On pourrait attendre que l'anthropogénie
traite la paléoanthropologie comme un préambule
indispensable. Pour parler de la constitution continue
d'Homo, ne faut-il pas préciser d'emblée ce qu'on entend par
Homo sapiens sapiens, Homo sapiens archaïque, Homo erectus,
Homo habilis, voire les diverses formes d'Australopithèques
et de Paranthropes, et remonter même à cet ancêtre commun,
dont nous n'avons pas le fossile mais que nous situons il y
a 7 MA, vers lequel pointent ensemble les hommes et les
chimpanzés d'aujourd'hui à travers leur génétique, leur
anatomo-physiologie, leurs comportements sociaux.
En particulier, ne doit-on pas prendre
parti entre plusieurs insistances ? Par exemple, celle
qui veut qu'Homo ait résulté, autour de 3 MA, d'un
refroidissement continu du climat à l'est du Rift africain,
entraînant un déboisement de la forêt tropicale, lequel, en
ouvrant une savane, dut favoriser des primates redressés,
mi-arboricoles mi-marcheurs, et du même coup des
développements cérébraux et des comportements sociaux
compatibles avec une première station debout. Ou ces autres
vues qui soulignent que, déjà dans la forêt mi-dense, des
redressements du squelette suivirent de la longue suspension
dans les arbres ainsi que du bluff de mâles bras levés. Ou
encore l'attention embryologique particulière à la
contraction cranio-faciale des primates préhominiens créant
la disponibilité d'une bouche plus réduite et d'un cerveau
accru, mieux centré sur le trou occipital médian d'un
squelette à ilion court et évasé, redressable. D'aucuns
voudraient même que certains de ces événements
embryologiques aient résulté de mutations fort réduites,
trois ou quatre, de gènes "architectes", déterminant chez un
mâle, outre une foetalisation prolongée, certains des
caractères susdits, ce qui l'aurait fortement avantagé, en
sorte que, rendu très dominant, il aurait communiqué sa
mutation à de nombreuses femelles, ainsi dispensées, pour
remodeler génétiquement leur descendance, de millénaires de
petites mutations hasardeuses. Etc.
Des décisions définitives sur tous ces
scénarios seraient utiles à une anthropogénie. Mais un
tableau global lui suffit. Nous allons donc nous avancer en
utilisant le substantif Homo et l'adjectif hominien
pour couvrir massivement, et en arrondissant fort les
dates, les performances des populations désignées d'habitude
comme Homo habilis (2,5 MA), Homo erectus (1,5 MA), Homo
sapiens archaïque (200 mA ou davantage), Homo sapiens
sapiens du paléolithique moyen (100 mA), Homo sapiens
sapiens du paléolithique supérieur ou Cro-Magnon (40 mA)
jusqu'à aujourd'hui. Sans cependant négliger les
pressentiments des divers Australopithèques (3,5 MA) et des
Paranthropes (2,5 MA), même si le terme "Homo" n'apparaît
pas encore dans leur désignation. Et sans oublier la
bifurcation d'Homo neandertalensis (jusqu'à 30mA), très
éclairante, par contrastes et par similitudes, sur le statut
d'Homo sapiens sapiens. De cela, les nouveaux systèmes de
datation et les fossiles récemment découverts permettent de
prendre une vue assez documentée qu'on trouve dans des
ouvrages accessibles. Ainsi, pour des datations, des
localisations, des illustrations suffisantes le lecteur
français se reportera à l'ouvrage très commode de Pascal
Pick, Les Origines de l'homme, de 1999 <PP>.
Nous-mêmes serons amenés à détailler
quelque peu ces étapes d'Homo à l'occasion des premiers
établissements au sol et de l'outil du paléolithique, au
chapitre 13. Ce sera l'occasion de remarquer que le genre
Homo, ses espèces et ses races ont suivi des voies droites
et des détours, des allées, des raccourcis, des régressions,
des culs-de sac, du moins par rapport à nous qui nous en
percevons comme les aboutissements actuels. Ainsi, depuis
plusieurs années, on aime à parler d'évolution buissonnante,
d'évolution en mosaïque, d'évolution bigarrée. Mais
peut-être que déjà le terme d'Evolution est trop
simple. Darwin lui résista longtemps, il ne l'a introduit
que dans la sixième édition de l'Origine des espèces,
trouvant sans doute que son étymologie (volvere, ex) suggère
trop l'idée de commencement et d'achèvement, voire de but,
ou encore de progrès, d'inférieur et de supérieur, de simple
et de complexe. Plutôt que d'Evolution, ne serait-il
pas plus sûr de parler de Variations (vivantes)
adaptées, ou de Variétés adaptées, ou de Variétés
compatibles, moyennant tantôt des développements,
tantôt de vraies bifurcations fonctionnelles, sur fond de
situations planétaires chaque fois neuves ? Car les
variations du vivant ont eu lieu sur des plaques tectoniques
en mouvement, joignant, séparant, remodelant sans cesse les
continents, et créant ainsi sur notre Terre de nouveaux
foyers (accumulateurs) et flux du chaud et du froid, de
l'humide et du sec, bref ces climats qui ont sélectionné et
barré toutes les espèces minérales, végétales, animales, et
un jour hominiennes <21G3>.
Outre que les notions de variétés et
d'ensembles variants sont la fine fleur de nos
mathématiques et de nos logiques <19, 20>, parler, en
présence d'Homo habilis ou du Paranthrope, de variétés
adaptées, - localement et transitoirement, il
s'entend, - est pour une anthropogénie une façon de s'en
tenir à ce qui est constatable, laissant à chacun de décider
à part soi la quantité de hasard, de cohérence, de
complexité, de progrès ou régrès, voire de finalité ou
d'absurdité, ou simplement de Sens ou de sens, qu'il veut
attribuer à la suite des événements de l'Univers. Des
passages ultérieurs sur l'évolution des espèces <21G3>
et sur la paléoanthropologie <24C3> nous donneront
l'occasion d'y revenir. Du reste, Darwin trouvait déjà que,
pour la compréhension du vivant, la variation est
au moins aussi importante que la sélection ;
puisque celle-ci suppose celle-là pour qu'une adaptation ait
des chances d'avoir lieu.
Cette vue vient à nouveau d'être précisée
en 2000 par deux découvertes au Kenya. Celle de Kenyanthropus
platyops, présentant il y a 3,5 MA un visage très plat
comme le nôtre. Et de Orrorin tugenensis (Orrorin,
homme primitif en kénian), documenté par 13 fossiles
appartenant à au moins 5 individus simiesques, et qui
montrent un fémur de marcheurs dressés proche du nôtre
remontant à 6 MA<"La Recherche" sept.01, 28-37>.
1A. La stature
L'anthropogénie peut alors s'ouvrir par l'affirmation que le corps d'Homo a été sélectionné comme un organisme segmentarisant.
1A1. La segmentarisation, le clivage et le planage. La manipulation. La substitution
On prend ici "segment" dans son sens
étymologique de "segmentum", le produit d'une coupure
("secare", couper). A ce compte, un segment est une portion de
l'environnement prélevée sur des portions voisines, que
celles-ci soient déjà des segments ou qu'elles forment encore
un fond indifférencié sur lequel des segments se détacheront.
En plus de sa franchise, la coupure comporte une certaine
séparation et une certaine fermeture : aussi la
segmentarisation crée-t-elle des limites, et donc des parts,
des parties. Les animaux antérieurs avaient déjà arraché,
accumulé, mais jamais segmentarisé, ni débité. Même le singe
supérieur brise, mais ne coupe pas. Il découpe encore moins.
La segmentarisation en effet suppose
l'anatomie d'Homo. Les doigts hominiens à commandes distales
très indépendantes continuèrent la sélection des doigts des
primates. Le pouce opposé de ces derniers fut progressivement
libéré de ses tâches de suspension bracchiale dans les arbres,
et les autres doigts de leur fonction d'appui au sol (appui
sur le dos des phalanges chez les Gorilles et les Chimpanzés).
