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Texte de l'auteur (3 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES
 


CONTRIBUTIONS À ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS (1968 - 1972)
 


ESTHÉTIQUE
 


Depuis plusieurs années se dessine, dans les milieux de création, un mouvement d'hostilité ou de mépris à l'égard de l'esthétique. Cela tient en partie à des causes curables : à la fréquente cécité des esthéticiens en matière d'art vivant; au souvenir d'une esthétique normative, qui entendait dicter ses lois à l'artiste; à la confusion avec l’esthétisme, parent de l'académisme abhorré. Mais les vraies raisons sont plus profondes, et tiennent à la mutation de culture dont nous sommes témoins.

En effet, le terme a non seulement une origine grecque, mais il évoque un sentiment inventé par les Grecs de l'âge classique, et qui n'a guère pu être éprouvé que par eux ou par ceux qui se sont réclamés d'eux. Le verbe αίσθάνεσθαι (aisthanesthai) comme le substantif verbal αίσθηαιζ (aisthèsis), n'est attesté ni chez Homère, ni chez Hésiode, ni chez les premiers lyriques; il faut attendre Salamine pour qu'il apparaisse dans les textes qui nous sont parvenus. Pris avec toutes ses connotations, qui iront se déployant jusqu'à Plotin, il désigne une perception par les sens - ce que l'on trouverait dans d'autres cultures -, mais engageant une saisie de l'esprit d'un genre particulier. Pour Thucydide sont αισθανόμενοι (aisthanomenoi) les gens de bon sens, ceux, traduisent E. G. T. Liddell et G. Scott, qui sont en pleine possession de leurs facultés; à quoi Xénophon ajoute une nuance de finesse, et Aristote de promptitude. C'est dire que, pour que l’aisthésis ait lieu pleinement, il faudra que son objet soit clair, détaché, bien articulé, comme une forme géométrique ou anatomique. Ainsi régnera-t-il, entre celui qui perçoit et ce qu'il perçoit, une distance, un certain désintéressement théorétique, en tout cas une absence de consommation immédiate, qui permettra précisément la vue et l'audition globales et objectives : αίσθάνει (aisthanei, tu as raison, tu vois les choses comme elles sont), dit un personnage d'Euripide. Ce sera l'occasion d'une harmonie tonifiante entre deux harmonies, celle du sujet, celle de l'objet, en un sentiment de plaisir fait de mesure et d'éveil. Tout cela est grec, et renaissant.

Quand, en 1750, Alexander Baumgarten choisit Aesthetica pour titre d'un de ses ouvrages, l'Occident avait encore trop de cohérence, il apparaissait suffisamment à tous comme le monde abouti, pour que l'auteur de ce néologisme, tiré de l'adjectif αίσθητικόζ (aisthètikos, percevant et perceptible par les sens intellectualisés), se fasse aucun scrupule. Comme la plupart des gens de son époque, Baumgarten distinguait certains objets plus aptes que d'autres à nourrir l'expérience qu'il avait bien reconnue dans le terme d'aisthèsis; ces objets ordonnés, composés, parlant à la fois aux sens et à l'esprit, répondaient pour lui à cet autre concept occidental : celui de beauté (τό κάλλοζ, le kallos grec); et les objets beaux procuraient un plaisir désintéressé, la jouissance esthétique; c'était si vrai qu'il y avait même une activité humaine se donnant pour but de produire des objets de cette sorte : l'art; enfin, l’aisthèsis parfaite supposant une éducation, une culture, l'art était affaire de goût, de bon goût. Le choix de mot de Baumgarten répondait à des idées si bien reçues dans la société ambiante, qu'il fut ratifié tant par les simples que par les doctes. Encore aujourd'hui, lorsque l'homme de la rue dit d'une chose qu'elle est « esthétique », cela signifie qu'elle correspond à l'idéal occidental où perception compréhensive, art, beau, goût, plaisir désintéressé sont à traiter d'une haleine.

Or c'est justement cette simplicité et cette confiance qui font actuellement problème, et qui peut-être ont toujours fait problème pour les vrais créateurs, même dans le monde occidental. En tout cas, il n'est plus évident à beaucoup d'artistes actuels que le beau soit une expérience universelle de l'être humain, à moins de le détourner profondément du kallos grec, et donc aussi de l’aisthésis. Il est moins évident encore que l’art ait pour objet le beau, ni qu'il poursuive le plaisir, même épuré, ni qu'il soit une affaire de goût. Une bonne sculpture mundugumor est assurément de l’art, et même de l'art majeur, sans entrer dans aucune de ces catégories.

On voit à quelles difficultés nous affronte le terme d'esthétique. Du temps où art, beau, plaisir et goût s'impliquaient mutuellement, c'était là une innocente définition nominale, permettant de dire plusieurs choses en un mot. Aujourd'hui, le même emploi apparaît, à certains moments, comme un coup de force, qui lie ce que beaucoup voudraient prudemment distinguer.

