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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
TINTIN OU LA COLLECTE DU MONDE
 
 
 

 
 
 
TABLE DES MATIÈRES
 
 
 
1. LE CONGO
 
2. L'AMÉRIQUE
 
3. DE KIH-OSKH À OTTOKAR
 
4. DU CRABE AU SOLEIL
 
5. LE VA-ET-VIENT SUR LES LIMITES
 
6. LE CHOIX DU SECRÉTAIRE
 
 
 

 
 
 
TINTIN OU LA COLLECTE DU MONDE
 
 
 

Hergé intéresse l'anthropogénie par sa caractérisation des grandes civilisations à travers les déambulations planétaires de Tintin, mais aussi et préalablement, dès les gamins Quick et Flupke, pour sa clairvoyance sur la logique pratique qui permet à chacun de se construire son monde.

 

Ce n'est plus tous les jours que Tintin parle avec Alice, celle de Lewis Carroll et du Pays de l'étonnement, parce que, comme toutes les petites filles de sept ans et moins, surtout Anglaises, elle a l'habitude de poser des questions sur le fin fond des choses. Par exemple ; est-ce que les mots, ça se dit ou ça se mange ? Il ne salue plus qu'incidemment Quick et Flupke, parce que les gamins de dix ans et moins débattent toute la journée de paradoxes de logiques sociales, en particulier avec leur agent de quartier. Dans le genre : pourquoi ne peut-on pas coller une affiche « Défense d'afficher » sur une affiche « Défense d'afficher » ? Quant à Jo et Zette, qui appartiennent au fameux âge adulte de l'enfance, puisque Zette a onze ans et demi, ils le fatiguent à force de jouer aux grands, et de vouloir sans cesse s'engager dans des histoires de grands, qu'on lit d'une traite jusqu'à la fin, mais sans trop y revenir par la suite. A ses yeux, ce sont un peu des singes, comme ce Jocko qui fait le singe avec eux.

Non, Tintin est un adolescent, de la prime adolescence, vu qu'il a quatorze ans, et qu'en 1930 à quatorze ans on ne parlait pas de la pilule. Il ne forme pas de couple, ni avec un adulte, comme Alice, ni avec un copain, comme Quick, ni avec une sœur, comme Jo. A ses pieds il a un chien, son instinct fidèle. Et à l'autre bout une tête ronde. Avec, entre les deux, des jambes et un tronc qui s'articulent et surtout se désarticulent selon les cas. Alors, à quoi passe-t-il son temps ? Eh bien, il va à l'école. Mais plus à l'école primaire. Il suit quelque chose comme le premier cycle des « humanités ». C'est-à-dire que, pendant qu'il entend son professeur, ou qu'il écoute la radio, ou qu'il lit des livres illustrés, il ne rêve pas, il imagine. Nullement des choses abracadabrantes, mais des choses vraies, plus éclatantes que les choses inventées. Il les voit et les entend en esprit avec leurs contours clairs et distincts de lignes et de paroles. Dessin et texte en noir et blanc. Pas en couleurs, du moins de prime abord. La première adolescence ce sont les objets éclatants d'évidence. Des substantifs, avec leurs verbes. Guère d'adjectifs.

Et, selon leurs éclats particuliers, ces objets se rassemblent, ils forment des paysages, des pays, aux dénominations aussi éclatantes et évidentes qu'eux : Congo, Amérique, Egypte, Chine, Japon, Pérou, Ecosse, désert, lune, champ des extra-terrestres. Avec un dedans et un dehors : Syldavie et Bordune. Ainsi, autour du sart et du moulin, du Moulinsart, s'ouvre maintenant et se clôt le Monde, rond comme la tête : le cosmos, univers bien peigné, disaient les Grecs ; le mundus, univers émondé, disaient les Latins. Prime adolescent, Tintin tête ronde est le rapporteur-reporter (assis sur son banc d'école) des objets éclatants dont la collection ordonnée et numérotée par planches forme son monde, construit pour lui le Monde.

