et Nietzsche en versets. Les sanskritistes jugent suprême le sanskrit de Çankara. Le rythme et l'horizon sont obtenus de façon feutrée mais constante dans la prose de Thomas d'Aquin, de Kant, de Hegel. Descartes, par ses effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, est aussi stupéfiant comme écrivain latin dans les Meditationes (gravement affadies dans leur traduction française) que comme écrivain français dans le Discours, et son cas est exemplaire parce que sans ces ressources langagières comment aurait-il eu le front d'affirmer qu'il pouvait "feindre" de n'avoir aucun corps et de n'être dans aucun lieu ni aucun monde ? Platon, à travers ses écrits pour grand public (exotériques), qui seuls nous sont parvenus, conjugue les ressources de tous les genres littéraires de son temps, en particulier théâtraux. Et Aristote ne semble faire exception que parce que nous n'avons de lui que ses écrits ésotériques, - des notes d'étudiants ou des notes à son usage propre, comme sans doute la Métaphysique, - et que nous avons perdu ses écrits exotériques, dont Cicéron nous assure qu'ils étaient un fleuve doré d'éloquence ("flumen aureum eloquentiae").

La traduction est donc aussi préjudiciable à la compréhension d'une philosophie qu'à celle de la littérature. Et la lecture de dix lignes d'un philosophe dans l'original (Tao Te King, Bhagavad-Gîtâ, Das Kapital) en apprend plus sur lui que de parcourir ses oeuvres complètes dans une langue étrangère qui ignore son mouvement, s'il est vrai "qu'une grande philosophie n'est pas une philosophie qui arrive mais une philosophie qui part" (Péguy).

 

21C5. La vulgarisation et la vulgarité des philosophies

 

Pour mesurer la liaison entre les philosophies et les cultures où elles naissent, l'anthropogénie accordera beaucoup d'attention à leurs expressions populaires, postérieures ou antérieures. Ainsi, en Occident, l'idée d'une Providence (videre pro, voir d'avance, prévoir) aura eu l'heureuse fortune de ramasser sous une forme véhiculaire les torons philosophiques de l'adéquation entre le langage et le Réel-Réalité <8E1>, de l'apriorité, de la force d'initiative de la causalité efficiente sous la rationalité de la causalité finale, de l'autarcie de la conscience. Le providentialisme fut si consanguin à la pensée de l'Occident que, quand l'Etat remplaça Dieu, naquit spontanément l'appellation d'Etat Providence. Et que Plotin (3,14), qui pourtant n'est pas familier des assimilations mythologiques, rapprocha PromètHeFs, apparenté au sanskrit Prâmathyius, producteur du feu, de PrômètHeïa, comprise comme providence.

Une autre réussite de la vulgarisation philosophique occidentale scolastique fut de diffuser chez tous, savants et humbles, qu'il y a quatre qualités attribuables à tous les êtres "en tant qu'êtres", et dites transcendantales en ce sens : l'unité, l'intelligibilité, l'appétibilité, l'activité ("ens est unum, verum, bonum, activum"). En d'autres mots, que tout être, dans la mesure où il est et tient ensemble, est thèmes d'intelligence et d'appétit, et qu'il réalise des passages de la puissance à l'acte. Du même coup, pour tout un chacun, contrairement à la tradition hébraïque, le mal comme mal fut mis en dehors de l'être, ou plus subtilement s'expliqua par un moins-être, comme le voulait Augustin. Les quatre causes d'Aristote, finale, efficiente, formelle, matérielle, ou encore la doctrine de l'âme et du corps comme forme et matière furent aussi des réussites populaires.

Une anthropogénie doit donc remarquer le rapport d'antécédence et de conséquence de la systémique d'une culture à la systématique d'une philosophie. En fait, bien avant le premier philosophe grec, dès la fin du VIe siècle avant notre ère, tout artisan rationnel grec commença d'être convaincu que l'être est un, vrai, bon, actif. Et aussi, bien longtemps avant Aristote, qu'il y avait quatre causes ; et que parmi les causes la cause finale couplée à la volonté était la plus décisive ; que les phénomènes ont une "raison d'être" ; que le jugement relève d'un esprit (noûs) qui en analyse et synthétise les éléments ; qu'il y a des fins pratiques définissables, déterminables, sériables, etc. De même, bien avant leurs premiers philosophes, tous les Chinois, parce qu'ils habitaient la Chine, gigantesque machine hydraulique, et que certains parlaient et écrivaient le chinois, langue à glossèmes monosyllabiques porteurs de tons, partageaient l'opinion qu'il n'y a pas de vérité monolithique, que toute affirmation contient déjà un certain contraire (la négation "wu" non exclusive), qu'il y a une conversion incessante de tout dans tout. Etc. Ainsi, une philosophie est non seulement vulgarisable, mais elle est vulgaire, véhiculaire, comme le geste-dialecte et l'écriture qui la portent et dont, pour une part essentielle, elle thématise les structures, les textures, les croissances.

Ceci délimite la fonction sociale des philosophies. Elle n'aura guère été de découvrir des vérités, souvent déjà pressenties et pratiquées dans leur milieu bien avant elles, et auxquelles, en prétendant les fonder et systématiser, elles n'ajoutent souvent que des exagérations fragiles. Ainsi de Descartes, qui cherchant à justifier une physique mathématique en plein essor, postula l'étendue comme idée claire et distincte : "Donnez-moi l'étendue et le mouvement et je vous construirai le monde." Ou Kant qui, cherchant les "conditions de possibilité" de la géométrie euclidienne et de la physique newtonienne également en plein essor, postula des formes a priori de la sensibilité, des catégories de l'entendement et des idées régulatrices de la raison, toutes trois fort controuvables.

La fonction sociale d'une philosophie n'est pas non plus de fournir une ligne de conduite "morale". On le voit bien dans la fameuse maxime où culmine la raison pratique kantienne : "Agis de telle sorte que la Maxime de ton Vouloir puisse chaque fois du même coup valoir comme Principe d'une Législation générale" (Handle so, dass die Maxime deines Willens jederzeit zugleich als Prinzip einer allgemeinen Gesetzgebung gelten könne.). Voilà bien les principaux torons du parti philosophique de l'Occident : maxime, vouloir, principe, généralité-communauté, loi édictable, réalisation de valeurs, etc. Mais en même temps rien qui prescrive ce que doit être une quelconque action concrète.

Reste que les théories des choses que sont les philosophies ont été anthropogéniquement fécondes. Par la rythmisation logique, langagière, textuelle qu'elles apportaient à leurs auteurs et aux cercles de leurs disciples. Par quelque participation avec l'universel ; ainsi de Plotin supportant avec constance les souffrances d'une longue maladie fatale. Par l'exercice de la systématicité et la recherche d'un fondement, si peu tenable qu'il ait été. Par une inspiration morale globale et globalisante au-delà des prescriptions particulières : cas de la maxime susdite de Kant, de la morale "dynamique" de Bergson, du "ama et fac quod vis" d'Augustin, des Béatitudes de Jésus selon Nietzsche et Jaspers. La dette des sentiments "transcendantaux" de la musique de Beethoven au transcendantalisme de Kant et des post-kantiens illustre assez ces avantages.

Ainsi, les philosophies ont survécu moins comme des corps de doctrine, souvent perçus stériles par la plupart, surtout depuis le passage au MONDE 3, que sous forme de quelques phrases et mots sonores, flous, mais animateurs par leur immensité : Sein, Zeit, Vernunft, Etre, Néant, Médiation, Noûs, Macromicrocosme, Ubermensch, Raison d'être, Idée, Possible, Compossible, Volonté, Représentation, Tao, Tch'an, Bodhi, etc. L'inexactitude, l'à-peu-près, le bluff ont joué un rôle décisif chez Homo dans cette pratique jouissive de l'endotropie rythmique et de l'éclair de l'Ultime. Quelle déconfiture pour L'Etre et le néant s'il se fût titré correctement : L'Etre et la néantisation ? Nietzsche, maître de l'apophtegme, eut le don des titres fracassants : Menschliches Allzumenschliches, Der Antichrist, Jenseitz von Gut und Böse, Umwertung aller Werte, Also sprach Zarathustra.

Ceci se comprend par le fait qu'une philosophie tient en indexations, comme la mathématique, ainsi que le montre la panoplie des philosophies proposée plus haut, mais qu'à la différence du mathématicien, qui explore les indexations pures (déchargées) et proliférant en très grand nombre par cette pureté même, le philosophe n'en retient que peu, d'ordinaire un couple, - yin/yang, lumière/ombre, a priori/a posteriori, synthétique/analytique, - et cela moins pour leur pureté que pour la vastitude de leurs effets de champ logico-sémiotiques ou tout simplement perceptivo-moteurs. Ses analyses psychologiques mises à part, la métaphysique de Plotin, pourtant réputé pour sa subtilité, peut se communiquer en un quart d'heure. Certaines philosophies, comme le zen, ont exercé la plus profonde influence surtout par quelques gestes de la tête, des mains, des pieds.

L'anthropogénie prendra garde pourtant qu'il est difficile de situer le foyer d'une philosophie, parce qu'elle tient en indexations. Nous venons de lire chez Kant : "Handle so, dass die Maxime deines Willens (...)", en insistant sur le caractère légaliste du reste de la proposition : Maxime, Prinzip, Gesetzgebung. Mais l'important n'était-il pas, au contraire, le singulier inhabituel de "handle" et de "deine", faisant que la responsabilité dernière incombait à l'individu, dans une perspective luthérienne et rousseauïste, les termes légaux n'étant que seconds et s'expliquant par le formidable prestige du Droit entre 1789 et 1850. Der Antichrist est un tel contresens sur l'Occident, parce que Nietzsche était plus moraliste que philosophe, et qu'il vit dans le premier millénaire gréco-romain-chrétien-stoïcien un mouvement de répression moralisatrice et légaliste, alors qu'il s'agissait fondamentalement d'apocalypse de la lumière (johannique, paulinienne, plotinienne, origénienne, augustinienne, érigénienne), ou encore de grande Ame (stoïcienne) et de Corps unanime (paulinien et plotinien), les imprécations morales, rares et courtes, s'adressant à l'Ombre, dénégation de la Lumière, bien plus qu'aux comportements (les préceptes de conduite tiennent une place infime dans les Epîtres de Paul).

L'influence anthropogénique des philosophies a du reste fort varié d'après les civilisations. Le taoïsme et le confucianisme, justement parce qu'ils furent des théories "exigeantes mais disponibles", comme il a été dit plus haut, ont pénétré les moindres détails de la vie chinoise quotidienne. Les Upanishad, en raison de leur pratique à la fois "stricte et protéiforme", habitent encore les discussions de l'Inde d'aujourd'hui. Le statut ambigu des philosophies arabes et hébraïques valut aux premières de figurer dans les hérésies socialement tolérables, et aux secondes d'animer à travers le peuple juif une défiance à l'égard des vérités définitives et le culte d'une turbulence échangiste et contractuelle. Au contraire, le caractère très méthodique de la philosophie de l'Occident en fit l'apanage de cercles fermés, se gardant des intrus par les formes hautaines plus encore que par les contenus.

