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Résumé (7 pages) + Exercices (1 page) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


QUATRIÈME PARTIE - LES ARTICULATIONS SOCIALES
 


Chapitre 27 - LES VIES
 



 


TABLE DES MATIÈRES
 


Chapitre 27 - Les vies
 
27A. Les comblements des déhiscences
27B. Les émigrations à l'écart des déhiscences
27C. Le survol des déhiscences : la spéculation
 
27D. Les franchissements des déhiscences
27E. Le défi des déhiscences : la vie comique
 
27F. La fusion des déhiscences
27G. La pondération des vies : savoir-vivre, notoriété, mode. La Culture
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 27 - LES VIES
 
 
 

Le français parle communément de vies. Par exemple, de vie courante, de vie contemplative, de vie religieuse, de vie artistique, de vie politique. Dans le même sens l'anglais parle de Life, l'allemand de Leben, et le grec ancien de bios ; ainsi Aristote distinguait un bios praktikos et un bios tHeôrètikos. C'est qu'Homo partout et toujours a organisé son existence groupale et singulière selon des sphères d'activité, et aussi de passivité, souvent si cohérentes qu'elles ont donné lieu à des caractères ou types : le guerrier, l'artisan, l'humoriste, le joueur, l'artiste, le poète, le prêtre, le savant, le mystique, le juriste, etc.

Cette organisation forte et stabilisante de l'existence en une multiplicité de vies se comprend à plusieurs titres. Du fait qu'Homo est un système comportant un amont autant qu'un aval <11A> ; qu'il est très démultipliable selon des noyaux, des enveloppes, des résonances, des interfaces <11F> ; qu'il est traversé de déhiscence et de menace de folie dont sa pratique incessante d'un tuning <25B7> ne vient pas entièrement à bout ; que les maladies chez lui sont aussi riches que la santé <26E8>. Ce qui importe à une anthropogénie c'est moins la description des particularités de ces sphères d'activité-passivité, qui est le domaine des phénoménologies littéraires ou savantes, que d'observer suffisamment comment elles forment un système où elles se complètent et s'équilibrent assez pour que des spécimens et des groupes hominiens aient persisté.

Sous le titre un peu trop général The Human Condition, Hannah Arendt a visé ce système pour le MONDE 2. (a) Au début y aurait régné la division d'Aristote en trois "vies" : vie du PONOS, affaire des femmes, s'accomplissant dans un lieu non public, le gynécée, et couvrant les tâches d'entretien et de reproduction, comme les repas, le sommeil, l'accouchement, l'éducation ; vie de l'ERGON, affaire des artisans, produisant des oeuvres <11I>, comme une maison, un outil ou un ustensile, une statue ou un tableau, dont la durée excédait souvent les existences humaines singulières ; vie de la PRAXIS, vraiment instauratrice de valeurs mais hasardeuse, comme celle de Thémistocle décidant du combat à Salamine, ou de Démosthène proposant de défendre Olynthe contre Philippe de Macédoine. (b) Rome, inauguratrice de l'intériorité, aurait déjà simplifié ce système ternaire en introduisant des oppositions binaires, l'une entre le privé et le public, l'autre entre l'otium (retrait des affaires) et le neg-otium (négation de l'otium) ; de quoi le christianisme forgea bientôt sa distinction, également binaire, entre vie active et vie contemplative. (c) A la fin de l'Occident, Marx, dans la postulation d'unité initiale propre au romantisme allemand, aurait définitivement aplati le système en ne gardant que la seule notion d'Arbeit (angl. labor), entendue comme l'activité-passivité constitutive d'Homo en général selon le rapport typiquement allemand à die Erde, la Terre. (d) Enfin, dans un dernier affadissement du système, les termes de Arbeit allemand, de Labor anglais (activité pénible), de Travail français (tripalium, machine faite de trois pieux <palium> fixant une bête pour la ferrer) ont fini par couvrir indistinctement tous les salariés : "travailleurs" manuels, "travailleurs" intellectuels, etc.