 

 

1. LE CONGO

 

Tintin au Congo est l'exemple pur de ce dénombrement électif. Parmi tous les pays il y a en 1930 le plus éclatant de tous, la Colonie, omniprésente dans les livres scolaires, les paroles professorales, les journaux écrits ou parlés, les têtes des petits Nègres qui disent merci pour l'obole sur les tirelires du comptoir des épiciers. Et, dans ce substantif prestigieux, il y en a d'autres du même éclat  ; crocodile, serpent, lion, noix de coco, singe, girafe, éléphant, sorcier, missionnaire, rapides, chutes, chemin de fer de Matadi, Et, bien sûr, bateau pour aller et avion pour revenir. Avec auto, caméra et enregistreur, chargés de justement rapporter les contours et les paroles tels quels. C'est bien par là, après quelques niches au pays des Soviets, que Tintin devait vraiment commencer.

D'histoire il n'y en a pas encore : les menées du gangster et du sorcier sont diffuses et oubliées dix pages avant la fin. Seulement, disions-nous, chaque substantif éclatant comporte un verbe éclatant, d'action ou d'état. Qu'est-ce qu'un serpent ? Un tube de chair qui avale ses proies entières: donc s'il ingurgite un chien, il devient un quadrupède ; et, s'il vous incommode, mettez-lui la queue dans la gueule, il s'avalera lui-même. Qu'est-ce qu'un crocodile ? C'est un tronc rigide dont les mâchoires s'ouvrent grandes : il fait donc un excellent bateau à condition de se tenir derrière ces mâchoires ; et, si par malheur vous vous trouvez devant, il suffit d'y planter un bâton, par exemple un fusil. Qu'est-ce qu'un lion ? Un animal aussi fort que chatouilleux, comme l'a démontré le moucheron de La Fontaine ; pour ramener sa prestance à de justes proportions, il n'y a qu'à lui taquiner la queue et, dans les cas extrêmes, à lui en prélever un bout. Les êtres humains n'échappent pas à ces logiques. Une vraie colonie a des sorciers, et un bateau qui se respecte transporte toujours un passager clandestin, or, les sorciers et les passagers clandestins comme sujets éclatants, sont gens mal intentionnés. Qui s'étonnerait qu'ils s'acoquinent ?

Bref, si vous savez encore que les fruits du cocotier tombent comme des bombes que les singes passent leur temps à singer leurs semblables et à échanger entre eux des oripeaux, que les girafes préfèrent les girafes, c'est-à-dire les appareils photographiques juchés très haut et sur quatre pieds au lieu de trois, que les chemins de fer coloniaux sont brinquebalants et donc renversables par les automobiles, que les missionnaires aux petits Noirs la géographie et l'arithmétique, tandis que les léopards entrent partout, même dans les classes, mais qu'heureusement ce sont des éponges qui gonflent quand mangent une éponge, on n'a pas à vous raconter des histoires. Vous savez tout. Vous voyez tout. Tout ce qui se produit. Tout ce qui est. L'évidence presque aveuglante de Tintin au Congo tient à ce que les objets éclatants s'y suffisent. Leurs actions sont intrinsèques ? Elles ne sont que l'apparition de leurs propriétés.

 

 

2. L'AMÉRIQUE

 

Dans le second pays éclatant de l'adolescence de 1930, les U.S.A., Tintin découvre complément de cette vue. Pour rassembler son Monde, il continue à faire une collée de substantifs : gangsters, cow-boys, Indiens, poteau de torture, cheval indompté, gaz soporifiques, locomotives (cette fois plus solides que les autos), gratte-ciel, Colorado, etc. Mais ce qui le frappe maintenant ce n'est plus la suffisance des objets, mais leurs déclenchements réciproques. A Chicago, en trois planches, le train de l'arrivée renvoie au taxi, le taxi à la voiture cellulaire, la voiture à la route, la route à la motocyclette de police, laquelle se convertit aussitôt en motocyclette de voleur repartant dans le même sens, et cela moyennant l'effet de conversion par excellence : celui du boomerang. En attendant le crash de la planche suivante/

Ceci confirme que Tintin imagine, qu'il ne rêve pas, car le rêve ne travaille pas de la sorte. Les possibilités qu'il envisage sont celles de ses amis techniciens, qui savent bien qu'un tueur à gages peut vous coincer entre un revolver et un canapé, mais qu'il peut aussi être mis hors jeu si un chien vient à lui envoyer sur la tête le pot de fleurs qui se dresse au bord d'une cheminée surélevée. Cela est surprenant, mais non impossible. Ni gratuit. Jamais de glissades, de dérapages, de collisions pour rien. Seulement des accrochages et décrochages de propriétés vraies.

