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Texte de l'auteur (21 pages) en PDF
 
Résumé (3 pages) + Exercices (2 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


PREMIÈRE PARTIE - LES BASES
 


Chapitre 6 - LA POSSIBILISATION
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 6 - La possibilisation
 
6A. Méditation, contemplation, considération. Désir vs superprédation
 
6B. Les modes d'existence : soumission/bluff, affrontement/isolement, sérieux/jeu, exploration/coquetterie, rêve/rêverie
 
6C. Les catégories du possible
6D. Les affects possibilisés
6E. Les incarnations naturelles de la possibilisation indéfinie
6F. Les incarnations culturelles de la possibilisation indéfinie
6G. Les substitutions panopliques et protocolaires possibilisées. Les suites et les cycles
6H. La volonté comme fins et moyens possibilisés. La folie ordinaire
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 6 - LA POSSIBILISATION
 
 
 

Nous aurions pu parler des possibles, et même de la possibilisation comme penchant à se mouvoir dans les possibles, dès notre premier chapitre, celui où nous avons vu le corps transversalisant d'Homo découper son environnement en segments coaptables et substituables, et le transformer ainsi en *woruld (world, Welt, wereld) <1B1>.

Car, par leur substituabilité, les segments de la technique groupés en panoplies et en protocoles sont saisis comme pouvant être ailleurs que là où ils sont, ou pouvant être ce qu'ils sont dans un autre moment, ou encore pouvant se transformer en autre chose qu'eux-mêmes. La vision angulatrice et processionnelle d'Homo <1C1> ajoute que les segments peuvent encore être saisis sous un autre angle, ou en d'autres décalages réciproques. Et le cerveau hominien associatif et neutralisant indique que le même donné peut être situé à des niveaux d'appréhension diversement neutralisés, généraux, flous <2B2>. La possibilisation était même là dès la marche avec les huit caractères de son rythme : alternance, interstabilité, accentuation, tempo, autoengendrement, convection, strophisme, gravitation par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces <1A5>. En effet, le rythme se définit fort bien en deux mots comme la réitération possibilisée.

Cependant, il nous a semblé qu'il était plus franc d'introduire les possibles et la possibilisation après la mise en place des indices et des index. Car il ne suffit pas de la technique, il faut l'indicialité <4> et l'indexation <5> pour ouvrir l'ordre de la thématisation en distanciation et pas seulement à distance d'un segment par l'autre, et le possible n'est vraiment lui-même qu'au moment où les notions de "sous d'autres formes", "ailleurs", "en d'autres temps", "sous un autre angle", "dans d'autres glissements processionnels" échappent au poids de matérialité fonctionnelle de la thématisation technique. De plus, il n'y a de possibilisation franche que si, dans le maniement des segments, le régime endotropique du cerveau associatif et neutralisateur devient de plus en plus indépendant de son régime exotropique. A quoi contribuent fort l'indicialité et l'indexation.

En tout cas, la possibilisation des segments et les segments possibilisés ouvrent définitivement l'anthropogénie. Car, à côté de la définition d'Homo comme animal techno-sémiotique, l'autre la plus riche et la plus sûre est celle qui y voit l'animal possibilisateur.

 

 

6A. Méditation, contemplation, considération. Désir vs superprédation

 

Il va de soi que la possibilisation, à mesure qu'elle s'est mise en place, a donné aux spécimens hominiens des pouvoirs physiques immenses à l'égard de leur environnement, des espèces rivales, de leurs congénères. Ainsi, les biologistes aiment à dire qu'Homo est le superprédateur, parce que ses prédations possibilisées sont illimitées dans leurs fins et dans leurs moyens, et que du coup il se situe au haut de toutes les chaînes prédateur-proie-prédateur.

Mais il est à craindre que cette façon de parler induise en erreur. En effet, la prédation est caudale-rostrale, même quand elle agit par la bande, comme chez les loups rabattant diagonalement leur gibier. Or, le corps d'Homo est transversalisant <1A2>, comme les panoplies et les protocoles qu'il ouvre <1B1>. Aussi pour lui la prédation, sauf urgence extrême et rare, n'est jamais qu'un possible parmi d'autres. Temporaire et fragile comme tout possible.

En particulier, on ne saurait confondre avec la prédation, serait-ce détournée et différée, cette performance hominienne qu'est le pouvoir, même quand celui-ci paraît se borner à l'accaparement des ressources disponibles d'un lieu et à l'exploitation d'autrui. Le "pouvoir", verbe et substantif, partage son étymologie avec la puissance, mais aussi avec le possible et la possibilisation, dont il attise tous les aspects, et en particulier la thématisation pure. Nous l'avons vu culminer dans des indexations et des index infinis (indéfinis) à force d'être vides <5G2>, et donc typiquement possibilisateurs.

Ainsi, par la possibilisation, Homo non seulement voit, entend, agit, etc., comme font les animaux antérieurs, mais il médite, mesure et proportionne (modus, mesure, proportion), vu que ses indicialités et indexations imposent partout des délimitations comparatives. Il contemple, tient son environnement ensemble comme si c'était un temple (templum, cum), c'est-à-dire un lieu délimité par le bâton d'un augure pour servir d'aire d'indicialité et d'indexation intenses, voire de mantique. Il considère, donc rassemble son environnement comme il le fait exemplairement des étoiles (sidera, cum), lesquelles de tous les indices portent le plus loin ses indexations, faisant de lui un astrologue <5H2>. Enfin, à travers ses choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon, il désire, saisissant tout, objets, autrui, actions-passions, comme à partir des étoiles (sidera, de), en être des lointains, en des activations-passivations qui thématisent pour lui la présence <2B10>.

Qu'il médite, contemple, considère, désire ne veut pas dire seulement qu'Homo voit et entend ensemble beaucoup de "choses" comptables et substituables, mais encore qu'il les tient en suspens en même temps qu'il les soupèse (pendere, sus-, sub-). Penser (pensare) est le fréquentatif-intensif de peser (pendere). Debout dans une frontalité déclarée, et plus encore assis. Le Penseur de Rodin compatibilise le vertical et l'horizontal, la stabilité référentiante et l'aguet, la vigilance et l'attention flottante, ouvrant autour de lui les segments technicisables du *woruld comme un champ de possibles.

Le passage de la caudalité-rostralité à la transversalité n'enlève rien à l'élan de la possibilisation. Qu'en moins de quarante mille ans (40 mA), et surtout en moins de deux siècles (0,2 mA), Homo sapiens sapiens soit arrivé à déplacer les équilibres écologiques résultant de 5 milliards d'années (5 MMA) sur une planète comme la Terre, montre assez les capacités organisantes et perturbantes d'un cerveau devenu méditant, contemplant, considérant, soupesant, suspendant, désirant.

 

 

6B. Les modes d'existence : soumission/bluff, affrontement/isolement, sérieux/jeu, exploration/coquetterie, rêve/rêverie

 

La circulation exotropique, où un cerveau se centre sur les choses, et la circulation endotropique, où il fonctionne plus ou moins en circuit fermé, constituent les attitudes premières d'un organisme animé <2A3>. En sorte que la prévalence, ou l'initiative, d'une de ces deux circulations donne lieu à des modes d'existence fondamentaux d'un spécimen animal ou hominien : bluff ou soumission, sérieux ou jeu, affrontement ou isolation, exploration ou coquetterie, rêve ou rêverie. C'est là le champ premier et le plus fondamental de la possibilisation hominienne. Etant technique et sémiotique, Homo thématise les modes d'existence ; il les multiplie ; il les tranche, les combine et les nuance à souhait. Les animaux supérieurs et même inférieurs montrent les mêmes modes d'existence que lui, mais avec moins de ressources.