 

21C6. Les compensations des philosophies

 

Leur statut ambigu permet de comprendre que, sous les philosophies, ont coulé partout et toujours, refoulées ou du moins souterraines, des saisies compensatoires ou complémentaires. Ainsi de l'illuminisme dionysiaque et orphique sous l'Occident apollinien et formel. La bhakti, dévotion tendre, sous la cosmicité de l'hindouïsme central. L'amidisme, pratique de miséricorde sociale (il n'y a pas de salut individuel avant d'avoir assuré le salut de tous) sous les austérités du zen japonais. Un certain animisme et un gnosticisme sous le plotinisme, dont l'exigence intellectuelle croyait pourtant les combattre.

On rangera aussi dans les complémentations ces quelques exclamations foudroyantes qui éclatent en contradiction avec un axe philosophique et ses torons. Tel, pour Occident, le vers de Pindare : "L'Homme est le rêve d'une ombre", que Shakespeare répercute deux millénaires plus tard : "Life's but a walking shadow (...), a tale told by an idiot". Ou la formule d'Héraclite : "De toutes choses le conflit est le père", qui résonne encore chez Hegel. Ou la déclaration du Sophocle d'Oedipe à Colonne, que "Le mieux est de n'être pas né".

En tous ces cas, le lecteur ou l'auditeur admire, il est sensible à la force de la phonosémie, il acquiesce peut-être même un instant. Mais sa mouvance philosophique principale reste assez constante pour qu'il ne soit pas ébranlé dans sa rythmique de base et son horizon. Ceci montre a contrario le rôle nécessaire de la redondance, camouflée par la variation de la paraphrase <17F7>, dans la production et la reproduction des systèmes philosophiques.

 

21C7. Le plasticisme philosophique grec

 

Nous avons observé combien les théories des choses préphilosophiques étaient plasticiennes, avec seulement des pentes plus analogisantes ou plus macrodigitalisantes. Il faut ajouter qu'il en est allé largement de même dans les philosophies, et que même celles qui se sont voulues le moins charnelles et le plus objectivantes, comme la grecque, ont longtemps obéi à un plasticisme inévitable chez un primate manipulateur, transversalisant, rythmique, et qui manie jusqu'à ses idées.

 

21C7a. Un plasticisme matériel : les Ioniens

Sous la pression de l'artisanat grec, rationnel, le plasticisme philosophique commença par chercher l'élément matériel fondamental, qu'il conçut comme un stoïkHeïon. Le mot, de la racine *stikH (aligner), désigne "le petit trait aligné, le caractère d'écriture non pas comme distinct ou isolé, mais en tant qu'élément constitutif de la syllabe et du mot" (Bailly). Autant dire que, dans le MONDE 2, les stoïkHeïa furent par excellence ces "parties intégrantes" à partir desquelles on croyait pouvoir construire des "touts intégrés", et pour finir le Tout intègre qu'était censé être le Cosmos-Mundus. Entre les éléments et les touts, puis le Tout, courait l'analusis (analyse, lusis ana, décomposition remontante), et inversement la suntHesis (synthèse, sun, tHesis, mise ensemble d'éléments d'abord détachés). La racine *stikH précise néanmoins que, dans cette double course, le rangement est essentiel ; chez les présocratiques, kosmos (ordre) est fréquemment lié à taksis (ordre par rangement). Ceci est capital pour comprendre comment en Grèce la physique appela la mathématique (théorie générale du trait-point <19A>), mais aussi comment dans cette vue l'ordinalité des nombres l'emporta toujours sur leur cardinalité (ce sont sans doute les Indiens, relayés par les Arabes, qui renversèrent cette situation).

Dans cette circonstance, l'élément premier (stoïkHeïon) a été celui dont la plasticité paraissait engendrer plastiquement les autres. Ce fut l'eau pour Thalès, l'air pour Anaximène, le feu pour Héraclite, à quoi Empédocle ajouta la terre, avant de lier les quatre éléments recensés par la gravitation, c'est-à-dire par l'Amour et la Haine. Selon la "juste distance" grecque abstractive, Anaximandre envisagea même une "plasticité pure", une " plasticité comme telle", l'apeïron, le non-déterminé (a-, peiras, terme, borne). Sur une autre pente de la même contemplation, Démocrite s'avisa que toutes les figures pouvaient être obtenues à partir d'éléments neutres insécables, variant seulement en quantité et en position (en rangement, taksis), les atoma (a- négatif, temneïn, couper), qui devinrent nos atomes.

Ainsi, les anciens Ioniens aperçurent les choses selon un Kosmos (ordre), une PHusis (engendrement), une Taksis (rangement) communs au Grand et au Petit, en un macro-microcosmisme (Kranz), où elles étaient au sens le plus fort toutes-ensemble (xun-pantôn) dans une similitude plastique universelle. Et ils conçurent à cette occasion le plus grand bonheur intégrateur qu'Homo ait jamais éprouvé : "Olbios, os tHeïôn prapidôn ektèsato ploûton" (Heureux-riche, celui qui a acquis la richesse des pensées-intimes-sensibles-intelligibles des dieux!). Sculptés, les KoFroï et Koraï archaïques ont toujours les poumons pleins.

 

21C7b. Un plasticisme géométrique et numérique ordinal : Platon

Mais la similitude macro-microcosmique absolue de tout avec Tout ne se réalisait-elle pas le plus sûrement dans les proportions (harmonia), où se croisent au mieux la totalisation perceptive propre aux formes géométriques et l'ordinalité des nombres ? Presque en même temps que les Ioniens jouaient avec l'eau, l'air, le feu, une autre voie se dessina en Italie, à l'autre bout du monde grec, où les pythagoriciens (puisque de Pythagore nous n'avons que des légendes) élirent comme élément premier non plus des glossèmes pleins (feu, terre, eau, air, indéterminé, atome), mais les index déchargés (purifiés) de la mathématique, c'est-à-dire les lignes et les chiffres. Cette opération également plasticienne eut lieu sous une forme d'abord tactile, auditive, visuelle, même a posteriori, puisque, après avoir repéré l'ordre des astres, elle s'appliqua à diviser harmoniquement des cordes de cithare et à explorer la combinatoire de petits cailloux (calculi, calculs) mis justement en rangs (taxis). L'enthousiasme fut tel que le sage crut avoir trouvé là la source de la musique et du monde, mais aussi de la morale.

Et en un siècle ce plasticisme a posteriori devint a priori. Le Démiurge de Platon, artisan grec rationnel qui prépare le Créateur ingénieur du christianisme cocréateur de l'an 1000, construit son cosmos en assemblant les polyèdres élémentaires, élevés au statut d'"idées" éternelles. Lesquelles, qu'on ne s'y trompe pas, demeurent plasticiennes. Les ideaï, les idées-figures, et les eïdè, les formes essentielles, sont de la même racine *Fid que eïdeïn (videre, voir), et, dans le mythe de la caverne de la République, une lampe posée par derrière projette leurs proportions sur un mur.

Les proportions (plastiques) platoniciennes, très géométriques et très ordinales, consonnèrent si bien avec les torons philosophiques de l'Occident qu'on les retrouve exaltées vingt siècles plus tard chez Descartes. Car ce sont bien elles qui, dans sa géométrie analytique, relient l'algèbre et la géométrie, les rangeant l'une par l'autre. Et qui, dans son Monde non publié, gouvernent sa physique d'un univers plein, où la moindre modification d'une forme en un point altère (instantanément ou presque ?) toutes les autres formes.

 

21C7c. Un plasticisme topologique : Aristote

L'Aristote du De historia animalium fut alors, avec ses disciples, un événement dont on commence seulement à mesurer les implications. Pour la première fois, quelques spécimens hominiens osèrent considérer que les choses ne comportent pas seulement des frontons de temple triangulaires, ni même des cordes de harpes exactement divisibles, mais aussi des femelles fécondées par des mâles, des petits qui naissent, grandissent et meurent.

Or, ces états-là de choses ne se satisfont nullement des polyèdres générateurs platoniciens, ils supposent bien plutôt, dans les feuillets de l'embryogenèse, les sept catastrophes élémentaires que sont le pli, la fronce, la queue d'aronde, l'aile de papillon, les trois ombilics elliptique, parabolique, hyperbolique de la topologie différentielle. Du même coup, puisque pareilles formes concrètes (les morpHaï, dont vient le dieu Morphée) sont en devenir selon la génération et la corruption, le plasticisme aristotélicien, outre l'espace, allait devoir impliquer le temps, ce "nombre <ordinal> du mouvement selon l'avant et l'après". La Physis était enfin considérée dans son fond, puisqu'elle signifie bien cette fois l'action-passion d'engendrer (*pHu, sis).

La plasticité en devenir reconnue par les aristotéliciens appela une nouvelle ontologie, où les vivants résultent de formes vivantes dont la mise en place dans la matière demande du temps. Ainsi furent-elles conçues comme des actes qui animaient des matières déjà qualifiées ("secondes"), et cela à mesure que celles-ci étaient capables, ou en puissance, de les recevoir. Prenons le cas d'un spécimen hominien. Sous la force actualisatrice du sperme paternel, la matière maternelle était d'abord, une fois qu'elle en était susceptible, animée d'une forme végétale ; puis d'une forme animale ; enfin d'une forme rationnelle ; à mesure de ses susceptibilités. Les scolastiques médiévaux résumérent cela dans une formule rapide : forma educitur e potentia materiae (la forme est "é-conduite" de la puissance <susceptibilité> de la matière).

A cette ontologie répondit une épistémologie, qui connut la même fortune doublement millénaire. Pour saisir dans un être vivant la forme active (générique, substantielle), il faut laisser tomber ce qui y est individuel (non datur scientia de individuo) et ne garder que la généralité propre à son espèce et à son genre. C'est ce qu'on appela l'abstraction délimitatrice et totalisatrice (abstractio praecisiva totalis), dégageant dans le cheval la chevaléité, dans l'homme l'humanité. De quoi naîtra au Moyen Age la classique Querelle des Universaux : l'idée de la chatéité touche-t-elle dans les chats une réalité ou est-elle seulement un artefact commode pour grouper opératoirement les chats ? D'Aristote à Thomas d'Aquin, à Duns Scot et à Peirce, les aristotéliciens pensèrent à peu près : la chatéité est assez réelle, en ce qu'elle répond à une espèce naturelle ; et elle est peu réelle, en ce qu'elle est une généralité, et que dans le réel il n'y a que des spécimens et non des espèces.

Les vues aristotéliciennes introduisirent Homo théoricien des choses, jusque-là fort endotropique et autarcique, à une première exotropie exigeante, et on sait combien le maître et plusieurs de ses disciples immédiats furent grands observateurs de faits naturels. Il n'y avait guère que les médecins et surtout les chirurgiens qui avaient inauguré pareille approche, et cela depuis l'Egypte, à lire la façon dont certains papyrus égyptiens distinguaient les aspects magiques, sémiotiques et factuels dans les remèdes de la maladie.

Néanmoins, même chez Aristote, c'est toujours l'endotropie spontanée du cerveau hominien qui finit par dominer. Ses observations se déroulent au sein de la conviction que les genres sont éternels, au point que la Physis entière, comme Kosmos et comme Taksis, est englobée dans une pensée de pensée (noèsis noèseôs) et sous un moteur qui meut sans être mû (kinei ou kinoumenon). Dans l'univers, Homo demeure bien chez lui, et quant à son horizon, et quant à son désir de rythme, puisque tout ce qu'il observera jamais, est-on sûr, viendra conforter une certaine harmonie de similitudes intelligibles, sources de l'intelligibilité et de la jouissance ultimes. La vie théorétique (bios tHeorètikos) est la conduite suprême de l'anthropos, parce que, malgré la valeur du plaisir physique, elle assure la plus constante harmonie. C'est sans doute en raison de cette exotropie très limitée, et de cette endotropie définitive, que, vu le caractère très endotropique du cerveau d'Homo, la biologie aristotélicienne a régné presque solitaire pendant deux mille ans dans le monde occidental et dans le monde arabe.