Mais ce parcours, si intéressant soit-il, ne nous suffit pas. Il se limite à une civilisation, l'occidentale. Il distingue trop peu de vies différentes. Il ne marque pas comment les vies multiples s'articulent entre elles pour former un système. Il ne recherche pas comment ce système est constitutif d'Homo. Une anthropogénie doit remarquer que les vies, ou sphères d'activité-passivité, découlent essentiellement des sept ou huit grandes manières dont peuvent être affrontées les déhiscences hominiennes : (a) les colmater au moins partiellement ; (b) en émigrer ; (c) les survoler ; (d) les franchir ; (e) les défier en une sorte d'escrime ; (f) s'y abandonner de façon fusionnelle. Ce seront les six sections de ce chapitre, auxquelles s'en ajoutera une septième envisageant l'exercice de pondération des vies qu'est la mondanité.

 

 

27A. Les comblements des déhiscences

 

Le terme de vie courante dit bien ce qu'il veut dire. Ce sont toutes ces activités et passivités qui "courent", "vont leur bonhomme de chemin", pour assurer constamment et sans éclat la survie et la reproduction des groupes et des spécimens hominiens, en comblant leurs déhiscences et dispersions au fur et à mesure qu'elles surgissent.

Les aspects majeurs en sont bien connus ; c'est la vie privée, la vie technique, la vie commerciale, la vie consensuelle ou politique. La vie commerciale entendue au sens large de l'échange joue là un rôle essentiel, puisqu'elle brasse strictement tout, les besoins, les intérêts, les désirs, les contrats, une part des relations matrimoniales, et aussi parce qu'elle entretient dans le groupe une certaine discipline minimale en raison des contraintes inhérentes à la production et à la distribution des biens qu'elle échange <6G3>. Mais la vie consensuelle joue un rôle aussi nécessaire dans des groupes de primates d'autant plus querelleurs qu'ils sont devenus techno-sémiotiques et présentifs <8B9>, au point qu'elle s'est vite spécialisée en une "vie politique" avec des moments et des lieux privilégiés : la tente des hommes polynésienne, l'agora grecque, le forum romain, les parlements et les lobbies actuels.

Il est très important pour l'anthropogénie de comprendre que la vie courante a deux faces. (a) Etant le traitement des déhiscences d'Homo par des comblements réitérés, elle comporte un effort et une peine qui l'a fait considérer parfois comme la punition d'un péché originel : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front". Le souci (die Sorge) comme fondement de la réalité (Realität) chez Heidegger va aussi dans ce sens. (b) Mais en même temps, en vertu de la possibilisation hominienne <6A>, la vie courante comprend un plaisir, une joie diffuse, une mobilisation des huit aspects du rythme <1A5>, une ouverture d'horizon, de désir, de branle de la Partition-Conjonction <7H3>, etc. C'est ce que signalent naïvement Le gai laboureur de Schumann ou Le chant des magnanières de Gounod ; et que réalisent substantiellement tous les chants d'accompagnement du travail, de départ au travail, de retour du travail d'Afrique et d'Asie.

Ceci dit, la vie courante n'appellerait pas d'autres commentaires anthropogéniques si elle n'était dominée par le couple de la Guerre et de la Paix. Dans la plupart des sociétés, paix et guerre ont constitué un cycle. Cycle social dans beaucoup de clans archaïques, où les affrontements chroniques et ritualisés articulent le rapport aux groupes voisins, mais aussi à l'intérieur du groupe lui-même <24C2>. Cycle saisonnier dans le premier Moyen Age, où le printemps marquait le retour de la rapine, et l'hiver le retour de la tranquillité forcée. Cycle géopolitique depuis la formation des grandes nations.