Pourtant, même possibilisés par Homo, les rapports entre les deux circulations cérébrales, ne sont pas en nombre infini. Et on se trouve là en présence d'un système relativement clos, qu'un philosophe heideggérien pourrait dire "existential". Non que cette combinatoire ne donne lieu à des subtilités infinies, comme la musique de Mozart en est la démonstration la plus vaste ; et ce n'est pas pour rien que ce musicien excellera dans l'opéra et dans le concerto, genres de l'humeur. Mais même les nuances les plus fuyantes interviennent dans le cadre d'une combinatoire élémentaire.

Nous allons essayer de la suggérer dans un tableau, qui s'est montré assez parlant et exhaustif pour que, l'auteur ayant d'abord oublié le couple "affrontement/isolement", un ami logicien put le lui faire remarquer au premier regard. Voici. "A" nomme un spécimen hominien quelconque, et "B" ce que A trouve en face de lui : une chose inerte, un animal, un autre spécimen hominien. Le terme "exo" désigne la circulation cérébrale exotropique, et "endo" la circulation cérébrale endotropique, et cela tant chez A que chez B, du moins quand ce dernier est animé. Les signes ">>" et "<<" marquent un entraînement fort, les signes ">" ou "<" un entraînement faible ; donc "exo<<endo" se lira : "la circulation endotropique entraîne fortement la circulation exotropique". Là où un mode d'existence est déduit en deux lignes, la première correspond à son moment 1, la seconde à son moment 2 ; et les deux moments, à lire en boustrophédon, sont alors en circularité, 2 réintroduisant 1. Quant à la disposition inversée "endo-exo" de A et "exo-endo" de B, elle suit de ce que A et B sont censés se faire face.

 

A (Spécimen Hominien)

B (en face de A)

Mode d'existence de A

endo exo

exo endo

 

<<

>>

<<

>>

Soumission

Bluff

     

>>

<<

<<

>>

Affrontement

Isolement

     

<<
>>

<<
>>

Sérieux

 

>>
<<

>>
<<

Jeu

 

     

>>
<<

<<
>>

Exploration

 

<<
>>

>>
<<

Coquetterie

     

<<
>>

<
>

Rêve

 

>>
<<

>
<

Rêverie

     

 

Le mot bluff est entendu ici au sens du verbe anglais 'to bluff', c'est-à-dire "to deter (décourager) or frighten (effrayer) by pretense (tension en avant, pré-tension) or a mere show (pure manifestation) of strength (force)" (Merriam-Webster). Sinon, l'étymologie française fait une phénoménologie suffisante quand elle nous signale que la soumission c'est se mettre sous ; que l'affrontement a lieu front à front ; que l'isolement c'est se constituer en île (isola) ; que l'exploration ne va pas sans efforts et même sans cris (plorare, ex) ; que les complexités de la coquetterie sont assez suggérées par le comportement du coq ; que dans le rêve et la rêverie (r-esver) il s'agit d'aller çà et là, de vaguer et divaguer, dans le premier hors de la réalité, dans la seconde en caressant la réalité de loin ; que le jeu (jocus) et le sérieux (serius) font un couple (joca/seria, joco seriove), le sérieux de A partant exotropiquement de la réalité B, inerte ou vivante, pour réagir endotropiquement sur elle, alors que dans le jeu A part d'une saisie endotropique qu'il impose à la réalité B sous forme de règles ('les règles du jeu') et ne tient compte des retours de la réalité B que dans le cadre de ces règles, le reste étant justement mis 'hors jeu'. Le philologue remarquera que 'serius, seria, serium' ne fut qu'un adjectif, souvent au pluriel neutre seria : 'les choses sérieuses', tandis que, comme il convient sans doute à Homo possibilisateur, jocus fut un substantif, et même un dieu chez Horace : Jocus. Il observera encore avec intérêt que le 'jeu' français est venu du jocus latin, qui insistait sur le désengagement, et non pas du ludus latin, qui insistait sur l'aspect d'exercice, au point de signifier à la fois 'jeu' et 'école' (ludi magister, maître d'école).

Le bluff et la soumission méritent une attention particulière, et une place en tête de liste, parce que s'y manifeste bien la distinction entre possibilisation et superprédation. On croirait naïvement que la soumission chez Homo est le résultat d'une contrainte ou d'un mauvais sort. Or, l'observation des jeux de rôles chez les enfants (et les adultes) montre que, dans le couple serviteur/seigneur, la plupart veulent occuper alternativement les deux postes : celui d'esclave-serf, celui de maître. Tout se passe donc là comme si les spécimens hominiens, et déjà quelque peu certains animaux, percevaient d'emblée les postes occupables, participaient cérébralement (virtuellement, endotropiquement) aux deux, quel que soit le poste occupé par eux actuellement. Bien plus, on voit chez beaucoup une prédilection pour les postes de soumission. Peut-être parce qu'il y a plus de faibles que de forts, mais aussi parce que c'est à partir de la soumission que les deux postes sont le mieux saisis et possibilisés simultanément (Hegel en fit le ressort de sa dialectique du maître et de l'esclave). Ni l'esclavage antique ni les grandes dictatures modernes ne s'expliquent pleinement sans la jouissance de commander chez quelques-uns et la jouissance d'obéir chez la plupart. Moyennant une saisie du couple "commandé/commandant" comme possibilisé et possibilisateur.

L'anthropogénie ne se propose pas de faire une théorie générale d'aucun des modes allégués. Ainsi, il va de soi que l'exploration ne se limite pas au cycle >> << / << >>, qui en ferait une simple suite cyclique d'affrontement et d'isolement. Réussie, elle débouche souvent sur le sérieux ; contrariée, il lui arrive de se réfugier dans le jeu. On s'est contenté d'observer ici que les modes d'existence fondamentaux d'Homo, ou du moins plusieurs, trouvent leur premier départ dans les rapports disponibles entre régime exotropique et régime endotropique de nos cerveaux.

 

 

6C. Les catégories du possible

 

Il faut renoncer à faire l'inventaire complet des éventualités de la possibilisation, puisque par définition elle est une ouverture indéfinie . Elle est cependant parcourue de quelques grandes articulations, dont certaines sont catégorielles, c'est-à-dire distribuent les formes fondamentales de tout jugement (katègoreFeïn, agoreFeïn, kata, parler contre, rendre visible, juger).

Plusieurs de ces catégories du possible forment le sommet des métaphysiques, et on les croirait donc peu accessibles. Mais en même temps elles tiennent de si près à la transversalité possibilisatrice d'Homo qu'elles habitent la vie quotidienne de tous les spécimens hominiens, et sont perçues très tôt par l'enfant ; en même temps que l'humour. Au point que l'anthropogénie peut supposer qu'elles ont inspiré les conduites des premiers primates redressés bien avant la mise en place d'un langage détaillé <16,17>, voire d'un langage massif <10D> ; tant le geste, analogisable et digitalisable, y suffit par ses indices et ses index.

 

6C1. Le virtuel. Le difficile et le facile

 

Les "choses" (causes), saisies par les circuits perceptivo-moteurs d'Homo transversalisant, neutralisant et conceptualisant, et du même coup indicialisées et indexées, se donnent comme grosses (prégnantes) de réalisations possibles, qui y sont contenues virtuellement (virtus, virtù, vertu secrète). Le virtuel, par la distance et la distanciation qu'il établit entre le possible et la réalité, entraîne alors le couple difficile/facile, que ne connaissent pas les animaux antérieurs, pris qu'ils sont sans recul dans les obstacles rencontrés et les efforts pour les vaincre. On remarquera, à cette occasion, que le "difficile" pour Homo tient aux efforts physiques requis, mais souvent aussi aux incompatibilités des séries techniques et sémiotiques qu'il s'agit pour lui d'entrecroiser.

