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Texte de l'auteur (26 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - COSMOGONIES CONTEMPORAINES
 


LITTÉRATURE
 


ZELSA, L'UNIVERS DANS LE DOS (ERANVIL)
 


Toute cette section de l’Anthropogénie sur les cosmogonies contemporaines nous a montré qu’Homo a dû faire un saut mental d’une violence extrême depuis 1850, et surtout depuis 1950. Il a commencé à s’apercevoir, pour la première fois, que des formations (Gestaltung) d’objets ou de vivants ne résultaient pas toujours de modelage, comme quand Jehovah sculpta Adam dans la glaise, mais aussi de séquences, en particulier de ces séquences biochimiques où vingt acides aminés suffisent à produire des milliards de protéines différentes, et donc aussi d’organismes différents, en sorte que l’Evolution des espèces est largement commandée et expliquée par des réséquenciations. Et il a alors vérifier que, pour créer des cosmogonies contemporaines, donc des correspondants artistiques à pareille cosmologie, la peinture, la photographie, la musique, la danse, le théâtre, voire l’architecture, avaient des capacités de séquenciations et de reséquenciations suffissantes.

Or, ce n’est pas le cas de la littérature. En effet, les quatre couches du langage, à savoir les phonèmes, les glossèmes, les séquencèmes et les phrasés, sont plutôt fixes, très peu (re)séquenciables. C’est même parce que tout langage combine à loisir quatre couches d’éléments fixement distincts qu’il est capable de « parler de » n’importe quoi, et aussi de lui-même, lors des métalangages. Les reséquenciations évolutives dont il est le lieu, comme toute formation, telle la grande rotation phonématique de l’anglais au XVIe siècle, sont des modifications globales, échappant d’ordinaire aux locuteurs, en tout cas ne résultant nullement d’expressivités détaillées. Bref, une langue en tant que structure se prête mal à produire des cosmogonies mimant les cosmologies de la (re)séquenciation.

Par contre, comme elle peut « parler de » tout, elle est particulièrement apte à exprimer une autre de nos révolutions mentales, liée à la première. A savoir qu'Homo ne voit plus l'Univers devant lui et au-dessus de lui, mais derrière lui et en dessous de lui. Un Univers dont il se perçoit jusque dans ses fibres les plus intimes comme un état-moment. En plus de son anniversaire de naissance, chacun a désormais trois autres âges : celui de ses trois ou quatre milliards d'années depuis les premiers vivants ; de ses cinq milliards d'années depuis la naissance de son Soleil ; de ses quinze milliards d'années depuis le Big Bang. Un scientifique déclarait récemment : « Quand je vous regarde, je ne vois que du passé. » Il ne manque rien à une langue pour « parler de » ce renversement.

Et elle excelle aussi à rendre une autre révolution contemporaine. Nous venons d'écrire « Univers » au lieu de « Cosmos ». Ce n'est pas simplement pour varier les termes. Le MONDE 2, celui du continu distant qu'a inauguré la Grèce vers 700 BC, dans sa volonté de réduire les choses à des touts composés de parties intégrantes, et ainsi de prélever puissamment les figures sur leurs fonds, permettant la géométrie, avait réduit l'Univers à un Cosmos, donc à un ordre finalisé, et même mathématisable, que le latin traduira pas Mundus (le monde non-immonde), et les langues germaniques par World-Welt-Wereld (de la racine *woruld, l’Univers en tant qu’il est approprié par Homo).

Ce Cosmos-Word grec, qui fut l'horizon traditionnel de l'Occident jusqu’à hier, était bien devant Homo, comme un objet, un ob-jectum, un jeté en travers, un objet, néerl. voorwerp, all. Gegenstand, russe priedmiet. Et le fier Anthropos grec, très visuel, osa croire qu'il était le microcosmos du macrocosme. A ce compte tout était théâtre sur une scène (skènè) ; et il faut toujours avoir à l'esprit que « tHeatron », « tHeoria » et « tHeastHaï » sont de la même racine : tHeF (embrasser du regard). En contraste violent avec cette suffisance dominatrice, Homo contemporain, simple relais évolutif, simple état-moment évolutif, n’a plus tant l’Univers devant lui que sous lui et derrière lui.

Dans cette section de l’Anthropogénie consacrée aux Cosmogonies contemporaines, nous allons considérer Zelsa de Luc Eranvil (www.zelsa.be), achevé en 2000, pour mesurer les pouvoirs de la littérature à cet égard. En reprenant les choses depuis Un coup de dé jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé. Cela nous fera une histoire essentielle de la littérature extrême au XXe siècle.

 

 

1. LES INVERSIONS SEMANTIQUES

 

 

La sémantique d'une langue c'est, bien sûr, des mots avec des sens de mots, isolés ou opposés, faisant système. Mais c'est aussi la façon dont, dans les énoncés, certains mots apparaissent en premier, comme cadre ou cadrage sémantique pour les autres, lesquels ne sont alors intelligibles qu'à partir d'eux. C'est sur ce point que le passage du Cosmos devant soi à l'Univers derrière soi et sous soi sera pour nous le plus facile à pointer.

 

 

1A. Le « il » de Luc Eranvil

 

Dès la première page de Zelsa, nous lisons : « son corps à lui pétrifié dans l'habitacle soutient sa tête tendue à la limite du cou elle ouvre la bouche pour crier jurer sa rage mais son souffle hésite (...) ». Puis : « ses yeux en s'écarquillant ont laissé leur regard se perdre (...) ». Ou encore, devant la fumée qui s'élève d'un moteur en surchauffe : « lorsque l'urgence de sortir de cette caverne lui fait lancer la main vers la portière les doigts capturent la poignée en tâtent le galbe et pareils à un coquillage se fermant sur sa proie ils en épousent le métal et le pressent jusqu'à ce que (...) ». Enfin : « ses orteils plongent au sol d'une détente sèche ses jambes le propulsent au dehors (...) ».

Voilà l'inverse de la perception gréco-romano-christiano-néoplatinicienne de l'Occident. En effet, dans un monde plasticien et finaliste, comme le MONDE 2, se déterminent d'abord des buts, lesquels actionnent des contours de corps, dont on note éventuellement, pour finir, les ressources internes, organiques et physiologiques. La sculpture grecque est exemplaire à cet égard. Elle ne livre que des enveloppes, objets premiers et habituels du discours, avec ceci que sculpturalement les taux de courbures de ces enveloppes ont charge de trahir les forces dont elles procèdent ; mais ces forces du dedans n'y sont jamais thématisées comme telles. La façon classique de saisir les choses culmine dans la danse classique du XIXe siècle, dont Suzan Langer explicite encore le propos vers 1940, en recommandant au danseur de se forger d'abord une puissante image mentale des contours mobiles que son corps aura à réaliser. Le sujet moral, chez Kant, supposait également une conscience préalable intense des fins des actions à produire.

Or, le texte de Zelsa exprime un référentiel sémantique inverse. L'initiative y vient des organes, mieux de leur anatomie et de leur physiologie. Il ne s'agit plus là d'un regard qui utiliserait des yeux, mais d'yeux qui génèrent un regard ; mieux, qui le laissent être : « ont laissé son regard se perdre ». Encore, ce regard ne se perd pas dans ou sur quelque chose, mais « à travers les galeries et les nefs » du « cèpe brumeux » que fait la fumée montant du moteur. Au volant de sa voiture, « il », le fils de Zelsa, qui sera à la fois l'acteur et le narrateur du voyage initiatique, n'est pas quelqu'un qui, moyennant un véhicule, se rendrait à une destination ; c'est un « corps à lui », qui « à la limite du cou » « soutient une tête », laquelle « ouvre la bouche », le tout produisant en rétroaction le mouvement d'un bras qui va ouvrir une portière, et déposer « il » sur le sol. En fait, « il » n'a pas vraiment des avis, comme dans la motivation occidentale, mais ses actions, et pour finir lui-même viennent d'abord d'urgences organiques.

Les cinq sens fonctionnent selon la même inversion du cadre sémantique. Ainsi l'ouïe ce ne sont plus d'abord les oreilles d'un Moi qui écoute, et impliquent une organisation nerveuse, mais : « et lui ainsi tendu déployé il absorbe l'entour s'emplissant de l'air de la lumière et du bruit il est delta mer ou océan cette chose où tout vient se jeter les sons menus qui imprègnent l'espace d'ondes élastiques s'engouffrent dans ses pavillons mobilisant son appareil auditif excitant l'organe de Corti ils y créent des multitudes de différences de potentiel et tout ce bordel électrique qui parcourt les voies afférentes traverse les noyaux olivaires et cochléaires et d'autres tubercules encore finissant sa course en feu d'artifice éclatant sur la voûte du cortex le sabbat neuronal génère des réminiscences en cascade dans sa mémoire qui (...) ».

De même, la vue c'est : « tous ces photons qui ont des longueurs d'ondes petites moyennes grandes et qui forment des groupes des hordes des légions chacun ne pesant pour ainsi dire rien non vraiment rien il leur a fallu des millions d'années et bien plus parfois des milliards d'années pour arriver ici dans le dépouillement de la nuit il peut les voir rebondir sur les objets et migrer jusqu'à ses yeux ou tout aussi bien disparaître sans qu'il entende leur émoi quand au bout de cet invraisemblable voyage ils disparaissent se fondent dans la mer dans la coque dans les meubles de la cabine ou encore dans sa propre peau mais parfois ils traversent indemnes la série de structures qui composent sa cornée son humeur aqueuse son cristallin son humeur vitrée sa rétine et s'infiltrent dans l'enchevêtrement de cellules ganglionnaires bipolaires horizontales heurtent finalement de plein fouet cônes et bâtonnets où transmués par chimie transductrice en signaux nerveux ils montent de synapse en synapse jusqu'au corps géniculaire latéral et puis encore jusqu'au cortex là leur présence construit l'image exubérante de cette voûte étoilée qui hallucine sa conscience quand (...) ».

Enfin, tout cela est alors compris comme le résultat de protéines, et avant elles d'acides aminés qui les construisent, tantôt à l'identique, pour qu'il y ait quand même des vivants identifiables, des espèces et des genres, tantôt autrement, pour que les vivants soient le fait d'une Evolution. Ce qui érige alors la Digestion des vivants les uns par les autres en action première, archétypale, qu'on n'explore jamais assez. Et voici Zelsa digérant :

« (...) emportés par l'oesophage les restes des trayons ballottés en son sein se demandent s'ils franchiront ou non la porte du pylore quelques-uns l'ont dépassée défigurés par l'atmosphère corrodante de l'endroit et leurs mines ne sont plus belles à voir depuis qu'ils sont entrés dans ce long couloir coulant en circonvolutions partout de minuscules échappatoires les attirent mais ces sorties latérales sont sévèrement gardées et seuls certains passent alors que de la paroi déboulent des hordes sauvages tailladant dans la foule pourtant il y en a qui réussissent à franchir les portes ils suivent le labyrinthe des canaux de son sang certains sont massacrés à l'instant le capitaine se sent de partout salle de tortures mais d'autres continuent leur dérive jusqu'au foie qui élabore leur transformation lipidique cela nappe ses muscles d'une douceur qui fond ses traits virils et ainsi habillé de délicatesse du sommet de son front au fondement de son cul il se sent plus à l'aise lorsque perçant la clarté vaporeuse nourrie de la combustion de sa cigarette par sa chemise entrouverte le regard de l'enfant se nourrit à ses seins ».