L'anthropogénie vient d'insister longuement sur les trois nuances principales du plasticisme grec : matériel, géométrique, topologique. Il le fallait, parce que, en Occident et ailleurs, le plasticisme est un toron philosophique qui a résisté même à la victoire des sciences exactes. Quand Pasteur jusqu'à sa mort voulait erronément que la fermentation ne tienne pas à des propriétés chimiques isolables du ferment, mais suppose le ferment vivant entier, il continuait quelque chose des vues holistiques d'Aristote. Quand Dirac vieillissant voulait qu'une théorie physique fût d'autant plus vraie qu'elle était plus symétrique, il continuait dans la première moitié du XXe siècle, quelque chose des vues proportionnantes de Platon. Encore aujourd'hui, René Thom, initiateur de la théorie des catastrophes, conçoit l'intelligibilité comme une saisie intuitive plasticienne, et sa Sémiophysique privilégie l'embryologie selon Aristote, sans jamais faire état de cette autre espèce de formations biochimiques que sont les formations aminées <21E2a>.

 

 

21D. L'indexation pure des indexables physiques : l'archimédisme

 

C'est pourtant avec ce plasticisme endotropisant que rompit, il y a 2,3 mA environ, l'archimédisme, dans la rupture la plus violente de l'anthropogénie, parce qu'elle allait radicalement à contre-courant du désir naïf d'Homo manipulateur plasticien.

 

21D1. L'éclat d'Archimède (-250)

 

L'éclat d'Archimède a consisté à retenir dans la Physis (engendrement généralisé) ce qui y était indexable par des index purs ou déchargés, et à concevoir la théorie des choses comme un ensemble cohérent d'indexations pures des indexables purs. La physique obtenait ainsi une extraordinaire cohérence de l'étendue, où pour les mêmes choses (causes) les mêmes mesures seraient valables en tout point et pour chacun. Et une extraordinaire cohérence de la durée, où chaque état antécédent d'indexables était relié à des états conséquents d'indexables selon des index fixes pour un système isolé. Ce nouveau rapport de l'avant et de l'après spatial et temporel supposait une définition de la causalité efficiente qui ne fût plus celle d'un agent agissant en vue d'une fin, mais d'une consécution intrinsèque à des indexations d'états. Cette fois, le plasticisme d'Homo était déjoué jusqu'à sa base, et l'exotropie vérifierait et si besoin disqualifierait constamment l'endotropie.

On a retenu l'anecdote d'Archimède dans sa baignoire et remarquant le comportement d'un corps dans l'eau quand le poids de celui-ci est inférieur au poids du volume d'eau qu'il déplace, et qu'en conséquence il flotte. En pareil cas, tout était indexable, le volume et la densité (poids par volume), tandis que le déplacement lent du solide dans le liquide permettait de saisir intuitivement la nouvelle causalité comme une consécution intrinsèque d'états suivant le rapport entre le volume du corps et le volume d'eau déplacé par le corps, et de conclure que les relations des index et des indexés des deux variables indépendantes (volumes, densité) rendaient compte et raison du phénomène d'une manière bien plus opératoire que les harmonies pythagoriciennes, les formes exemplaires platoniciennes, les attractions appétitives aristotéliciennes.

La révolution d'Archimède fut brusque, et on l'imagine se bouclant pour l'essentiel en quelques jours ou quelques semaines, mais elle supposa de nombreuses couches de préparation. (a) Le premier passage opéré par Aristote à un plasticisme exotropique dans l'observation des vivants. (b) L'introduction implicite par le même d'une variable "t" dans l'examen des phénomènes de génération et de dépérissement. (c) La distinction, toujours par Aristote, du tekmèrion, indice dont l'indicialité tient à la nature d'un être, d'avec le sémeïon, indice dont l'indicialité est tantôt intrinsèque tantôt seulement extrinsèque. (d) La théorie générale des indexations pures d'Euclide, ainsi que d'Archimède lui-même en tant que mathématiciens. (e) L'envahissement, dans les conduites ambiantes, de la logique stoïcienne, qui était en train d'adjoindre au syllogisme aristotélicien, statique et ontologisant, une approche dynamique sous la forme temporalisante : "si...alors". (f) L'histoire causale introduite deux siècles avant par Thucydide, et où étaient décrits des états de choses et leurs consécutions obligées (ligare, ob), ou intrinsèques <22B6b>. (g) L'attitude séculaire de l'artisan grec, rationnel. (h) L'idée de plus en plus affirmée que le démiurge des choses était un principe rationnel. (i) L'écriture grecque égale, complète, transparente, depuis -700 <18D>.

A quoi on ajoutera les torons de la philosophie occidentale tout entière, quand nous l'avons vue repérant partout, jusque dans la compréhension des vivants et même du vivant "raisonnable" qu'est Homo, des mobiles et des poussées allant vers des buts (causes finales), donc décrivant des trajectoires (jacere, trans), et cependant susceptibles de diverses formes de freinage ou de déflexion, en un jeu d'action et de réaction dans des étendues et dans des durées définies. Ce qui, à travers le parallélogramme des forces, est un imaginaire qui soutiendra toute la mécanique classique, et qu'on ne trouve pareillement thématisé nulle part hors de l'Occident.

 

21D2. Le rejet de l'archimédisme (-200)

 

L'archimédisme était un instrument d'efficacité technique stupéfiant. Et aussi une occasion de plaisir théorique et pratique, vu que les choses appréhendées s'y connectaient de proche en proche mais aussi par croisements confirmants, en un rythme et sur un horizon d'un genre nouveau. Déjà pour les perfectionnements qu'elle promettait aux armes, pareille approche aurait donc dû connaître un succès instantané et soutenu. Pourtant, à peine né, l'archimédisme disparut du centre de la scène pour plus d'un millénaire et demi, laissant la place presque nette au plasticisme géométrique de Platon <21C7b>, et surtout au plasticisme topologique d'Aristote <21C7c>, du reste amputé de son souci d'observation naturaliste, donc de sa dimension exotropique. Ceci doit avoir eu des causes anthropogéniques profondes.

On invoquera d'abord la mentalité grecque. Pour comprendre la plupart des actions mécaniques de façon archimédienne, comme la trajectoire d'une flèche, la géométrie euclidienne ne suffisait plus ; il y fallait un calcul différentiel, permettant de chiffrer des courbes, des courbures. Archimède approcha ce calcul par sa méthode d'exhaustion, qui permettait de passer des indexations du courbe à celles du rectiligne à travers des approximations successives. Or ce genre de démarche semble avoir répugné profondément au rationalisme grec de la transparence adéquate de l'être au noûs (esprit harmonique), et en particulier à ce que Spengler a appelé sa fantasmatique de stéréométrie. Déjà les formes aristotéliciennes en croissance et en dépérissement exigeaient le même calcul, mais elles ne le provoquèrent pas, et les aristotéliciens se contentèrent de l'évidence apparente des mouvements "appétitifs" censés réaliser le programme des formes, sans chercher à les calculer. Ce qui confirme que leur exotropie demeurait assez endotropique pour rassurer Homo ancestral.

D'autre part, l'approche archimédienne dans son premier moment se limita à la physique comprise comme mécanique. Or les Grecs, culturellement fascinés depuis Pindare par l'héroïsme des forces anatomiques de l'athlète, furent sans doute peu attirés par ces abstractions. Les historiens de la technique ont signalé qu'ils connurent l'effet de la vapeur sur un piston dans un cylindre, bref le principe de la machine à vapeur, sans l'employer qu'à des fins plus merveilleuses qu'utiles.

Tout cela est vrai, mais une anthropogénie doit remarquer que le rejet de l'archimédisme, qui a duré vingt siècles, a résulté de raisons plus générales, qui tiennent à la condition d'Homo comme tel. (a) L'indexation pure des indexables traçait tout à coup un domaine de constatations, d'articulations, de consécutions, de définitions réitérables, comparables, controuvables, généralisables, critiquement variables, strictement communicables ; et cela fut sans doute d'abord insolite pour un primate jacassant et chamailleur, habitué à établir ses vérités à partir du bluff de l'argumentation et de l'éloquence philosophiques, religieuses, politiques, commerciales. (b) D'autre part, la chute dans une exotropie presque sans contrepartie endotropique fut également peu tolérable pour Homo endotropisant, habitué aux sécurités et aux jouissances du plasticisme et de la causalité finale. (c) De même, la prise en compte des conditions de l'observation et la relativité du résultat répugnaient au désir de généralisation habituel à Homo. Pour ces raisons au moins, l'archimédisme ébranlait trop l'escroquerie inhérente à l'ethos hominien <25B7>, et allait même supposer un déplacement de cet ethos qui demanderait des siècles et serait le dernier avatar de la civilisation occidentale <28B1>.

 

21D3. Le triomphe de l'archimédisme (1600)

 

Néanmoins, après un millénaire et demi de latence, l'indexation pure des indexables ressurgit et connut même un développement explosif. Cela aussi l'anthropogénie doit en situer les raisons.

Le Dieu chrétien, qui crée un cosmos-mundus à partir de rien, était non seulement intelligent et esthétique comme le démiurge platonicien, mais il était aussi volontaire qu'efficace, donc ingénieur en puissance. Lorsque, à partir de 1050 <13J>, Homo occidental se perçut cocréateur et responsable de l'aménagement de la nature, devenu ingénieur, il monta si haut les voûtes de ses cathédrales que la pratique empirique n'y suffit plus, et il s'adjoignit de plus en plus souvent des maquettes et des schémas où se vérifiait la fécondité des indexations pures de pesées et de contrebutements et où se recommandèrent les perspectives linéaires qui aboutirent au De prospectiva pingendi de Piero della Francesca, permettant de totaliser des indexations exactes et multiples par un seul regard, comme y insiste Vinci. Parallèlement s'enracina un nominalisme, qui, loin des généralités plastiques des formes substantielles et des facultés aristotéliciennes, attira l'attention sur les singularités seulement indexables des choses.

La longue histoire de l'argent eut son rôle aussi. Depuis les Phéniciens et les marins grecs c'est lui qui avait favorisé les écritures contractuelles puis transparentes requises pour des indexations exactes. Lui qui imposa l'idée d'un échangeur de plus en plus neutre et abstrait, et par là permettant les indexations strictes de la merx (échangeable, marchandise). Lui qui, vers 1450, s'appliqua non seulement aux échangés mais à lui-même, acceptant son auto-engendrement dans le prêt à intérêt, d'abord réservé aux Juifs, puis s'étendant aux Chrétiens sous l'urgence des projets fomentés par le nouvel esprit cocréateur. Lui encore qui a développé, comme effet latéral, l'idée d'une liberté de choix, ou libre arbitre, en ce que, comme échangeur neutre, il permettait d'établir des équivalences entre les "choses" les plus diverses. Enfin, il initia Homo à la fécondité des index purs, au point que le mot "écritures" deviendra un jour synonyme de comptes et de transactions financières.