 

6C2. L'exclu

 

La possibilisation ouvre un champ où des "choses" (causes) sont choisies, et où du même coup, en raison de la macrodigitalité des index hominiens, d'autres sont exclues, temporairement ou définitivement. Les exclus de tels choix auraient pu être choisis, et donc auraient pu être. Le problème pour Homo métaphysicien, pratique ou théorique, sera de savoir quel poids d'être, de réalité, de réel, il attribue à cet "aurait pu" par rapport à "être".

 

6C3. L'ayant-manqué-de-ses-conditions

 

Si les conditions climatiques ou tectoniques de la Planète avaient été différentes, il y aurait eu d'autres espèces, voire d'autres embranchements. Ces embranchements différents n'ont pas eu lieu. Cependant, ils n'étaient pas impossibles absolument, ils étaient possibles moyennant d'autres conditions. Ce possible conditionnel vaut pour les phénomènes tout à fait familiers : il aurait pu faire beau, même s'il a fait mauvais. Très proche de la réalité, presque réel, l'ayant-manqué-de-ses-conditions est particulièrement inquiétant pour Homo.

 

6C4. L'imaginé

 

Le régime endotropique du cerveau fournit, chez Homo transversalisant, de l'imaginé sans cesse proliférant, et qui charrie de l'existant, du virtuel, de l'exclu, du n'ayant-pas-eu ses conditions. Cet imaginé peut alors chercher à se réaliser dans l'actuel, par exemple en exploitant ses virtualités, selon les pentes du facile ou du difficile. Mais il peut aussi se suffire endotropiquement, soit en restant dans des fins et des moyens simplement envisagés (visus, in), soit en produisant des consécutions totalement autarciques, qui ne visent même plus l'ordre des fins et des moyens, et se contentent de faire proliférer des syntaxes agrégatives (ET), disjonctives (OU), conditionnelles (SI...ALORS), en une possibilisation presque pure. Ces possibles de l'imaginé sont la matière privilégiée de la rêverie.

 

6C5. L'impossible

 

Il y a aussi de l'impossible quand un but est hors d'accès, qu'un moyen défaille, que les éléments divers qui formeraient une chose-performance-en-situation-dans-une-circonstance-sur-un-horizon sont incompatibles entre eux. Mais, en vertu de la possibilisation, l'impossibilité n'est pas simplement un fait, comme chez les animaux antérieurs, elle est en plus une possibilité barrée, refusée. C'est pourquoi chez Homo l'impossible fait lui-même partie du possible, ayant été possible endotropiquement, ou plutôt considéré endotropiquement comme possible, avant son refus. Ce refus n'est donc jamais une pure et simple mise hors-jeu. Anthropogéniquement, l'impossible n'est pas rien. Sous les index oui/non d'Homo, le possible et l'impossible vont même devenir une des applications de base de la macrodigitalité, et un de ses foudroiements dans le pouvoir. Foudroiement limité dans le pouvoir humain, illimité dans le pouvoir divin.

Il est symptomatique des rapports entre possible et impossible qu'un spécimen hominien se soit demandé un jour si Dieu pouvait faire que les trois angles d'un triangle ne fussent pas égaux à deux droits ; que toutes les lignes tirées du centre vers la circonférence ne fussent pas égales ; ou généralement que les contradictoires "soient ensemble". Et il est plus symptomique encore qu'il ait répondu oui (Descartes, Lettres à Mersenne du 27 mai 1630 et à Meslant du 2 mai 1644).

 

6C6. La condition de l'être.

 

A ce compte, l'opposition des possibles aux impossibles fait que la possibilité devient une condition indispensable de tout être. Inversement, tout être montre sa propre possibilité du seul fait qu'il est : "ab esse ad posse valet illatio" (de l'être on peut inférer le pouvoir être).

 

6C7. Le nécessaire et le contingent. Occasion. Coïncidence

 

Le nécessaire pour le cerveau hominien est alors ce qui ne peut pas ne pas être, ce dont les conditions de possibilité comportent l'existence actuelle. En face de lui, le nécessaire définit du même coup le contingent (tangere, cum) comme ce qui peut (pourrait) ne pas être. Un jour, chez Leibniz, Homo finira par invoquer le nécessaire comme raison d'être ultime. Mais il sera embarrassé de décider si les conditions de possiblité ainsi invoquées doivent être physiques ou seulement mentales. Ou encore, et c'est le rationalisme extrême, si, mentales, elles ne sont pas déjà physiques en quelque sorte.

Le non-nécessaire a pour Homo quatre formes au moins : l'éventualité (venire, ex), la contingence (tangere, cum), l'occasion (cadere, ob), la coïncidence (cadere, in, cum). Toutes renvoient à des rencontres (hasardeuses, aléatoires, stochastiques) entre séries indépendantes. Et cela sous forme de contact ou de chute. Fantasmatiquement, les atomes de Démocrite tombaient dans l'espace, et les événements du cosmos tenaient à leurs chocs et accrochages.

 

6C8. Le spontané, le disponible, le suspens

 

Parfois alors, le possible a si bon visage qu'il semble impliquer naïvement son passage du virtuel à l'actuel, de l'imaginé à l'actuel, de la raison d'être à l'être, en une sorte de volonté indépendante et sans frein, coulant de source ; c'est la spontanéité (spons, spontis, source). Corrélativement, il arrive que la possibilité entretienne une attente ouverte, non orientée, apparentable à une passivité féconde. C'est la disponibilité (ponere dis, poser comme double).

Enfin, la possibilisation permet, outre l'attente du possible et de l'impossible, l'installation dans des états intermédiaires, qu'on appelle le suspens (pendre dessus) : suspens entre le virtuel et l'actuel, entre le facile et le difficile, entre l'exotropique et l'endotropique, entre l'être et le non-être, entre le possible et l'impossible, entre les conditions suffisante et insuffisante, entre le contingent et le nécessaire, entre l'actif et le passif. L'épochè (ep-ekHein, se tenir par-dessus) en fut une modalité chez les sceptiques grecs. Comme le nirvana (nis, vâti, hors de, atteinte) en Inde. La préposition "entre" ou "between" (be, *twa), telle qu'elle intervient dans l'entre-deux, est d'une portée anthropogénique considérable. On la retrouve dans une des formes les plus sophistiquées de la possibilisation, la "mise entre parenthèses", que celle-ci soit logique ou ontologique.

 

6C9. Le compossible

 

Néanmoins, quand il envisage le possible, ce qui intéresse Homo c'est le plus souvent le compossible, c'est-à-dire non les possibles isolés mais ceux qui peuvent coexister concrètement (crescere, cum). C'est sans doute ce que vise l'expression : "la politique est l'art du possible" pour signifier qu'elle est l'art de produire des décisions qui, au lieu de partir de principes abstraits, tiennent compte, à l'occasion d'une chose-performance, de toutes les dimensions d'une situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon. La postulation d'existence des compossibles est hominiennement encore plus forte que celle du possible, et Homo a cru voir un moment (chez Leibniz) les substances et les événements du monde s'engendrer en vertu de leur compossibilité la meilleure au sein d'une intelligence divine infiniment possibilisatrice.

 

 

6D. Les affects possibilisés

 

Les affects, sélectionnés pour soutenir les comportements urgents ou prolongés <2A4>, ont été eux aussi le champ de la possibilisation hominienne. Elle les a étendus et parfois réinventés. Qu'il s'agisse des affects de liaison, comme le plaisir et l'attirance, ou de fuite, comme la douleur et la peur.