Précisant la leçon de la Colonie, Tintin en Amérique apprend à la prime adolescence que les déclenchements entre objets peuvent être aussi éclatants (ou presque) que les objets eux-mêmes. Et que, parmi ces derniers, les plus décisifs sont alors ceux qui signifient directement le déclic : canne-épée, lasso, interrupteur, trappe, catapulte, geyser, dynamite, machine à convertir un bœuf en viande, pancarte substituable, aiguillage de chemin de fer (dès la première planche), appuis de fenêtre ménageant des communications extérieures au haut des gratte-ciel. Si donc l'éclat du Monde, autant qu'à des objets ordonnés, tenait à des ordonnances d'objets ?

 

 

3. DE KIH-OSKH À OTTOKAR

 

Tintin devait pourtant découvrir encore qu'il n'y a pas moyen de clôturer le Monde au présent et à la surface du sol. Beaucoup d'objets éclatants sont plus ou moins enfouis dans des lieux souterrains ou retirés, dans les replis de l'espace, du temps et de la mémoire. En plus des Congos et des U.S.A., intemporels ou actuels, il y a des égyptes et des Amériques du Sud millénaires, des Chines et des écosses si étrangères et étranges qu'on n'y circule que moyennant des mots de passe, des chiffres difficiles à déchiffrer.

En ce cas, les déclenchements, propres aux U.S.A., sont largement remplacés par d'autres modes de circulation : les trafics. Trafic de drogue et de commerce dans Les Cigares du Pharaon. Trafic de drogue et de pouvoir politique dans Le Lotus bleu. Trafic de magie et de pouvoir dans L'Oreille cassée. Trafic d'argent dans L'Ile noire. Mais il ne s'agit jamais de circulation pure ni d'abstraction. Jamais la drogue, la magie, le pouvoir, l'argent. Nous ne quittons pas l'éclat du Monde. La drogue dans un tombeau pharaonique ou une exotique fumerie d'opium. Le pouvoir dans un démon japonais contrastant avec un séraphin chinois, avant d'être celui des uniformes fétiches, au San Théodoros, où c'est précisément un fétiche qu'on vient chercher. L'argent de billets vénérables produits par des faux-monnayeurs sur une île nordique défendue par un gorille terrifiant. Le Sceptre d'Ottokar résume ce resplendissement des trafics autour de la gloire du signe par excellence : le sceptre-joyau, émergeant du passé dans la salle du trésor, en même temps sceptre-commandement, brandi au présent dans la salle du trône et dont le Roi, comme tous les trafiquants, donc comme tous les êtres humains, est le support transitoire.

Evidemment, depuis ce moment, Tintin ne pouvait plus être seul comme il l'avait été au Congo et en Amérique. Les trafics secrets d'objets secrets relèvent de la police secrète, et Dupont et Dupond vont virevolter autour de lui, d'abord hostiles, puis apprivoisés. Il devaient être quasi jumeaux (t-d), puisqu'ils appartiennent à la vérification, à l'authentification, à la redondance, au « je dirais même plus », au « j'ai mon opinion et je la partage ». Et c'est une première forme de comique : « deux visages, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance », disait un auteur lu par Tintin au collège ; surtout s'ils prétendent, selon les lois du constat parfait, passer inaperçus. Et, d'autre part, les trafics que le couple masculin est censé enregistrer comportent des contingences, des glissades, des dérapages, des collisions bêtes, que les objets éclatants dans leur simple autonomie ou leurs simples déclenchements réciproques ne connaissaient pas. Et c'est une seconde forme de comique ; surtout si la gémellarité fait qu'on dérape et se heurte non seulement sur les choses mais entre soi.