Alors, au XVIe siècle, les premiers corpus d'indexation des indexables physiques commencèrent à s'établir, et, comme dans les débuts de l'écriture, ce furent à nouveau les astres qui, selon le goût d'Homo pour leurs indices très indexables, bénéficièrent les premiers du nouveau traitement, chez Copernic, Kepler, Galilée. Bientôt, au tournant de 1600, Galilée fit descendre la mécanique du ciel sur la terre dans les premières lois de la chute des corps. Quelques années plus tard, Pascal, lui-même indexateur exact des états des fluides ou de la cycloïde, et du même coup mathématicien d'un calcul d'exhaustion s'ouvrant au calcul infinitésimal, allait s'exclamer parlant d'Archimède : "Oh! qu'il a éclaté aux esprits!".

Pour que se développât la science moderne, les indexables n'eurent plus qu'à élargir leur généralité : quantités de mouvement chez Descartes, forces chez Newton et Leibniz, énergie conservée mais dégradée comme énergie utile pour le XIXe siècle, énergie globalement dégradée mais localement regradable pour le XXe. Trois siècles d'idylle s'ensuivirent. L'indexation pure des indexables se confirma comme une opération demandant de l'imagination pour concevoir des hypothèses, et du savoir-faire pratique pour les vérifier, sans mise en doute des fondements. Témoignent bien de cette candeur les vues de Kant sur les conditions de possibilité de la physique newtonienne jugée par lui infaillible à la fin du XVIIIe siècle, puis celles de Stuart Mill sur l'induction à la fin du XIXe siècle, moment où plusieurs finirent par croire que la Physique était virtuellement achevée. Homo avait perdu le confort de l'endotropie et du plasticisme, mais il avait celui de la raison, d'un mot qui, après avoir exprimé la proportion, s'étendit à n'importe quel calcul à portée concrète.

Ainsi la science archimédienne fut d'abord une sorte d'apothéose du continu distant du MONDE 2. Ce n'étaient plus seulement les phénomènes particuliers qui apparaissaient comme des touts composés de parties intégrantes, mais l'univers des choses tout entier embrassé par la gravitation de Newton, laquelle avait du même coup tracé un espace-temps dit absolu, où tous les phénomènes étaient situables spatio-temporellement moyennant le groupe de transformations de Galilée. Ainsi entendue, la théorie des choses se résuma dans le fantasme de Laplace d'un univers dont tous les états pouvaient être calculés rétrospectivement et prospectivement, moyennant l'indexation stricte de tous ses indexables stricts à un moment donné.

 

21D4. La "crise des fondements" (1900)

 

Mais, dans la physique archimédienne comme dans la mathématique et la logique, - ainsi du reste que dans les arts et les lettres, - il se produisit, autour de 1900, une crise des fondements qui fut un des principaux signes du passage du continu distant du MONDE 2 au discontinu du MONDE 3. Deux interrogations alors ouvertes intéressent particulièrement l'anthropogénie. D'une part, la notion même d'indexation parut moins évidente que prévu ; on se rendit compte qu'en rigueur la simple prise d'une température par un thermomètre était une opération complexe qui n'avait de sens que dans le cadre d'une théorie, laquelle en retour ne se comprenait que moyennant des thermomètres, en une sorte de circularité de l'évidence manieuse et manipulatrice. D'autre part, une théorie comme la Relativité généralisée s'appuyait sur une géométrie, celle de Riemann, qui ne fournissait plus les évidences immédiates, vraies ou supposées, que permettait l'espace absolu euclidien où se situait encore Newton. Il en allait de même des discontinuités des Quanta en regard de la continuité intuitive des équations différentielles du même Newton.

Ces observations confirmèrent l'idée que la "théorie physique" (tHeoria pHusikè, disait déjà Aristote) n'était pas une collection de phénomènes indexables un à un, - telles la force (f), la masse (m), l'accélération (g), - dont on relierait ensuite les indexations par le calcul, mais que chacun de ces trois termes s'y définissait d'abord indexalement par les deux autres, f = mg, m = f/g, g = f/m. La validité de pareilles équations se mesurait à ce que leurs relations, si loin qu'on les développe, non seulement correspondaient à tous les phénomènes physiques connus auxquels elles étaient reliées par un "dictionnaire", mais encore permettaient de prévoir d'autres phénomènes moyennant les mêmes protocoles d'emploi. C'est sur quoi insista, autour de 1900, le pragmatisme de Mach et de Poincaré (qu'on ne confondra pas avec le pragmaticisme scotiste de Peirce, du reste lui aussi appelé d'abord pragmatisme <24B1>).

L'opinion crut parfois que les Relations d'incertitude de 1927 confirmaient le scepticisme pragmatique, puisqu'elles signalaient que toute indexation physique dépend, pour finir, de la longueur d'onde de la lumière indexatrice, avec pour résultat que la précision sur la direction d'une particule indexée se paie par une imprécision sur sa vitesse, et réciproquement. En fait, au contraire, les Relations d'Heisenberg engageaient l'observé, l'observateur et le moyen d'observation l'un dans l'autre selon des variations elles-mêmes archimédiennes, quoique parfois statistiques pour certains "trains de possibilités". L'archimédisme ne perdait donc pas son essence. Seulement, comme la Relativité et les Quanta, les Relations d'incertitude mettaient à mal l'intuition plasticienne spontanée chez Homo. Il faut consacrer la fin de ce chapitre à en mesurer les implications anthropogéniques. On peut les résumer en une formule : le passage du Cosmos-Mundus à l'Univers. Ou plus complètement : le passage des Cosmos-Mundus-Dharma-Tao-Quiq-Kamo traditionnels à l'Univers.

 

 

21E. Du cosmos-mundus à l'univers sous l'action de l'archimédisme

 

Déclarons la modestie des vues qui vont suivre. Ce qui appartient à une anthropogénie ce n'est pas de décider de la valeur des thèses des physiciens, des chimistes et des biologistes ; c'est leur affaire à eux, seuls compétents. Mais bien de dénombrer celles de ces thèses qui, comprises bien ou mal, et parfois même déformées, déteignent sur des populations considérables et transforment plus ou moins radicalement leur imaginaire, cette combinaison d'imagination et de fantasmes, c'est-à-dire d'objets entourés d'effets de champ <7J>.

Selon que ce chapitre vient d'en refaire le parcours, Homo a depuis son origine construit des environnements "à son image et à sa ressemblance" : cosmos-monde gréco-romain (disposition cosmétique, non-immonde), dharma indien (ordre comme subarticulation indéfinie), tao chinois (principe protéiforme mais constant), kamo polynésien par rapport auquel Homo est do kamo (vivant par excellence), quiq précolombien (sang, sève, race, lignée tant des animaux que des plantes et même des paysages formés). Toutes ces conceptions sont plus ou moins plasticiennes, exemplaristes, au sens que les formes y correspondent aux manipulations hominiennes, et que d'autre part elles y résultent de processus plasticiens au sens fort, c'est-à-dire ayant pour fin de produire ces formes avec leurs particularités et généralités, et pas d'autres, donc artisanalement, démiurgiquement.

Or, à voir les résultats de l'archimédisme récent, outre que la forme hominienne apparaît comme une forme parmi les autres, les formes naturelles en général ne résultent pas de processus plasticiens au sens fort <21C7>, mais bien de processus qui ne sont pas pré-vus (vus d'avance, comme par un artisan démiurge), ni volontairement, ni rationnellement, ni naturellement, pour produire ces formes ; ils auraient pu en produire d'autres, elles aussi (largement) imprévisibles avant coup.

Alors, pour remplacer "cosmos" ou "monde", trop anthropomorphiques, "univers" ne convient pas mal. Le substantif neutre Universum a été introduit par le De natura deorum de Cicéron, et il présente l'avantage, comme beaucoup de mots latins, d'être vague. Univers affirme seulement que les choses constituent un "versus unum", un tourné-vers-l'un, voire un tourné-vers-un, sans l'article défini, lequel n'existait pas en latin. Il ne préjuge rien des voies et des degrés de l'unité en cause, sinon qu'elle est censée comprendre (prehendere, cum) ce qui est atteint (atteignable) par l'indicialité et l'indexalité d'Homo, qui en est un relais. Au contraire des termes "cosmos", "mundus", "dharma", "tao", "quiq", "kamo", rien dans Universum ne garantit que le Réel ne déborde pas grandement la Réalité, entendue comme le Réel apprivoisé par les signes et les désirs hominiens. Rien n'y dit que les façons d'agir et de pâtir des "choses" correspondent aux moeurs d'Homo. C'est dans cet esprit que nous envisagerons le nouvel imaginaire archimédien des formations de l'univers minéral <21F>, de l'univers vivant <21G>, de l'univers techno-sémiotique <21H>, bien que beaucoup de caractères "universels" se retrouvent dans les trois.

 

 

21F. Du cosmos à l'univers (voire "infinite multiverse") en physique : les formations minérales physico-chimiques (vs plasticiennes)

 

21F1. Un âge universel pointable

 

Parmi les résultats de l'approche archimédienne, c'est sans doute l'idée d'un âge indexable de l'Univers qui affecte le plus l'imaginaire populaire du MONDE 3. Cet âge a découlé, dans les années 1930, des observations sur la fuite des nébuleuses, qui fut conçue vers 1940 comme la poursuite d'un big bang initial, lequel est devenu imaginairement saisissable depuis 1964 à la suite de la découverte du rayonnement isotropique (identique quel que soit le point de l'Univers) à 2,7 K¡, considéré comme son fossile.

Les dix à quinze milliards d'années allégués habituellement depuis n'ont ni l'étroitesse classique des 4000 ans du Discours sur l'histoire universelle de Bossuet, ni la pluralité démesurée (indéfinie) de la Grande Année de l'Inde. Ils sont considérables, mais concevables moyennant quelques efforts d'imagination calculatrice. Du reste, il y est question d'indexations purifiées (archimédiennes), puisque, en prenant pour point de départ le big bang, la "quantum gravity era" est parfois datée de 10-43 seconde, la "probable era of inflation" de 10-35 seconde, la formation des protons et neutrons à partir de quarks de 10-5 seconde, la synthèse des noyaux atomiques de 3 minutes, les premiers atomes (d'hydrogène et hélium) de 300.000 ans, les premières étoiles, galaxies et quasars d'un milliard d'années, nos modernes galaxies de 10 à 15 milliards d'années <Sc.Am.dec.99,2000>. Ce qui a pour effet que les spécimens hominiens s'apparaissent là dans une relation à la fois d'appartenance et de décentrement. Où leur naissance et leur mort prennent un sens autre, celui d'un épisode. Evénement (venire, ex) particulier dans un événement plus général.

Les récentes descriptions de la mort des soleils semblables au nôtre mettent au concret ce genre d'appartenance. On y suspecte que leur collapsus, où la combustion du carbone remplacerait la combustion d'hydrogène et d'hélium, pourrait être très court, de l'ordre de trente mille ans. A travers des études de ce genre, la fin de l'étoile devenue notre Soleil prend un visage. Et Homo solaire, à sa mi-course, avec cinq milliards d'années de passé et cinq milliards d'avenir, s'en imagine d'autant mieux comme état-moment d'Univers.