Ainsi, la paume étirée ouvrit plus largement et stablement une
main plane. Celle-ci invite à lisser des surfaces, à planer
des portions de sol et des côtés d'objet, lesquels par là
deviennent des faces ; à descendre comme une lame souple
dans les matières meubles et à les distribuer en portions, en
particulier de sable, de cailloutis, de grains. Le concert des
doigts pointe, rassemble, clive. Le pouce de sapiens sapiens,
à phalangette allongée, montre bien la sélection du pincement
(fort dans le couple pouce-medius, précis dans le couple
pouce-index) et du lissage quand on le compare à celui des
Néandertaliens, à phalangette plus courte, adaptée aux prises
surtout brutales <"La Recherche" (R.), sept86,1044>. Les
ongles lisses et plats, seuls capables de certaines actions et
représentations, ont confirmé ces aptitudes
La faculté délimitatrice d'Homo est d'autant
plus grande que ses mains, en symétrie bilatérale, peuvent se
disposer en deux faces qui se font face, créant entre leurs
paumes, extrêmement innervées en comparaison de leurs dos, un
milieu fermé, dans lequel l'objet manipulé est embrassé,
cerné. Des segments manuellement délimités sont alors
déplaçables tout en restant eux-mêmes. Et ils deviennent pour
autant substituables l'un à l'autre.
Encore ainsi avons-nous considéré les mains
dans quelques-unes de leurs performances déterminées, alors
qu'il est aussi éclairant de mesurer leur indétermination.
C'est même celle-ci qui frappe d'abord le zoologiste, habitué
à la spécialisation puissante et étroite des "mains" du
tarsier, du orang-outan, du gorille. La main hominienne fut
une révolution sur la Planète par sa disponibilité. Elle fera
d'Homo l'animal possibilisateur <6A>.
Les performances des mains planes en symétrie
bilatérale impliquent déjà tellement les autres performances
d'Homo que "manier" et "manipuler" s'étendront dans les
langues à tous les domaines. Le handling anglais
court du commerce et de la diplomatie aux arts plastiques, à
la musique, à la littérature. Les dérivés allemands de Hand
ne sont pas moins riches. En français aussi on "manie"
les outils et les idées, et on "manipule" les consciences.
Devenir "manifeste" c'est être heurté (festus) par une main
plane (manus).
1A2. La transversalisation et la frontalité. La tridimension depuis la largeur
Mais la segmentarisation substitutive
redouble ses pouvoirs quand elle dispose d'un système de
référence. Les corps des Vertébrés et surtout des Mammifères
antérieurs à Homo distinguaient (a) l'avant et l'arrière, dans
l'agressivité (ad-gredi, aller vers) et la fuite ; (b) le
bas et le haut, dans leur poids ; (c) le dorsal et le
ventral, dans la répartition de leurs organes à partir de leur
colonne vertébrale dans une intimité progressive (intimus, le
plus "intus"). Ces trois dimensions (degrés de liberté)
sensori-motrices se ramenaient pourtant chez eux à la
dimension prédominante de la prédation, (a) :
avant-arrière, tête-queue, bouche-anus, dont les deux autres,
(b) (c), étaient subsidiaires. En un mot, l'animalité
préhominienne est rostrale, mieux, caudale >><<
rostrale.
Or, quand il est debout, et surtout quand ses
bras et ses jambes s'écartent, le corps du primate redressé
qu'est Homo épand et étend d'abord un plan transversal stable.
Ce plan vertical-latéral est stabilisé d'instant en instant
par la gravitation, dont le champ de force s'exerce et se
plane le long du volume dressé peu épais du tronc. Du même
coup, les dimensions d'agressivité (arrière-avant) et
d'intimité (dorsal-ventral) se confondent, et établissent un
second plan, perpendiculaire au plan transversal pris comme
référence. Enfin, sous ces deux plans verticaux, orthogonaux
l'un à l'autre, le sol se déroule comme un troisième plan
foulé par la station debout, orthogonal aux deux premiers.
Ainsi, courant le long des intersections de
ces trois plans suffisamment orthogonaux entre eux, trois
dimensions s'activèrent, les trois dimensions euclidiennes de
largeur, de profondeur et de hauteur. Et la transversalité,
dimension originale et prédominante d'Homo, entraîna cette
propriété singulière de son environnement, la frontalité :
la distribution en largeur prédomine dans le concept militaire
de "front", et le concept politique de "front commun".
L'animal n'a que des en-contres ou des en-tours.
Transversalisant, Homo fait que ses objets et ses congénères
lui "font front", en des r-en-contres, étalant
l'environnement, y dégageant des points forts et des points
faibles. Toute anthropogénie doit commencer par mesurer
l'originalité extrême de l'agressivité frontalisante, à
la fois dérivant de l'agressivité rostrale-caudale de
l'animalité antérieure, mais rompant radicalement avec elle.
Par l'insertion d'un mâle hominien membres
écartés dans un cercle, Léonard de Vinci, peintre, ingénieur
et cosmologiste, a dégagé plusieurs des aspects
anthropogéniques de la transversalité d'Homo, laquelle, nous
allons le voir, suscite la panoplie, le protocole, l'image, la
schématisation, le texte, et donc le monde. Le texte que lit
présentement le lecteur est là devant lui, frontal et
transversalisé, comme il l'a été pour celui qui l'a écrit, en
vertu du plan transversalisant de la station debout.
Homo redressé a réorganisé et redistribué
fondamentalement les trois dimensions de l'animalité
antérieure. Inscrivant dans sa hauteur décidée le surgissement
antigravitationnel et la dépression. Dans sa profondeur,
l'agressivité de l'avance et l'intimité ventrale du retrait.
Dans sa largeur, la transversalité et la frontalité, par quoi
s'inaugure et se confirme la segmentarisation. En ce cas,
l'anatomie, la physique, la mathématique, les dimensions
existentielles s'engendrent constamment.
1A3. L'orthogonalisation des membres et l'articulation
L'angle droit, qui réfère entre eux les trois
plans et les trois dimensions selon lesquelles le corps
redressé d'Homo distribue son environnement, a envahi ses
articulations. Il a plié orthogonalement deux à deux
phalangettes et phalangines, phalangines et phalanges, et
ainsi de suite de main en poignet, en coude, en épaule, en
tronc, comme aussi de doigts de pied en pied, jambe, cuisse,
tronc. A quoi s'ajouteront d'une épaule à l'autre les
rotations de la tête sur 180¡, c'est-à-dire 90¡ x 2,
confirmant l'orthogonalité des trois dimensions à partir du
plan transversal. De plus, le Primate redressé entretient en
permanence un angle droit circulaire au sol, qui en fait
l'animal antigravitationnel. Quand il s'assied, sa station
assise (sedere, ad) crée et entretient deux angles droits
opposés. Son agenouillement, technique ou révérentiel,
comporte un angle droit quand il a lieu à deux genoux, et deux
angles droits quand il a lieu sur un genou, avec ou sans
fléchissement du tronc. Les bras levés, cette menace des
Primates qu'Homo transforma en supplication au ciel,
confirment la fécondité anthropogénique des angles. Rien
d'étonnant que ce corps orthogonalisant se soit mis un jour à
précadrer ses images au paléolithique supérieur, et à cadrer
(quadrare, carrer) ses images et tout son milieu au
néolithique. La perpendiculaire, en français, est dite normale
au sens de normative. En grec, gônia, l'angle de la
géométrie dérivait de gonu, le genou.
Toutes ces extensions transversalisantes et
articulations cadrantes des membres exigeaient des
articulations blocables. L'évolution d'Homo a sélectionné les
calages osseux dans ses chevilles, ses genoux, ses hanches,
ses épaules, ses coudes, ses poignets. Par quoi le corps
hominien est devenu articulatoire, c'est-à-dire manifestant
ses articulations, et donc enclin à articuler son
environnement, lequel se disposa à être technique et
sémiotique. La racine grecque *ar, qui thématise l'ajustement
et l'adaptation, a donné arthron pour les
articulations du corps, mais aussi des dérivés couvrant
presque tout le champ anthropogénique : la charrue, le
labour, l'assaisonnement, l'agrès, le chevillage, la
succession proche, le nombre, le compte, l'arithmétique,
l'exactitude, la plaisance, la vertu, la précision,
l'excellence dans ar-istos. A travers le latin artus,
de la même racine, c'est un peu tout cela qui a tourné autour
du français "articuler" et de l'anglais "articulate", presque
aussi riches de sens que "manier" et "manipuler".