Dans le cycle paix/guerre, la guerre est plus facile à définir que la paix, même si elle est multiforme, étant selon les cas guerre commerciale, guerre politique, guerre technique, matrimoniale, épique, mystique. Il sera commode de commencer par elle. Comme dans le titre de Tolstoï, Guerre et Paix. Symptomatiquement, de toutes les oeuvres produites par Homo sur la politique, celle qui a connu l'intérêt le plus large c'est De la guerre de Clausewitz (1830), où se tirent les leçons des guerres napoléoniennes ("la guerre réelle dans sa perfection absolue") et où se trouve la phrase fameuse : "La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens". De Lénine à Hitler. Et jusqu'à l'article d'E.U. de 1968.

 

27A1. La vie courante comme guerre

 

Les fonctions anthropogéniques de la guerre ne se retrouvent pas partout en même temps, mais elles sont assez fondamentales pour qu'on les dispose en panoplie.

(a) La sélection est inhérente au monde vivant, où chaque espèce tend à remplir sa niche écologique. Dans l'animalité extra-hominienne, la sélection est naturelle, avec des marges d'adaptation très restreintes. Chez Homo possibilisateur, la sélection est devenue principalement technique et sémiotique, avec des marges considérables. La guerre armée, technique, économique, sémiotique fonctionne alors comme une sélection possibilisatrice. Elle aboutit à des repartages et à des éliminations ethniques, dont l'extinction des Indiens d'Amérique depuis le XVIe siècle, par la volonté espagnole mais aussi par le simple contraste des cultures et techniques affrontées, est seulement mieux documentée.

(b) L'identité des groupes hominiens, qui a pour fonction de préserver en eux les forces de l'analogie, est fragile, parce qu'elle est sémiotique, esthétique <23A>. Elle est donc l'objet de défenses strictes, qui se soustraient autant que possible à la discussion. Pour des animaux signés et signants, il n'y a pas de in-group (we-group) sans une opposition à un out-group, laquelle suppose des affrontements bénins, mais aussi la querelle mortelle, réglée ou illimitée. Cherchant la mort tantôt de certains autres, tantôt des autres en général, tantôt de l'Altérité comme telle. Même au prix de la mort des siens.

(c) La macrodigitalité exerce sur Homo un attrait aussi puissant que l'analogie <2B6>, et le couple ami/ennemi en est le cas le plus riche et le mieux soutenu par la physiologie du cerveau mammalien et du cerveau généralisateur d'Homo. La réalité de la guerre est un ressort constant de l'Ancien Testament et du Coran, et sa métaphore au moins anime encore l'Evangile : Je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre.

(d) Le destin-parti existentiel d'un groupe (sa topologie, sa cybernétique, sa logico-sémiotique, sa présentivité <8H>) se sclérose vite, comme tous les systèmes de signes, et la guerre en est une réanimation forte et simple.

(e) La mort est une expérience à la fois extrême et banale. La guerre l'agrandit aux mesures du hasard et de la nécessité <15H1c,25B3>, dans le fatum de la victoire et de la défaite, parfois dans l'apothéose du héros.

(f) Mieux que la paix, la guerre se prête à la magnificence du langage, à l'épopée, à la tragédie <22B4>, à l'exaltation dionysiaque, voire au lyrisme, depuis Gilgamesh et les Psaumes de David. Toutes les sociétés scripturales depuis les empires primaires sont traversées de saluts au drapeau, de défilés de troupes et de matériel guerrier, de rituels de commandement, de musiques militaires aux paroles vindicatives ou féroces : "Qu'un sang impur abreuve nos sillons". La guerre est le spectacle cinématographique préféré d'Homo, et Guillaume Apollinaire a chanté au jour le jour l'exaltation des bombardements jusque dans les tranchées sordides de 1914-1918.

(g) La guerre a souvent été pour Homo l'occasion d'exercer ses techniques les plus pointues, et l'on sait la fascination que la technique exerce par son sentiment de domination et son absorption de l'individu. Outre que le souci technique, quand il devient intense, délivre de toute hésitation, comme en ont fait l'expérience les préparateurs des bombes atomiques américaines et russes.