 

6D1. Plaisir, plaisirs, jouissance, joie

 

Le plaisir animal comporte souvent une réaction de Baldwin, c'est-à-dire une perception qui induit une motricité, laquelle renouvelle la perception qui réinduit la motricité. Telles les alternances de la soif (altération) et de la déglutition dans la bibition, qui désaltère. Ou le va-et-vient de pression-relâchement de la copulation.

Chez Homo, ce dispositif cyclique s'est étendu et intensifié grâce à la transversalisation et à la conceptualisation (association-neutralisation), qui lui permettent de traiter des choses-performances avec insistance, et aussi de les entretenir dans une certaine distanciation méditante, contemplante, considérante, désirante, suspendue en un glissement surfeur d'une situation-circonstance-horizon à une autre. Le plaisir hominien est bien le plaisir possibilisé, jusqu'à la complaisance (placere, cum). Ainsi, le français glisse volontiers du "plaisir", au singulier, aux "plaisirs", au pluriel, signalant par là d'incessants passages, dosages, modulations, excitations, allostasies : "il court les plaisirs".

Du coup, le plaisir hominien va de pair avec le rythme et ses huit caractères <1A5>. Au point qu'il serait plus sûr de réserver le mot plaisir à Homo, seul capable de rythme, c'est-à-dire de répétition possibilisée ; pour l'animal on parlerait alors de contentement (continere) et d'alacrité ; l'alacritas latine s'appliquait à un cheval. Malheureusement, cet usage, qui éclairerait l'anthropogénie, contrarie trop les habitudes des physiologistes, qui emploient plaisir de façon très large, et nous parlerons donc de "plaisir possibilisé", au singulier, ou de "plaisirs", dont le pluriel marque à lui seul la possibilisation.

A suivre la sémantique française, Homo a fini par activer plusieurs nuances du plaisir possibilisé. Le plaisir diffus est celui qui accompagne certaines pratiques techniques et sociales sans être cultivé pour lui-même. Les plaisirs, pluriel, insistent sur le passage glissé de plaisir en plaisir en un renouvellement thématisé comme allostasie. La jouissance signale le cas où le plaisir insiste (sistere, in) rythmiquement et met en résonance (presque) toutes les instances d'un spécimen hominien au point de former un système clos, étroit, absorbant, descendant, comme dans la lente dégustation d'un chocolat ou dans le va-et-vient génital. La joie aussi marque une suffisance du plaisir, mais justement par une non-absorption, par une qualité de souffle en altitude, une expansion indéfinie qui la fait dire spirituelle (spirare) ; c'est une plage sonore en hauteur quasiment immobile qui dans la IXe symphonie conclut l'Hymne à la Joie (Freude).

Ainsi, l'anthropogénie évitera de traiter les affects de liaison (plaisir, plaisirs, jouissance, joie) comme de simples soutiens de l'acte. Chez un être à la fois physique, technique, sémiotique, analogisant, digitalisant, etc., la jouissance, et surtout la jouissance diffuse comme rythmisation globale de l'existence a sans doute été le premier moteur et la fin ultime des opérations, qu'elles soient aisées, difficiles, presque surhumaines, ludiques ou ascétiques, égoïstes ou altruistes.

 

6D2. Douleur, chagrin, tristesse. Peur, épouvante, terreur, horreur

 

La possibilisation des affects de fuite n'a pas été moins anthropogénique que celle des affects de liaison. La douleur, dans ses récepteurs et trajets nerveux spécialisés, qu'on ne confondra pas avec ceux du tact, a une structure beaucoup plus simple que le plaisir, parce qu'elle est une réponse urgente à des menaces urgentes : lésions ou déséquilibres physiologiques graves. Cependant, quand elle se possibilise, elle peut, elle aussi, se moduler, devenir subtile, plus endotropique et même rythmique, pour donner lieu à la souffrance (die Leiden), au chagrin (sorrow), qui s'annoncent déjà chez l'animal. La tristesse à la fois amincit et creuse la douleur, la souffrance et le chagrin, et fait souvent système avec la joie.

Il existe même un régime fort de ces états, comme l'épouvante, la terreur, l'horreur. L'étymologie en ce cas est peu instructive, car elle renvoie seulement aux aspects animaux de l'expérience, à la peur intensifiée pour l'épouvante (pavere, avoir peur, ex, -tare fréquentatif), au détournement par la crainte dans la terreur (terrere), au hérissement des poils dans l'horreur (horrere, se hérisser, trembler). C'est peut-être que ces réactions sont si complexes, elles supposent de telles orchestrations cérébrales, qu'on désespère de les cerner autrement que par quelques traits extérieurs. Ainsi, ce qu'on appelle l'horreur intervient dans les cas où brusquement les signes ne font plus leur travail de distanciation. Et cela dans trois circonstances de plus en plus radicales. (a) Quand un spécimen hominien perd toute coordination par défaillance nerveuse surtout cérébrale. (b) Quand la situation lui devient insoutenable ou étrange (étrangère) au point de ne plus être coordonnable ; c'est le "Horror !" creux murmuré par Marlon Brando à la fin du film Apocalypse Now. (c) Quand, dans la thématisation qu'est la signification, ne demeure, pour une des deux raisons précédentes, que la distanciation pure, vide, évacuatrice, vidangeuse : l'expérience de l'absurde chez Sartre allègue le trou de vidange.

De soi, les affects de fuite qui tournent autour de la douleur ne sont pas rythmiques, contrairement aux affects de liaison qui tournent autour du plaisir. Tantôt ils font irruption, tantôt ils stagnent. Cependant, chez Homo technique et sémiotique, tout est pour finir susceptible d'élaborations possibilisatrices. Et ainsi il y aura des douleurs rythmées, musicalisées non seulement dans la musique mais jusque dans les gestes quotidiens.

 

 

6E. Les incarnations naturelles de la possibilisation indéfinie

 

Il est tout à fait instructif pour l'anthropogénie que l'évolution hominienne ait sélectionné trois comportements-conduites où la possibilisation se réalise de façon proprement organique : le sourire, le rire, les larmes. Et aussi que, dans ces trois cas, elle se réalise de façon indéfinie, c'est-à-dire sans thèmes trop particuliers, tournée vers l'horizon plus que vers une circonstance, une situation, une chose-performance singulière <1B2>. En d'autres mots, la distanciation y est plus vivace que les thèmes distanciés.

 

6E1. Le sourire

 

Des études de Cheng et Laroche avec Pedre-Quadrens signalèrent en 1965 (Acta Psychologica) et 1966 (Journal de Psychologie normale et pathologique) que, dès les premières heures après la naissance, des "sourires", tensions modérées de certains muscles du visage, concordent non seulement avec les états de réplétion alimentaire, mais aussi avec le sommeil paradoxal, très considérable chez le nourrisson, ainsi qu'avec de premières érections génitales. Le sourire adulte réalise des états de possibilisation quasiment sans objet, diluant toute chose particulière, et donc toute contradiction inquiétante. Or le sommeil paradoxal est un moment intense des digestions cérébrales fusionnelles, et les érections génitales préludent à des états orgastiques, eux aussi de disponibilité indéfinie. Ainsi, le "sourire" du nourrisson témoignerait précocement du destin du petit d'homme d'être un animal des lointains, qui organisera ses choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance sur l'indéfini d'un horizon <1B3>. Il ne faut que quelques mois pour que le "sourire" du nourrisson, quasiment réflexe, se transforme en sourire proprement dit et intentionnel, mimant assurément le sourire des adultes nurseurs.