1A4. La latéralisation
La transversalité d'Homo fut confirmée par la
latéralisation, c'est-à-dire que les deux moitiés en symétrie
bilatérale de son corps ont, du moins pour certaines
fonctions, des aptitudes différentes, voire une hiérarchie,
qui a fini par faire parler de droite et de gauche, de dextre
et de senestre, ou sinistre.
La latéralisation avait déjà été sélectionnée
chez les Primates préhominiens, qui n'emploient pas leur main
droite et leur main gauche indifféremment, du moins pour
certaines tâches <R.mars93,298>. Homo a confirmé cette
sélection comme en témoignent les dures-mères de ses fossiles
qui montrent, s'accusant avec le temps, des inégalités locales
d'irrigation sanguine, donc d'activation cellulaire, entre les
hémisphères cérébraux. C'est que la latéralité, en créant un
référentiel par marquage gauche vs droite (qu'on retrouve
jusque dans la mathématique la plus abstraite), et même une
polarité gauche >> droite ou droite >> gauche, ne
pouvait que conforter le privilège technique de la largeur
(transversal-frontal) en la mettant sous tension. La
latéralisation achève de faire du primate redressé un animal
obstiné (stare, ob), c'est-à-dire debout (stans) contre (ob)
vents et marées.
Si l'on revient alors aux mains planes, on
voit qu'elles résument tout à la fois la transversalité,
l'orthogonalité et la latéralité, de même que la capacité
segmentarisante. En effet, quand elles inscrivent leurs plans
n'importe où dans le plan transversal du corps, ou dans l'un
quelconque des plans parallèles ou normaux à ce plan, et mieux
encore si elles exploitent leur capacité de rotation sur les
poignets, les coudes, les épaules pour déterminer des plans
plus ou moins orthogonaux par rapport au plan transversal de
base, elles proposent aux segments qu'elles manipulent et
manient un référentiel leur permettant de s'entre-référer et
de se comparer frontalement de multiples façons.
Néanmoins, si chaque main d'Homo développe un
espace à trois translations et deux rotations, ce qui fait
déjà cinq dimensions (metiri, mesurer, dis, par disjonction),
c'est-à-dire cinq degrés de liberté, et que d'autres
articulations et dimensions lui sont encore ajoutées quand on
remonte au coude et à l'épaule, comme y ont insisté les
topologistes (Poincaré, Thom), seules, parmi ces sept ou huit
dimensions proposées, trois ont prévalu pour les mains comme
pour le corps entier. Et cela justement en raison de la
prévalence de la largeur transversalisatrice et latéralisée se
subordonnant la hauteur et la profondeur comme son haut-bas et
son avant-arrière adjoints.
1A5. Le pas, la marche et le rythme. Les huit composantes du rythme
Les autres animaux se déplacent, tantôt
jouant, tantôt procédant vers des buts, les "goals" des
éthologistes. Seule la station debout, avec ses trois
dimensions orthogonalisées et les pivots des deux talons, a
inauguré la marche, et même la démarche, dont le préfixe "de-"
signale la distance et peut-être la distanciation introduites.
L'allée, ou l'allure, n'est pas une simple translation
arrière-avant, et elle ne vise pas la vitesse comme telle
(Homo se déplace moins vite que ses cousins singes) ;
elle est justement la promotion du plan transversal d'Homo à
la rencontre de plans frontaux. La marche quand elle bifurque
n'est pas entièrement absorbée par la voie empruntée.
Transversalisante, elle reste disponible à celles qu'elle n'a
pas prises. Elle ouvre des chemins.
Par ailleurs, le pas bipède avec ses
saillances musculaires distingue fermement jambe gauche et
jambe droite, jambe immobile et jambe en mouvement, jambe
posée et jambe en suspens, c'est-à-dire les moments
gravitationnel et antigravitationnel. D'autres allers et
retours habitent le corps d'Homo, comme ceux de la systole et
de la diastole cardiaques, de l'expiration et de l'inspiration
respiratoires, mais ces va-et-vient n'ont pas la même évidence
oppositive, la même cinématique ni la même dynamique
ostensibles.
Ainsi, l'allée-allure comporte "l'un PUIS
l'autre", "l'un ET l'autre", "l'un OU l'autre", "l'un SI
l'autre", et prédispose aux synthèses logiques :
consécution, association, disjonction, condition. Elle engage
le choix, et en particulier le plus simple, le choix binaire.
Ses degrés de liberté sont entretenus du fait que les
déplacements en station debout ne supposent qu'une faible
dépense d'énergie ; on maigrit peu en marchant. D'Homo
habilis à Homo erectus (ergaster), le corps hominien a été
sélectionné pour réaliser des marches de plus en plus longues,
et donc aussi de plus en plus exploratoires, avec les
allostasies que cela implique. La distance accrue entre le
pelvis et le thorax, le remodèlement des deux (bassin court et
étroit, cage thoracique en tonneau), l'articulation de
l'épaule vers le bas permettant de contrebalancer chaque
avancée de la jambe alterne créèrent (a) une démarche qui
entraîne moins à chaque pas la totalité du corps, (b) une
respiration vaste et égale, (c) l'évacuation accélérée de la
chaleur par l'épiderme devenu glabre, exsudant et ventilé, (d)
un organisme qui offre une surface réduite au rayonnement
solaire vertical.
Toutes ces propriétés du pas se sont
rassemblées dans le rythme, ce propre d'Homo, dérivant du
"HrutHmos" grec, qui voulait dire tout à la fois :
répétition souplement réglée, cadence (cadere, chute du pas),
manière d'être, caractère, forme, genre, dans le cadre de
l'écoulement orienté (reïn). Une énumération suffisante des
aspects du rythme importe au plus haut point à
l'anthropogénie, et il faut la tenter dès ici.
1A5a. L'alternance périodique et métronomique
Bipédique et persévérante, la marche ne se
contente pas de répéter les pas, elle les fait alterner,
c'est-à-dire que l'un y engendre un autre, et plus précisément
l'autre de deux (alter), avant de revenir à soi. L'alternance
a ceci de propre qu'elle est un maintien du Même à travers
l'Autre, une ouverture à l'Autre sans perte du Même, faisant
que l'identité engendre l'altérité pour revenir à l'identité.
Elle est normale, normative, métronomique (metron, mesure,
nomos, partage), et par là une des sources du nombre, ordinal
d'abord, cardinal ensuite.
Cependant, elle ne se répète pas à
l'identique tout en se maintenant. Et le pas, en même temps
qu'il est régulier, régulateur, incite à de nombreux degrés de
liberté, à la création de véritables dimensions temporelles.
(La métronomie mécanique stricte fut un phénomène historique
transitoire, ayant supposé l'exaltation horlogère du XVIIIe
siècle européen.)
1A5b. L'interstabilité
Cette combinaison d'identité et d'altérité,
ou plus généralement de similitude et de variété, a pour effet
que le pas n'est ni stable, ni instable, ni non plus
métastable, et qu'on pourrait le qualifier d'interstable. Des
physiciens diraient qu'il est un état ex-cité (citare,
fréquentatif de ciere, mettre en un mouvement vif + ex).
Ex-cité faisant évidemment couple avec in-cité.
1A5c. L'accentuation
La marche peut s'accentuer, car son équilibre
alternatif, interstable, excité, incité, et polarisé en sus
par la latéralisation générale d'Homo, l'invite d'emblée à
marquer un des pas comme la pose, l'appui (thesis), et l'autre
comme la levée (arsis), dans une battue ou une cadence
(chute), selon l'accentuation qui est un principe général de
tout système nerveux. Puis, à fomenter une alternance au
deuxième degré, dans une battue à trois temps : gauche
thesis / droite arsis / gauche arsis // droite thesis / gauche
arsis / droite thesis /... On ne sait malheureusement pas si
l'étymologie qui fait descendre accentuer de ad-cantare est
exacte. D'autres différenciations naissent aussi selon que,
dans chaque jambe, on privilégie la battue, la thesis, comme
le fait la musique classique, - d'où le mot cadence (cadere),
- ou au contraire la levée, l'arsis, comme le font les
danseurs grecs d'hier et d'aujourd'hui.
1A5d. Le tempo
Le pas permet non seulement des vitesses
variées, rapides, moyennes, lentes, comme la chasse animale,
mais des vitesses contrastées et graduées selon des allures
(façons d'aller), coulées ou saccadées. Par sa désignation des
tempos, la musique classique trahira que ceux-ci ne sont pas
sans rapport avec des attitudes d'existence : sostenuto,
andante, adagio, allegro, staccato, rubato (temps dérobé).