 

21F2. Un univers linéaire ou cyclique (cycloïdique), temporel ou éternel, voire un "infinite multiverse"

 

Autant qu'à l'âge de leur Univers, les spécimens hominiens, qui ont une naissance, un développement et une mort thématisés <3B>, ne sauraient être indifférents à son curriculum, selon quatre imaginations et imaginaires principaux du cours des choses. (a) Une détente in(dé)finie à partir d'une concentration chaude in(dé)finie, si la masse de l'Univers n'est pas suffisante pour que les forces de gravitation y prévalent jamais sur les forces d'expansion : perpetual expansion. (b) Une expansion, puis une contraction faisant suite à l'expansion actuelle, si la masse totale est suffisante pour que la gravitation l'emporte un jour sur l'expansion, un big crunch succédant au big bang : expansion-recollapse. (c) Après l'expansion-rétraction, une contraction si intense qu'elle aboutisse (élastiquement, pour l'imaginaire) à une réexpansion, non identique à la précédente, vu que ses singularités initiales seraient déterminées par les singularités finales de la contraction antérieure : 'expansion-recollapse-reexpansion', "Is our big bang just one epidose in a much larger universe in which big and little bangs have been going on eternally ?" (Steven Weinberg) <Sc.Am., déc99,43>. (d) Les constantes cosmiques que nous constatons ou postulons et qui, dans les diverses versions de la "théorie standard", compatibilisent l'électromagnétisme, les interactions fortes et les interactions faibles, et visent à compatibiliser un jour la gravitation dans une "théorie de grande unification", ne sont peut-être qu'une version de lois plus fondamentales, que nous ignorons encore, lesquelles donneraient lieu à des univers multiples, certains peu complexes, brefs ou longs, d'autres complexes, et donc longs, le nôtre figurant parmi ces derniers, puisque nous sommes nous des êtres assez complexes : "Some universes might resemble ours, but most would be stillborn" ; en ce cas, "The entire history of our universe becomes just a single facet of the infinite multiverse", (Martin Rees) <Sc.Am, ib.49>.

Ce ne sont là que des exemples, car d'autres modèles sont à l'étude <Sc.Am.jan01>. Ainsi une théorie VSL (Varying Speed of Light) envisageant que la vitesse de la lumière (c) ait varié selon les époques, voire les lieux, de l'Univers. Ou, de façon déjà plus développée, une théorie quintessentielle, qui, en plus d'une matière obscure (dark matter) constituant 26% de notre Univers, suppose une énergie obscure (dark energy), qui ne tienne plus dans la "constante cosmologique" d'Einstein, mais dans une "quintessence" capable d'attraction répulsive, et qui constituerait 70% de notre Univers. Plusieurs tentent alors de concevoir cette quintessence comme un tracker field, où les mouvements convergent vers un même résultat pour une large fourchette de conditions initiales, comme dans certains systèmes chaotiques ; ce qui rendrait moins miraculeux que plusieurs valeurs fondamentales (valeur de l'électron, etc.) soient justement ce qu'elles doivent être pour que notre "monde" soit possible, cet état-moment de l'univers où la matière l'emporte assez sur la radiation, et où les vitesses d'expansion sont assez modérées pour que des êtres distincts (comme des montagnes, des plantes, des animaux, des primates, des hommes) aient lieu, du moins pendant un temps.

Ce qui intéresse l'anthropogénie, c'est que ces vues, malgré leurs angles d'attaque très différents, travaillent toutes sur les mêmes faits vérifiés ou en cours de vérification, et sont ainsi en dialogue serré et constant entre elles (cross bracing). Et aussi que, quelle que soit leur consistance théorique, elles ne procurent pas à Homo le confort plasticien des cosmos-monde-dharma-tao-quiq-kamo antérieurs, stables et fermés. Ne concordant ni avec les développements des gestes hominiens ou démiurgiques, ni avec l'alternance du jour et de la nuit, ni avec la croissance et le dépérissement d'un vivant quelconque. Univers aussi peu anthropomorphe que possible, tout en ayant enfanté les formes variées de vivants que nous appelons Homo.

 

21F3. Des formes primordiales peu ou non plasticiennes

 

Quant aux formes primordiales qu'Homo archimédien d'aujourd'hui rencontre au principe, elles ne sont pas plus plasticiennes ni plus centratrices que l'âge et le curriculum de son Univers. Rappelons-nous les plus saillantes. (1) Des protoformes (ou préformes) magmatiques d'où résultent des nuages de poussières et de gaz (atomes et molécules) sous l'effet des quatre interactions : gravitationnelles, électromagnétiques, fortes, faibles. (2) Des formes stellaires, où la gravitation compresse les poussières et les gaz initiaux au point de provoquer des boules dans le centre desquelles des températures de 10 à 20 millions de degrés mettent en branle des fusions nucléaires où se produisent des photons qui, après un voyage parfois d'un million d'années, atteignent la surface de la boule gravitationnelle et sont alors aperçues dans l'Univers comme des étoiles (*stel, stella, astèr). (3) Des formes galactiques, résultant des interactions des gaz-poussières et des étoiles, et qui suivraient en gros la séquence : galaxies spirales (2/3 des galaxies), galaxies spirales barrées (2/3 des galaxies spirales), galaxies lenticulaires, galaxies elliptiques ; cette séquence respecte celle initialement proposée par Hubble, mais en l'inversant <R.jan98,62>. (4) Des formes planétaires (et satellitaires), boules à gravitation beaucoup moindre que celle du coeur des étoiles, et où la température assez tempérée est favorable à des géomorphies physiques et chimiques, puis parfois un jour à des formations vivantes, que celles-ci soient initiées sur place ou dans les poussières véhiculées par les vents stellaires.

Or, de ces grandes formes et formations (Gestaltungen) cosmogoniques, seules les dernières, planétaires, ont été familières et intuitives à Homo depuis ses origines. Au contraire, les premières, magmatiques, ne se comprennent qu'à partir des quatre interactions universelles, où seule la gravitation (non relativiste) satisfait l'intuition. Les secondes, stellaires, exigent aussi la compréhension des quatre interactions, dont trois sont peu ou pas intuitives. Les troisièmes, galactiques, très gravitationnelles, sont plus intuitives, mais, en supposant des formations sans formateur et sans formes exemplaires, elles déjouent également Homo plasticien, qu'il appartienne au MONDE 1 (mythes spontanés d'origine <22B1a>) ou au MONDE 2 (mythe savant du Timée ou procession-récession néoplatonicienne). Pour les spécimens hominiens du MONDE 3, cette combinaison de simplicité et de non-intuitivité des formations universelles confirme l'imagination et l'imaginaire d'un environnement à la fois impliquant et décentrant.

 

21F4. Un référentiel périphérique et abstrait non intuitif : l'espace-temps relativiste quadridimensionnel

 

Le référentiel de la durée et de l'étendue demeura intuitif dans l'archimédisme aussi longtemps que l'espace et le temps furent encore plastiquement supposés indépendants l'un de l'autre ; jusque chez Newton. Par contre, depuis la Relativité restreinte de 1905, les deux sont liés dans un continuum à quatre dimensions. C'est vrai que les conséquences de calcul de cette situation ne concernent que les scientifiques, mais la liaison espace-temps comme telle devient populaire, serait-ce à travers quelques paradoxes plus ou moins fantasmés (le temps qui se remonte, le rajeunissement du cosmonaute rapide, etc.). A travers aussi quelques oeuvres d'art, depuis les cubismes de Picasso.

 

21F5. Un référentiel nodal et concret non intuitif : l'énergie tantôt ondulatoire, tantôt corpusculaire

 

En même temps que d'un référentiel englobant stable, l'imaginaire plasticien d'Homo eut toujours besoin d'un référentiel central ou nodal, d'où les formes puissent naître et surtout se soutenir ; telle fut, entre autres, l'énergie, l'en-ergeïa des Grecs (ergueïn, en, agir du dedans et en y subsistant), dont le nom a fait fortune. Au début de ce chapitre, l'anthropogénie s'est arrêtée aux solutions exemplaires que les Présocratiques en ont proposées : énergies de l'eau, de l'air, du feu, de la terre.

Or, la convertibilité réciproque de l'énergie et de la masse (e = mc2) postulée par la Relativité restreinte porta un premier coup à la plasticité du noeud énergétique des choses. De façon plus parlante, dans la Mécanique ondulatoire de 1924, il fut supposé qu'une même quantité d'énergie pouvait apparaître comme onde ou corpuscule selon les conditions de l'observation. La violence du décentrement opéré alors dans l'imagination et l'imaginaire hominiens s'observa aux Rencontres internationales de Genève de 1956, où des physiciens, contraints de s'exprimer dans le langage ordinaire et donc à confesser leurs vues courantes derrière leurs équations, étalèrent affres et conflits devant ce que Bohr avait appelé la "complémentarité" onde-corpuscule. Schrödinger avança même que, puisqu'il faudrait un jour surmonter cette complémentarité peu imaginable, on réussirait mieux sans doute en essayant de réduire le corpusculaire à l'ondulatoire plutôt que l'inverse. La notion d'antimatière introduite depuis n'a pu que confirmer ce malaise du plasticisme énergétique traditionnel.

 

21F6. Les effets quantique

 

Qu'entre deux états il n'y ait pas toujours des intermédiaires d'intermédiaires, qu'il y ait donc des "grains" d'énergie, des quanta, avec des "sauts" entre ces grains, déroute si fortement l'imagination et l'imaginaire d'Homo plasticien que, quand Max Planck en suspecta pour la première fois le fait en 1905 dans l'étude du rayonnement du corps noir, il douta de son bon sens, et dut être conforté par son entourage. Encore en 1990, des chimistes de haut niveau déclaraient utiliser le formalisme de la théorie des quanta sans croire à son principe, qui mettait à mal leur intuition de la causalité de proche en proche. Cependant, comme Schrödinger y a insisté dès les années 1940, il n'y aurait ni étoiles, ni galaxies, ni planètes, ni vivants, ni formes et formations quelconques, si de pareils grains et sauts n'existaient pas au niveau élémentaire. Réduit aux équations différentielles continues de Newton, l'Univers serait un continuum confus indiscernable, sans "êtres" et sans "événements" (venir ex).

Un résultat récent atténue cependant le caractère abrupt des Quanta. La théorie de 1905 conduisit autour de 1935 à distinguer deux ordres dans les phénomènes de l'Univers : (a) un ordre élémentaire, où règne la "cohérence quantique", celle d'éléments pouvant être simultanément dans deux états opposés (d'énergie, de direction, etc), est postulé, vérifié dans ses conséquences, mais non observable ; (b) un ordre macroscopique, où règne la "décohérence quantique", c'est-à-dire la non-simultanéité des états distincts, appartient au monde observable. Dans ce cadre, le passage de l'état inobservable à l'état observable était lui-même inobservable, car toute observation ajoutait à l'observé "cohérent" une énergie qui le rendait "décohérent". Or depuis peu, en exploitant la capacité de travailler sur un seul atome, il est devenu possible de mettre un atome isolé en deux états distincts simultanés ; puis d'observer sa cohérence quantique sans la détruire du fait de l'observation ; et cela grâce à un autre atome isolé témoin ; on peut même saisir le moment précis où l'atome "cohérent devient "décohérent" <R.sept97>. Il est vraisemblable que, une fois divulguées des réalisations de cette sorte, la cohérence quantique cessera quelque peu d'être cette étrangeté absolue qu'elle a été pendant presque tout le XXe siècle. Ce qui ne pourrait que favoriser le sentiment d'appartenance d'Homo à son Univers jusque dans un de ses aspects les plus déroutants pour son imaginaire ancestralement plasticien.