Les neurophysiologistes vérifient depuis peu qu'à l'instant où nous devenons conscients de quelque chose, nos cerveaux l'ont su déjà et y ont répondu dans un temps préalable à celui de « nos » décisions. A ce compte le narrateur et même le narré de Zelsa ne pouvait plus être qu'un « il », parfois un « lui ». Un « il-lui » dont nous n'aurons jamais à savoir le nom. Ni même un prénom.

 

 

1B. Le « it » de Salman Rushdie

 

Les Satanic Verses, publiés en 1988, appartiennent aux mêmes années que Zelsa, achevé en 2000, mais dont les premiers états datent de 1985. Or, malgré des différences qui tiennent au contraste du français et de l'anglais, de l'Europe et de l'Inde, on y retrouve les mêmes renversements du cadrage sémantique.

Cette fois, les événements (venir, ex) sont saisis comme des naissances, ou des re-naissances, métempsychotiquement, au sens fort de la tradition indienne. Au départ, deux acteurs de Bombay-Mumbay, ville de l'immense cinéma indien, se rendent à Londres. Dès la première ligne, l'un d'eux, Gibreel, les déclare born-again. C'est qu'au cours du trajet ils éprouvent leur conversion d'une civilisation à une autre comme un accouchement. A ce compte, l'avion qui les transporte est lui-même un nouveau-né qui a traversé le vagin des nuages de l'Himalaya, et qui à son tour devient le vagin de ceux dont il est le parturient, peuplé de femmes au ventre saillant et attachant leurs regards aux genitalia de leurs maris. A l'atterrissage, la sortie de la carlingue tête baissée achève le franchissement des fauces de cette naissance culturelle par une mise bas sur la blosomy earth de Heathrow. « Is birth always a fall ? ».

Et, si en vol, une amitié se noue entre nos deux hommes, il est précisé qu'aucun des deux n'a la « pathetic personality » de héros occidentaux, « that half reconstructed affair of mimicry and voices », mais bien qu'ils sont les résultats transitoires d'un « will to live, unadulterated, irresistible, pure ». Entre eux, l'amitié n'est donc plus l'affrontement de deux contours, ou de deux paroles intentionnelles, mais un envahissement d'un corps par un autre, dans un autre, où chacun devient « as if he were a bystander in his own mind », et plus encore « a bystander in his own body ». Au point que le « he » et le “his” d'abord utilisés donnent lieu, dans la même phrase, à un « it » et un “its”, foyer central qui répand son énergie en même temps qu'il enserre l'autre comme un poing insupportablement serré et intolérablement doux : « it began in the very center of his body, and spread outwards, turning his blood to iron, changing his flesh to steel, except that it also felt like a fist that enveloped him from outside, holding him in a way that was unbearable tight and intolerable gentle ». Ce qui ne peut se parachèver que dans une prise déclarativement copulatoire : « until finally it had conquered him totally and could work his mouth, his fingers, whatever it chose, and when it was sure of its dominion it spread outward from his body and grabbed Gibreel Farishta by the balls ».

Cette conception des actions humaines comme poussées d'un dedans vers un dehors, ou encore d'un passé vers un présent, avec des éventualités de futur, commune à Eranvil et à Rushdie, pourrait se généraliser dans une formule où un « means and ends» remplacerait le classique « ends and means ». Les « means » d'un Universum seulement « versus unum », donc avec des potentialités ouvertes, s'étant substitué à un Cosmos, dominé par les « ends », dont Aristote estimait qu'elles étaient les plus nobles des causes. L'anatomie est très éclairante sur ce renversement. Vésale dessinait ses corps du dehors en dedans ; les corps « plastinés » du professeur von Hagen, qui font le tour du monde, proposent des Körperwelten, du dedans en dehors.

 

 

2. LES COURBURES DE LA SYNTAXE

 

 

La couche qui est la moins disponible aux révolutions dans les langues est leur syntaxe. Ceci est évidemment vrai dans les langues positionnelles, où c'est la position des mots dans le syntagme qui marque d'habitude leur fonction grammaticale ; en français, en anglais, en espagnol : « Pierre bat Paul » n'est nullement « Paul bat Pierre ». Mais même dans les langues non positionnelles, comme le grec ancien, le latin, le russe, où la déclinaison suffit à indiquer la fonction grammaticale, la sentence respecte certaines grandes articulations syntagmatiques. Quoi qu'il en soit, dans toutes les langues qui expriment le MONDE 2, les énoncés, de même que leurs référents, furent considérés comme des touts composés de parties intégrantes et se prélevant sur leur fond. Ponctuations mentales assez prévisibles pour se prêter à des ponctuations écrites.

Seule d'ailleurs importe vraiment la ponctuation mentale. Platon et Aristote, de même que les tragiques et les historiens de la grande création grecque se passèrent de ponctuation écrite. C'est seulement quand, à l'époque hellénistique, la langue classique commença à s'éloigner que, pour en sauver la compréhension auprès d'étudiants de plus en plus nombreux et populaires, on commença à ponctuer graphiquement. Encore, jusqu'au XVIIe siècle, la ponctuation écrite demeura fort libre, témoin Pascal. Quand à Bossuet, sa pensée est si intrinsèquement rythmée, qu'il oublie souvent ou écarte de ponctuer ses manuscrits. Par contre, le rationalisme de plus en plus scolaire du XVIIIe siècle fixa tout si étroitement que la ponctuation dont en hérita Flaubert provoqua sa révolte, du reste sans lendemain. En tout cas, avec l'événement du MONDE 3, qui ne voit plus des touts composés de parties intégrantes, la syntaxe eut maille à partir avec la ponctuation. Depuis Mallarmé au moins.

 

 

2A. Le « coup » de Mallarmé

 

L'ébranlement de la ponctuation écrite se signala, chez Mallarmé, par la déclaration abrupte que la ponctuation mentale est l'essentiel d'une syntaxe, et même d'un texte. Ce qui, étant donné la nature du MONDE 3 qu'il inaugure, le conduisit à la remplacer tout entière par des blancs diversement disposés. Un coup de dés jamais n'abolira le hasard distingue seulement des blancs petits, moyens, grands, énormes, lesquels, pour avoir le champ plus libre, se disposent non plus page après page, mais simultanément sur la double page qu'ouvre le codex des deux côtés de son pli central. Cela pour que « les blancs assument l'importance ». Pour que « le blanc se pose, insiste, rende prismatique... ». Le texte fut publié en 1897 dans la revue Cosmopolis, avec une préface dont nous tirerons grand parti. Gallimard en fit en 1913 une édition monumentale, qui vient d'être réimprimée.

On l'aura compris, le blanc mallarméen n'est plus celui, de liaison, qui liait entre elles les propositions d'un texte égyptien ou sumérien, dans le MONDE 1B, donc dans les écritures intenses et sculpturales des empires primaires. C'est un blanc nul, un blanc d'annulation, comme celui qu'un prisme détermine entre les images discontinues qu'il produit. Du reste, au même moment, Dedekind commençait à se demander si le Nombre part de l'Un, comme on l'avait voulu depuis les Grecs, plutôt que du Multiple (Cf. Le Nombre et les nombres, Badiou). Le visible que nous croyons voir comme une collection d'unités ne serait au contraire que des constellations (« excepté peut-être une constellation »), ces figures pseudo-unitaires que les Grecs avaient supposées être des personnages mythologiques (Persée, Hercule), et qui en réalité sont faites d'astres de lieux et d'époques immensément différents. Allons jusqu'au bout. Si l'Univers est Multiple « excepté peut-être une constellation », alors « Toute pensée émet un coup de dé ». Et « Un coup de dé jamais n'abolira le hasard ».

Mallarmé avait bien vu que son « coup », car c'est un coup, ne tombait pas du ciel ; qu'il s'inscrivait « dans des poursuites particulières et chères à notre temps, le vers libre et le poème en prose ». Claudel, qui fréquenta les mardis mallarméens, dira fortement que son verset à lui est « une idée entourée par du blanc ». Et aussi que « la pensée bat, comme la cervelle et le coeur. »

 

 

2B. Les syntaxes depuis James Joyce

 

Et en effet, dès 1914, James Joyce commence la rédaction de son Ulysses, où les « prismes » mallarméens se réalisent à travers des surcompositions. On se rappellera que, contrairement à la syntaxe française, substantialiste, et qui met donc les déterminants après le déterminé, la syntaxe anglaise, comme la plupart des autres langues, met les déterminants avant le déterminé, ce qui désubstantialise celui-ci et le démultiplie d'avance ; d'autre part, invite à créer des mots composés, et même surcomposés. Dès la troisième page de Ulysses, la Mer qui entoure l'Irlande est la Mère gris-douce, « the grey sweet mother », mais aussi « The snotgreen sea. The scrotumtightening sea. Epi oinopa ponton ». Ce que la traduction française, très bien faite par Valéry Larbaud et par James Joyce lui-même, a rendu par : « La mer pituitaire. La mer contracticotesticulaire. Epi oinopa ponton (ouverte au grand large) ».

En un saut cette fois énorme, dès 1920 Joyce amorce Finnigans Wake, où la surcomposition horizontale devient une surcomposition verticale. Lewis Carroll avait montré qu'on peut créer des mots-valises, comme « Snark » (snake and shark), et aussi des mots de pure invention et pourtant compréhensibles phonosémiquement : « Tout fliroreux vriblaient les Borogoves », dira une de ses adaptations françaises. Mais l'éveil du Wake va beaucoup plus loin que le simple mot-valise. La surcomposition horizontale, encore syntagmatique, et donc plutôt métonymique, y devient verticale, paradigmatique, et donc plutôt métaphorique. Chaque glossème, qu'il soit plurisyllabe ou même monosyllabe, soutient alors une multiplicité, presque une indéfinité de prises de vue, devenu prismatique intrinsèquement. Procédé relativement familier dans une Irlande où, par naissance et par culture, chaque cerveau de chaque locuteur empaquette, dans des mots prononcés liturgiquement (le « Introïbo ad altare Dei » de Ulysses) une douzaine de couches linguistiques : celtiques, finnoise, grecques, romanes, chrétiennes. Aussi, les six cents pages du texte complet du Wake sont bel et bien illisibles (unreadable, dit le préfacier de Penguin). Mais cette illisibilité est cosmogonique. Elle donne littéralement à voir et à palper les origines du geste et du langage, et donc de toute pensée, une fois référée à un Univers dans le dos plutôt qu'à un Cosmos en face. Des virgules subsistent, mais le point final disparaît dans les grands moments.