1A5e. L'auto-engendrement et le suspens
La marche s'auto-entretient en ce que chaque
pas y réengage le pas suivant, puis s'y réengage soi, dans le
circuit d'une perception kinesthésique qui renvoie à une
motricité, laquelle en retour renvoie à la kinesthésie. C'est
là apparemment une simple "réaction de Baldwin" au service de
la persévérance, mais qui cette fois s'enrichit des appels que
sont l'alternance, l'interstabilité, l'accentuation, la
métronomie, le tempo. Circulation entre des semblables, des
opposés, des contraires, des contradictoires, le rythme
autoengendré, en même temps qu'un entraînement, comporte alors
aussi un certain suspens (pendere, sus), une façon de
s'arrêter en annonçant une suite. Activant le temps d'une
manière qui l'annule. Le relançant ou l'étendant en éternité.
1A5f. La convection
Le cerveau hominien, comme peut-être déjà
celui d'autres mammifères, perçoit non seulement des
mouvements mais des mouvances, c'est-à-dire des mouvements
saisis comme émanant de forces, qu'il apprécie du même coup,
et qui l'entraînent. Ainsi, les marcheurs bipèdes du seul fait
de se sentir avec d'autres se stimulent mutuellement selon une
gravitation perceptivo-motrice contraignante et souple,
coordinatrice, dont le rôle social est considérable. Avant
même de déclencher et de régler des danses.
1A5g. Le strophisme
L'unité élémentaire du pas à pas, alternant,
interstable, accentué, accéléré-décéléré, auto-engendré,
prolifère et se regroupe après un temps en unités plus larges,
lesquelles à leur tour alternent, se transposent, se
retournent, se renversent selon des symétries diverses. Telle
est la strophe (strephein, tourner, tordre, s'enrouler),
d'abord kinesthésique, puis visuelle, auditive, etc. De celle
de la danse à celle du poème et du chant.
1A5h. La distribution par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces
Enfin, les gravitations que le marcheur
exerce sur les autres travaillent aussi à l'intérieur de lui.
Transversalisant un organisme, la marche y condense des noyaux,
y modèle des enveloppes, y déclenche des résonances,
y ouvre et ferme des interfaces, en autant de
distributions et animations que la danse thématise. On
retrouvera ces distributions mouvantes à l'occasion de
l'articulation générale du spécimen hominien <11F>,
ainsi que des convections internes de ses tectures, images,
langages, écritures <13 à 18> ; la musique
occidentale nous montrera Bach organisant son rythme à partir
de noyaux, Mozart d'enveloppes, Beethoven de résonances,
Wagner d'interfaces <15G3>. Mais la profusion de
singularités ainsi créée est si considérable qu'on ne la
mesurera vraiment qu'au dernier chapitre d'Anthropogénie <30>,
qui a pour titre la galaxie des X-mêmes.
A totaliser ces huit caractères du rythme, on
peut comprendre que les documents les plus émouvants de la
paléoanthropologie sont ces empreintes de pas de deux
spécimens marcheurs, l'un plus grand, l'autre plus petit
(différence de sexe ou d'âge ?) qui, il y 3 MA à Laetoli
en Tanzanie, s'imprimèrent dans les cendres d'un volcan proche
humidifiées par la pluie, puis furent recouvertes par de
nouvelles cendres volcaniques formant ainsi un tuf feuilleté,
jusqu'à ce que l'érosion rouvre progressivement les feuillets
supérieurs et propose enfin les empreintes primitives à
l'équipe de Mary Leakey, en 1976. Il y a déjà là, chez ces
ancêtres directs ou collatéraux d'Homo actuel, l'élargissement
antérieur du pied, le gros orteil dirigé vers l'avant, le
talon arrondi et l'indication d'une arcade plantaire.
Devant cette foulée, nous aimerions savoir
aussi qui, d'Homo habilis, d'Homo erectus, d'Homo sapiens
sapiens, après avoir avancé, marché, cheminé, a le premier osé
commencer à danser, et à vraiment se promener, selon cette
danse réservée qu'est la promenade. Homo est l'animal qui se
promène, ou simplement promène (minare, chasser, pousser,
pro-, devant), comme on l'a dit d'abord.
La marche a beaucoup ajouté à la manipulation
des mains planes symétriques. Banalement, elle les a conduites
sur tous les sites de maniement et de manipulation qui leur
étaient adaptés. Mais aussi, secrètement, elle leur a transmis
sa propre arsis (levée) et thesis (pose), les invitant à agir
en mesure à leur tour, selon une régularité avec un jeu, une
alternance, un swing ; le batteur de tambour qui bat du
pied sait bien que les binarités et ternarités que créent ses
bras et ses mains viennent de ses pieds à travers ses jambes
et ses hanches. Quand Homo marcheur commença à produire des
choppers, puis des bifaces (0,5 MA), le tapotement rythmique
de ses mains, ou simplement leur cadence, leur façon de se
lever et de tomber sur la pierre ne purent que renforcer la
transversalité et la latéralisation. Et donc aussi la
tridimensionnalité orthogonalisante avec ses conséquences
techniques, mathématiques, logiques, existentielles.
Ce qui précède se résume bien dans la racine
indo-européenne *st, omniprésente dans stature, stare,
sistere, Histanaï, stehen, state. Avec ce qu'elle implique de
surgissement frontalisé, contrôlé et latéralisé, d'expansion,
de distribution tridimensionnelle, virtuellement
multidimensionnelle. Des anatomistes estiment que le corps
d'Homo actuel a plus de 200 degrés de liberté, ou dimensions,
- par quoi il est impossible de trouver une écriture complète
de sa danse, mais seulement une sténographie <18I6>. Peu
importe le nombre exact, il est en tout cas considérable, et
fait de la stature d'Homo un foyer de libertés physiques
plurielles, qui supporteront un jour des libertés mentales, et
parfois un sentiment de liberté tout court.
1B. Le *woruld (wereld, world, Welt)
Pour désigner l'environnement en tant qu'il
se couple avec la stature et l'organisme d'Homo, l'archétype
germanique *woruld, d'où viennent "wereld" néerlandais,
"world" anglais, "Welt" allemand, convient assez. Il semble
avoir visé initialement l'existence hominienne dans sa
généralité, c'est-à-dire couplée avec son milieu ; puis
ce milieu lui-même, mais toujours en tant que l'existence
hominienne le thématise comme environ. Au contraire, le mot
grec "cosmos", et sa traduction latine "mundus" (monde,
non-immonde), renvoient tous deux à l'idée d'ordre, même
d'ordre préalable, ce qui paraît un parti trop étroitement
occidental pour l'anthropogénie. Nous retiendrons *woruld,
dont nous détaillons les aspects.
1B1. Le milieu comme panoplie et protocole. Outil et ustensile vs instrument. La collection
La stature transversalisante d'Homo déclencha
la panoplie, ensemble de "choses" saisies plus ou
moins simultanément selon des plans frontaux, où elles se
détachent sur le fond mais aussi apparaissent comme
complémentaires et substituables. L'environnement devenu jeu
de panoplie est le premier aspect du *woruld, dont les autres
suivent.
Le "display" (plicare, dis, déplier) de la
panoplie concorda avec le protocole, c'est-à-dire avec
des séquences réglées d'opérations, dont les moments sont
également substituables, dans l'élaboration d'un mets ou le
tissage d'une étoffe. Le protocole est à la durée ce que la
panoplie est à l'étendue. Dès qu'Homo juxtaposa ou fit se
succéder deux, et surtout trois "choses" au sol ou dans ses
mains, - "3" est nécessaire à la mise en branle définitive des
relations, verra Peirce, - leur substituabilité articula des
"avant", des "après", des "en même temps", germes de ce qui
plus tard deviendra ici des successions repérées d'états, là
des perfectifs/imperfectifs, là des passé/futur/présent, là
encore des moyens/fins, selon les cultures. Le protocole
suppose la transversalité, voire la latéralité
hominiennes ; les comportements des singes, par exemple
en matière alimentaire, évoluent par changement de processus
(de rituels, disent les éthologistes), non par changement de
protocole.