La comédie, parce qu'elle tient compte de la contingence des trafics, est plus intelligente que la tragédie. La prime adolescence, en acceptant d'inclure la farce dans son Monde, en croyant que le comique n'en ternit pas l'éclat, se montre plus clairvoyante que la seconde.

 

 

4. DU CRABE AU SOLEIL

 

Cependant, pour que le Monde achève de resplendir, pour que Tintin puisse dire enfin : « C'est admirable !... Admirable !... », il lui reste, parmi tous ces pluriels, à trouver un singulier. Un centre Un foyer d'information, qui à son âge est le sens . le Secret  ; et un foyer d'énergie, qui à son âge est la substance : le Trésor. Ces centres se dérobent, et pour les atteindre il ne suffit plus de vaguer, il faut vraiment entreprendre.

Or, l'entreprise a deux visages. Il y en a une impulsive, forte en gueule, bougonne, hédoniste, ivrogne, au système pileux hirsute, marine, mais aimant le plancher des vaches, sentant sa noblesse, réagissant dans l'instant : ad hoc. Et une autre, généreuse aussi, mais calculatrice, technicienne (pas la science abstraite, comme pas la banque abstraite), courtoise, perdue dans ses projets (dure d'oreille), ascétique, au système pileux soigneusement taillé, stratosphérique et bathyscaphienne, sentant sa bourgeoisie, soumise aux règles de la nature comme un héliotrope au déplacement du soleil : Tournesol. Haddock et Tournesol seront à l'échelle du monde qu'il faut collecter, l'un capitaine au long court, l'autre membre d'académies internationales. Tous deux âgés, un pied dans la retraite, car c'est Tintin qui rassemble son Monde, et ils sont seulement ses médiateurs. Haddock main dans la main, puis bras autour du cou parmi la solitude du désert, dans la toute éclatante pleine page 29 du Crabe aux pinces d'or (ou, si l'on préfère, Tintin entre Milou, le chien-homme, et Haddock, l'homme-chien, nouveaux jumeaux). Tournesol, lui, aimablement distant. II faudra six périples, de l'Or au Soleil, pour les mettre vraiment en place, trois pour Haddock, trois pour Tournesol : la poussée d'abord, le contrôle ensuite. Mais ce couple des deux médiateurs d'entreprise est si étroitement articulé que ce qui achève d'introduire le premier. Le Secret de la Licorne, fait un seul récit avec ce qui commence à introduire le second, Le Trésor de Rackham le Rouge.

Le secret, Tintin devait pressentir seul, par son expérience antérieure des trafics, que c'était sur un marché, un marché sillonné de pickpockets, qu'il en découvrirait la première trace. C'est là en effet qu'il aperçut LA LICORNE, portant en figure de proue et en inscription de poupe la Licorne, le fabuleux animal blanc à queue de lion, à pattes arrière de cerf, à corps et tête de cheval, et brandissant le sceptre blanc, la corne unique et chaste, androgyne, qui n'est pas encore masculine ni féminine séparément. Mais le Secret est une affaire de tradition et même d'hérédité, et Tintin n'aurait rien compris à la fable si Haddock, son médiateur d'entreprise impulsive, ne s'était pas à cette occasion identifié à nouveau avec le chevalier de Hadoque, son ancêtre, commandant des vaisseaux du Roi. D'autre part, le Secret ne saurait être un message d'un tenant, qu'on lit et comprend d'une traite. étant donné les traites du Monde, il ne peut résulter que de messages multiples (trois, portés par trois licornes, puisque nous sommes en Occident) qui ne livreront leur sens que si on les superpose. Alors seulement, aux yeux du prime adolescent, « de la lumière viendra la lumière », « et resplendira la croix de l'Aigle », de l'Aigle de Pathmos, de Sanctus Johannes, le prophète de l'Apocalypse (Dévoilement dernier), mais aussi le rédacteur de l'évangile (Bonne nouvelle) de l'Amour fraternel. Dans lequel Tintin avait lu au collège que « la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas reçue ». Et c'est vrai que les trois fils du chevalier négligèrent d'être « trois frères unys vogant de conserve » et rassemblant la trinité du Secret, selon le testament du Père. Mais l'incompréhension tient aussi à la nature du Secret lui-même. Ses bouts épars, même scrupuleusement superposés, donnent une écriture archaïque, indéchiffrable, sinon à ceux, disait encore Sanctus Johannes, qui ont d'avance, comme Tintin, le cœur pur, c'est-à-dire qui sont d'avance dans le Secret.