(h) C'est dans la guerre que la paranoïa du maître et que la vie par procuration du disciple trouvent leur réalisation pleine <25B5>. Le soldat hitlérien se percevait comme totalement justifié, expliqué par la seule voix du leader, ou la répétition de "Heil Hitler!" Le soldat d'Alexandre fonctionnait de même. Du reste, c'est le peuple entier qui est alors expliqué, justifié à travers les actions de ses combattants.

(i) Il y a le rapport le plus strict entre les armes et les gestes d'indexation, lesquels sont presque l'essence d'Homo <5G2>. Rien n'achève autant le pointage indexateur que le jet de pierre de David et de l'Intifada. Ou le canon du revolver, du fusil, du mortier.

(j) Nulle part le meurtre, le vol et le viol ne sont aussi disponibles, et il faut répéter qu'ils sont la négation la plus radicale de l'altérité d'autrui, dès lors qu'on la perçoit gênante. Du reste, ils ont là des accointances avec le sacrifice et le sacré.

(k) Ce qui précède est exemplifié par les maladies d'ennui qui saisissent certains anciens combattants au lendemain des grands conflits. De nombreuses variétés en ont été rassemblées pour les vétérans de la seconde Guerre Mondiale par Studs Terkel sous le titre évocateur : The Good War (1985).

Dans la guerre, on fera une place particulière au duel. Pour sa façon d'en rassembler presque toutes les vertus. De les transversaliser. De leur donner la conclusion de la symétrie bilatérale. De faire culminer la rencontre (re-en-contre) <3>. Dès les empires primaires, on voit deux armées lassées de combattre déléguer à leurs chefs de les représenter en un combat à deux dont l'issue vaut décision épique. Cette délégation montre que les hymnes égyptiens où le pharaon est censé totaliser adéquatement son peuple, et où le peuple n'est que les membres du pharaon, expriment une situation profonde.

Une place significative doit être faite aussi à la délinquance (linquere, de), celle des hors-la-loi, des bandes, des mafias, avec leurs petites guerres triviales, locales et à peu de frais, et qui joue un rôle régulateur (de compensation, d'exutoire) dans les sociétés qui, comme nos industries avancées, connaissent peu ou pas de guerres générales.

 

27A2. La vie courante comme paix

 

La paix est beaucoup plus difficile à définir que la guerre, d'autant qu'elle comprend elle-même des guerres latentes ou intestines. Même la fameuse Pax Romana, qui pendant plusieurs siècles réussit à faire du bassin méditerranéen un lieu où régnaient une citoyenneté unique enviée, un droit, des échanges économiques, techniques et politiques en une régulation appelée paix, resta constamment militante. Consulats et triomphes s'impliquaient. Quand Pascal écrit que "la paix est le souverain bien", les exemples qu'il donne indiquent qu'il n'a en vue que la prévention des affrontements mesquins.

Une anthropogénie peut cependant se risquer à définir la paix comme ce moment où une société exerce son propre système en dehors des pressions urgentes de systèmes voisins, et se contente de l'animation que lui apportent ses élans et ses conflits internes. Mais elle précisera aussitôt que la paix ainsi comprise n'a intéressé que quelques courts moments de l'Occident romain, chrétien et rationaliste. Sinon, au Japon, ce sont les samouraïs et shoguns qui ont fourni l'idéal de l'existence courante. L'Inde a estimé que le char destructeur de Çiva parcourt l'Univers à jamais, et que le couple de Çiva et Çakti est égal à celui de Vishnou et Lakshmi. Pour le yin et yang chinois le conflit est inhérent aux conversions fondamentales (Yi). L'Occident lui-même s'ouvre sur le "polemos patèr pantôn" d'Héraclite, - le combat est père de toutes choses, - et sur l'animation des éléments par la Haine et l'Amour d'Empédocle, pour se terminer sur le "que ton ami soit ton meilleur ennemi" de Nietzsche. La succession ininterrompue de guerres féroces entre les villes grecques de l'époque créatrice montre que ce n'était pas là de simples fantasmes philosophiques. Car il n'y aurait pas eu de sculpture grecque, ni de grâce japonaise, ni de Renaissance italienne sans la pulsion militaire de la société ambiante qui les porta.