Du coup, manié, manipulé dans cette durée
ébauchée, l'instrument, déjà actif chez l'animal,
devint l'outil ou l'ustensile. Le terme
d'instrument (struere, in) est assez général pour s'appliquer
au bâton préhensile agité par un singe, à la pierre poussée
par une loutre pour casser un oeuf ou par un chimpanzé pour
casser des noix, à l'aiguille qui allonge le bec d'un pic pour
attraper un ver sous l'écorce, au nid et au terrier en
construction, autant de compléments des corps animaux, dans
une coaptation étroite. Au contraire, les mots "outil" et
"ustensile" viennent de uti, verbe latin qui se limite
aux effectuations hominiennes, et ils désignent des
instruments articulés en panoplie et protocole. Il ne suffit
pas qu'un instrument soit réemployé à plusieurs reprises,
comme parfois un bâton chez le singe, pour qu'il devienne un
vrai outil. (Aussi est-il risqué d'affirmer que Paranthropus,
une sorte d'Australopithecus robustus, a inventé "l'outil"
avant ou en même temps qu'Homo habilis <R.mai95,568>).
La panoplie et le protocole ont joué un rôle
décisif dans l'identification de choses (causes), par
opposition aux identifications de proies, d'aliments, de
partenaires chez l'animal. Il n'importe pas au chat de
chasser-tuer-manger des "souris", mais seulement de
reconnaître de loin olfactivement une combinaison odorante X
qui le conduit à se rapprocher d'une certaine combinaison de
mouvements Y, liés à ce X ; à partir de quoi sa vue prend
le relais de l'odorat, et des formes sombres de telle grandeur
et avec tel mouvement déclenchent chez lui et chez sa proie
des déplacements qui aboutissent à la capture. C'est là
l'ordre des stimuli signaux <4H>, où à aucun moment il
n'y a de "souris" au sens où des spécimens hominiens vont
l'entendre. Car seuls des primates transversalisants,
orthogonalisants, latéralisants, construiront (nerveusement)
cette représentation panoplique et protocolaire qui sera
maniée et manipulée en tant que "souris". Même le Chimpanzé
n'a pas besoin de "choses". Il n'a pas besoin non plus d'états
de choses (Sachverhalt). Ni de faits. Panoplique et
protocolaire, croisant l'outil, l'ustensile et l'instrument,
Homo est collectionneur (ligere, cum). La collection variera
selon les cultures et les temps, mais se retrouvera partout,
et dès l'enfance.
Les quatre termes d'outil, d'ustensile, de
panoplie et de protocole sont si caractéristiques d'Homo
qu'une anthropogénie a intérêt à serrer leur étymologie.
L'outil a un usage tranché et saillant, l'ustensile un usage
pervasif et prégnant ; symptomatiquement, le premier
dérive du latin uti de façon populaire, le second de
façon savante. La panoplie, armement complet (Hoplon, pan) des
hoplites grecs, signale la primauté de la guerre sur la
paix ; les armes sont chez Homo les outils-ustensiles par
excellence. Quant à l'étymologie très détournée de protocole,
où la succession est rendue par l'idée de recette,
elle-même signalée par la première feuille collée (kollân,
coller) portant la table des matières d'un document, elle
trahit à quel point chez Homo la durée est moins évidente que
l'étendue.
1B2. Situation vs situs. La circonstance
Les outils et ustensiles, parce qu'ils
s'appliquent à des choses (causes) suffisamment
segmentarisées, transversalisées, latéralisées, substituables,
complémentaires, et parce qu'ils sont eux-mêmes tout cela,
déterminent une situation. La force de ce mot apparaît
bien quand on l'oppose, comme le permet le français, à situs.
Tout être de l'Univers, qu'il s'agisse d'un minéral, d'une
plante, d'un animal, par l'ensemble de performances qu'il est,
y ouvre et entretient un situs, c'est-à-dire une
étendue et une durée ambiante, grâce à quoi il est discernable
(Leibniz) ; très pertinemment, le situs latin,
qui est le substantif verbal de sinere (déposer), de
même famille que serere (semer), marque un certain
lieu, et en même temps une durée, jusqu'à signifier la ruine.
Or, toute performance d'Homo non seulement installe pareil
situs, mais de plus inaugure une véritable situation,
où la finale "-ation" signale que, suite à la stature
frontalisante, la position d'un situs devient maintenant une prise
de position, et même une prise risquée parmi des
éléments complémentaires et substituables. Au point que la
chose-performance-en-situation hominienne se produit presque
toujours dans une circonstance (stare, circum).
1B3. Des choses-performances-en-situation-dans-la- circonstance-sur-un-horizon
Ainsi s'épanouit l'horizon, l'Horizôn
(kuklos) remarqué par les Grecs, le cercle
délimitateur, à la fois bornant et ouvrant, un des
existentiaux d'Homo (Heidegger). En fait, l'horizon est là dès
la transversalité et la frontalité. Mais la panoplie, le
protocole, la situation, la circonstance en précisent le sens,
puisqu'ils font que toute saisie hominienne se termine à des
"formes" substituables sur un "fond" lui aussi substituable,
et qu'ainsi toute forme renvoie à d'autres formes, tout fond à
d'autres fonds, indéfiniment. C'est ce qui crée le paradoxe de
l'horizon, qui est une limite tracée (Horidzeïn, délimiter),
et toujours reportée plus loin ou ailleurs en raison même de
son tracement par des choses (causes). Les deux sens sont
conjugués quand on affirme que, sur l'océan, l'horizon
optique d'Homo paléolithique avait une quarantaine de
kilomètres, et qu'il lui a fallu son horizon
technosémiotique pour viser et atteindre la Grande
Australie (Sahul), séparée de l'Asie par la ligne de Wallace,
de 70 km.
Toutes les actions-passions et les états
d'Homo concernent donc des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon.
Cette formule, lourde mais nécessaire, sera une clé permanente
de l'anthropogénie, qu'il s'agisse de comprendre le
fonctionnement de l'image, du dialecte, de l'écriture, de la
logique, de la musique.
1B4. La technique vs la nature. Les technèmes
Consultons à nouveau l'anthropogénie que font
les langues. La tekHnè grecque courait des opérations
manuelles élémentaires à l'art consommé et à l'habileté dans
les ouvrages de l'esprit. De même en français, la technique
couvre les activités qui utilisent des outils et des
processus, mais aussi ces outils et processus eux-mêmes, enfin
ce qu'ils produisent, et elle s'étend alors aux forêts
entretenues, aux rivières traversées de gués et de ponts, aux
aires de culture et de cueillette, au corps hominien distribué
en panoplies d'organes (plus anatomiques) et en protocoles de
systèmes (plus physiologiques), donnant lieu à des "images du
corps", du reste très différentes selon les cultures
<11D>. Si la nature est souvent perçue comme ce qui n'a
pas encore été (trop) touché par la technique, on voit combien
la frontière nature/culture est floue. Les envahissements
réciproques de l'idée de nature et de l'idée de technique
achèvent même l'idée d'horizon, chacune étant un horizon pour
l'autre.
L'extension de la notion de technique
démontre l'intimité entre le maniement outillé et l'outil
manié. Et l'anthropogénie évitera donc deux affirmations
courantes : (a) la technique est "le corps humain
prolongé" ; (b) la technique est "un moyen au service de
l'homme". Car c'est pour le corps rostral-caudal des animaux
que l'instrument est le corps prolongé, non pour le corps
transversalisant d'Homo, qui le dispose frontalement en
panoplies et protocoles. D'autre part, l'outil et le processus
technique entourent tellement de partout le spécimen hominien
que celui-ci les habite <13B>. La technique est pour
Homo son premier milieu, lequel n'est ni un moyen ni une fin.
Elle le constitue littéralement. En tant que fonctionnements,
il est ses techniques et son corps technicisé. Il
faudra simplement ajouter plus loin qu'il est aussi
ses signes. Les "molécules" techniques qu'on peut appeler des
technèmes sont des unités à la fois objectives et
subjectives.
1B5. La taille du corps technicien
Comme l'ont bien démontré les naturalistes,
la taille d'une espèce animale est une compatibilisation entre
son milieu intérieur et son milieu extérieur, ou niche
écologique. Le *woruld hominien, avec ses choses-performances,
ses situations, ses circonstances, son horizon, a supposé un
corps de certaines dimensions et d'un certain poids.