Publiée en 1960, La Route des Flandres de Claude Simon ne supprime pas la ponctuation, gardant virgules et points, mais ceux-ci ne sont plus là pour distinguer des parties intégrantes de touts, mais au contraire pour soutenir les reprises d'un souffle qui se veut cumulatif, d'une accumulation dissolvante, où l'écriture qui avance sur la ligne est une moisonneuse-lieuse-batteuse remontant avec effort des pentes de terre lourde, qu'elles ne descendent parfois que pour remonter aussitôt, en d'autres apnées, plus mortifères et plus érotiques. Dans la collection « Les sentiers de la création », l'écrivain expliquera lui-même qu'il est un Orion l'aveugle : « Je ne connais pour ma part d'autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c'est-à-dire mot après mot, par le cheminement même de l'écriture. Avant que je me mette à tracer des signes sur le papier il n'y a rien, sauf un magma informe de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins précis accumulés, et un vague - très vague - projet ». Donc, ici aussi, non plus Ends and Means, mais Means and Ends.

En 1967, Gabriel García Márquez poursuivra le même esprit par un autre moyen. Le début de Cien Años de Soledad montre une suite de groupes locutionnels : « Muchos años después, / frente al pelotón de fusilamiento, / el coronel Aureliano Buendia / había de recordar / quella tarde remota / en que su padre / la llevó à conocer el hielo », où le premier groupe, en plus de son contenu référentiel, déclenche un fantasme, dont le second groupe énonce le référent, redéclenchant à son tour un fantasme, lequel est explicité référentiellement par le groupe suivant, et ainsi de suite. C'est la syntaxe du mamagallo colombien, ce chevauchement sinusoïdal continu de la réalité et de l'imaginaire, et où d'ailleurs l'imaginaire l'emporte tellement sur la réalité que L'otoño del patriarca de 1975 ose hardiment remplacer le couple référentiel/fantasmatique par le couple fantasmatique/référentiel. Cette fois c'est au départ un palais gouvernemental dont les oiseaux dévorent de leurs coups de bec les balcons parmi un « tiempo estancado », une « tibia y tierna brisa de muerto grande y de podrida grandeza », un « ámbito de otra época », un « silencio más antiguo », sous l'éclairage d'une « luz decrépita » ; ce qui assurément ne saurait s'ouvrir que par les mots : « Durante el fin de semana / los gallinazos se metieron por los balcones / de la casa presidencial ». Une Amazonie résumée dans le cerveau sénile d'un Président Général sud-américain, plus qu'à moitié dans l'autre monde, mais dont les insanités sont plus réelles que le réel, ou plutôt montre le réel (assurément irréel) de la Réalité. Où l'anormal cadre le normal. Presque l'absolu de l'Univers dans le dos. Des lecteurs de partout même populaires, appartenant déjà au MONDE 3 sans le savoir, ne s'y sont pas trompés. C'était sur mesure pour un Prix Nobel en 1982.

Ce fut dans les mêmes années que Micheline Lo, qui n'était pas encore peintre, poursuivit elle aussi les présents à partir de passés, mais cette fois dans la syllabe d'avant la syllabe, dans la lettre d'avant la lettre. Déjà dans Finnigans Wake on avait pu lire : « for old daddam dombstom to tomb and wamb humbs lumbs agamb, glimpse agam, glance agen (FW, p349) ». Mais là il s'agissait encore d'une remontée langagière construite par superposition. Or, les « flextes » de Micheline Lo ne construisent plus, n'écrivent plus, ils veulent seulement inscrire le mouvement neuronique cérébral toujours plus rétroactivement, avec quelque chose de l'étonnement du « Qu'ai-je dit ? » de Phèdre. Et L'Employé in-scrit alors : « La presimière qui se présente en prinsitil, en princesse épanamourée, oh le verbe, oh les frondaisons päles et vertes de ses sourcils de peinture. Oh verte et matinale, printilineuse etchatilen herbette, oh la vertigineuse z seize ans primale, oh fruit fleuri tout clair, oh que je l'aime quand elle ouvre la porte, faisant sonner le digeu, le diguelidindon de la clh cloche tinette que j'ai pendue à ma porte. Elle demande comme ça d'un coup : c'est un paquet de Gitanes pour ses saisis saisisson seizë saizons (....) ». Cependant, voulant parfois se relire, et sans doute s'améliorer, l'auteur remarqua à quel point toute modification, encore possible et même appelée chez Joyce, contredirait son projet, transformerait même sa vérité en mensonge. Et, d'écrivain, Micheline Lo devint peintre, puisque là, nous l'avons dit, les séquences se prêtent à reséquenciations indéfinies. Ses tableaux, autour de 1997, s'intituleront symptomatiquement Les Chemins des écritures. (Cf. supra, Micheline Lo et les paradigmes des formations vivantes).

Enfin, dans les Satanic Verses de Salman Rushie, de 1988, la syntaxe n'est nullement pervertie, mais elle juxtapose, comme à joint vif des formulations propres à l'anglais, à l'hindi, à l'arabe, et surtout elle croise, toujours à joint vif tous les types de discours (référentiel, imprécateur, apostrophant, s'exclamant, etc.) et toutes les natures de mots (substantifs, adjectifs, verbes, exclamations). Au point que l'ensemble du texte danse : «Gibreel, the tuneless soloist, had been cavorting << dancing fiercely >> in moonlight as he sang his imprompu gazal, swimming in air, butterfly-stroke, breast-stroke, bunching himself into a ball, spreadeagling himself against the almost-infinity of the almost-dawn, adopting heraldic postures, rampant, couchant, pitting levity against gravity. » En pareil cas, le seul liant ne pouvait être que les borborigmes de la bande dessinée. D'où sans doute les « Ho ji ! Ho ji ! » et « tat-taa ! Takathum ! » des premières lignes. Et les «  Dharrrrraaaammmm ! Whalm, na ? » des dernières.

 

 

2C. Le « tuilage » syntaxique de Luc Eranvil

 

Zelsa, terminé en 2000, est tel que partout y sont identifiables des propositions fidèles à la syntaxe du français, donc avec un début et une fin repérables. Mais partout ces propositions comportent une dernière portion qui vaut également comme la première portion de la proposition suivante. Un peu comme un toit dont chaque tuile comporte une section terminale qui empiète sur la première section de la tuile suivante. En sorte qu'on pourrait parler de ce chevauchement comme d'un tuilage. Nous empruntons le terme à Andrée Desautels, musicologue de l'Académie de Montréal, qui, dans les années 1960, l'utilisait pour décrire, chez Stravinski, certains accords qu'elle disait bipolaires, en ce sens que leurs notes appartiennent à deux tonalités à la fois, les unes continuant la tonalité précédente, d'autres initiant la tonalité nouvelle, certaines ayant une fonction active dans les deux tonalités à la fois.

La syntaxe langagière, avons-nous vu, est peu apte à mimer des (re)séquenciations, où pourtant la biologie contemporaine voit la base des formations (Gestaltungen) anatomiques et physiologiques du Vivant. Or, par la création de membres qui ont une double appartenance, antérieure et ultérieure, le tuilage propositionnel d'Eranvil réussit à créer, sinon la pleine re-séquenciation aminoïde des protéines, du moins une thématisation de la séquenciation comme telle, moteur de l'Evolution biologique en général, et de l'Evolution neuronique (sémiotique) en particulier. Syntaxe qui avance, mais par des replis de relance, et qui du coup bifurque à chaque respiration en des ouvertures de possibles. Et cela non plus par des sautes d'états de conscience qui auraient lieu sur un cerveau, comme le croyait encore Bergson, mais par de vraies modifications biochimiques des cellules neuroniques, comme nous l'ont appris les études de Kandel sur l'Aplysie, dans les années 1970, et qui, depuis, permettent de comprendre nos différentes mémoires, à court, moyen, long terme, selon les niveaux de ces modifications.

Bref, contrairement au « flexte » de Micheline Lo, nullement corrigible, le tuilage syntaxique de Zelsa permet et même stimule la correction, comme ç'avait été le cas chez Valéry, plus soucieux de « poïèsis » (acte poétique de produire) que de « poïèma » (produit poétique fini), ce qui rendait le poème valérien indéfiniment retravaillable. Cependant, même alors, il finit par y avoir un état que toute transformation, pour ajouter ou retrancher, ne pourrait plus que dégrader. Ce fut le cas de Zelsa en 2000. Il y avait fallu au moins dix ans. Une décennie, c'est à peu près le temps qui sépare les premiers et les derniers états de Die Kunst der Fuge de Bach, lui aussi d'abord soucieux de poïèse. Il y a là un rapport entre poésie et musique sur lequel nous devrons revenir.

Quel est alors le tempo du tuilage zelsien ? Il procède par replis de vague, et est donc fort lent, ou équivalemment très rapide, mais en tout cas excessif, comme celui des oeuvres extrêmes en général. Et son rythme? S'organise-t-il par noyaux (Bach, Rolling Stones), par enveloppes (Mozart, Beatles), par résonances (Beethoven, Zeppelin), par interfaces (Wagner, Who) ? En fait, un tuilage ne donne guère lieu à noyaux, comme le firent les ‘a' massifs de Salammbô (« glyschoïdes », disait Minkowsky), et aussi le « moule poulpe pulpe vulve » de Claude Simon (« glébeux », aurait dit Chouraki). Et le tuilage contredit aussi les sous-enveloppes d'enveloppes que sont les phrases lestes de Stendhal. Mais, bien sûr, des recouvrements, des chevauchements, des overlapping donnent lieu à interfaces. Et à résonances universelles, comme celles que déclenchèrent, pendant un demi-siècle, entre décasyllabes et alexandrins, les versets 4+6 et 6+6 de Saint-John Perse.

En tout cas, ces recouvrements généralisés excluent toute ponctuation. Faisant ainsi écho à l'Univers de nos cosmologies, qui ne tient plus en touts composés de parties intégrantes, mais développe une seule immense grande phrase, aujourd'hui de quinze milliards d'années. Si ponctuation il y a, c'est à très grande échelle, comme celle de ces « équilibres ponctués » invoqués par Gould, ou comme ces « goulets évolutifs », remarqués par De Duve, du moins dans l'Evolution des vivants. Car quand même, bien que les cellules de chaque individu vivant connaissent d'instant en instant des (re)séquenciations, faisant virer l'espèce, il demeure des espèces, des genres, des familles, des ordres, des embranchements, du moins transitoirement. La syntaxe de Zelsa n'a donc ni points finals, ni chapitres, mais garde cependant des sauts de page.

En y repensant, chez Garcia Marquez aussi nous aurions pu invoquer un certain tuilage, celui qu'il pratique quand un référent déclenche un imaginaire qui lui-même s'explicite en un référent qui déclenche un imaginaire. Mais le tuilage marquezien n'est pas visualisable dans le texte, tandis que celui de Zelsa se pointe du doigt. Le tuilage zelsien rend ainsi visible l'ordre de décochement et de bifurcation des concepts et des fantasmes, c'est-à-dire l'essentiel de l'art littéraire extrême, par où Claudel ait pu dire que Virgile, supporté par les moins positionnelle des langues, le latin, fut le plus grand génie de l'humanité. Zelsa rend textuellement palpable que, toujours selon Claudel, un texte littéraire extrême « ça a une espèce d'air sur le papier de se mouvoir ».

 

 

3. LA THEMATIQUE DES ELEMENTS

 

 

Une thématique joue avec des éléments, qu'elle exalte référentiellement et fantasmatiquement. Dans une épopée, ces éléments déterminent des héros. Les exploits des héros donnent lieu à une narrativité. Cette narrativité détache des sites. L'ensemble des héros, de leurs exploits et de leurs sites s'épanouit autour d'un thème dominant. Et tout cela se détache sur une toile de fond, où affleure l'Origine.