Quant au Trésor, le cœur substantiel du Monde, la couronne du Roi et le collier de la Reine, il est aussi déroutant que le Secret qui le désigne. Sans doute. Tintin est rassuré d'apprendre que tout est littéralement « à portée de notre main ». Le Monde entier tient en une petite sphère terrestre  ; c'est ce modèle réduit et culturel, plus que la Terre immense et naturelle, qui est le vrai coffre du Trésor  ; les latitudes et longitudes dessinées valent plus que les latitudes et longitudes in situ, puisque c'est en appliquant le bout de l'index sur un de leurs croisements (sous une croix) qu'on déclenche le ressort d'ouverture du coffre-fort. Tintin est rassuré aussi, après un périlleux périple au fond de la mer, ou son médiateur technicien Tournesol lui fut bien utile, de découvrir que le Trésor se trouve « ici », dans le château ancestral d'un ami aux allées bien tracées et protégées de murs et de grilles. Mais Tintin ne peut pas ne pas s'étonner qu'un bien si précieux « se trouvait » justement au fond de la cave, parmi les rebuts les plus désordonnés de la mémoire. (Quel bric à brac ! s'exclame Haddock). Et comme il est impur ce Graal ! Le capitaine bleu marine l'a hérité d'un chevalier violet, donc bleu et rouge, qui lui-même l'avait reçu d'un forban tout rouge, Rackham le Rouge. Au-delà du sang de la tradition, il y a celui du crime de l'origine ! Ce sont là des choses si troublantes qu'on peut bien en partager la connaissance dans la crypte avec Haddock, mais guère avec Tournesol, qui du reste arrive après coup, lui et son pendule. Tintin est maintenant mûr pour l'ultime initiation. La rencontre de la mort et du soleil. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement», disait un autre auteur de ses manuels scolaires. Cette rencontre dernière devait avoir lieu au pays éclatant de la mort par le soleil, le Pérou des Incas, sur un bûcher dont le feu serait celui de l'astre lui-même concentré par une loupe, en un holocauste cosmique où Tintin entraînerait à sa gauche, liés à des poteaux identiques, ses deux médiateurs. Bien sûr, comme il a astucieusement choisi son heure, le soleil peut s'éclipser et donc le sauver un moment. Mais l'or des Incas lui a révélé pour toujours que soleil et mort sont l'ultime éclat du Monde, l'embrasement où, avec tous ses objets éclatants, le Monde retourne à l'univers et à son chaos.

 

 

5. LE VA-ET-VIENT SUR LES LIMITES

 

A partir d'ici, l'entreprise de la prime adolescence semble terminée pour l'essentiel. De L'Or noir à Coke en stock se parcourent bien de nouveaux trafics, du pétrole à la chair humaine. On enlève encore les inventions de Tournesol et Tournesol en personne, puisque pour les trafics ce sont les éternels enlevables (qui songerait à enlever Haddock ?), Tintin veut même achever de circonscrire le Monde en complétant notre planète par son satellite. Cependant, il ne rapportera pas grand-chose de la Lune, sinon beaucoup de gloire. Sans doute parce qu'il imagine et ne rêve pas, et que la Lune est le pays des rêveurs. En tout cas, il n'en reparlera guère par la suite.

Par contre, il fait des expériences très singulières à partir de son ascension au Tibet. Ce qui se passe entre lui et Chang, à travers l'éternuement « tchang » est sans commune mesure avec leur gentil compagnonnage du temps du Lotus bleu. Pour communiquer ainsi d'une montagne de vacances avec le toit du Monde, pour introduire dans cette complicité à distance celle des mystiques lamas et de l'abominable et tendre homme des neiges, il faut avoir quelque prémonition de l'amitié romantique, c'est-à-dire d'un sentiment qui dépasse la première adolescence vers la seconde. Cependant, Tintin pressent, mais ne franchit pas.