 

21F7. Les cordes

 

Les théories des cordes remontent à 1970, mais elles viennent de prendre brusquement consistance. Dans cette vue, les composantes ultimes de l'Univers sont des cordes sans épaisseur, tantôt ouvertes tantôt fermées, dont les vibrations en neuf dimensions rendent compte des interactions faible, forte, électromagnétique, mais aussi de la quatrième, la gravitation, jusqu'ici inconciliable avec les trois premières. Des neuf dimensions supposées, les trois de notre monde, qui contient la matière, sont localisées à l'extrémité des six autres. Pour confirmer cette théorie de grande unification, il faudrait assurément que soit vérifiée la supersymétrie qu'elle suppose entre particules et sparticules (duals des premières), et que les ordres de longueur des cordes soient d'une part pas trop disparates, par exemple tournant autour de 10-18 mètre, et d'autre part accessibles à l'observation, ce qui pourrait devenir le cas en 2005 avec le LHC (Large Hadrons Collider) du CERN. Si cette problématique devait se montrer pertinente, elle opérerait sans doute un déplacement considérable dans l'imaginaire d'Homo, étant donné ses aspects relativement vulgarisables, dont témoigne bien l'article d'un théoricien éminent, Antoniadis <R.juin01,24>.

 

2IF8. Les effets macroscopique

 

Pendant deux millénaires et demi, la science physique est descendue du composé à l'élémentaire, aux molécules, aux atomes, aux noyaux, aux quarks, aux cordes. Or voici que, depuis quelques années, l'approche inverse se recommande aussi. Les grains de sable s'écoulent fort différemment selon la forme et le rythme de leur verseur, et aussi selon la configuration, les propriétés chimiques, les vibrations de leur lieu de déversement. Interviennent donc des phénomènes d'échelle ; le multiple n'est pas seulement la multiplication du même. Remonter du plus petit au plus grand est aussi important, pour comprendre l'univers, que de descendre du plus grand au plus petit.

Ceci a donné un sens nouveau à l'idée de morphisme, et aussi d'irréversibilité. Et consonne peut-être avec des mathématiques neuves, comme celle des fractales, et avec des théories physiques neuves, comme celle du chaos, dont le nouvel imaginaire est aidé par les "écritures" mathématiques mobiles et réversibles que propose le CD-ROM <18H>. Il n'est pas exclu qu'ainsi compris le "macroscopique", à côté du "quantique", contribue à déloger Homo de ses survols théoriques pour l'impliquer (plicare, in) et le décentrer dans son univers.

 

 

21G. Du cosmos à l'univers en biologie : les formations bio-chimio-morphiques (non-plasticiennes vs plasticiennes)

 

Selon les éditions successives de Biology de Helena Curtis, où s'exprime l'opinion commune de beaucoup de biologistes, les vivants répondraient à huit caractères : (1) l'organisation non seulement compliquée mais complexe <11O>, (2) la transformation réglée d'une forme d'énergie en d'autres, (3) l'homéostasie, (4) la réponse à des stimuli, (5) la reproduction, (6) la croissance et le développement, (7) l'adaptation à des environnements, (8) l'information organisatrice contenue dans le système même. - Or ceci a supposé que les forces chimiques de l'Univers soient capables de formations (Gestaltungen) tout à fait déroutantes pour le plasticisme intuitif d'Homo. On peut les dire "plasticiennes autrement". Nous les dirons "non-plasticiennes", pour souligner leur efficacité après coup, et donc leur production 'aveugle' (ne résultant pas d'une pré-vision).

 

21G1. La formation non-plasticienne (aveugle) des protéines par les acides aminés. Les ultrastructures. L'ébranlement des catégories occidentales (plasticiennes, kantiennes

 

Somme toute, un vivant est un édifice biochimique comportant quatre dimensions principales : (1) Un réseau de protéines (composées d'acides aminés) qui assurent la construction des organes et des systèmes (ce sont les protéines de structure), mais aussi l'accélération des réactions chimiques, qui sans leur intervention auraient lieu des milliards de fois moins vite (ce sont les enzymes, du grec zymè, ferment). (2) Des nucléotides qui produisent la séquenciation des acides aminés constituant les protéines ; ils ont la propriété d'être assez fidèlement polycopiables, - ce qui les a fait comparer à un "code", dit "code génétique", par quelque abus de terme. (3) Des glucides (hydrocarbones) qui se prêtent à des activations et désactivations rapides (ATP-ADP), et sont aptes ainsi à alimenter les systèmes vivants en des énergies locales presque instantanément mobilisables et démobilisables. (4) Des lipides, que leur structure très monotone prédispose aux stockages d'énergie à long terme, mais aussi à la fonction de membranes intracellulaires, où alors certaines protéines insérées réalisent des portes (pompes) aspirantes et foulantes, par exemple pour l'échange du potassium et du sodium entre le dehors et le dedans d'un neurone. - Dans cet édifice, les protéines ont un rôle central qui fit que Berzelius, dès 1844, proposa de les nommer d'après l'adjectif grec proteïos (de prime importance).

Quelques dates balisent la révolution des esprits. En 1898, trois ans après la mort du très vitaliste Pasteur, les frères Buchner démontrent que les ferments, donc des protéines, opèrent leurs actions enzymatiques (leurs zymases, disent-ils) en dehors même d'une cellule vivante. En 1902, un des premiers prix Nobel de chimie, celui de Fisher, fait savoir au monde que, si les protéines agissent si efficacement, c'est par des conformations clé-serrure (key and lock). Depuis 1950, on connaît globalement la panoplie des 20 acides aminés (azotés) qui suffisent à composer toutes les protéines ; ils ont un élément identique (back bone) azoté (aminé), qui leur permet de se disposer en solides chaînes courtes ou longues, les polymères (on dit "aminé" pour "azoté", parce que c'est près d'un temple d'Amon que les anciens se procuraient leur azote à partir d'ammoniaque) ; d'autre part, chacun des vingt acides aminés comporte aussi un élément original (une combinaison particulière d'hydrogène, d'oxygène, de carbone, d'azote, parfois de soufre) qui fait que les polymères qu'ils construisent reviennent en boule sur eux-mêmes en des morphologies inimaginablement diversifiées, et cela en raison seulement des cinq liaisons chimiques fondamentales (covalente, ionique, H-, hydrophobe, faible) qui s'appliquent différemment aux vingt sortes d'acides aminés. En 1970, Christian Anfinsen démontre ce qu'on pressentait, que le pouvoir d'une protéine tient uniquement à la séquenciation particulière des acides aminés dont elle est une chaîne polymérique. En effet, elle perd ses propriétés si on la déroule, elle les retrouve toutes si on la laisse se remettre en boule sur soi, selon les formations singulières (clés-serrures, pompes aspirantes-foulantes, etc.) qui résultent des attractions-répulsions singulières du choix, du nombre et de la séquenciation singuliers de ses acides aminés.

Les deux alinéas qui précèdent suffisent à suggérer que la découverte des formations aminées est la révolution la plus violente qu'ait connue Homo dans ses théories des choses. (a) Le fossé entre l'inanimé et l'animé est comblé, puisque, dans les années 1950, Miller montre qu'il suffit d'appliquer à l'inanimé (hydrogène, oxygène, azote, carbone, soufre, fort répandus sur notre Planète) une énergie même très indifférenciée (comme un courant électrique) pour obtenir après environ une semaine l'animé ou du moins sa base, sa "brique", les acides aminés constitutifs des protéines, et dont nous venons de voir qu'ils suffisent par leur choix, nombre, séquenciation à constituer les myriades de protéines possibles. (b) D'autre part, une formation (Gestaltung), et même une formation décisive, celle des protéines, n'est plus une affaire de structure ou de texture, au sens traditionnel de l'opération d'un bâtisseur ou d'un tisseur, mais elle résulte uniquement, "aveuglément" (sans pré-vision, sans intention détaillée d'un démiurge), d'une séquence au départ ad libitum, et sélectionnée après coup par l'efficacité (vitale) de ses résultats. Ainsi, les protoplasmes des cellules, qui étaient les résultats les plus immédiats de ce genre de formation, accréditèrent chez les histologistes un nouveau mot : ultrastructure (1939). (c) En plus de leur caractère "aveugle" (sans pré-vision), les formations aminées croisent le macrodigital (le calcul algébrisable des interactions chimiques) et l'analogique (tels les effets clé-serrure) en des croissances <7F> insoupçonnées par les structures et les textures traditionnelles. (d) Les formations (Gestaltungen) aminées permettent de comprendre les variations à la fois rapides, diversifiées et suffisamment métastables que suppose l'Evolution des vivants, passant des virus et des bactéries aux primates en un ou deux milliards d'années, ainsi que leur adaptation aux climats imprévisibles d'une planète en évolutions tectoniques incessantes. (e) Ainsi, le futur biologiquement imprévisible prend une virulence insoupçonnée, et conséquemment le passé aussi.

A ce compte, feuilleter un atlas d'Histologie est devenu une expérience autant ou plus instructive sur la nature de l'Univers que la contemplation des images des galaxies. Rien n'accomplit davantage la rupture d'Homo du MONDE 3 avec les philosophies antérieures que les formations aminées, qui assurent aveuglément (sans pré-vision ni artisanale, ni démiurgique) l'essentiel des ultrastructures protoplasmiques, et ne sont pourtant pas de pur hasard comme l'atomisme de Démocrite. Des douze catégories de l'entendement où Kant avait résumé l'Occident <20C3fin, 27D3c>, elles ruinent les trois plus populaires : (a) unité, (b) pluralité, (c) totalité au sens occidental de synthèse intuitionnable, totus, holos, whole, healthy ; et indirectement ébranlent ou déplacent les autres. Les formations aminées et les ultrastructures qu'elles engendrent sont quelque chose de si neuf, de si déroutant pour Homo, que même René Thom, pourtant auteur d'une Sémiophysique (1988) et préoccupé de "morphogenèse", les passe sous silence, voire les déprécie (comme "non intuitives"), plus soucieux qu'il est des "stabilités structurelles". Si l'éthique, la politique, l'économie, la psychologie et la sociologie en ressentent les premiers contrecoups, c'est presque inconsciemment. Les tectures, la peinture, la musique, la poésie commencent seulement à les affronter <13M5, 14J1b, 15H1d, 22B9>. Nous avons parlé en ce cas de formations aminoïdes.

Parce qu'elles sont non-plasticiennes, ou plasticiennes d'un nouveau genre, les formations aminées de la biochimie et les formations aminoïdes de l'art décentrent Homo du Cosmos-Mundus traditionnel, et l'impliquent dans l'Univers, bien davantage sans doute que les mathématiques et les physiques récentes.