Nous connaissons mal les tailles successives
d'Homo, en particulier parce que la paléoanthropologie ne
trouve guère que des fragments de squelettes. Ainsi dit-on
parfois que les bipèdes de Laetoli, d'il y a 3MA, avaient l'un
1,20 m et l'autre 1,40, d'après la grandeur de leurs pieds. Ce
qui est certain c'est que le squelette presque entier de la
pré-Australopithèque encore bracchiatrice "Lucy", d'il y a 2,3
MA, avait 80 cm, et que le premier spécimen entier d'Homo
habilis, rassemblé en 1986, a moins d'un mètre. Les variations
de taille des populations actuelles nous préviennent qu'il
serait présomptueux de tirer des conséquences hâtives de
fossiles même entiers dont nous ne savons avec certitude ni
l'âge, ni le sexe, ni non plus l'aberrance dans le groupe.
Ainsi en est-on réduit à des généralités. Les
femelles hominiennes ont sans doute été souvent plus petites
que les mâles, avec des jambes habituellement plus courtes par
rapport au tronc, vu l'avantage de porter le foetus le plus
bas possible sans compromettre les avantages de la marche et
de la course. De même, la stature d'Homo dut être sélectionnée
selon les bénéfices d'une vue suffisamment surplombante, ainsi
que de bras et de mains optimisant, par leur longueur et leurs
angles, la capacité de frapper, convoyer, traiter les proies,
les matériaux, les outils habituels. Bras assez longs pour
atteindre les organes d'excrétion et de copulation ;
assez courts pour conserver de bonnes commandes distales des
doigts, ces doigts qui plus tard joueront du piano et du
violon.
C'est cette adaptation techno-sémiotique des
corps qu'ont exprimée un peu partout les anciennes
mesures : pouce, empan, coudée, brasse, foulée. Même le
mètre, si artificiel qu'il paraisse d'abord, fut
raisonnablement adapté aux mesures du corps ouvrier au XIXe
siècle.
1C. Les sens intégrateurs
Le système sensoriel des animaux montre bien
les interfaces qu'ils sont entre un milieu intérieur et un
milieu extérieur, en particulier en ce qui concerne le
transfert des informations. Et en effet quatre types de
signaux sont économiquement disponibles dans l'environnement
terrestre. (1) Les propriétés chimiques, qui ont sélectionné
le goût et l'odorat. (2) Les propriétés mécaniques de pression
et de déplacement, qui ont sélectionné le tact. (3) Les ondes
aériennes et aquatiques, qui ont sélectionné l'ouïe. (4) Les
ondes électromagnétiques, qui ont sélectionné la vision. Une
anthropogénie doit voir le parti qu'Homo a tiré de cette suite
phylogénétique. Dans son cas pourtant, il est commode et
traditionnel de ne pas suivre l'ordre : goût, odorat,
tact, ouïe, vue, et de commencer par la vue et l'ouïe, dans la
mesure où il est justement un animal transversalisant.
1C1. La vue embrassante
La vue d'Homo, comme celle de tout animal,
répond à des impératifs de survie. Les primates préhominiens,
ayant à se mouvoir haut dans les arbres sur des branches
minces, avaient sélectionné une vue saisissant bien le relief,
donc aussi des axes visuels parallèles et une vision non
brouillée des couleurs. On voit le parti qu'Homo tira de ses
origines. Bien distinguer les textures est également
indispensable à un cueilleur-chasseur omnivore, outre que les
distinctions texturales interviennent sans doute aussi dans
son choix d'un partenaire sexuel. En plus, le primate redressé
est un ouvrier manipulateur, ce qui suppose une vue à la fois
globalisante et détaillée de ses outils et de ses matériaux
transversalisés en panoplies et séquentialisés selon des
protocoles. La technique active même une vue géométrisante,
laquelle engage une sensibilité aux variations de courbure,
aux contrastes des plans selon leurs ombres et leurs
luminosités, leur plus/moins de détails texturaux, et une
aptitude à réduire le multiple au simple. Cela demande une vue
dégageant des parallèles, et donc aussi des parallélipèdes,
des effets d'escalier, des cylindres, des cônes, des sphères,
ou plus initialement les boules dont partent les topologistes.
1C1a. L'équilibre entre prélèvement et globalité
Ces exigences additionnées sélectionnèrent,
ou continuèrent de sélectionner, une sensibilité aux ondes
électromagnétiques les plus actives dans l'environnement
terrestre, c'est-à-dire celles dont la longueur d'onde fluctue
entre 400 et 700 nanomètres, privilégiées pour un soleil de
5800¡ K en surface (Weinberg, The First Three Minutes).
Fut également sélectionnée la trichromatie,
c'est-à-dire une rétine disposant de trois espèces de cônes,
dits "rouges", "verts", "bleus". La dichromatie suffirait à
assurer une bonne saisie des textures, et une vue moyenne des
couleurs ; les mammifères sont bichromates, ainsi que les
Primates du Nouveau Monde, vivant dans la canopée. Par contre,
les Primates de l'Ancien Monde, vivant dans un milieu moins
couvert, plus ouvert, eurent progressivement un avantage
sélectif à disposer d'une perception plus fine en même temps
que plus globalisante des couleurs, et ils furent sélectionnés
trichromates. Homo, apparu dans l'Ancien Monde, les continua à
cet égard, d'autant que la trichromatie convenait à la
manipulation technique.
Chez Homo trichromate, c'est la différence
entre les réceptions préférentielles des cônes "rouges"
(565nm) et des cônes "verts" (530nm) qui assure la perception
des textures ou relief, en prévenant l'univariance (où la
variation d'une longueur d'onde et celle d'une intensité
deviennent indiscernables quand elles se compensent). Les
cônes "bleus", ainsi dispensés de la fonction texturale qu'ils
ont dans la dichromatie, étendent seulement la distribution
des couleurs, ce qui ne suppose pas qu'ils soient nombreux
(5-10%).
Insistons-y, ce qui a importé à
l'anthropogénie ce n'est pas un nombre brut de récepteurs, ni
la diversité des ondes électromagnétiques reconnues : les
pigeons sont pentachromates, et même sensibles aux
ultraviolets ; certaines guenons du Nouveau Monde sont
trichromates, sans doute pour l'avantage évolutif de
reconnaître des baies rouges sur le fond vert ; certaines
femelles hominiennes semblent être tétrachromates, voire
pentachromates, en raison de la fluence génique des gènes
verts et rouges sur le chromosome X <R.janv95,29>).
L'important est que chez Homo les couleurs, avec leurs
précisions et imprécisions, semblent donner un résultat
globalisant, équilibrant, frontalisant, transversalisant,
comme la stature et la membrure hominiennes. Il n'y a
d'ailleurs en ces matières que des compatibilisations :
le petit écart de longueur d'ondes (35nm) entre cônes verts
(530nm) et cônes rouges (565nm) fait perdre de la sensibilité
colorée, mais s'il était plus grand les "verts" et les
"rouges" donneraient des mises au point trop différentes, et
provoqueraient de l'aberration chromatique.
Y a-t-il alors un fondement objectif à la
phénoménologie des couleurs ? Celle-ci tient assurément à
des apparentements, variant selon les cultures : le bleu
"mystique" tenant au ciel, le rouge "chaud" tenant au sang et
au feu, le vert "reposant" tenant à la verdure, le jaune
"ambigu" tenant au soleil et à la mauvaise mine (rire jaune).
Mais une phénoménologie basale découle peut-être du dispositif
des cônes : les bleus, de haute fréquence et peu
texturaux, paraîtraient "froids" ; au contraire, les
rouges, de basse fréquence, texturaux et ainsi enveloppants,
paraîtraient "chauds". Les verts, centraux dans le prisme,
seraient "neutres" (et pour cela exclus par Mondrian).
L'ambiguïté des jaunes serait favorisée par leur hésitation
entre cônes rouges et cônes verts, dont les réceptions
préférentielles ne s'écartent que de quelques dizaines de
nanomètres.
Reste à considérer le champ de vision. Déjà
large chez les grands singes, il l'est encore un peu plus chez
Homo actuel, auquel l'environnement se propose jusqu'à
l'horizon comme un quart de sphère, lorsque ses yeux à axe
parallèle (selon l'invention générale des primates) sont
tournés seulement devant ; comme une demi-sphère appuyée
sur le plan du sol plat, quand ses yeux et son cou gracile
exploitent toute la mobilité latérale pour porter sa vue
circulairement devant et derrière.