Comme il pressent l'amour, du moins entre adultes, dans Les Bijoux. Tout y est apparemment. Il entend une Blanche Chaste-Fleur ne parler que de ses bijoux, et principalement de son émeraude en forme de O, tantôt rouge tantôt verte (quel feu de signalisation !). Il la voit transformer l'index d'Haddock en ce qu'elle appelle une « petite poupée », tandis que lui-même lit exclamativement le titre du disque : « L'air des bijoux ! ». Ses bijoux, la Castafiore se dit sans cesse si menacée de les perdre qu'on ne peut plus guère songer qu'à les lui ravir. C'est en chantant dans l'obscurité de la nuit « Aaah ! Je ris de me voir si belle en ce mi... » qu'elle croit enfin les avoir perdus. Elle doit savoir, elle le rossignol de Milan, que toute l'histoire de l'opéra n'a jamais été que de se les faire dérober chaque soir à nouveau dans un grand cri ! Bref, comme disait Freud, il n'y a plus qu'à monter (et descendre) l'escalier. Et comment empêcher les journalistes de dire qu'il y a anguille sous roche. Ainsi, à l'amour platonique de Tournesol va se joindre l'amour sensuel d'Haddock ? Et la Castafiore va ajouter une médiatrice aux médiateurs ?

Non. Ici encore Tintin ne passe pas de l'adolescence adlérienne, celle de la volonté de puissance du Monde ordonné, à l'adolescence freudienne, celle de la subversion du Monde vers l'univers. A Moulinsart, malgré les feux mêlés de l'opéra et de la télévision, arts consanguins, l'escalier freudien manque, d'entrée de jeu, d'une marche, laquelle, moyennant une entorse, à la fois livre Haddock à la Castafiore et l'en défend. La prime adolescence reste en ce cas une période de latence. Tintin voudra penser que les bijoux n'ont pas été volés par les Bohémiens, trop diseurs de bonne aventure, mais par une facétieuse pie voleuse. Il rendra à la Blanche Chaste-Fleur son émeraude ramassée au pied du nid, comme il avait rendu son sceptre à Ottokar. La couverture du livre nous apprend que durant le trouble concert nocturne où le rapt avait bien failli avoir lieu, il avait mis le doigt sur sa bouche tandis qu'Haddock se bouchait les oreilles. Obéissons-leur.

Depuis, Tintin a encore fait un curieux Vol 714, ravi par des extra-terrestres, ce qui était une façon de renouer avec L'étoile mystérieuse, de circuler au-delà de la Lune et de sortir du Monde. Mais il en est revenu amnésique. D'autre part, il a acquis dans Les Picaros une compréhension presque adulte du jeu politique. Il a parfaitement saisi qu'en Amérique latine le remplacement d'Alcazar par Tapioca et de Tapioca par Alcazar était une seule et même chose ; que le pouvoir y était moins l'enjeu d'une lutte de classes que d'une fétichiste lutte d'uniformes, ce qu'il avait entrevu dans L'Oreille cassée  ; que les exécutions capitales y étaient le moment le plus chaud de la fête de la vie et de la mort, tant pour les vaincus que pour les vainqueurs. Cette fois nous sommes aux extrêmes limites de la prime adolescence. Comment Tintin pourrait-il aller plus loin sans devenir Flash Gordon ou Corto Maltese, c'est-à-dire sans rencontrer de vraies gorges de montagnes et de vraies gorges de femmes, lui que son désir d'éclat et d'évidence avait détourné de toute concavité.