 

21G2. Les hétérogénéités et les coïncidences des séries

 

La prise de conscience que l'efficacité biologique résulte souvent de la coïncidence d'éléments très hétérogènes aura eu aussi des effets décentrants et impliquants. (a) Ainsi, moyennant peu de variations, une même enzyme, la chymotrypsine, d'abord digestive, a développé des performances lui permettant de donner lieu à des molécules constructives (à la fois construisant et défaisant les fibres du ver à soie), et enfin nerveuses. Dressler et Potter ont profité de ce cas, dont l'étude a rempli le siècle, pour écrire un chef-d'oeuvre de la réflexion biochimique, Discovering Enzymes (Scientific American Library, 1990). (b) Semblablement, les gènes commandant la formation de la main et de l'index d'Homo, tel le gène shh, interviennent dans des contextes organiques tout différents <R.janv98,44>. (c) D'une façon qu'on peut estimer encore plus fondamentale, la photosynthèse, ce socle de l'édifice de la vie sur la Terre, résulte de la mise en série de deux piles, dont la première oxyde l'eau du milieu en dégageant quatre électrons : 2H20 >> 02 + 4H+ + 4 électrons, tandis que la seconde réduit le CO2 du milieu en eau + matières organiques, selon le protocole : CO2 + 4H+ + 4 électrons >> H20 + glucides ; tandis que le passage un à un des électrons d'une pile à l'autre exige l'intervention d'un relais de manganèse <R.janv94,46>.

Cependant, l'embryogenèse témoigne de plasticité, et donc d'intuitivité structurelle. On y voit les protéines se disposer en feuillets, - endoderme, exoderme, mésoderme, - et ces feuillets se dérouler, s'enrouler, se traverser, se renverser selon des plis, des fronces, des queues d'aronde, des ailes de papillon, des ombilics elliptique, parabolique, hyperbolique, bref selon les sept catastrophes élémentaires, lesquelles sont réductibles aux singularités d'équations assez parlantes de la topologie différentielle : V = x2, V = x3, etc., pour les "centres organisateurs" ; V = x3 + ux, etc., pour les "déploiements universels". Au point que René Thom, le mathématicien qui a opéré cette réduction, a cru reconnaître là, pour la construction du vivant, un intelligible "vrai", "intuitif", "explicatif", au sens où l'entendaient l'Aristote du De partibus animalium et le d'Arcy Thompson de On Growth and Form, qui commença par être le traducteur d'Aristote.

Mais cette invocation d'une philosophia perennis n'a qu'une portée partielle. Comme le remarque Waddington, qui en reconnaît l'intérêt dans une préface à Stabilité structurelle et morphogenèse de Thom, l'intelligibilité des catastrophes organiques, qui se décrivent bien dans un espace intuitif à trois dimensions, ne dispense pas de prendre en compte leur origine microscopique, par exemple le travail des acides aminés des protéines, lesquels supposent une description dans un espace à n-dimensions de nature quantique, et déjouent toute saisie par un démiurge plasticien qui intuitionnerait providentiellement leurs successives variations.

 

21G3. Un évolutionnisme multifactoriel, à bifurcations (sautes) fonctionnelles, événementialiste. Pareille évolution comme modèle général

 

A ce compte, l'évolutionnisme s'est creusé et radicalisé en trois étapes surtout. Selon le plasticisme traditionnel d'Homo, l'Evolution fut d'abord conçue par Lamarck, autour de 1800, comme le résultat d'une sorte d'adaptation active, vitaliste, en vertu de laquelle les organismes, suivant un élan vital plasticien, prenaient les formes qui leur permettaient de tirer parti de leur environnement. Le cou des girafes se serait allongé pour accéder aux feuilles plus hautes des premières savanes créées par le retrait des forêts.

Vers 1850, l'Evolution selon Darwin supposa trois facteurs : une variation spontanée très forte des vivants ; une sélection des variétés viables par le milieu ; une adaptation au milieu, non plus préliminaire comme chez Lamarck, mais consécutive. L'évolutionnisme était donc beaucoup moins plasticien, ce qui contribua à son rejet tant esthétique que religieux. Cependant, en raison du plasticisme invétéré d'Homo, ce fut la sélection adaptative, plus que la variation, qui frappa les esprits, contrairement à l'intention de Darwin, très conscient de l'extrême rapidité de la variabilité vitale requise par sa théorie. Dans les années 1940, le darwinisme véhiculaire aboutit aux fameuses "orthogenèses", où les paléontologistes croyaient suivre Equus sélectionné en ligne droite (orthos, genesis) moyennant des variations anatomo-physiologiques qui favorisaient sa vitesse de fuite, en particulier grâce à un medius de plus en plus long, les autres doigts devenant résiduels ; de quoi les chevaux actuels apparaissaient comme les aboutissements.

C'est seulement depuis 1950, et même plus tard, qu'a commencé à se dégager l'Evolution au sens du MONDE 3. Furent en effet repérées de nombreuses séquences phylogénétiques, même chez Equus, où les caractères sélectionnés "progressaient" durant un temps, mais fréquemment aussi "régressaient" de façon transitoire ou définitive, puis "repartaient" déplacés, parfois selon de véritables bifurcations (sautes) fonctionnelles <1intr, 20C4bfin>. Aux conceptualisations, aux imaginations et aux imaginaires hominiens perfectionnistes, s'imposa de plus en plus la vue d'une Evolution "buissonnante", "en mosaïque", "multifactorielle", "événementielle", où les formations anatomo-physiologiques successives, tout en respectant certaines lois de structure, de texture, de croissance <7F>, ne pouvaient cependant en être déduites, tant elles compatibilisaient des facteurs imprévisibles et divergents, localement et transitoirement.

Cette vue a résulté de connaissances multiples : (a) Les mouvements des plaques tectoniques transforment constamment les continents, donc les climats, et suppriment alors, parmi les végétaux et les animaux, certaines races, espèces, genres, familles, ordres, tandis qu'ils en appellent et favorisent d'autres, mais selon des progrès, des régrès, des détours, des sautes. (b) Les facteurs de variation des organismes sont plus nombreux qu'on ne le croyait, tels ces mécanismes de réparation de l'ADN qui multiplient des variations génétiques à la fois fréquentes et limitées. (c) Les contraintes de compatibilité exigent que toute variation d'un "élément" quelconque d'un organisme soit toujours assez compatible avec tous les autres éléments de cet organisme, pour que l'organisme entier puisse survivre et se reproduire. Ces exigences sont d'ordre anatomique, physiologique, comportemental individuel et groupal, etc. Et elles ont pour résultat que les espèces que l'Evolution produit et maintient un temps obéissent à des effets quantiques, qui excluent des myriades de variations intermédiaires (anatomiques, physiologiques, comportementales). Ce qui à la fois fixe relativement les races, les espèces, les genres, quand leurs environnements sont assez stables ; mais les oblige à disparaître ou à se réorienter profondément dès que les environnements bougent ; deux ou trois degrés de plus ou de moins suffisent à bouleverser les végétaux et les animaux de continents entiers.

Ainsi, quand il s'agit du genre Homo, beaucoup voient dorénavant Homo cro-magnon, Homo néandertalien, Homo sapiens archaïque, ou encore les variantes d'Homo habilis, d'Homo erectus, d'Homo ergaster, voire des Paranthropes, non comme des préparations de l'Homme que nous serions, mais comme autant d'Hommes, d'espèces et grandes races d'hommes, à part entière. Croyant qu'Homo d'aujourd'hui, dans cet ensemble, est une variété parmi d'autres, adaptée à un état-moment particulier de la Planète, et qu'elle est destinée, dans un avenir prévisible, soit à disparaître, soit à donner une autre espèce unique, ou d'autres espèces plurielles, anthropiennes ou paranthropiennes, dans des circonstances géologiques et tectoniques que nous n'imaginons pas. Nouvelle occasion pour Homo de se concevoir comme un relais local et transitoire, plutôt que comme un aboutissement ou un sommet, par exemple en tant que "Conscience" ou "Liberté". Disséminé, décentré et impliqué dans son Univers, découvert a posteriori, plutôt que macromicrocosmique dans un Cosmos-Mundus-Dharma-Tao-Quiq-Kamo, postulé et intuitionné a priori.

L'Evolution ainsi entendue peut devenir alors un modèle général, s'appliquant à quatre domaines en éclairement et en heuristique réciproques : (a) l'évolution des espèces ; (b) l'évolution des individus ; (c) l'évolution des systèmes nerveux, et en particulier du cerveau ; (d) l'évolution des systèmes immunitaires. Dans ces quatre cas, en effet, on assiste à une production intense de variations, retenues ou non selon leur efficacité dans le contexte envisagé. Le modèle commun est donc variationniste et sélectionniste, et un récent entretien de l'immunologue Gerald Edelman peut s'intituler : "Pour une approche darwinienne du fonctionnement cérébral <R.sept2000,109>. Assurément, ce modèle n'oublie pas : (a) les clivages par quoi tout élément saillant renforce souvent sa saillance (distinguant les espèces, les individus, les synodies neuroniques, les éléments allogènes et idéogènes) <2A2b> ; (b) les résonances-convections, par quoi dans l'Univers le semblable s'organise souvent avec le semblable non seulement par contiguïté, mais aussi à distance (des neurones très éloignés peuvent participer à une même synodie neuronique <2A2c>).

 

 

21H. Du cosmos à l'univers dans la techno-sémiotique. L'effet quantique universel ou l'univers quantique

 

Les onze premiers chapitres formant les bases d'Anthropogénie ont montré comment le corps d'Homo, primate redressé et transversalisant, devint progressivement techno-sémiotique, mais sans qu'il ait été d'abord sélectionné "en vue de" réaliser un jour la technique et les systèmes de signes. Ce fut le résultat de re-sélections et sur-sélections à la fois divergentes et hétérogènes.

En tout cas, les systèmes techno-sémiotiques s'inscrivent dans le cadre des variations, sélections, clivages, résonances-convections que sont les organismes vivants qui les produisent ; et ils en ont donc les caractéristiques, étant eux aussi très variants, clivés, convectifs, sélectionnés, etc. Mais dans le champ de la techno-sémiotique, les exigences de sélection ne sont pas aussi strictes, vu que les compatibilisations sont moins sévères. Les objets et processus techniques admettent beaucoup de jeu et de flottement sans perdre trop de leur efficacité ; et les signes plus encore. Nos chapitres sur les tectures, les images, les musiques, et surtout les langages nous ont même montré combien l'à-peu-près est là toléré, et même fécond, pour l'habitude et pour l'innovation ; au grand dam des historiens qui cherchent des logiques. Cependant, en même temps qu'elles ont des marges de tolérance, les variations techno-sémiotiques comportent aussi des effets globaux foudroyants : il suffit d'un trait, d'une note, d'une lettre, d'une couleur pour qu'un message se retourne ; d'un adverbe de plus ou de moins pour établir ou rayer une religion ou un empire. D'autant que les signes, et même certains engins techniques, agissent non seulement comme tels mais encore par les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7A-E> qu'ils déclenchent, et qui leur donnent le halo de fantasme <7I5>. C'est dire que ces systèmes sont eux aussi habités d'effets quantiques.

Alors, comme des conditions de quanta apparaissent dans la physique et la chimie, dans la sélection des vivants, enfin dans les signes et les objets-processus techniciens, ne pourrait-on pas parler d'un effet quantique universel ? Voire d'un univers quantique ? L'artiste Marcel Duchamp aura été si exemplaire du XXe siècle pour avoir fait de l'effet quantique généralisé le thème de sa réflexion et de sa pratique, peu après la découverte de la Théorie des quanta <14J1b>.