 

 

3A. Les quatre éléments communs aux cosmogonies terrestres

 

Pour les cosmologies contemporaines, scientifiques, les facteurs de l'Univers sont très variés : photons, leptons, hadrons, eux-mêmes subdivisés en sous-classes : neutrinos, baryons, etc., avec des types d'actions continues, dans la Relativité, discontinues, granulaires, dans les Quanta. Les classes et sous-classes de ces éléments se raffinent d'année en année, au long du travail des physiciens et des biologistes, devenus seuls compétents sur les principes premiers, autrefois l'affaire des philosophes.

Mais ici, comme il s'agit de cosmogonies, lesquelles sont affaire d'artistes, les éléments restent fatalement proches du corps et des systèmes sensoriels d'Homo. Et comme, malgré l'évolution de l'espèce, corps et organes sensoriels ont peu varié depuis l'Antiquité classique, ont ne s'étonnera pas qu'ils se soient maintenus, même dans le passage du MONDE 2 au MONDE 3. Cinq en Chine (où le Centre est le cinquième), quatre chez nous, les éléments sont là depuis Empédocle. La Terre, l'Eau, l'Air et le Feu (Ether), pour les énumérer du plus bas au plus haut. Seulement, Empédocle les croyaient cosmogoniques et cosmologiques à la fois. Nous les savons seulement cosmogoniques.

Ainsi, le blanc éblouissant de la première page de Jamais un coup de dé est tout entier occupé par :

JAMAIS

QUAND BIEN MÊME LANCÉE DANS DES CIRCONSTANCES

ÉTERNELLES

DU FOND D'UN NAUFRAGE

Et la double page blanche qui suit précise : « SOIT / que / l'Abîme // blanchi / étale/ furieux // sous une inclinaison / plane / désespérément // d'aile // la sienne ». A l'Eau initiale les pages suivantes ajoutent l'Air (du vent) et le Feu (de l'éclair). Seule la Terre s'efface chez le poète de « L'azur ! L'azur ! L'azur ! ». 

Ulysses aussi s'ouvre par l'Eau, celle de la Mer d'Irlande, à la fois intérieure et océanique, et le tour de Dublin en une journée qu'accomplit l'Ulysse de Joyce reprend quelque chose des étapes du voyage de dix ans que l'Ulysse antique fit autour de la Méditerranée, le Mare nostrum, que Le Corbusier, avant de s'y noyer, appelait « l'Ancien », peut-être en souvenir de l'Archipelagos d'Hölderlin. La plume de La route des Flandres pousse son sillon dans une Terre dont la boue, quand c'est la guerre, se sculpte de sabots et de cadavres de chevaux morts, et, quand c'est la paix, de roues de tracteurs à chenille. Autour de Macondo, dans Cien Años de Soledad, puis dans le « temps stagnant intra muros » de L'Otoño del Patriarca, c'est bien la Terre, l'Eau, l'Air et le Feu des Andes et de l'Amazone qui charrient le « mamagallo » du réel et de l'imaginaire colombien ; du reste, quand leur auteur voudra un jour résumer son fantasme fondamental, c'est bien « le dernier voyage du vaisseau fantôme », El ultimo viage del buque fantasma, Eau et Air, qu'il aperçut. Comme c'est un « flexte », flot et flux, mélange d'Air et d'Eau, que Micheline Lo épouse pour remonter jusqu'à la source des engendrement neuroniques ; jusqu'à ce que la cinquantaine de toiles et dessins de sa première suite picturale s'intitulent La Tentation de saint Antoine, ce saint qui, chez Flaubert, et comme Flaubert lui-même, voulut devenir l'Eau du Nil, la Terre du Désert, l'Air des songes  et le Feu des anéantissements. Quant au vagin de l'avion lui-même vagin d'où sortent les deux born-again des Satanic Verses, il est d'abord l'Air éthéré des Himalayas, avant que leur atterrissage ne les dépose sur la « blosomy Earth » de l'Angleterre.

Zelsa, capitaine au long cours, ne s'est jamais senti vraiment chez lui que sous le Feu du ciel étoilé à travers l'Air des vents qui sculptent dans l'Eau les tempêtes, et dans la Terre les combes, ces « cathédrales renversées ».

 

 

3B. Des héros métamorphiques

 

Filles et fils du terreau des nos quatre éléments cosmogoniques, quels sont alors les héros? Un héros (gr. Hèrôs) est un maître, un notable, un exemple, un ancêtre. Il n'y a de héros que dans les épopées. Les tragédies, oeuvres où le récit reste conducteur, ont des agonistes, des protagonistes, des deutéragonistes, des tritatagonistes. Les romans sont peuplés de personnages.

Dans la logique du MONDE 2, les héros étaient des substances, hautement finalisées et finalisantes, avec des fins et des idéaux qui étaient ceux du Groupe et, en arrière-fond, du Cosmos, dont les membres du  groupe étaient des microcosmes ; spécimens, c'est vrai, mais  d'espèces éternelles. Homère écrit son Odyssée autour et à partir d'Ulysse ; Virgile son Enéïde à partir d'Enée ; la Geste de Rollant est bien celle de Roland. A ce compte, ce qui arrive ne peut être que des accidents de la substance. Un accident, c'est étymologiquement ce qui tombe vers, sur, ici dans une substance, et ainsi lui est attribuable, prédicable. Le premier vers de la Geste de Rollant, contemporaine de saint Anselme, qui reformula le substantialisme occidental pour le dernier millénaire de l'Occident tout entier, fait rythmiquement la distinction. « Carles li reis », dans le mètre fermé ( - . . - ) pour la substance ;  « nostre empereire magne », dans les trois iambes propulsifs ( . - / . - / . - ) pour les accidents, lesquels ici sont tellement identifiés à la substance qu'ils en sont des « propriétés ».

Or, selon nos nouvelles cosmologies, la Terre, l'Eau, l'Air et le Feu ne sauraient donner lieu qu'à des formations (Gestaltung) locales et transitoires. Les héros des épopées du MONDE 3 seront donc tous métamorphiques, c'est-à-dire des portions de matière passant d'une forme à une autre, d'une espèce à une autre.

 

    3B1. Les héros métamorphiques humains

Ainsi, chez Mallarmé, « LE MAITRE » est dit « surgi inférant de cette conflagration ». L'Ulysse de Joyce l'Irlandais est un Protée langagier et culturel. Parmi les boues de la retraite de 1940, le Georges de Claude Simon peut se donner corps, mais pas forme. L'employé de Micheline Lo, comme son modèle Lagaffe, est un Marsupilami. Le héros de l'Otoño del patriarca éclaire le normal à travers les métamorphismes de sa sénilité. Le héros des Satanic Verses est double, à la fois Gibreel et Farishta, mais aussi Mahound et cent autres, hommes et femmes, sans qu'on sache trop quels corps habitent les âmes, quelles âmes habitent les corps. A la page 282, on ne sait même plus en quoi l'un ou l'autre mute : « Whether the slowly transmogrifying Saladin Chamcha (le ‘Salad baba' de la première page) was turning into some sort of science-fiction or horror-video mutey, some random mutation shortly to be naturally selected out of existence, - or whether he was evolving into an avatar of the Master of Hell, -  or whatever the case (...)”. La science-fiction et les videos d'horreur sont bien du MONDE 3.

A ce compte, le Héros Z./Zelsa est explicitement homme/femme, poitrine bombée et poitrine mamelue. Et son cadavre en décomposition reparcourera, couche après couche, ses apparences successives, jusqu'à ce qu'affleure le visage initial de Capitaine Z. : « la métamorphose du visage a la puissance du dégel mais alors que des flancs du nez ruissellent de lactescents écoulements et que s'étirent majestueuses des plaques glissant en mouvement tectoniques au pied du massif nasal des forces lentes et sûres montent des entrailles de ses masséters font prospérer le paysage des lèvres qui semble s'orner d'un sourire lequel bride aussi les paupières et plisse les tempes donnant à la tête non pas le masque fade éteint du sommeil éternel mais l'éclat du réveil (...) »

Et sa compagne Héroïne est tout aussi métamorphique, quoique inversement. Initialement, Sauvage Négresse des îles, sorcière culinaire, femelle pure qui conçoit « il » dans l'enthousiasme d'un accouplement continuant les « gestes de la création ». Mais se retrouvant finalement Soeur Marie-Ange, dans un orphelinat où règne un exercice déclaré de la raison, de la douceur et de la tendresse « civilisées ».

Enfin, le Héros engendré, fruit des deux héros précédents, est tellement la métamorphose même qu'il ne saurait être qu'un « il », sans nom, ni même prénom, serait-ce le Georges de Claude Simon. Métisse de naissance, donc jusque dans ses gènes, il se métissera encore de tous les métissages culturels que lui proposera le voyage initiatique dont il est à la fois le thème, le chroniqueur, le lecteur. Surtout, à côté de ses réminiscences, il est le Maître mallarméen de la mémoration, cette activité cérébrale essentielle par laquelle un cerveau réalise d'instant en instant la compatibilisation de ses expériences nouvelles avec ses expériences préalables, conciliant leurs contradictions, et pour cela reconfigurant constamment les unes avec les autres, surtout à travers son sommeil paradoxal, mais aussi à travers ses autres phases de sommeils et de veille. Sinon, dans les environnements sans cesse changeants où il intervient, comment ses réactions resteraient-elles adaptées ? 

Alors, puisqu'une épopée ne comporte ni agonistes ni personnages, les autres passants qui y interviennent ne sauraient être que des Figures. C'est d'abord les touristes qui visitent le Bateau Aquarium : « (...) il découvrit un midi stupéfait la vraie plage où les flots flirtent avec la côte il vit la crique sablonneuse poudrée de corps d'un bronze étincelant et la vue de ce bûcher où les communautés d'homme de femmes et d'enfants oints d'huiles aux parfums denses et tenaces gisaient grillant sous le soleil s‘offrant sans doute en sacrifice braquant leurs têtes inertes fixant la mer comme s'il devait surgir de ses fonds quelque divinité fantastique (...) ». Plus loin, ce sera la Mère Supérieure, aux « maternités inépuisables ». Puis encore les équipages successifs du Capitaine Z. Enfin, ces vieilles femmes qui semblent des Amérindiennes délocalisées à mille lieues de leurs lieux d'origine et fumant toujours cigare, et qu'on entrevoit un instant de l'auto, vers la fin de la route.

 

    3B2. Les héros métamorphiques animaux

Et, c'est évident, au temps des métamorphoses, il faut que les héros soient autant animaux qu'humains. Dans Zelsa, le demi-dieu, ou le Dieu même, sera la Vache. Seule sans doute, si on l'ingérait avec ses ingestions et ses excrétions, elle serait capable de convertir un homme en femme, un Père en Père-Mère. Quelle bonne fortune presque mythologique que, déposé par son canot de sauvetage sur une rive de l'Inde, Z. ait aperçu la déesse dans les rues et jusque dans sa véranda !