Le sourire est divers comme la possibilisation. Il est de triomphe et d'amertume, croisant les deux chez les bouddhas khmers. Mais sa relation à la mort, disponibilité suprême, est exemplaire. "Lorsque tu rencontreras la mort, tu te sentiras sourire. Ne t'étonne pas, il en va toujours ainsi", dit un précepte zen traduit par Malraux. Dans la dernière phrase d'Il Deserto dei Tartari de Buzzati, Giovanni Dongo meurt en souriant à personne : "dà ancora uno sguardo fuori della finestra, una brevissima occhiata, per l'ultima sua porzione di stelle. Poi nel buio <obscurité>, benché nessuno lo veda, sorride".

Des éthologistes ont voulu voir un précurseur du sourire dans le "silent bared-teeth display" de certains primates supérieurs, signe de non-hostilité, et parfois de soumission. Mais, si le sourire est silencieux, il ne dénude pas les dents, et n'implique pas la soumission à l'autre, mais à quelque chose qui dépasse l'autre et soi.

 

6E2. Le rire

 

Le rire vient plus tard que le sourire chez le nourrisson, puisque sa mise en place suppose le développement de la cage thoracique, du larynx et du pharynx. Mais lui aussi est possibilisateur, donc est un propre de l'homme, dans la mesure où ses secousses respiratoires et ses éclats sonores le rendent capable d'annuler les situations et les circonstances qui échappent trop à la maîtrise technique et sociale, tels les conflits entre cultures, entre classes, entre langage et réalité, entre prestations et aptitudes, etc. Là où le sourire surfe, le rire déclenche des tirs de barrage. Ce n'est que quand il est discret, rejoignant le sourire, qu'il met entre parenthèses au lieu d'écarter ou obnubiler. Cette fois le rapprochement d'éthologistes avec le "relaxed open-mouth display" des primates supérieurs semble plus pertinent, car ce comportement participe à des simulacres d'agression. Cependant, il ne comprend pas la suite d'éclats sonores, essentielle à l'éclat de rire.

 

6E3. Les larmes

 

L'animal ne pleure pas plus qu'il ne sourit ni ne rit. Et pour les mêmes raisons. Les larmes, lentes, liquides, suffusives et relativement indépendantes de celui qui pleure, diffusent (au sens anglais de to diffuse) une situation trop urgente parmi leur plage sans bord. Elles font littéralement fondre celui qui fond en larmes. Certaines sont indéfinies et infinies comme certains sourires. En Occident, le don des larmes fut un attribut de mystiques. La légende grecque dit qu'Héraclite, auteur du "panta reï" (tout s'écoule), pleurait de tout, comme Démocrite, auteur de l'"atomon" (l'insécable), riait de tout. On aura compris que les solubilisations différentes que sont le sourire, le rire et les larmes vont de pair avec les clivages, déclivages et reclivages cérébraux rapides du cerveau d'Homo possibilisateur. Elles les supposent et les développent.

 

 

6F. Les incarnations culturelles de la possibilisation indéfinie

 

La possibilisation indéfinie est si essentielle à Homo qu'il a universellement et sans doute très tôt institué des pratiques où elle pouvait s'activer-passiver presque à l'état pur. L'anthropogénie retiendra la transe pour son caractère commun. Et le suicide pour son extrémité.

 

6F1. La transe

 

La transe couvre des états apparemment opposés, mais cohérents. Le mot dérive de transire (ire, trans, passer à travers) ; et l'anglais transient montre bien qu'il y est question d'une transition à la fois spatiale et temporelle. Elle vise ces comportements dans lesquels un spécimen hominien crée un là-bas, un ailleurs. Et surtout un "autre". Elle aliène (alius, autre quelconque), ou plutôt altère (alter, autre déterminé).

Elle y réussit en exploitant les états entre rêverie, rêve et éveil, et plus topiquement les ressources de l'endormissement et du désendormissent, croisés à partir de rythmes s'appliquant à des gestes qui vont de la manipulation intensifiée à la danse, à la catalepsie. La transcience de la transe peut s'extérioriser comme agitation extrême ou comme immmobilité presque mortelle (en français, "mourir" se dit encore "passer"). Sa vibration devient alors le souffle suspendu et presque inaudible du philosophe qui achève une conférence spiritualiste, comme les vociférations du politicien qui conclut un meeting. Tous ces états sont paraorgastiques, ou orgastiques, tels ceux qui accompagnent la musique et la corrida.

La vibration anatomique et physiologique de la transe vise à se mettre en résonance avec des X d'un autre ordre : forces, esprits, fluides, ondes, concepts, peu ou pas accessibles dans l'usage ordinaire. Elle a sans doute été le plus explicitée chez les Chamans de l'Asie et de l'Amérique du Nord. Mais ce recours curatif ou illuminatif est si originaire chez Homo possibilisateur que beaucoup aujourd'hui croient le trouver déjà chez les graveurs, sculpteurs, peintres du paléolithique supérieur. Un ouvrage consacré à ceux-ci a pour titre : Les chamans de la préhistoire.

Ce sont les natures diverses de ces X alius et alter, plus ou moins cachés au "vulgaire" et souvent aussi à l'"élu", qui modulent la transe selon des dosages des partis d'existence  : bluff/soumission, exploration/coquetterie, jeu/sérieux, etc. Et aussi des catégories du possible : l'imaginé, l'impossible, le spontané, le nécessaire, etc. C'est ce que recouvre la sémantique anglaise nuancée de trance, bewilderment, ecstasy, swoon, daze, rapture, torpor. Mais il ne faudrait pas trop vouloir expliquer chaque modalité de transe par des finalités tranchées. Etant donné les structures et textures d'Homo possibilisateur, l'état de transe a quelque chose qui se suffit, vaut par soi, comme champ le plus ouvert des possibilisations.

 

6F2. Le suicide

 

Autant la transe est un état hominien communautaire et primitif, autant la possibilisation extrême qu'est le suicide semble avoir requis un état sociétaire et tardif. Il suppose une large indépendance vis-à-vis du groupe, puisqu'il y est question de caedere-sui, de s'abattre, de se massacrer.

Il y a des suicides qui ont une cause, ou plusieurs : échapper à une situation ou à une douleur insupportables ; faire appel d'une accusation ; se venger d'un abandon par l'abandon. Mais on comprendrait mal la pulsion suicidaire qui habite les spécimens hominiens si on l'enfermait dans ces rapports de moyens à fins. On n'oubliera pas que la mort, étant impensable, irréférable, est le possible par excellence, et que la mort voulue exerce alors sur beaucoup de cerveaux très possibilisateurs (Valéry) une fascination essentielle. Il y a des suicides de désespoir et des suicides de joie, de rétrécissement et d'élargissement.

Cependant, chez l'animal sémiotisant, même l'indétermination pure qu'est la mort se poursuit à travers des voies déterminées selon les fantasmes fondamentaux du groupe et de chacun, et c'est sémiotiquement autant que physiologiquement que les suicides se différencient par précipitation, défenestration, noyade, étranglement, étouffement, explosion, pénétration, brisure, empoisonnement, endormissement. Si l'une des versions tardives de la mort d'Empédocle suppose qu'il est allé vers l'Etna et s'est jeté dans le cratère, c'est peut-être que la première phrase de ses Purifications (KatHarmoï) finit par "KHaïrete, egô d'Humin Theos ambrotos ouketi tHnètos pôleFmaï meta pâsi tetimenos" (Réjouissez-vous, c'est comme un dieu immortel et non mortel que j'ai marché honoré parmi vous tous".

Les Romains très intériorisants instituèrent le suicide glorieux de Sénèque et le suicide esthétique de Pétrone. Et la tradition eskimo, que les vieilles femmes qui n'ont plus assez de dents pour travailler le cuir en mâchant les peaux aillent se perdre dans la banquise, montre l'aisance d'Homo à mourir quand le moyen en est simple et peu douloureux, comme le froid mortel, et que le groupe se perçoit habituellement comme un relais de la nature parmi les autres. Dans une culture des intensités comme celle du Japon, le suicide alla jusqu'au cérémonial du harakiri.