Ainsi, à tous égards, la vue d'Homo debout ou
assis globalise, fait globe, est globale, au propre et
au figuré. Sans pour autant laisser d'être ponctuelle,
tranchante, clivante. Les choses (causes), référées à la
largeur (transversalité) comme dimension prédominante, et à la
hauteur et profondeur comme dimensions subordonnées, furent
doublement confirmées dans leur qualité de *woruld" (le milieu
en tant qu'approprié par Homo), et même disponibles un jour à
l'idée de cosmos-monde (ordre général), puis d'univers (versus
unum).
1C1b. La prise de point de vue et l'angularité
Du même coup, Homo a introduit dans l'Univers
le point de vue, et plus exactement la prise de point de vue,
en raison de sa station debout et d'un cou gracile à
mouvements très contrôlés, c'est-à-dire progressifs et lissés,
permettant de régler et caler les points de départ et les
angles du regard.
Ainsi fut pleinement exploitée la nature
rectiligne des rayons lumineux. La prise de point de vue
permit en effet (a) d'organiser un paysage selon des lignes de
fuite ; (b) de vérifier la planéité d'un plan avec
infaillibilité sur des centaines de mètres simplement en le
balayant visuellement à partir d'un de ses points en y collant
la tempe ; (c) de faire varier et de calculer exactement
des angles. Grâce à son regard perspectif, et même projectif,
Homo allait obtenir de son environnement une saisie non
seulement géométrique, mais géométrale, susceptible de
rétablir les grandeurs des objets indépendamment de la
perspective.
1C1c. L'effet processionnel
A ce compte, la promenade et la déambulation
dans une futaie produisirent chez Homo le glissement
progressif et calculable des arbres d'un second plan derrière
ceux d'un premier, et devant ceux d'un troisième. Comme plus
tard le glissement calculé d'une colonnade simple ou double
devant le corps d'un bâtiment. Et celui de toute collection
d'objets sous l'effet d'une translation ou d'une rotation soit
de leur ensemble soit du regardeur. Cet effet, qui deviendra
l'effet principal du cinéma <14I3>, a trouvé son
exploitation première dans les architectures et les
processions rituelles des empires primaires. Il sera suggestif
de l'appeler l'effet processionnel.
1C2. L'ouïe proportionnante et en attente d'écho
En accord avec cette vision globalisatrice et
articulante, synoptique, l'audition fut sélectionnée
proportionnante, transversalisante à sa façon. C'est elle qui
un jour, quand des matières techniquement manipulées émirent
des tons <15A-B>, c'est-à-dire des sons tenus-tendus
(tonos), et quand la voix d'Homo devint capable de faire de
même, finira par distinguer des intervalles d'octave, de
quinte, de quarte, de tierce majeure et mineure, comme aussi
par saisir des timbres, en captant le nombre et les intensités
relatives des partiels (harmoniques ou non) d'un ton
fondamental. C'est encore elle dont la sélection renforcera la
capacité, nécessaire au langage, de percevoir les attaques et
les cessations brusques d'un ton, ainsi que certains formants
sonores suffisants à en faire un événement oppositif.
L'audition de plus en plus proportionnante
d'Homo a retenu aujourd'hui les fréquences entre 20 hertz et
18.000 hertz. Car saisir jusqu'à 40.000 hertz comme le chien,
et jusqu'à 60.000 hertz comme le chat, eût parasité les
panoplies et les protocoles de l'environnement technicisé, en
particulier les tunages fins appelés par la manipulation des
outils, puis par le langage, lequel suppose plutôt des pointes
d'acuité autour de 2000 hertz.
Quant à l'aptitude des Mammifères et des
Primates à répartir les sons selon les axes avant/arrière et
haut/bas, elle fut évidemment gardée, mais toujours au service
de la globalisation. Homo n'a plus la vingtaine de muscles qui
braquent le pavillon de l'oreille du cheval vers des sources
chaque fois uniques et séparées. Par contre, au service de sa
transversalité, son ouïe exploite bien les différences de
temps et d'intensité des ondes d'un même son selon qu'il
parvient différemment à ses deux oreilles en stéréophonie. Un
jour, il sera capable de dominer frontalement
(transversalement) un orchestre symphonique, de même que sa
vue domine frontalement (transversalement) un tableau ou la
page d'un livre.
Une conséquence majeure de cette ouïe fut
l'attente de l'écho produit par la voix ou par un objet
quelconque. En raison des retards entre son départ et son
retour, le son répercuté conforte les huit propriétés du
rythme <1A5>. Puis, il fait boucle, il crée un monde
clos, et pour Homo dressé, donc solitaire, la clôture sonore
fut sans doute une protection initiale. Le marmonnement du
souffrant ou de l'abandonné vit d'échos. Le langage enfantin
commence par redoubler : ma-ma, nou-nou, pi-pi ; et
le japonais des adultes aussi. Du reste, l'écho suscite le
loin autant que le près, et confirme Homo comme animal non
seulement à distance mais en distanciation <4A>. Sa
duplication finira par inciter à la réduplication logique,
c'est-à-dire à l'être en tant qu'être. Ce sont justement les
Grecs, créateurs de la particule logique "Hèï" (par où, en
tant que), qui ont fait d'Echo, l'auditive, une nymphe du
clapotis des sources et du bruissement des forêts, et l'amante
complémentaire de Narcisse, le visuel, amoureux de son visage.
On sait que le sens auditif et le sens
vestibulaire (avec ses canaux semi-circulaires qui
enregistrent les mouvements relatifs et absolus de la tête)
occupent un même site anatomique. Ce n'est pas une raison
suffisante pour conclure qu'ils auraient un rapport
fonctionnel immédiat, et que les activations de l'un
provoqueraient des activations (ajustements) de l'autre,
linéairement ou circulairement ; dans les ouvrages de
neurophysiologie, "Hearing" et "The Sense of Balance" font
deux chapitres distincts. Pourtant, certaines études récentes
tendraient à conclure à une certaine circulation. Si leurs
conclusions se confirmaient, elles permettraient de mieux
comprendre les rapports entre la musique et la danse
<15B12>, chacune induisant l'autre, au point qu'elles se
réalisent souvent ensemble. Elles expliqueraient le bien-être
corporel global et les activations obtenus par certaines
productions sonores (musiques de fond des commerces et des
lieux de travail), et aussi le fait que la musique fut souvent
employée à des fins éducatives et curatives (acousmatique
pythagoricienne). Le tractus audio-vestibulaire serait alors
un foyer essentiel de l'intégration et de l'intégrité
(integer, complet, sain) d'Homo, selon une confortation
réciproque de l'équilibre de la station debout, du geste, de
la voix, de l'instrument sonore, de toute la kinesthésie et
cénesthésie.
Confirmant l'idée d'une intégration auditive
globalisante, chaque oreille est connectée au cortex auditif
dans les deux hémisphères cérébraux, avec seulement des
connexions plus importantes dans l'hémisphère contralatéral.
D'autre part, le contrôle circulaire entre audition et
production sonore est en route depuis au moins les Oiseaux.
1C3. Le toucher palpateur, constructeur et caressant. Sensations caloriques et algésiques. La proprioception
Ce qu'on appelle un peu vaguement le toucher
est, dès l'animalité préhominienne, constitué de récepteurs
nerveux à performances diverses, les uns sensibles aux
pressions superficielles, d'autres aux pressions profondes,
d'autres au chaud, d'autres au froid, d'autres à la douleur,
d'autres assurent la proprioception posturale et motrice.
Malgré ces récepteurs différents, les neurones sensoriels sont
les mêmes (dorsal root ganglion cell), et l'on parle
maintenant globalement de bodily senses.
Chez Homo technicien l'ensemble de ce système
se sélectionna de façon à ce que les commandes distales des
doigts très différenciées permettent de discriminer et
réaliser des directions, des longueurs, des structures, mais
aussi des textures, comme les grains et les trames. Ainsi la
main hominienne devint capable de palper, c'est-à-dire
de produire un combiné de glissements, de frottements, de
tâtonnements, d'angulations d'autant plus performant qu'il est
situé par le référentiel fixe et orthogonalisant des poignets,
des coudes, des épaules osseusement calables.