 « pendant que Z. avec l'enfant sur ses bras abrité par une feuille de bananier qui le protégeait des jets d'une divinité pissant sa mousson sans retenue continuait sa route hypnotisé par les danses des flûtes de voleurs des poètes des singes des savants et des marchands réincarnés dans l'une quelconque de leurs vies en charmeurs de serpents et traînait sa raison vaincue par les regards des vaches étonnées drogué par les odeurs s'élevant des crémations sur les bords du fleuve cédé aux gourous aux putains et aux autres par les dieux las de s'esquinter à le dompter et partis s'amuser danser avec les comètes et autres giclées de bouse de la Grande Vache dont une incarnation grand-guignolesque broutait l'herbe entre les dalles sous la véranda où Z. s'était réfugié levant la tête ruminant sa pitance la bête pétait avec fracas durant ses lentes digestions sa tête flottait dans la réverbération à chaque meuglement l'enfant avait un sursaut se réveillait la regardait engouffrer sans repos ce que son cul dispendieux dispersait sans relâche ne détournant la tête de la bouseuse sacrée que pour se rendormir à ce point que le capitaine en acquit la conviction que cette grande Dame brune avec son pis massif devait être l'expression dans son essence même de la Mère ».

Une fois trouvé ce modèle de la Maternité parfaite, Zelsa ne pouvait plus rêver que de se l'assimiler, « et il se mit dès cet instant à épier les faits et gestes de la gent bovine femelle traînant dans les rues les maisons les temples les bureaux et les institutions sanitaires clairement omniprésentes comme des mères il apprit patiemment de la vache ses deux cents façons de marcher et ses trois cents manières de faire avec une incontestable dignité ce qui passerait sinon pour odieusement roter péter chier pisser il apprit à distinguer au premier coup d'oeil la petite vache de la grande vache celle dont c'est la première vie de celle dont c'est la quatrième il acquit enfin la conviction que c'est seulement en mangeant de la vache de quatrième réincarnation proche du nirvana qu'il pourrait s'attacher cette qualité femelle bien nécessaire pour s'occuper décemment de l'enfant tenu contre son sein par ses mains maladroites ».

Cependant, « comme il lui sembla une évidence que ses dents ne pourraient plonger en ces lieux dans la chair des vaches sacrées et que leur sang ne pourrait se mêler ici au sien sentant l'urgence de rebâtir son corps avec leurs protéines essentielles il résolut de rentrer au port ».

 

 

3C. « Par raccourci, en hypothèses ». Du récit à l'histoire. 

 

En tout cas, les Héros métamorphiques du MONDE 3 ne se prêtent plus au récit, à la narration, au roman, dont la pleine cohérence suppose celle du « Moi » occidental ; les Mille et une nuits sont des contes. Ils seront plutôt des foyers d'histoire, au sens que Claude Simon donne à ce mot quand il titre un de ses ouvrages Histoire, et qu'il dira, dans Orion aveugle, que ce qu'il fait est ceci ou cela, mais « surtout Histoire ». L'Historia grecque, au sens premier, est recherche, exploration, quête de terrae incognitae, et pour finir du plus inconnaissable, le Graal lui-même, Homo cet inconnu. L'histoire est initiatique. Et comme toute initiation, elle est sans fin.

Une fois de plus, Mallarmé ouvre le MONDE 3 en le disant décidément : « tout se passe par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit. ». Et alors pourquoi se chargerait-on encore de vraisemblances factuelles, lesquelles distrairaient même du projet ? Et c'est bien à la façon de l'Ulysse mythologique que le Capitaine Z. quitte son navire pour débarquer sur une île qu'il n'aura pas le temps d'explorer, car «  le capitaine avait plongé dans les profondeurs moites de la forêt et alors qu'il croyait trouver l'objet de sa chasse une jeune femme noire était passée devant lui telle un souffle qui l'avait emporté à sa suite entre les paquets de végétation comme si les pas de la négresse étaient plus décisifs qu'un chant nuptial ». Et c'est bien « par raccourci, en hypothèse », que la négresse alors se retrouve dans la barque, que la barque accosta le navire, que les deux montèrent sur le pont d'où ils descendirent aussitôt dans la cale, où enfin « il » sera conçu.

Mythologiques encore les gonflements naïfs et grandioses du ventre de la Sauvage enceinte engraissant les marins en des débauches culinaires approvisionnées de port en port, jusqu'à ce que la tempête qu'est tout accouchement ait lieu au milieu d'une tempête, d'où l'équipage et Zelsa sauveront leur peau en quittant le navire y oubliant sur sa couche la parturiente au mépris de toutes les lois de la mer : « L'équipage et le Capitaine quittent le vaisseau en dernier ». Mythe toujours, assurément, que le lendemain matin la brume s'étant levée sur l'embarcation des rescapés, ceux-ci découvriront que, sans doute par la vengeance du Ciel, leurs aréoles masculines étaient devenues des mamelles féminines, et que Zelsa, le coupable en chef, décida alors de se racheter en devenant Père et Mère à la fois, qu'il prit à abreuver longuement le nourrisson de tétées imaginaires, avant que, pour accomplir sémiotiquement sa féminité, il se prostitue, travesti, au bordel du Caravanserail. Salman Rushdie également a vu ses Satanic Versus comme «  this modern Mahabharata, or, more accurately, Mahavilayet ». Et son Mishal avait développé «  the habit of talking about the Street as if it were a mythological battleground ».

C'est selon la logique du mythe encore que le Z gravé sur la médaille du capitaine Z., avait été allongée en « Zelsa » par la Négresse tout juste rassasiée de leur étreinte, et que, dans un pressentiment de son sort, Z., le marin décidé, était devenu Zelsa l'indéterminée, la planétaire, la stellaire, l'universelle. Jusqu'à ce qu'un jour, étouffant de ses maternités feintes, « elle » ait fini par dire à « il », après une nuit de travestissement plus diabolique que de coutume, la seule phrase violente de l'ouvrage, et hors mythe celle-là : « Je ne suis pas ta Mère ». C'est au petit matin qui suivit que « il » avait été déposé dans l'orphelinat où la Sauvage avait eu le temps de se métamorphoser en Soeur Marie-Ange.

On le voit, l'histoire ainsi comprise tient moins en événements qu'en processus de forces invisibles, - en champs de probabilités, disent les théoriciens des Quanta, - inexpliqués pour leurs acteurs. Chaque dimanche de congé, quand les autres pensionnaires étaient rentrés en famille, et que Soeur Marie-Ange restait seule avec « il », tous deux, ignorant leur parenté, construisaient des heures durant, dans une complicité insondable, une goélette, à partir d'un kit envoyé par Zelsa. Ce fut autant sans cause apparente qu'un jour avant l'aube il quitta sa chambre à lui, traversa un à un les couloirs de l'orphelinat endormi, ouvrit la porte de sa chambre à elle, la trouva se réveillant dans la chaleur du lit, et que, l'apercevant qui l'observait, elle lui avait demandé avec un étonnement feint : « mais qu'est-ce que tu fous là ? » Les mêmes forces secrètes du will to live expliquent sans doute que, ce midi où elle « le » conduisit en voiture à un port où Zelsa « lui » avait donné un premier rendez-vous, elle s'était prise à lui raconter, pressentant peut-être qu'elle le voyait pour la dernière fois,  l'histoire de son naufrage, de sa perte parmi les eaux de l'océan, de sa délivrance par un dauphin, puis par un navire de passage, pour se retrouver sur la terre étrangère où elle était maintenant, métamorphosée.

De toutes ces connivences étranges, « il » non plus n'avait jamais eu la clé. Il n'apprendra sa filiation que lorsque, arrivé au dernier rendez-vous de Zelsa, il vit descendre du navire non pas son père vivant mais son cercueil, suivi d'un coffre de souvenirs, où une photo montrait Marie-Ange encore la Sauvage, assise nue jambes ouvertes.

 

 

3D. Les sites éclatants

 

Dans toutes les épopées, les sites sont essentiels : Troie, Carthage, Roncevaux. Et quand les héros sont métamorphiques, comme aujourd'hui, les sites ont plus de ressaut encore. L'azur de Mallarmé. Le Dublin de James Joyce. La Flandre de Claude Simon. Le Macondo de Garcia Marquez. Le Bureau de Micheline Lo. Le Bombay-Mumbay de Salman Rushdie.

Dans Zelsa, le premier site rencontré est le Bateau aquarium. Construit sur une plage de sable longée par une route, c'est une sorte de cange égyptienne, la proue tournée vers le large et la poupe débordant sur la route, obligeant presque les touristes de passage à le remarquer et à le visiter. Zelsa le marin, cloué à la terre ferme par les soucis de sa maternité, l'avait aménagé pour y sauver quelque chose de ses vies antérieures. Au lieu d'un bateau sur l'océan, c'est l'océan dans un bateau. Les curieux y étaient nez à nez  avec les abysses, les lieux initiaux des entredévorements qui font tous les vivants, pour l'horrible et pour l'extase. En vrai ou en imaginaire, « les banderoles qui descendaient depuis le sommet du grand mât jusqu'à la poupe et pareillement jusqu'à la proue des drapeaux vantaient en lettres jaunes sur fond bleu le Bateau-Aquarium et ses baleines blanches et ses squales redoutables et encore ses fresque marines et ses chambres avec vue sur les paysages époustouflants des flots (...) ».

Pour le projet de Zelsa, d'assimiler pour ses maternités non seulement des vaches mais la Vache, l'abattoir fut le temple mexicain, le lieu sacrificiel des ingestions et digestions mutationnelles. C'est là que des prêtres sacrificateurs affairés découpaient les divinités immolées en leurs parties, isolant en particulier ces pis qui sont la vache quintessenciée, et entre lesquels Zelsa allait choisir, parmi les autels mêmes du culte, les plus prometteurs. C'est de là que ceux qu'il avait retenus partaient, déjà travaillés et ornés sur place par les thuriféraires qui en grande pompe les convoieraient jusque chez lui, où se consommerait l'eucharistie. Là une mastication attentive était censée dégager leurs protéines, les réduire en leurs acides aminés, lesquels, espérait-on, dans leur nouvel organisme hôte, se reséquencieraient pour donner lieu à de nouvelles protéines, assimilables par un corps masculin, qu'elles transformeraient ainsi en un organisme de Mère.

Et pour achever cette métamorphose physique en une métamorphose sémiotique, ajoutant les signes et les comportements du Féminin à un corps d'Homme transsexué, le Caravansérail se dressa au haut de la colline qui surplombait la ville. Depuis toujours, le bordel avait été le lieu de la Circulation (Métamorphose ?) généralisé, puisque s'y échangeait la Monnaie, échangeur neutre des biens, et le Sperme, échangeur neutre des générations. Participant aux entredévorements des abysses, il s'était généralement situé dans les down towns ou les suburbs, même dans l'Anquité classique, qui avait pourtant célébré la Prostitution sacrée dans ses Dionysies. En tout cas, le MONDE 3 de Zelsa proclame le Caravansérail au haut de la colline. C'est ce qui, le jour de son inauguration, déclencha cette procession montante (comme une « théorie » des Vestales montant à l'Acropole ou au Capitole), des putains, et parmi elles le travesti Zelsa, comme « une constellation de femmes plus belles que les Pléiades et plus spectaculaires que les Céphéides aux confins de la mer et du ciel ». En sorte qu'il « brillerait comme un phare pour répondre à Hercule et au Serpentaire pour éblouir l'Aigle et le Verseau et les navires voguant au large sous les volutes de lumière déployées dans l'océan cosmique ne pourraient fuir sa gravitation ils perdraient inéluctablement à son approche leur équipage auquel ce panthéon d'un culte inédit du plaisir arracherait de larges traînées de monnaie et de semence et Zelsa écoutant sa voix intérieure ou peut-être la voix prophétesse laissa ses mains tirer sa chevelure en arrière comme la queue d'une comète et d'une démarche sûre elle pénétra dans la maison close quand elle franchit le seuil il y avait la lumière de Bételgeuse dans l'éclat de son regard ».