 

 

6G. Les substitutions panopliques et protocolaires possibilisées. Les suites et les cycles

 

Parler de substitutions possibilisées est presque un pléonasme, tant ce sont les substitutions qui ont créé la possibilisation. Mais, dans l'ontogenèse et sans doute aussi la phylogenèse, la possibilisation une fois dégagée aura été plus large que la substitution, et l'aura agrandie en retour. Au point qu'il est suggestif de parler de possibilisation substitutive. Tout pousse à celle-ci chez Homo : la distanciation et la légèreté des signes, les glissements constants et rapides entre circulations nerveuses exotropiques et endotropiques, l'intercérébralité avec le socius, les glissements du sémiotique au technique et du technique au sémiotique, qu'on appelle la magie.

La substitution possibilisée est à la fois très transmutante (par inversions, par sauts, par glissements), et très réglée (il n'y a pas de possibles sans un champ tendu de possibilité, et donc sans règles). Ainsi se mirent en place, localement et temporellement, des suites et des cycles de substitution autour des ingestion, digestion, éjection, excrétion, génération ; autour des phases de l'année (saisons) et de la journée (heures) ; des alternances de la maladie et de la santé ; du chaud et du froid ; de l'humide et du sec ; du présent et de l'absent. C'est dans cette aire des protocoles et des panoplies possibilisées que se définirent trois phénomènes anthropogéniques tout à fait majeurs : (1) la faute et la réparation ; (2) le sacrifice, la consécration, la prohibition ; (3) la monnaie, ou échangeur neutre.

 

6G1. La faute et la réparation. La dette

 

La possibilisation a transformé profondément le statut de l'erreur. L'animal fait des erreurs, des faux pas, qui sauf malheur se réparent dans l'urgence de compenser leurs inconvénients. Au contraire, chez Homo possibilisateur, l'erreur apparaît dans un champ de possibles, parmi lesquels il y a la non-erreur, en contraste avec quoi l'erreur apparaît comme telle. Encore, si l'erreur ne concerne que le spécimen qui en est l'auteur, elle n'a guère de lendemain, réparée ou non. Mais si elle affecte le groupe d'appartenance (famille) ou le groupe de contact (clientèle), il se peut, quand elle est importante, qu'elle se mette à insister (sistere, in). Alors, sa réparation n'est plus simplement loisible, elle est souhaitée, postulée, exigée, comme un possible à accomplir, et donc évaluée socialement à coup d'indices et d'index.

Ainsi s'ouvre un champ de supputations, où il s'agit de "putare", donc nettoyer, émonder, mettre au net, évaluer, "sub", par en-dessous, et cela comparativement. Comparer les fautes, les ratés, les faux pas sera un jour un thème constant de l'interlocution parlée. Ce dut être très tôt un thème du langage par gestes, en particulier de ces indexations dont nous avons vu que la charge transformait l'indexé en fauteur, ou bouc émissaire <5G3>. Ainsi, l'indexation de l'erreur et de l'errant se transforma en blâme (culpa), et la défaillance (chute) devint coulpe (erreur imputée à quelqu'un). Le fauteur-coupable fut perçu et mû comme cause de l'erreur, mis-en-cause, accusé (causare, ad). Le ou les metteurs en cause furent ses accusateurs, de même racine.

Précisons que tout cela dut longtemps demeurer extérieur, exotropique, sans intériorisation de la faute et de la coulpe. Dans les débuts de la Grèce classique, amartaneïn c'était encore simplement manquer sa cible, faire une erreur à l'égard des choses ou des personnes. Même à Rome, peccatum, de peccare, désigne au départ seulement un bronchement, un faux pas, applicable à l'animal : "ne equus peccet" (de peur que le cheval ne bronche).

Cependant, chez Homo possibilisateur et endotropisant, l'exotropie est toujours prête à basculer en endotropie. Le peccatum, au lieu d'être imputé au cerveau fauteur par les autres, le devint par le fauteur à lui-même, ainsi divisé en accusé et accusateur, avec du même coup une facilitation à jouer le rôle de l'un et de l'autre <6G4>. La consciencia latine (scire, cum, savoir avec) exemplifie ce glissement : d'abord simple connaissance partagée, puis sentiment intime, puis clarté sur soi, enfin saisie d'un bien et d'un mal procédant d'un soi, voire d'un moi, conçu comme volonté source de la faute. Le peccatum, faux pas qui demandait seulement un réarrangement de l'ordre préalable, devint le péché romano-chrétien, intériorisé, quelque peu satanique, puisque procédant d'une volonté perverse (vertere, per) ; le grec amartas prit du coup le même sens dans les textes chrétiens du Ier siècle. Avec l'Occident récent, ceci finira par donner naissance à un Droit (directus, directio, regere, dis) où, pour être punissable, le coupable doit être réputé responsable de ses actes.

La nature de la réparation, dont l'étymologie signale bien qu'elle est à la fois prospective (parare) et rétrospective (re-), s'est chaque fois comprise selon le statut de la faute, et plus généralement selon l'ontologie et l'épistémologie des possibles substituables pratiquées par le groupe. Mais toujours en supposant qu'une certaine suite, un certain cycle (social et/ou naturel) avait été altéré.

 

6G2. Le sacrifice, la consécration, la prohibition. Caste vs classe. Les pardons

 

C'est dans la perception de ces suites et de ces cycles que se situe le sacrifice. Fondamentalement, il assure leur réparation ou tout simplement leur continuation en un *woruld où le déséquilibre, même quand il n'est pas actuel, est au moins virtuel, justement en tant qu'il est un champ de substitutions possibilisées ou de possibles substitutifs. Le moyen des sacrificateurs est de même nature que ce qu'ils conjurent, à savoir la substituabilité. En des substitutions très réglées et très transmuables, comme les possibles qu'il s'agit de manier, manipuler <1A1>.

L'aire des substitutions sacrificielles a compris alors surtout : (a) l'alimentation, avec la chasse (élevage) et la cueillette (culture) ; (b) la santé, la maladie, la mort, avec le chaud et le froid, le sec et l'humide ; (c) le in-group (we-group) et le out-group ; (d) l'ici et l'ailleurs : (e) le maintenant et les autres temps ; (f) l'absence et la présence ; (g) le droit et le gauche (courbe). Tout là circule, dans chaque série-cycle, et entre les séries-cycles. Manger c'est fatalement détruire du vivant, du kamo disaient les Mélanésiens de Leenhardt, c'est-à-dire, pour Homo à corps transversalisant et à cerveau neutralisateur, produire du déséquilibre en même temps que de l'équilibre. Même chose pour le sain et le malade. Les vivants et les morts. Chez les anciens Mayas, le mot quiche Puz (*Pu) semble désigner à la fois le sacrifice et la force magique, quand il s'agit de sacrifices humains, destinés à entretenir la force des dieux.

Ainsi se mirent en place d'innombrables substitutions de segments du *woruld réparatrices et conservatrices, complétées ou du moins confortées par les segments de la parole. Substitutions locales et quotidiennes dans les sacrifices familiaux. Substitutions cosmologiques, parfois en "grandes années", dans les sacrifices tribaux. Avec les sacrifices claniques entre les deux.