 

 

6. LE CHOIX DU SECRÉTAIRE

 

Pour inscrire son rassemblement du Monde autour du Trésor et du Secret, le rapporteur-reporter avait besoin d'un Secrétaire. Naïvement, il chercha d'abord en France, en Angleterre, en Allemagne, pays qui dominaient la planète depuis des siècles, et où il pensait qu'on devait bien connaître le Monde. Mais l'embarras avec les gens de vieilles cultures, c'est qu'ils déforment ce qu'ils transmettent, en y ajoutant toujours du leur. Tintin songea donc à Bruxelles, situé entre les grands pays, en sorte que ses habitants, relativisant une culture par une autre, les saisissaient chacune dans leur arbitraire et dans leur force, donc précisément dans leur éclat ; les Bruxellois étaient sémiologues sans le savoir. Alors Haddock lui recommanda Brel, qui faisait bien l'affaire pour les paroles, mais qui convenait mal pour les images, et qui du reste n'était pas né. Tournesol lui proposa Magritte, qui était né et convenait pour les images, et aussi pour les paroles. Hélas, il ne s'entendrait jamais avec Haddock.

C'est à ce moment que Tintin se rappela Georges Remi, qu'il avait connu au Collège Saint-Boniface, et avec qui il avait partagé autrefois la conviction frondeuse que les humanités du XXe siècle ce n'était plus Rome et Athènes, mais justement l'Egypte, les Incas, les Arumbayas, l'Inde et la Chine. En le revoyant, il le trouva joliment mûri, à la fois suffisamment perspicace et suffisamment discret pour épouser ses intentions. Il signa avec lui un contrat de cinquante ans, où il lui garantissait l'exclusivité de ses impressions visuelles et auditives, mais où il exigeait en contrepartie un anonymat complet, s'exprimant entre autres par le maintien des seules initiales : R. G., ou plus secrètement Hergé.

Hergé exagère sans doute quand il affirme qu'il fut un vrai forçat, boulet au pied, et que Tintin le menait au fouet. Mais il est vrai que les directives du prime adolescent furent draconiennes. Pour obtenir le fameux éclat, les dessins seraient absolument exacts, sans fioriture aucune, clairs au-dedans, distincts au-dehors, « à la plume et à l'encre de Chine », sans sfumato, en laissant les couleurs aux acolytes. La vision selon Descartes. Les paroles seraient comme les dessins, dans un caractère ultra-lisible, sans aucune addition personnelle, en un pur rewriting, c'est-à-dire en n'employant jamais que des expressions ayant figuré déjà à la lettre dans les journaux écrits ou parlés ou dans les conversations courantes. Le langage selon Molière. Sauf exception expressément prévue, les bulles en haut et les dessins en bas prendraient place dans des vignettes de hauteur constante, se disposant en quatre bandes sur des planches numérotées de 1 à 62, comme dans les collections de timbres, autres recueils du Monde par pays éclatants.

Et tout cela n'eût été rien si ne s'était ajoutée une dernière exigence. Tintin réclamait qu'à chaque planche tous les éléments de toutes les vignettes non seulement s'alignent mais se répondent d'un bout à l'autre en toutes directions (ce qui obligeait à les reconsidérer toutes chaque fois qu'on touchait à une). Il lui fallait non pas une composition, fondant les éléments, mais une combinatoire, préservant leur suffisance et leurs déclenchements réciproques. Où l'espace et le temps seraient suspendus. Où la saisie serait au maximum linéaire et surfacièreuniment. Où devant chaque aspect du Monde on s'exclamerait avec lui à chaque coup d'œil : « C'est admirable !... Admirable !... »

Les divergences qui purent survenir parfois entre Tintin et Hergé, par exemple quand ce dernier revint sur ses premiers jets pour les assouplir et les détailler (Tintin trouvait que cela nuisait à l'éclat), ou quand Hergé écrivit que « Créer une bande dessinée, pour moi, c'est avant tout, raconter une histoire » (Tintin estimait que la cohérence des thèmes importait plus que la suite du récit, et que c'était même pour cette raison qu'on pouvait le relire sans cesse en tous sens), c'est affaire de nuance. Leur entente fut éblouissante.

Alors, tous les primes adolescents de tous les pays et de toutes les langues de la planète dirent que les objets éclatants étaient bien comme ça, et que les paroles éclatantes étaient bien comme ça aussi. Que c'était bien là la Collection complète et fidèle, ou mieux le vrai Marché du Monde. Et Bruxelles devint tout naturellement la capitale du Marché Commun.

 
 

Henri Van Lier

 
 
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