Enfin, après ces sites fixes, la Métamorphose supposait des sites mobiles : bateaux, vaisseaux, navires. Parmi tous ceux de Zelsa, le Noces d'eau est exemplaire, le dernier. C'est celui que, naufragé d'une tempête, il fit recouvrir tout entier de la partition d'une musique de Sirènes qu'il composait jour après jour, selon les caprices du temps, pour séduire les eaux et les vents. Gouvernant des métamorphoses non plus subies cette fois, mais dominées.

 

 

3E. La Conjonction première

 

Dans toutes les cosmogonies du MONDE 3, on retrouve partout, souterrain mais souvent faisant surface, le thème premier et ultime de la Conjonction. Conjonction des astres en nébuleuses et en constellations. Conjonction des métamorphoses digestives. Conjonction des interfaces des organismes et de leurs environnements à travers les transductions des organes des sens. Conjonction langagière moyennant des métaphores, des métonymies, des courbures syntaxiques. Conjonction des copules logiques et grammaticales. Conjontion clé-serrure entre les protéines, remarquées depuis le prix Nobel de Fischer de 1902. Conjonction clé-serrure des coïts, orchestrés chez les Mammifères par un orgasme mâle, et chez Homo, capables de copulations affrontées, par un orgasme bisexuel, et des chaleurs et ruts permanents. L'orgasme ainsi réverbéré, intercérébral, étant alors devenu, dans plusieurs civilisations, ou dans toutes, le recours le plus commun pour les expériences de pure présence, toutes plus ou moins paraorgastiques, dans la danse, la musique, et ailleurs.

Pour mesurer la révolution qu'est à cet égard le MONDE 3, il faut se rappeler un instant combien le MONDE 2 éprouva, tout au long de son règne, des difficultés théoriques avec la sexualité humaine. D'abord parce que les confusions de la copulation heurtaient gravement son choix des touts composés de parties intégrantes. Ensuite parce que l'orgasme était incompatible avec son exigence de prélèvement des formes sur les fonds. Ce double malaise est déjà perceptible chez Aristote. - non dans ce qu'il pense lui, mais dans les réponses qu'il fait à des objectants, - et demeurera pendant les deux millénaires et demi du MONDE 2, jusque dans la morale bourgeoise victorienne, et même chez Valéry. La prise en compte de l'homosexualité, au départ du XXe siècle, par Oscar Wilde et Marcel Proust, ne leva pas ce trouble. Rien n'y fera. Ni la mystique conjugale enthousiaste des Pères de l'Eglise d'Orient. Ni le « Omne masculinum adaperiens vulvam sacrum Domini vocabitur » de saint Ambroise. Ni la définition de l'amour de Dieu chez Augustin comme « étreinte que nulle satiété ne désenlace ». Ni non plus la phrase de Bossuet, dans ses Méditations invoquant le De Natura rerum de Lucrèce : « Dans le transport de l'amour humain, qui ne sait que (...) pour s'en nourrir, pour s'y unir, pour en vivre ». Tout à la fin du MONDE 2, la peur de la « scène primitive » persiste chez Freud.

Comme souvent, la révolution majeure fut sans transition et fracassante. L'Ulysses de James Joyce se conclut sur les « yes » orgastiques, pulsatoirement haletés de Molly, le plus étroitement accouplée : « and I thought well as well him as another and then I asked him with my eyes to ask again yes and then he asked me would I yes to say yes my mountain flower and first I put my arms around him yes and drew him down to me so he could feel my breasts, all perfume yes an his heart was going like mad and yes I said yes I will Yes. » C'est vrai que, dans l'Odyssée d'Homère, l'Ulysse antique également terminait son périple initiatique de la Méditerranée en s'avançant avec sa femme Pénélope vers leur lit conjugal. Mais là ce lit est encore dit légal, alors que toute légalité a disparu chez Joyce. Finnigans Wake étendra l'acquiescement de Molly aux surcompositions du langage : « Joyce's final work, Finnegans Wake is his masterpiece of the night as Ulysses is of the day. Supreme linguistic virtuosity conjures up the dark underground worlds of sexuality and dream. » Dream sans doute, parce que la coaptation orgastique n'est pas réalité et fantasme, mais, en deçà de l'un et l'autre. Comme primat existentiel, ontologique, logique et linguistique, de la Copule sur les appétences behavioristes distinctes des Deux conjugués.

A peine plus tard, vers 1940, Amers (balises marines) de Saint-John Perse, insiste sur l'antiquité de la Conjonction : «Une même vague par le monde, une même vague depuis Troie, roule sa hanche jusqu'à nous. Au très grand large loin de nous fut imprimé jadis ce souffle. » En 1960, vers sa centième page, La Route des Flandres de Claude Simon explicite d'où elle sort, de l'écriture de Simon et de la défaite de 1940, mais de façon immédiate de l'étouffement de Georges sous le corps de Corinne, dans cette chambre d'hôtel où ils s'étaient donné rendez-vous pour ranimer leurs souvenirs de la débâcle. En 1988, dans El Otono del patriarca, si un cerveau sénile peut éclairer le cerveau normal, c'est que, dégagé des urgences de l'existence, la Conjonction l'occupe et le travaille quasiment sans partage. Les Satanic Verses de Salman Rushdie débutent par les inhabitations (au sens anglais et latin) des corps de Gibreel et Farishta. Et si le thème n'est pas présent dans l'Employé de Micheline Lo, c'est que son texte essaye de tout remonter la conjonction, neuronique cette fois, à partir de son plus élémentaire toujours plus élémentaire dans ses connexions, partitions et déclenchements biochimiques.

Ainsi, le triptique inachevé que « il » va découvrir (redécouvrir) quand il descendra dans la cale du Bateau Aquarium, s'inscrit dans l'intertexte littéraire de tout le XXe siècle. Le Capitaine avait peint ces trois panneaux à longueur de mois ou d'années, et les récipients de peinture et les grappes de pinceaux étaient encore épars sur le sol. Le premier panneau que « il » déchiffra montrait une barque quittant un navire pour accoster à une île. Sur le second, il aperçut parmi la confusion d'une végétation tropicale le corps mouvant d'une Négresse, son rapt, son embarquement. Le troisième panneau était inachevé, peut-être pour toujours, et en raison même du mystère qu'il représentait, « ce qui était arrivé cette nuit-là lorsque le quartier-maître avait pris son poste aux étoiles car dessous le pont dans la chambre du maître des lieux les prunelles de la belle brillaient déjà ferventes pendant que l'homme s'arrachait de ses vêtements elle le zoomait de la tête au pieds comme si les digues de la passion avaient rompu avant qu'avec leurs bras ventres cuisses et mollets ils écrivent les signes de la Création (...) ».

Cependant il y avait là assez pour que la mémoration de « il » achève l'inachevé du peintre : « sur la couche la cambrure de l'homme dessinait la houle et dans ses veines coulait un lait d'extase au-dessus de lui ses seins à elle battaient le ressac ses fesses clapotaient et ...MMMHHH...OOH...AHAHHH...elle épelait sa félicité une fois que le lit tanguant grinça sans retenue ensemble ils reprirent son chant montant s'enchevêtrant et quand leur peau ne fut plus que braises l'espèce de rage galvanisant leur chair précipita les fulgurations et les débordements de leurs sens jusqu'à ce que tous deux s'amollissent laissant d'abord s'écouler le temps elle regarda les festons de lumière flammècher le torse du capitaine et sur lui une médaille où elle vit le signe Z. affublé d'un point alors s'armant d'un fin coutelas qui traînait sur la table de chevet elle effaça le point et grava posément par dessus un ‘E', puis un ‘L' et un ‘ S' et conclut par un ‘A' ».

 

 

3F. Les étoiles, arrière-fond et origine

 

Toutes les Métamorphoses de notre Univers, toutes ses Conjonctions sont surplombées et initiées par celles des étoiles. Des étoiles que leurs gravitations et leurs températures extrêmes font naître, vivre et mourir, si bien que nous, naissant, vivant et mourant, sommes des « star dust », des poussières d'étoiles. Le Caravansérail ne se dressait si haut sur la colline que pour signaler l'inscription de la Terre, de l'Eau, de l'Air et du Feu (Ether) par rapport aux Céphéides. Mallarmé était presque contemporain de Herschel, découvreur des étoiles doubles, et c'est bien en fixant les étoiles, fouillées depuis ses bateaux qui le ruinèrent, qu'il vit si pleinement que « jamais un coup de dé n'abolira le hasard ».

Et c'est cette connaissance fondamentale, développée depuis Mallarmé par un siècle d'astronomie et de cosmologie, que Zelsa, la Mère maintenant redevenue Père, transmettait sans doute au Fils, la nuit sur le pont du Noces d'eau : « quand Zelsa l'emmène sur le pont en prétextant la clarté absolue de la nuit sa bouche s'applique à lui parler d'étoiles doubles d'amas globulaires de comètes et de galaxies elle le laisse un instant seul face à l'immensité va chercher le télescope revient l'aider à perfectionner sa visée du Bouvier du Cygne ou des Poissons l'initie à la maîtrise de ces pratiques de survie qui permettent de ne pas se noyer l'esprit dans les abysses de l'espace et d'échapper à l'emportement des tempêtes métaphysiques en arrimant son attention aux constellations ou plutôt à leurs noms familiers (... ».

Et ce fut naturellement vers Altaïr, et même « au-delà d'Altaïr », que se fixa pour l'éternité, dans sa cabine du Noces d'eau, le dernier regard du Capitaine, lorsqu'enfin toutes les horloges comtoises dont il avait meublé chaque recoin du Noces d'eau, comme pour conjurer le Temps, se mirent à sonner distinctement les Heures une à une, jusqu'à la dernière, jusqu'à minuit : « Zelsa assise dans son fauteuil avec un air de gravité peint sur son visage comme empreint d'une soudaine impassibilité ses bras pendent mollement depuis ses épaules ce seraient des ailes rompues aux rémiges mates usées par les vents coriaces diaboliques de l'Atlantique et du Pacifique elles auraient enchaîné les interminables traversées comme les doigts glissent d'un grain du chapelet au suivant pour une prière sans fin sa tête a basculé doucement sur le côté et son regard semble s'être perdu au-delà d'Altaïr ».