C'est autour du sacrifice ainsi compris, certainement très archaïque, que se précisa le "rite". Il semble que les Hittites (c.-1500), dont on commence à mesurer l'influence sur la Grèce, aient exprimé le rite par saklaïs, de même racine que le latin sacrum, d'où ont été formés (a) le sacrificium, accomplissant le sacré (sacrum, facere), et procédant par ces subtitutions que sont mort, mutilation, automutilation, simple perte ou libation, et (b) la consecratio (sacrare, cum, convertissant dans l'aire du sacré) procédant par une déviation du circuit ordinaire, comme dans l'anachorétisme et la virginité. En tout cas, une des clés de toute anthropogénie est donnée par la distinction entre la ritualisation animale, adjonction fortuite de comportements secondaires à un comportement principal dont ils deviennent ainsi des annonciateurs et des précurseurs obligés <4A>, et le rite hominien, qui suppose la possibilisation.

Les indicialités et les indexations firent alors que les sacrifices prennent mille formes. Depuis l'immolation continuelle et presque furtive du coq chez les Dogons de Griaule jusqu'à celle, solennelle, du prêtre-roi en Afrique quand il avait perdu la force, vu que la vie de son peuple supposait sa vitalité, selon l'interprétation du "divine kingship" de James Frazer. Variant aussi des sacrifices humains de l'ennemi (Mésoamérique précolombienne) ou de l'ami (Iphigénie) jusqu'à ceux des cent boeufs des hécatombes gréco-romaines, ou du corps du Christ consommé de façon abstraite par les chrétiens sous les espèces du pain et du vin transsubstantiés. Parfois simples carêmes et ramadans. Mais toujours sous les polarités de l'échange, de ses régularités et rétablissements. Pôles topologiques : séparant ce qui est trop confondu, reliant ce qui est trop séparé ; ou encore distinguant le proche, rapprochant le contraire. Pôles cybernétiques : maintenant en circulation et assurant des feedback, au croisement de l'allostasie et de l'homéostasie, du chaud et du froid, du droit (straight) et du courbe (odd). Pôles temporels : croisant l'avenir et le passé. L'hostia romaine (hostire, frapper) était expiatoire et propitiatoire (petere, pro), même divinatoire.

La nature du sacrifice enfanta ses instruments, panopliques et variés comme lui, même si le couteau, trait-point (mathématique, logique) éminemment indexateur, séparateur et distributeur, en reste le parangon, vu que, pour Homo segmentarisant, il n'y a pas d'échanges sacrificiels sans segments (secare). Et aussi que le sang, que répand souvent le couteau, est, avec la parole consécratoire, le flux sacrificiel par excellence. Ce sont le quiq (sang) du Popol Vuh et les circulations entre parole et sang chez les Dogons de Griaule.

Et, en même temps qu'un instrument (ré)équilibrateur, le sacrifice fut un moteur spéculatif puissant, attisant en particulier les systématiques animales et végétales. On n'a jamais sacrifié n'importe quoi. Une victime doit être prégnante indiciellement et saillante indexalement. Et cela selon le rite, qui, nous venons de le voir, comprend souvent des couples oppositifs. Ces spéculations produisirent et confortèrent les couples généraux : important/moins important, exceptionnel/trivial, naturel/surnaturel, cosmologiquement efficace/épisodique, permis/prohibé, sacré/profane, présent/absent, etc.

Le cas le plus éclatant de la délimitation sacralisante fut le temple au sens large : grotte chamanique paléolithique, rectangle néolithique, hypogée indien, naos grec, templum étrusco-romain (dont vient notre "contempler"), pyramides sacrificielles de Teotihuacan, autant de lieux où, préalablement à tout autre parti, s'exerça d'abord la délimitation comme telle, limite (limes), terme (terminus) d'un lieu et d'un temps, selon des règles strictes et constantes, endroit qui par sa seule charge indexatrice fait que ce qui est dehors devient vulgaire (vulgus, peuple quotidien) et que ce qui est dedans paraît réservé, chaste (castus) ; asile où l'on ne peut piller, ni même parfois poursuivre le criminel (asylum, a- privatif, sulân, piller). D'où sans doute l'étymologie fausse mais suggestive qui, avant la découverte du mot hittite saklaïs, rapprocha sacrum de se-cernere, mettre à part.

La prohibition, en particulier celle de l'inceste, où Homo devenu structuraliste voudra voir un jour sa fondation, n'est pourtant pas moins saisissante que le temple. Chez les primates supérieurs, la distribution hiérarchique barrait le coït entre la mère et sa progéniture mâle ; chez Homo, le barrage devint la prohibition, provoquant le non-chaste (in-ceste), le non-privé (castus, privé de), tous deux transgressant (gredi, trans) le lignage de la caste (chaste). Dans le cas du bouc émissaire, c'était l'indexation qui créait la saillance et la prégnance de la chose-performance élue coupable ; dans la prohibition (de l'inceste), c'est le barrage devenu interdiction (dicere inter) qui crée la saillance et la prégnance du "dos de la mère" (Coran).

Tout comme l'interdiction (dicere, inter) <5G2>, la prohibition glissa de son sens positif (habere, pro) à un sens négatif, en une nouvelle vérification de la saillance de la négation sous l'affirmation confirmée chez Homo segmentarisant et macrodigitalisant. Et de l'ambivalence approuvé/réprouvé inhérente à toute indexation. De même, l'imprécation, qui étymologiquement n'est qu'une prière de souhait de quelque chose à quelqu'un (precari, in), fut bientôt comprise en mauvaise part.

Les paroles de la consécration chrétienne, qui ont traversé deux millénaires, résument un bon nombre des aspects du sacrifice, encore plus sensibles dans le latin : "Voici (ecce) le calice de mon sang, le sang de l'Alliance (testamentum) ancienne et nouvelle, qui sera versé (effundetur) pour vous et pour la multitude (pro vobis et pro multis) en rémission (in remissionem) des péchés (peccatum, avec ses divers sens). Faites ceci en mémoire de moi." Presque tout y est. Le sang comme circulateur basal. L'invocation de suites et cycles réglés, en deux testaments. L'effusion ou libation. La faute devenue dette, et son renvoi (missio, re-) dans une autre sphère. Le rapport à la mort. Le rôle prévalent de l'indexation (hic est enim). La mémoire et le projet (le testament est ancien et nouveau), l'expiation et la propitiation, comme dans l'étymologie de la réparation. La sortie d'une série-cycle et l'entrée dans une autre par assimilation (prenez et mangez) à un élément muté (vin>>sang).

Dans ce chapitre sur la possibilisation, nous avons insisté sur l'aspect substitutif, donc délimitatif, du sacrifice. Mais il a aussi un aspect fusionnel, sur lequel nous devrons revenir quand nous aborderons les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, ce qui nous amènera à distinguer, parmi les fantasmes, les fantasmes sacrificiels <7I7>. Il est bon d'avoir à l'esprit la gamme des sacrifices pour comprendre la gamme des pardons (donare, per, to give thoroughly), depuis le pardon négocié (conditionnel) au grand pardon (inconditionnel), lequel n'est pas sans rapport avec la sainteté <27D3a>.

 

6G3. L'échangeur neutre. La monnaie. La liberté de choix

 

Depuis nos chapitres sur les indices et les index, nous avons rencontré un nombre impressionnant d'échangeables : outils, biens, compétences, grades, instances, clientèles, autant de marchandises au sens large (merx, échangeable), objets de commerce (commercium, merces, cum). A quoi on ajoutera maintenant les flux-coupures très contraignants des victimes sacrificielles. A ce compte, les innombrables possibilisations substitutives d'Homo pointent ensemble vers un référent stable, qui permette de comparer assez exactement les échangés disparates. Bref vers un échangeur neutre.