La palpation, préparée chez les Singes à
travers la circulation sur des branches minces, puis raffinée
à travers l'épouillage, devint ainsi, en même temps que
structurelle et texturelle, un tact allusif, élusif, pervasif
à force d'être insistant, apte autant à la caresse qu'à
l'estimation et à la construction techniques. Le toucher
hominien cultiva une sorte de distance interne jusque dans ses
prises, ignorant les simples proies et les simples curées.
Condition pour qu'il devînt un jour technicien, puisque la
prédation rostrale-caudale et la technique transversalisante
ont deux polarités différentes, presque opposées. Même si la
seconde s'est édifiée sur le socle évolutif de la première.
Le toucher est une bonne occasion de signaler
dès le départ que les systèmes sensoriels d'Homo sont
évolutifs et multifactoriels <21G3> eux aussi,
biologiquement et surtout culturellement. Par exemple, nous
aurons de nombreuses occasions de revenir sur le fait qu'un
Grec ancien ne "touche" pas de la même façon qu'un
Romano-chrétien-juif : le hapteïn (haptique) du
premier est très extérieur, kinesthétique, ajusteur,
exotropique ; le tangere (tactile) du second est
pénétrateur, insistant, déjà très caressant, presque flairant,
endotropique. Des anthropogénies complètes du toucher, comme
de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, auraient à montrer
chaque fois ce qu'il y a d'assez fondamental et permanent,
mais aussi les spécialisations et restructurations culturelles
des sens.
Il fallait s'attendre à ce que, quelle que
soit les cultures, la stature redressée, transversalisante,
orthogonalisante, latéralisante d'Homo ait développé, en
combinant les mécanorécepteurs du squelette et des
articulations, un "sixième sens", une saisie à la fois
globalisante et différenciée du corps, avec ses organes et ses
systèmes, donnant lieu subjectivement à une "image du corps".
Ce sens est si fondamental qu'il fut reconnu dès le début de
la neurophysiologie par Sherrington, qui l'a désigné, en 1890,
proprioception. Certaines polynévrites qui l'altèrent
ou le suppriment montrent, par le non-sens qu'elles
déclenchent, combien il est essentiel à la constitution d'une
posture et d'une singularité ayant quelque consistance.
1C4. La respiration pneumatique et l'odorat planant
Outre ses fonctions d'oxygénation du sang, la
respiration d'Homo, qui porte l'odorat, est une activité et
une perception en soi. La station debout d'un marcheur
d'endurance, après avoir sélectionné la cage thoracique en
tonneau d'Homo erectus, et non plus en cône comme encore chez
l'Australopithèque, a fait que le diaphragme occupe trois
positions articulables : celle de l'inspiration, celle de
l'expiration passive, celle de l'expiration forcée ;
ainsi allaient se distinguer des respirations abdominale et
pectorale, avec des dosages selon les cas. La même machine
respiratoire a permis de moduler subtilement le souffle, de le
faire varier en vitesse, en volume, en sonorité presque
d'instant en instant. Et aussi de le bloquer dans chacune des
positions susdites, avec des effets considérables sur la
concentration et la détente d'attention cérébrale, comme
l'illustrera le yoga. Virant à devenir âme ou esprit
(spirare), le souffle hominien sera le lieu privilégié des
rythmes.
L'odorat a suivi le souffle-âme-esprit. Cet
analyseur chimique, dont les récepteurs agissent selon des
déclenchements clé-serrure, et qui est très archaïque à juger
par la localisation de ses centres cérébraux, est extrêmement
diminué chez Homo, comme l'indique le volume réduit de ses
projections cérébrales, amoindries, comme déjà chez les grands
singes, en raison de la contraction cranio-faciale. Mais,
modulé par le souffle, l'odorat hominien se concentre et se
répand, il distribue et plane. Et, en raison même de sa
faiblesse, comme aussi de la position de ses orifices haut
placés dans le corps, entre des yeux globalisateurs et des
oreilles proportionnantes, il compare, mélange, fond, compose,
conçoit des sortes de "timbres" olfactifs, et pour autant
échappe à son tour à l'immédiat animal, et s'ouvre en
distanciation comme la vue, l'ouïe et le tact. Souvent si
pervasif que ses distances animent la durée autant que
l'étendue. La liaison du souffle et de l'odorat est frappante
dans le verbe grec "pneîn", dont vient "pneuma", souffle, puis
principe spirituel. Il veut dire à la fois souffler, respirer
et sentir bon.
Le lien entre odorat et réminiscence est
étroit. Le lobule de l'hippocampe, qui contrôle certains
aspects de la mémoire, en particulier affectivement chargée,
est phylogénétiquement une partie du lobe olfactif. Le rôle de
l'odorat dans l'organisation existentielle de l'environnement
hominien apparaît bien dans les suppressions dramatiques de
l'olfaction, qui souvent donnent lieu à des osmalgies,
nostalgies de l'odeur du monde. Inversement, les hyperosmies
vont souvent de pair avec les réminiscences intenses,
dont l'exemple classique est l'odeur de la madeleine qui chez
Proust porta toute "la recherche du temps perdu".
1C5. Le goût substantialisant
Les mains planes techniciennes dispensèrent
progressivement la bouche d'Homo de la morsure du combat, de
la mise à mort de la proie, du débitage et de la préhension
des aliments, et lui laissèrent la tâche d'une mastication
relativement omnivore, tantôt plus facile, tantôt plus rude
selon les époques de flore et de faune, mais de plus en plus
régulière et lente. Moyennant des mâchoires semi-circulaires,
des dents égales, une langue de plus en plus mobile, moyennant
aussi le circuit réflexe entre sapidité et mastication
ralentissante, le goût hominien glissa à trier, distinguer,
savourer, pénétrer profondément des substances. On en voit
l'avantage vital pour un omnivore assez migrateur. Mais aussi
l'apport à l'attention, - Lavelle voulait que le goût soit
intervenu dans la notion philosophique de substance, - en un
développement qui eut quelque chose de celui de la palpation
technique et caressante dans le tact, des proportions de tons
et de timbres dans l'ouïe, de la globalisation détaillante
dans la vue, du planement dans l'odorat, dont le goût compensa
l'évanescence par ses densités.
La pénétration et la différenciation
gustatives furent aidées par la simplicité de base de quatre
régions sensibles préférentiellement : a) au sucré, (b)
au salé, (c) à l'acide, (d) à l'amer, en allant de l'entrée de
la bouche à son fond. Et l'intimité des substances ingérées
fut renforcée par les récepteurs gustatifs qui s'étendent au
premier tiers de l'oesophage, faisant de la digestion une
rémanence de la saveur.
Les deux sens chimiques d'Homo, l'odorat et
le goût, en se combinant avec une déambulation et une vision
qui permettent la cueillette et la chasse des nourritures
préférées, achevèrent de segmentariser le *woruld technique.
En même temps qu'à l'intérioriser et à le distancier au-dehors
et au-dedans. Et c'est très généralement et intimement que les
lieux suscités par la stature et les cinq sens
hominiens, en opposition avec les territoires animaux,
devront être dits plurisensoriels, plurispatiaux,
pluritemporels.
SITUATION 1
Ce chapitre a employé régulièrement
l'expression : "a été sélectionné". Or, la notion de
sélection n'est pas simple. On pourrait croire, dans un
néo-darwinisme naïf, qu'un organe est sélectionné pour ses
performances à lui à partir de gènes à lui. Il n'en est
rien, et, comme on aime à dire maintenant, "un gène de
l'index n'existe pas, de même qu'un gène de la main"
<R.janv98,40>. En effet, un même gène peut être
impliqué dans l'évolution des doigts, du cerveau, des
intestins, du tractus génital ; en sorte qu'un gain
adaptatif dans un organe peut aller de pair avec une perte
adaptative dans un autre. Pour signaler le problème, sur
lequel il faudra revenir <21G3>, on pourrait, plutôt
que de sélection, parler de co-sélection, et dire que tel
organe a été co-sélectionné (avec bénéfice ou disgrâce pour
d'autres) selon telle fonction dans tel milieu à tel moment
dans la constitution continue d'Homo comme état-moment
d'Univers.
Henri Van Lier