 

 

21I. Les catégories hypostasiées, ou les protagonistes du MONDE 3

 

Chaque monde <12B> se caractérise par des mots-concepts-notions-idées fondamentaux. Les catégories du MONDE 3 peuvent s'inférer de ce qui précède, et elles ont eu tendance ces dernières années à se grouper dans les colonnes oppositives de deux tableaux :

 

Energie dégradée

Energie utile

Entropie (confusion)

Néguentropie

Non-information

Information

Probabilité

Improbabilité

 

Dans ce premier tableau, le rapprochement entre information et improbabilité suit du théorème de base de la Théorie de l'information : "la quantité d'information d'un système croît en rapport inverse (du logarithme) de sa probabilité", c'est-à-dire "en raison directe (du logarithme) de son improbabilité". Suit un deuxième tableau, de plus en plus concret, et de moins en moins rigoureux :

Dégradation

Regradation

Désordre

Ordre

Stéréotypie

Organisation

Homéostasie

Allostasie

Répétition

Instauration

Monotonie

Evénement

Complication

Complexité

Mort

Vie

Non-valeur

Valeur

 

On remarquera que ces diverses notions ne sont pas évidentes, et qu'elles remplissent même ce que René Thom a appelé "la boîte de Pandore des concepts flous". En particulier dans la thermodynamique, qui concerne le premier tableau (entropie, énergie utile, etc), personne ne peut se flatter d'avoir une idée claire et distincte de certaines formulations de Boltzmann, dont l'initiateur lui-même ne mesurait certainement pas toute la portée. Il n'empêche, et c'est ce qui intéresse une anthropogénie, que les listes qui précèdent, par les convections idéelles qu'elles favorisent, entretiennent un nouvel imaginaire, fantasmant un certain "ethos" de l'Univers où dominent trois principes :

(a) L'énergie se conserve dans un système fermé. Ceci évoque le premier principe de la thermodynamique.

(b) Cependant, dans un système fermé on voit diminuer l'énergie utile, c'est-à-dire celle qui comporte des différences de potentiels (calorique, électrique, mécanique, hydraulique, gazeux, etc.) exploitables pour entretenir des transformations au service de formations plasticiennes ou non plasticiennes. Autrement dit, les différences de potentiels tendent vers leur état le plus probable, leur égalisation. Les systèmes fermés sont de plus en plus confus (informes), ils augmentent leur entropie (tropeïn, en, se confondre en dedans). Ceci évoque le deuxième principe de la thermodynamique.

(c) Néanmoins, localement et transitoirement, des systèmes non isolés (recevant des énergies ou des informations extérieures) sont le lieu de regradation ; c'est le cas, dans l'expérience de Miller (1953) où, après un temps, des atomes d'hydrogène, d'oxygène, d'azote, de carbone, de soufre forment des acides aminés sous l'influence d'un simple champ électrique. Les vivants se définissent alors comme des phénomènes informationnels néguentropiques (c'est le mot que Pierre Curie introduisit autour de 1900), ce qui invite à remarquer la fécondité des états loin de l'équilibre (Prigogine). Avec cette précision que toute regradation locale opérée par un système ouvert suppose une dégradation au moins égale dans son milieu ambiant. Ainsi, Biology de Helena Curtis croyait pouvoir avancer que l'énergie stockée sous forme animale dégrade dix fois plus le milieu que l'énergie stockée sous forme végétale. Ceci invoque une sorte de troisième principe de la thermodynamique.

Dans nos tableaux, on l'aura remarqué, les items de la colonne de droite ont à se reprendre sur ceux de la colonne de gauche. Et l'Univers n'est pas plus une colonne que l'autre, il est l'événement permanent du rapport des deux, où Homo apparaît dans notre Univers proche comme la ligne de partage la plus marquée du drame universel qui résulte des variations, sélections, permanences, clivages, chutes, reprises, accentuations, résonances, innovations, déplacements, sauts quantiques. Il s'agit bien d'un drame, non d'une tragédie. La tragédie était plasticienne ; elle fut même la culmination de la plasticité du MONDE 2, ressaisissant jusqu'au Mal dans la magnificence de son langage et de son geste <22B4>. Le drame, qui signifie simplement action-passion (drama, *dra, faire), crée des formes autant et plus non-plasticiennes que plasticiennes. Et par ultrastructure autant et plus que par structure et texture.

Du reste, au lieu de ces protagonistes physiques du drame de l'Univers, ne serait-il pas plus judicieux d'en retenir d'autres, chimiques, les liaisons (bonds) que nous avons rencontrés plus haut à l'occasion des formations aminées <21G1> : Lien covalent, Lien ionique, Lien hydrogène, Interaction hydrophobique, Interaction faible ? Peu d'actants éclairent autant l'Evolution universelle, dont Homo, décentré et impliqué (plicatus, in), est un pli singulier. Ils ont l'avantage, sur les couples entropie/néguentropie, désordre/ordre, probabilité/improbabilité, etc., de déjouer plus sûrement les intuitions et illusions d'Homo plasticien démiurge. Leur portée biochimique les situe entre physique, chimie, technique et sémiotique. Du reste, les mêmes formations aminées, chaînes de chaînons, invitent à ponctuer l'histoire de l'Univers selon les entrées en scène d'autres protagonistes : éléments-masses, au stade des minéraux ; chaînons-chaînes, à celui des protéines ; maillons-mailles, à celui des cellules ; rets-réseaux, à celui des neurones, mimés maintenant par les rets-réseaux des récentes formations techniques et sémiotiques.

Et les cosmologistes de métier considèrent des protagonistes encore plus fondamentaux du drame universel, ceux dont les variations compatibles permettent d'envisager des univers multiples au sein d'un "infinite multiverse", dont ils ne seraient que les variétés très monotones ou très richement différenciables selon les cas <cf.Sc.Am.déc99,49> : gravité, constante cosmologique (rapport einsténien entre gravité et expansion), densité de fluctuations, forces nucléaires plus fortes ou plus faibles, nombre de dimensions, etc.

 

 

21J. L'Univers comme un possible entre des possibles (les cosmologies "anthropiques" fortes et faibles). Ou l'Univers comme être-là. Physique et métaphysique

 

Les nouveaux actants universels, - les grandes interactions, les conditions de quanta, les valeurs d'énergie de l'électron, les constantes cosmiques (h et c), etc., - ont éveillé deux remarques : (a) ils ont produit une Evolution géologique et biologique dont le dernier aboutissement connu de nous est Homo ; (b) si les quantités et les qualités qui les définissent avaient été très différentes, parfois un peu, cette Evolution n'aurait pas eu lieu, peut-être même eût-elle été impossible.

A partir de quoi deux attitudes se dessinent parmi les scientifiques eux-mêmes. Pour certains, l'Univers serait "anthropique", c'est-à-dire qu'il serait fait pour l'homme (antHropikos), soit le visant explicitement, dans les cosmologies anthropiques fortes, n'étant pas loin de supposer une volonté intelligente au principe, soit le comportant implicitement, comme aboutissement d'un Univers susceptible seulement de complexité croissante, dans les cosmologies anthropiques faibles. Ce qui alerte une anthropogénie, c'est que, dans ces deux versions d'anthropisme, notre Univers est saisi comme un possible parmi un champ de possibles, où alors sa réalisation plutôt qu'une autre semble supposer quelque intention démiurgique. On peut voir là une rémanence du MONDE 2, ayant conçu l'Univers comme un Cosmos-Mundus, selon la coupure Monde/Conscience <8A>, avec des interprétations plus ou moins théistes ou rationalistes des idéations de la présence-absence <8D>. Penser à partir de "raisons suffisantes" va de pair avec penser à partir de "possibles" (compossibles), et penser à partir de possibles c'est être métaphysicien, comme Leibniz l'a osé jusqu'au bout, et comme on en trouve encore des échos chez Sartre. C'est en ce sens qu'Anthropogénie a cru devoir remarquer qu'Homo, comme animal possibilisateur, montre des tendances "métaphysiques" dès l'enfance <6> ; si bien que physique et métaphysique se chevauchent souvent dans notre espèce. Aristote avait fait une "tHeoria pHusikè", mettant de l'ordre dans les croissances (physis) du cosmos autour de lui ; les considérations qu'il fit pour situer ces croissances dans un champ de possibles et de raisons suffisantes furent rassemblées sous le titre banal de "meta ta pHusika", dont le Moyen Age fit un substantif et un adjectif. Simple hasard de formulation, mais qui en disait long.

En contraste avec cette vue métaphysicienne, donc selon une lecture moins fidèle aux habitudes du MONDE 2, et peut-être par là plus annonciatrice du MONDE 3, les actants universels et leurs déterminations quantitatives sont saisis comme un fait, un donné, un être-là, pour nous le seul être-là premier, lequel n'a pas à se justifier par raison suffisante comme une réalisation particulière, comme un possible dans un champ de possibles plus large et préalable, ni épistémologiquement ni ontologiquement. C'est, par exemple, la conception que Martin Rees se fait d'un "infinite multiverse" <21F2> : "The seemingly designed features of our universe need then occasion no surprise". Dans cette seconde vue, plutôt que vers la distinction primordiale Monde/Conscience, les idéations de la présence-absence pointent vers la distinction primordiale Fonctionnement/Présence, et donc aussi vers une distinction Réalité/Réel où le Réel se définit comme comprenant à la fois les fonctionnements descriptibles et la (les) présence(s) indescriptible(s) <8E1>. Si la métaphysique est une vue des choses à partir des possibles, ou des raisons suffisantes, il y a alors à se demander si cette seconde lecture, privilégiée par la pratique archimédienne, n'exclut pas la métaphysique, laquelle apparaîtrait comme une tendance hominienne générale <6>, mais ayant connu son paroxysme dans le MONDE 2.

La mise hors jeu de la métaphysique, si elle devait se confirmer, n'est pas pour autant celle de toutes les philosophies, lesquelles soutiennent plus ou moins des croyances philosophiques <27D3c> religieuses, antireligieuse, rationalistes, agnostiques, etc. Nous aurons l'occasion d'y revenir en situant le MONDE 3 dans la triade anthropogénique : religion/croyance/mystique, au chapitre des vies <27F1>. Concluant le MONDE 2, et sa partition initiale 'monde/conscience', Bateson mourant déclarait qu'après tout il n'y avait qu'un seul problème philosophique : celui de la (nature de la) conscience, et il reconnaissait ne pas l'avoir abordé. Le MONDE 3, qui favorise plutôt la partition initiale 'fonctionnements/présence' <8>, s'ouvre sans doute sur la même question, mais déplacée : le fait que dans l'Univers certains fonctionnements soient accompagnés de présence est-il à prendre comme un simple fait, ou bien Homo doit-il, et surtout peut-il, en trouver quelque raison ? S'il le peut, et accessoirement le doit, il y aurait alors une métaphysique. Sinon, celle-ci, avec sa postulation de raisons ultimes, est par excellence l'illusion transcendantale.

 

 

SITUATION 21

Pour une anthropogénie, deux choses surtout ont bouleversé les conceptions d'Homo, et mis hors jeu toutes les philosophies traditionnelles. C'est la découverte des acides aminés, et donc des formations aminées et aminoïdes. D'autre part, les vues cosmologiques de l'Univers, dont Homo est un état moment. Ce sont ces deux points surtout qui obligent à une philosophie neuve. Il y a un danger que le caractère génétique de ce chapitre ait un peu estompé la violence et la fondamentalité de ces deux ruptures.

 

Henri Van Lier

 
 
 
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