L'échangeur neutre, que nous appelons aujourd'hui la monnaie ou l'argent, s'annonça sans doute d'abord dans des objets naturels, tel le cauri africain, un gaspéropode de l'Océan indien assez indiciel de fécondité pour stimuler l'échange, assez mort pour indexer la neutralité. Il faudra l'abstraction des jetons de comptage du néolithique, et surtout celle des écritures, comptant les victoires, les prisonniers, les sacrifices, les marchandises des empires primaires de Sumer et d'Egypte, pour que la neutralité de l'échangeur se déclare. Alors, il a suffi de quelques siècles pour que, toujours plus abstraitement, le lingot s'équivale en pièces de monnaie, en lettres de crédit, en billets de banque, en colonnes de crédit et débit, en chiffres simplement précédés de "+" et "-", en quelques bits 0/1 dans des ordinateurs centraux. Du reste, chez Homo charnel, la naturalité ne disparut pas entièrement : ni dans l'étalon or jusqu'aux accords de Bretton Woods ; ni dans les diamants bruts ou taillés qu'à Anvers et à New-York les Juifs s'échangent de poche à poche, sans pièces écrites, sur pur indice-index de parole, et dont la valeur est à la fois supranationale et sujette à interprétations indéfinies.

En tout cas, mesurés à l'échangeur neutre, les échangés commerciaux purent devenir des marchandises au sens étroit, thèmes d'échanges exacts, mesurables, indépendants des désirs des partenaires. La faute même apparut comme une dette, et sa réparation ou rémission put dépendre d'un remboursement.

Le lien entre la faute, le sacrifice, la mort, l'échangeur neutre tient-il alors à quelque chose de plus essentiel que leur simple appartenance commune à l'aire de l'échangeabilité réglée  ? Souvenons-nous que le nom latin de la monnaie vint de la Moneta, temple de Juno moneta, Junon monitrice (monere, annoncer), ainsi dénommée parce qu'elle annonça un tremblement de terre. Simple métonymie désignant la chose par son lieu de production ou de stockage  ? Mais Junon, ne l'oublions pas, était l'épouse et la soeur de Jupiter, déesse fémininement très marquée de la parturition. Or c'est la même racine indo-européenne de l'enfantement *tHè (fe) qui en latin a donné fe-nus (revenu d'un capital), fe-cunditas (fécondité), fe-mina (femme), et en grec, moyennant le redoublement initial enfantin, ti-tHè-nè (la nourrice). Les liens du sacré, de l'échangeur neutre et de la génération (vie et mort) ne semblent pas fortuits.

La communauté de racine de fe-nus et de fe-mina est l'occasion de remarquer que les femmes, élément mobile dans plusieurs systèmes claniques, furent souvent chez Homo un thème stabilisant de l'échange et de la monnaie. Chez les peuples pasteurs d'Afrique, le troupeau n'est pas d'abord le signe et le moyen de la suffisance alimentaire, ni le fruit d'une recherche de rendement, ni une manifestation directe de la puissance, mais la manière d'acquérir les femmes, contre lesquelles il s'échange. La femme comme terme suprême de l'échange interclanique marque sans doute les accointances ultimes de l'échange possibilisé avec la génération, la vie et la mort.

Car la mort éclaire le sacrifice et le sacrifice éclaire la mort ; et les deux s'éclairent de la neutralité de l'échangeur neutre. La mort est un moment d'annulation et d'abstraction radicale (impensable, non pesable), une substitution où il n'y a plus tel échangeable contre tel autre, mais une ouverture et une échangeabilité infinie à force d'être vide ou innommable (la décomposition). L'échangeur neutre montre son abstraction mortifère, sacrificielle, dans les dépenses nulles ou extravagantes de l'avarice et de la prodigalité, ainsi que dans le vertige existentiel du joueur.

L'échangeabilité à la fois généralisée et réglable de tous les aspects d'Homo autour de l'échangeur neutre a été fortement illustrée dans le système des indulgences chrétiennes, où la monnaie s'achetait et se vendait contre péchés, pénitences, pardons, salut présent et à venir. Et il est remarquable que le départ fervent de ce système eut lieu au XIIe siècle, dans le premier moment du catholicisme cocréateur, lequel, moyennant un premier afflux de monnaies, allait conduire au système bancaire, qui rend justement interchangeables le passé, le présent et l'avenir, induisant l'idée de la liberté de choix <30H>.

 

6G4. Inversion et délégation des rôles

 

L'échange atteint sa forme la plus radicale dans la substitution des rôles, et en particulier dans celle du dominant et du dominé. Les jeux d'enfants illustrent à quel point les uns désirent être habituellement dominateurs et les autres dominés, mais aussi comment domination et soumission s'inversent, se délèguent, se participent facilement et richement. Au jeu enfantin des supplices, les bourreaux d'un jour deviennent le lendemain des victimes non seulement scrupuleuses mais imaginatives, tandis que les torturés de la veille deviennent tortionnaires, créatifs eux aussi. Si l'on n'aperçoit pas cette capacité pour chacun, tout en étant d'un côté de la barrière, d'être toujours des deux côtés à la fois, on ne peut rien comprendre à l'organisation à la fois stable et souple des sociétés hominiennes, avec leurs formes extrêmes que sont la démocratie (directe et indirecte), l'oligarchie, la dictature, toutes d'ordinaire aussi consenties qu'imposées, comme l'esclavage antique. Assurément, les substitutions et délégations de rôles, dues à la transversalisation possibilisatrice et au cerveau endotropique d'Homo, ne sont si disponibles que parce que les index du pouvoir, comme les index en général <5>, articulent de si près le oui et le non, le même et l'autre. Et les indices plus encore <4>.

 

 

6H. La volonté comme fins et moyens possibilisés. La folie ordinaire

 

La possibilisation, outre qu'elle fait varier les moyens d'une fin, et les fins d'un moyen, est encore apte à renverser leur ordre, considérant d'abord la fin, et remontant (descendant) les moyens du dernier au premier. Dans ce renversement de "means and ends" en "ends and means", les fins deviennent des projets, au sens propre de "jetés en avant" (jacere, pro).

Telle est l'assise du vouloir technique et sémiotique d'Homo. Il a fallu l'Occident pour hypostasier le vouloir en une volonté, elle-même hypostasiée en un sujet volontaire responsable. Mais un minimum de vouloir est lié à la structure cérébrale d'Homo possibilisateur. Il le voue à une certaine volonté de puissance, selon la liaison des verbes latins posse, potere, pollere. Et même, puisque la possibilisation est de soi indéfinie, à une certaine toute-puissance, laquelle, comme elle échappe de facto, tend à se projeter en des dieux ou Dieu, de jure.

Si l'on appelle folie un état où des spécimens hominiens usent et jouissent de leurs circulations nerveuses endotropiques avec peu de référence aux exigences objectivantes des circulations nerveuses exotropiques, sinon pour les conditions de la survie, on ajoutera que la volonté de puissance définit chez Homo une folie ordinaire. Celle-ci porte particulièrement sur l'échange, et elle culmine souvent à l'occasion de l'échangeur neutre, la monnaie, l'argent, dans la mesure où il est l'instrument le plus obvie de la possibilisation pure. Les divagations philosophiques, omniprésentes chez Homo, en sont une autre forme constante. La folie pathologique, fréquente mais pas ordinaire, est d'une autre sorte, et nous y reviendrons à l'occasion des maladies d'Homo <26B>.

 

 

SITUATION 6

Dire d'Homo qu'il est l'animal possibilisateur est sa définition la plus vaste et la plus stimulante. Si embrassante qu'elle court jusqu'aux limites de la psychologie et de la métaphysique, ou encore du commerce et du pouvoir. On s'en est tenu ici à ce qui concerne le droit fil de l'anthropogénie.

 

Henri Van Lier

 
 
 
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