On comprend donc que l'on propose parfois de rejeter le terme. En effet, si l'on veut parler de l'art dans toute son extension, et d'une manière telle que la notion s'applique aux arts extra européens et à l'art d'aujourd'hui, mieux vaut dire sans doute qu'on fait une « philosophie de l'art », une « théorie de l'art », une « histoire de l'art », etc., plutôt que de parler d'esthétique. De même, et là c'est chose faite, on ne parlera plus d'esthétique industrielle, mais d'industrial design, parce que la qualité humaine des produits de l'industrie tient bien plus à leur richesse sémantique qu'à leur esthétique au sens traditionnel; celle-ci les banalise dans la plupart des cas. Semblablement, quand il s'agit de déchiffrer le sens des œuvres d'art, de les décoder, de les lire, mieux vaudrait peut-être parler de sémantique, ou, si l'on insiste sur leur mystère, d'herméneutique.

Mais, outre que les mots ont la vie dure, ces deux derniers exemples nous préviennent que le terme d'esthétique peut encore rendre d'autres services que de désigner l'expérience plus ou moins étroite qu'est la jouissance esthétique. Voyons en effet les approches différentes qu'Ulya Vogt-Göcknil et Erwin Panofsky font de l'architecture. L'initiateur de l'iconologie montre comment les mêmes « habitudes opératoires » se retrouvent dans le gothique rayonnant et dans la « haute » scolastique : division d'un tout en parties et en parties de parties, prédominance des partitions tripartites, recherches des solutions sous formes de pro, contra, respondeo dicendum, etc. Il s'agit ici de logique, de structuralisme, non d'esthétique. Mais Vogt-Göcknil, elle, aborde la cathédrale en lisant le message que nous communiquent ses divers taux d'horizontalité, verticalité, ouverture, fermeture, c'est-à-dire en traduisant la manière dont elle informe notre sensibilité. Selon cette approche, l'édifice transmet une véritable information plastique, dont l'étude revient à une sémantique (ou herméneutique) plastique. Mais, comme le même phénomène de communication joue également en poésie, en peinture, dans la danse, au cinéma, dans les objets courants, où des messages nous parviennent aussi à travers la structure sensible, l'adjectif « plastique » s'avère trop étroit, et on voudrait parler, dans tous ces cas, d'information esthétique et de sémantique esthétique. On ne garde alors du mot grec que son sens tout à fait fondamental - « perçu par l'ensemble de nos facultés » -, sans les connotations culturelles mêlant plaisir désintéressé, vue globale et goût. C'est également l'emploi que fait Jean Guiraud quand il parle de la perception esthétique de l'espace, [cf. ESPACE (Esthétique)], pour désigner une sorte de culmination perceptive mobilisant toutes les ressources de notre être.

De cette situation ambiguë d'un vocable dont les racines imaginaires et sentimentales remontent à vingt-cinq siècles, ressort maintenant l'économie du présent ensemble d'articles. Trois études s'attachent à explorer la discipline esthétique telle qu'elle s'est constituée et développée depuis Baumgarten : Mikel Dufrenne montre sa structure et sa problématique interne ; Daniel Charles en fait l’histoire, depuis les Grecs, qui en sont les vrais initiateurs; Anne Souriau en donne un échantillon en déployant le système des catégories esthétiques. Puis une étude d'Henri Van Lier quitte l'esthétique comme discipline constituée pour s'attacher aux expériences auxquelles s'applique encore l'adjectif : l'information esthétique, la culmination esthétique, la jouissance esthétique. Enfin, un dernier article du même auteur présente l’industrial design, traité ici à cause de l'habitude, qui a perduré en France, de parler d'esthétique industrielle.

Mais ce hasard ne sera pas dépourvu d'intérêt. Si l’esthétique - mot et chose - a actuellement mauvaise presse, et s'il est vrai que l'on assiste à une mise en question des connotations de l’aisthésis grecque, c'est l'objet industriel qui en donne la raison. Directement, c'est lui qui a configuré autour de l'homme contemporain un nouvel espace et un nouveau temps, où l’aisthésis classique est devenue quasi impossible. Indirectement, c'est lui qui, en provoquant une mutation générale des systèmes de valeurs, donc un changement de civilisation, contraint à concevoir toute civilisation comme un système de signes, dans une perspective plus sémiologique qu'esthétique. L'industrial design n'est donc pas un sujet spécialisé, comme on le croit parfois encore en France, pays de la parole. Pour les Nordiques, les Anglo-Saxons, les Italiens, les Japonais, c'est à son instigation que sont nés les courants artistiques récents, op'art et pop'art. C'est aussi autour de lui que se renouvellent, parfois jusqu'à se renier, les thèmes, la notion, les motivations inconscientes de la traditionnelle esthétique.

 

 

Henri Van Lier

Contributions à Encyclopeadia Universalis, 1968-1972

 
 
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