 

 

4. LES PHONOSEMIES DE L'UNIVERS DANS LE DOS

 

 

Notre parti d'étudier d'abord la sémantique, puis la syntaxe, puis la thématique de Luc Eranvil, ne doit pas nous faire oublier que, dans toute littérature extrême, ces aspects du texte sont presque ancillaires, et sont initialement gouvernés par une phonosémie. La linguistique de l'Anthropogénie définit la phonosémie comme les sonorités des phonèmes d'un dialecte,  en tant que celles-ci, comme Rousseau l'avait pressenti dans son Essai sur l'origine des langues, et comme Jakobson le manqua de peu, sont non seulement distinctives mais significatives, en ce sens que les champs perceptivo-moteurs à la fois auditifs et élocutoires qu'elles déclenchent, réalisent, pour chaque dialecte (le français, le chinois, l'arabe, etc) et pour chaque idiolecte (celui de Pascal, de Villon, de Marguerite Duras, etc.), un destin-parti d'existence (groupal ou individuel) strictement singulier. Une idiosyncrasie littéraire, qui est souvent très distincte de l'idiosyncrasie qu'est son auteur dans la vie courante.

Comme tous les partis-destins d'existence, celui-ci tient surtout en une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité (le rapport à la présence pure) singulières. Dans le langage quotidien d'un locuteur, ce parti phonosémique n'est pas thématisé, il demeure inaperçu en raison de l'urgence des référents que le langage assume dans la vie quotidienne : ordres à donner ou à exécuter, connaissances précises à acquérir ou à transmettre, sentiments à préciser. Par contre, tout langage devenant rhétorique, qu'il soit celui d'un harangueur politique, d'un prédicateur religieux, d'un bonimenteur maraîcher, d'un conteur captivant, dégage et même thématise un peu ou beaucoup la phonosémie. Cette thématisation connaît son paroxysme dans la littérature extrême (orale ou écrite), où la phonosémie tient presque lieu du reste ; ainsi la ponctuation comme essence du texte chez Mallarmé. Tout littérateur extrême, comme tout artiste dans les autres domaines, finit par dresser ainsi un sujet d'oeuvre, normalement constant quels que soient les thèmes abordés.

Précisons la nature de la phonosémie, en demandant de ne pas la confondre avec la musique. Phonosémie et musique utilisent toutes deux le son et ses effets de champ pour ouvrir des domaines mentaux, des royaumes imprévus. Mais en musique le son reste d'abord intensif. Alors que dans la phonosémie, quelles que soient l'ampleur et la souplesse des mondes qu'elle déclenche du fait de ses effets de champ, le son demeure quand même d'abord différentiel, oppositif, distinctif, c'est-à-dire phonématique.

 

 

4A. Les phonosémies cosmogoniques contemporaines d'avant Luc Eranvil

 

Tous les écrivains de l'Univers derrière-soi et sous-soi ont alors en commun d'avoir des phonosémies non plus vectorielles, actives, comme celle des romans de Stendhal, mais mémorantes, mémoratives, presque ruminantes, présentes-absentes, donc très présentives, en tout cas ralentissantes, insistantes, comme il convient à l'Histoire. D'une certaine façon, on pourrait les dire passives, tant elles veillent à empêcher l'illusion des successivités actives ou réussies. Leur lenteur a alors un effet principal très original. En plus de structures, cherchées par le monde classique, elles font affleurer, sous les structures, des ultrastructures.

Le terme est familier aux histologistes pour désigner ces formations d'avant la cellule qu'ils aperçoivent dans leurs coupes micrométriques, ces organelles cellulaires dont la variété stupéfiante, et défiant toute structure géométrisable, renvoie à leur soubassement de protéines, elles-mêmes le résultat des (re)séquenciations des acides aminés. On pourrait dire alors que, si le récit se plaît aux structures, qui font le bonheur des structuralistes, l'histoire invite à se rendre sensible aux ultrastructures, qui sont le vrai inconscient hominien. D'où, contrairement à la vivacité (relativement déchiffrable) du récit, l'épaisseur de l'Histoire.

Evidemment cette « historicité » ou « historisation » a lieu selon les destins-partis d'existence, les sujets d'oeuvre, les idiolectes de chaque écrivain. Les ultrastructures véhiculées par les coups d'aile du vers de Mallarmé tiennent en éclats de « prismes ». Celles des surcompositions de Joyce révèlent des rhizomes culturels, souterrains sous les étagements. L'apnée de Claude Simon n'avance dans sa glèbe que pour en saisir le grain, la trame lourde. Le temps des événements de L'Otoño del patriaca donne à respirer un « temps stagnant intra muros » sensible dans des émanations et des suffusions. Chaque syllabe de Micheline Lo s'étonne, à l'instant d'avoir été dite, des connexions inconscientes et imprévisibles dont elle résulte. Et chaque action chez Salman Rushdie vibre de fragments de métempsychoses et de métensomatoses, dans ce bouillon de culture qu'est l'air qu'on respire dès l'aéroport de Bombay.

 

 

4B. La phonosémie de Luc Eranvil. L'oratorio

 

La phonosémie de Luc Eranvil suit de sa syntaxe, ou l'inverse. En tout cas, son tuilage syntaxique impose une égalité de ton générale, non seulement des membres « polaires », mais aussi des membres antérieurs et ultérieurs qu'ils mettent en chevauchement (overlapping). Sa phonosémie a conséquemment à se tenir dans une fourchette étroite des hauteurs de voyelles et des intensités de consonnes, afin d'accomplir un flux qui à la fois avance et revienne sur soi, dans un roulement proche comme celui des vagues, et lointain comme celui de la houle. Annulant, sinon toute distance, du moins toute séparation ontologique ou épistémologique entre tout et tout. Et pour autant ouvrant à chaque ligne une équivalence presque absolue des possibles, selon des résonances en toutes directions. Quelque chose de ce que révèle l'Evolution des espèces pour Stephen Gould, et l'Evolution des esprits pour l'Historien anthropogéniste.

Nous avons déjà vu que pareille historicité supprimait toute ponctuation grammaticale. Cependant, le voyage initiatique de « il » suit une route à étapes sériées ; il répond à une lettre de rendez-vous. Il a donc pu garder une ponctuation minimale par sauts de page. Et l'auteur de Zelsa a même pu donner à ces respirations larges un numéro d'ordre. Déjà James Joyce et Claude Simon, bien que sans intrigue aucune, avaient gardé une numérotation I, II, III. Et Salman Rushdie, qui propose une numérotation 1 à 9, a même cru pouvoir y adjoindre des titres archétypaux : The Angel Gibreel, Mahound, Ellowen Decowen , Ayesha, A City Visible but Unseen, Return to Jahilia, The Angel Azraeel, The Parting of the Arabia Sea, A Wonderful Lamp.

Zelsa fut d'abord écrit sans numérotation et sans titre aucun, avec seulement des sauts de page. Pour finir, il ne porte toujours aucune numérotation, sauf dans une table finale, qu'on n'oserait pas appeler table des matières, puisque « matières » il n'y a pas ; mais furent introduits, comme chez Rushdie, des titres archétypaux : LA VOIE, LE BATEAU-AQUARIUM, LA CALE, LE TRIPTYQUE, LE CHAUDRON, LA NAISSANCE, LA METAMORPHOSE, LE REPAS, LA CONSTELLATION, LE BAIN, L'AVEU, LA COMBE, LE PENSIONNAT. LA GOELETTE, LA NUIT, LE MIRACLE, L'EQUIPAGE, L'ORCHESTRE, LA PARTITION, L'ASTROLABE, LA DERNIERE LETTRE, L'HEURE,  MEDAILLE, LE CAPITAINE. Ces majuscules signalent bien qu'il ne s'agit pas de chapitres, mais de stances, comme on dit les Stances de Raphaël au Vatican, de ce beau mot qui, à partir de la racine indo-européenne très riche -st, marque à la fois la station, le site, le stade, le stage. Sans compter l'in-sistance et la con-sistance.

Mais, alors, Zelsa a quelque chose d'un oratorio. Et c'est vrai qu'on observe un retour de l'oratorio depuis un siècle. Il avait été créé au XVIIIe siècle pour exprimer la cosmogonie du MONDE 2, montrant un Homo cocréateur intelligent d'un Dieu créateur intelligent. Les trente-cinq Oratorios anglais de Haendel et les Passions de Bach selon saint Matthieu et selon Saint Jean sont presque contemporains. L'oratorio du XXe siècle où se déclare le MONDE 3, est lui soit religieux, comme le Saint-François d'Assisse de Messiaen, soit laïque, comme le Child of our Time ou King Priam de Tippett. Or, en ce qui regarde Zelsa, l'oratorio tant classique que contemporain a comme caractère principal que, étant histoire, ses récitatifs, ses arias, ses choeurs, quoique distincts, rendent partout présent leur ensemble. Contrairement à ce qui se passe dans l'Opéra, où le récit oppose les scènes. (Wagner à travers ses opéras annonce le retour de l'oratorio par ses leitmotive, et leur chromatisme. Leitmotive dont les cycles thématiques de La Route des Flandres feront grand usage).

Cette structure d'oratorio est si bien partagée par les oeuvres ici considérées qu'on pourrait adopter une lecture en sauts de kangourou non seulement à l'intérieur de chacune, mais de l'une à l'autre. Leur intertextualité est d'autant plus basale que Luc Eranvil et Micheline Lo ont eu des liens ténus avec Salman Rushdie, et n'ont pas lu Finnigans Wake, même s'ils se sont nourris de Ulysses. Claude Simon non plus aussi n'avait vraisemblablement pas lu Finnigans Wake. Couffon, qui avait fait une première traduction de l'Otoño del patriarca, n'en fut pas content, et c'est visiblement après avoir revisité la Route des Flandres de Claude Simon, qu'il en fit la traduction géniale publiée maintenant. Et, pour ouvrir notre cercle, Saint-John Perse, qui inspira de si près Micheline Lo peintre, fut traduit en anglais par T. Elliot, en italien par Ungaretti, en allemand par Walter Benjamin. Seulement, Zelsa montre cette structure si nettement qu'on a pu le sous-titrer Roman-oratorio. On aurait même pu dire, pour marquer son caractère d'épopée, Romancero-oratorio.

Les oeuvres du MONDE 2 visaient la contemplation, possible puisque les touts et les parties intégrantes du tHeatron, depuis la Grèce, peuvent se saisir d'un regard embrassant, à la façon d'un temple antique (contemplare, templum, cum). La contemplation sera même la béatitude suprême pour Aristote, pour Thomas d'Aquin, pour Spinoza. Les cosmogonies du MONDE 3, non totalisatrices, donc déboutées de la contemplation, font place à l'admiration, à l'étonnement admiratif du singulier imprévu, dans un Univers obtenant ses formations les plus remarquables par (re)séquenciations inopinées, que ce soit dans ses formes vivantes, ou dans les technèmes et les signes qui forment ses pensées. Eblouissement du une fois-jamais-plus. Où s'engendre quelque chose qui ne soit plus l'Eternité, ni même peut-être le Temps, ce déploiement de l'Eternel, et que Leibniz avait voulu ontologiquement et logiquement « nécessaire » comme lui. Nos physiciens commencent à parler d'une nouvelle physique, au-delà de l'espace et du temps, selon un titre de Lachièze Rey. Où le Sens majusculé le cède aux sens minusculés, mais d'autant plus « intenses », disait Deleuze. Ceux des potentialités prodigieuses du Devenir.

 

 

4C. Un sentiment populairement partagé

 

Resterait à voir si l'actuelle perception « universelle »  est réservée aux doctes. Ou si quand les circonstances sont favorables, comme la communion d'une foule dans des funérailles, elle ne se montre pas latente chez beaucoup. Car telles furent bien les funérailles du Capitaine, dont tous venaient d'admirer la dernière métamorphose, quand son masque mortuaire de « Zelsa » s'était décomposé pour redevenir celui de « Z. ». Est-ce pour cela que ce cortège en approchant d'une tombe fut progressivement soulevé par une extase de joie ?

En effet, « tandis que le vent souffle à travers les cyprès devant eux devant lui le fils impassiblement raidi par son émotion la béance crayeuse ouvre la terre en une sorte de blessure plutôt de bouche qui avale ou absorbe les gouttes qui lui coulent le long des tempes il a du mal à assurer la descente le chanvre des cordes meurtrit se paumes au bord du lâchage serrant quand même la corde peut-être seulement pour ne pas sentir la douleur les piles de cartes marines et de photos les rouges à lèvres les mascaras les blushs et le reste accompagnent la dépouille déposée enfin dans le coffre qui l'emporte ainsi entourée sur les rives de l'au-delà ce coffre est à lui seul un cargo qu'il pilote souffrant âprement pour que son dernier trajet soit pareil à une glisse sur une mer sans grain les enfants crient comme les oiseaux de Bornéo et quand eux tous lèvent les yeux au ciel s'éblouissent en voguant sur les limbes azurés de la haute atmosphère il n'y a pour les émouvoir parmi les cris des enfants comme dialoguant avec les oiseaux du ciel si bleu ni corps flottant montant miraculeusement ni mirage d'âme vibrant en fumée blanche simplement en eux quand leur regard va de la terre au ciel et vice versa une confiance de toute beauté dans les potentialités prodigieuses de leur devenir » 

 

 

4D. La phonosémie de Zelsa selon Zelsa

 

Il est rare qu'une oeuvre de littérature extrême ne contienne pas quelque part une expression assez décisive de son sujet d'oeuvre. C'est le « il n'est bon bec que de Paris » de Villon. Les « petites paroles tout endormies et qu'il faut réveiller et réchauffer » chez Rabelais. Les « sauts aux deux extrêmes » de Pascal. Les « coups d'aile » de Mallarmé. Ainsi, Luc Eranvil a sans doute ramassé lui aussi l'essentiel de sa phonosémie quand il nous apprend comment Zelsa conçut la partition et l'orchestre destinés à contrôler les tempêtes et les bonasses.

Un regard d'abord sur la partition : « le Noces d'Eaux s'était laissé recouvrir par des chiffres qui n'épargnèrent ni les rouleaux de papier de ses austères commodités ni les draps défaits tirés en travers des lits ayant perdu toute blancheur en quelques nuits d'un sommeil entrecoupé par le comptage des rêves avortés et même la propre tôle du navire avait été griffée au coutelas sous prétexte d'innombrables reports mantisses et arrondis arithmétiques depuis que le départ avait fait lâcher les amarres les chiffres et leurs colifichets du genre + - / avaient pris d'assaut le bâtiment avec cette rigueur qui ne laissait nul recoin y échapper ils brillaient dans tous les yeux et fluaient débordaient des stylos au bout de doigts continuellement en mouvement ils étaient assemblés réassemblés par des agencements algorithmiques d'une complexité échevelée et par ce processus cessaient d'être chiffres et nombres devenaient la matière essentielle d'autre chose oui celle d'une musique unique pensée et construite sur mesure pour la mer pour l'apprivoiser et la séduire les chiffres construisant ces nombres étaient période amplitude pression tension vibration propagation ils étaient fréquence fondamentale ou fréquences harmoniques cosinus sinus et séries de Fourier recréant les dimensions du son réinventant un univers qui serait sonore mais d'abord était ces échelles modales calibrées à l'infini des variations soyeuses de la mer et dont les intervalles des pentes devaient s'accorder aux différents mouvements des vagues montant ardentes en pic révolus l'instant d'après s'aplatissant croulant de mille manières ils définissaient la plénitude des notes et des silences et fixaient le moelleux des appuis et lui (...) ». Tout cela n'était-il pas l'intention des littératures extrêmes ? De juguler par des mots ou des algorithmes les tempêtes dans lesquelles l'Univers engloutit avec indifférence ses états-moments.

Et observons encore les instruments qui accomplissent concrètement les intentions abstraites de la partition, et lisons avec l'assentiment de Rabelais : « il vit Zelsa s'asseoir au piano partout autour d'elle un amoncellement de cordes de tubes de cônes et de caisses accroché aux structures des grues et étagé jusqu'à la timonerie enveloppait les marins dont parfois seulement la tête ou les bras ou les jambes émergeaient de cette frondaison compacte de membraphones cordophones aérophones idiophones et hémi-idiophones réunis avec la majesté sereine presque hautaine d'un corps d'orchestre symphonique montant et descendant au gré du tangage forcissant tandis que lui << « il »>> avait laissé son regard se piéger au sommet d'une lyre dans une tête de taureau en feuille d'or martelée qui semblait le dévisager de ses yeux incrustés de nacre et de lazurite Zelsa plaquait ses doigt sur le clavier ses phalanges inspirées couraient volaient enfonçant l'ivoire des touches composaient accords et arpèges d'une musique d'au-delà des comètes cendrées et d'au-delà des labyrinthes de constellations des nuits radieuses d'avant les jours de grand tohu-bohu et chacun parmi les membres de l'équipage débrida pareillement ses doigts de telle sorte que grandît admirablement organisée pour le désordre une cacophonie qui avait la vigueur d'une éruption volcanique elle fustigea l'air ambiant créa un tel brassage de vibrations contradictoires que le vent aux abords du bateau en perdit son élan ne sachant plus du tout dans quelle direction conduire sa fougue il dispersa son désarroi aux quatre points cardinaux (...) ».

Lu attentivement, donc avec quelques souvenirs de mathématique et de physique, ces deux textes dispensent sans doute d'autres considérations sur la phonosémie de Zelsa. Comme aussi sur son tuilage syntaxique, sa sémantique inversée, ses sites et ses conjonctions, jusqu'à en faire un roman-oratorio.

 

 

4E. La touche finale du hasard

 

A condition toutefois. C'est de ne pas perdre de vue que la partition et l'orchestre d'un destin-parti d'existence ne sont pas tout-puissants. Et que, dans une tempête vraiment imprévisible, il n'y a plus alors qu'à attendre ce moment improbable où « pendant que ses tripes lui préparaient un dégueulis exemplaire ses abducteurs et fléchisseurs digitaux qui trompaient leur malaise en jouant avec les cartes d'un jeu de Tarot dont Marie-Ange lui avait fait cadeau lâchèrent par mégarde le paquet de lames elles s'étalèrent devant ses pieds et chacun en reconnaissant l'un le Chariot et la Roue de Fortune l'autre la Papesse et la Force l'autre encore l'Ermite et l'Impératrice et devinant les arcanes suivants tout à coup un bonheur un enthousiasme traversa l'équipage ».

Encore fallut-il que le hasard heureux soit épousé. Et « les marins virent un bon présage dans un crabe rouge et rose qui trimbalait un corps de temple flamboyant sur le pont l'arthropode tira au nom de la mer les deux premières lames de ses grosses pinces pataudes puis furent apportées vingt cannes à pêche en bois des îles teinté pourpre et topaze aux hameçons desquelles on accrocha des arcanes avec un petit appât ils dansèrent dans l'air voguèrent à la surface de l'eau et la poiscaille eut le privilège de compléter le tirage ils remontaient la prise chaque fois que la tension du fil indiquait qu'une lame était sélectionnée puis ouvraient la gueule du sélacien ou téléostéen prenaient l'arcane notaient sa position enfin quand il y eut assez de lames pour que le tirage réponde à l'embrouillamini de la situation Zelsa se retira dans le silence de sa cabine (...) ».

Car c'est vrai que le hasard ne vaut que si on en tire tout le parti possible jusqu'au bout. Ainsi, « Zelsa se retira dans le silence de sa cabine elle étendit les cartes bariolées s'ouvrit à leurs vibrations sismiques traversa la pullulation folle des symboles chevaucha les mondes s'affermit sur les relevés du ciel boréal et du ciel austral s'assura de ses antennes psychiques et de cette manière elle se forgea une divination robuste ». En sorte que tous ces efforts réunis produisent à la fin « une musique inédite qui apaisa vents mers et océans partout où alla le Noces d'Eaux (...) ». Le sujet d'oeuvre accompli.

 

 

4F. La phrase première

 

Toute oeuvre de littérature extrême tient d'ordinaire dans sa première phrase, jaillie vierge du fantasme fondamental de son auteur. Le « Carles li reis, notre empereire magne » de la Geste de Rollant. Le « C'était à Mégara / faubourg de Carthage / dans les jardins d'Harmilcar » de Flaubert. Le « Longtemps je me suis couché de bonne heure » de A la Recherche. Le « Un coup de dé / jamais /n'abolira » chez Mallarmé. Du reste, les tout premiers mots suffisent souvent. « C'était à Mégara » ou simplement « C'était ». « Longtemps je me suis couché » ou simplement « Longtemps ». « Un coup de dé » ou simplement « Un coup ». Enfin, l'incomparable « Who's there ? » qui ouvre Hamlet, la tragédie du « Qui suis-je ? », « Qu'est-on ? », « To be or  not to be ». Souvent encore, la dernière phrase correspond à la première. « Ainsi mourut la fille d'Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit », chez Flaubert. Ou chez Proust : « à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer - dans le Temps »

Les deux premiers mots de Zelsa suffisent autant : « Se déployant ». Car ils précontiennent ce qui les suit, avec toute la cosmogonie des métamorphoses possibilisatrices  : « Se déployant comme une hallucination de vapeur le geyser lui a bâti un champignon improbable s'étalant squattant l'espace il module de gros flocons qui vibrent avec l'air s'enflent jusqu'à participer d'un temps surnaturel agencement de volutes blanches glissant les unes sur les autres c'est une éruption s'entortillant en tourbillons crémeux et son corps à lui pétrifié (....) ». Et déjà les tuilages syntaxiques y sont aussi. Les mots « surnaturel » et « agencement » sont polaires, appartenant aux groupes verbaux antérieur et ultérieur. Ces dix lignes ne nous annoncent-elles pas que la dernière dira : « une confiance de toute beauté dans les potentialités prodigieuses de leur devenir » ?

 

 

NOTE BIOGRAPHIQUE

Le doctorat d'économie de Luc Eranvil, très économétrique, et donc assez mathématique, avait pour titre The General Equilibrium Theory and the Quality of Working Life, et un article qu'il donna à cette occasion au Journal of Mathematical Psychology s'intitulait A Simple Sufficient Condition for the Unique Representability of a Finite Qualitative Probability by a Probability Measure. Bien que les possibilités, forces abstraites, et les potentialités, facultés concrètes, ne soient pas du tout la même chose, il n'est pas interdit d'entendre dans ces deux titres, des échos des métamorphoses qui peuplent Zelsa, et qui conduisent à sa « confiance de toute beauté dans les potentialités prodigieuses de son Devenir ».

 

Henri Van Lier

 
 
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