Marija Gimbutas, remarquant l'absence de combats et de guerriers dans les représentations figurées du néolithique européen, en a conclu qu'il y avait eu là, dans la civilisation Old Europe il y a 8 mA à 3 mA environ, une société matriarcale où la guerre n'eut pas de place essentielle. La discussion de ce qui est représenté et non représenté dans les images d'une époque nous a donné l'occasion de dire pourquoi cet argument ne semble pas décisif <14D>.

On a plusieurs fois essayé de savoir lequel, de la guerre ou de la paix, fut le plus fécond pour le développement technique, consensuel, économique d'Homo. Ce qui semble évident c'est que la guerre gyrovague comme celle des Grandes Invasions entre 400 et 1000 a bloqué quasiment toute construction matérielle, politique, sociale sauf en de courts et fragiles moments, comme le règne de Charlemagne. Sinon, les pertes et gains du cycle "guerre et paix" sont si enchevêtrés qu'on y suit mal les interactions. Les tenants des bénéfices de la paix citent volontiers le pacifique XVIIIe siècle européen, où se développèrent la manufacture et la machine à vapeur. Mais les extraordinaires années techniques et scientifiques 1948-1952 qui ont suivi les ébranlements et les accélérations de la Seconde Guerre mondiale obligent à d'autres vues. La difficulté redouble si l'on cherche ce que veulent dire en l'occurrence pertes et gains, progrès et régressions.

Reste à voir que le MONDE 3, au contraire des autres, considère la paix comme l'état normal, et la guerre comme une aberration passagère, sorte de maladie physique et mentale <26A-B>. Ceci tient sans doute aux structures, textures et croissances <7F> de l'ingénierie généralisée réticulaire ; un réseau est essentiellement connectif, et la réparation de ses déhiscences se confond avec ses développements. D'autre part, l'urgence des déséquilibres écologiques concerne assez Homo autoconstructor comme espèce pour l'inciter à résoudre très vite ses conflits instraspécifiques. Enfin, des techniques qui atteignent l'atome et le génome sont tellement absorbantes qu'elles rendent le conflit national dérisoire. Le combat, qui fut longtemps la gloire des peuples, dénote maintenant leur archaïsme. Les populations développées ne consentent plus guère qu'à des "opérations de police" (Kosovo), avec l'exigence du "zéro mort".

 

 

27B. Les émigrations à l'écart des déhiscences

 

Comme il n'arrive à combler qu'une partie de ses déhiscences matérielles ou existentielles par la vie courante, guerre et paix, Homo a été invité à utiliser les disponibilités et les clivages de ses synodies neuroniques pour se construire des ailleurs spatio-temporels permettant de s'en isoler durant un temps limité. Ce sont les jeux, les divertissements, les passe-temps.

 

27B1. Le jeu. Les jeux de rôles

 

Le jeu vient de loin. Chez les animaux, c'est un ensemble de performances dont les buts vitaux ne sont pas immédiats, et qui prépare les performances adultes vitales, telles la chasse, l'accouplement, la défense, la surveillance, la construction d'habitat. Peut-être le jeu favorise-t-il aussi certaines de ces disponibilités qui, chez les mammifères, excéderaient parfois les réponses strictes aux stimuli-signaux ; dans les courbes et contre-courbes de deux chiens qui s'entre-poursuivent, il n'est pas interdit de suspecter une réserve d'adaptation, une marge d'adaptabilité, excédant les prestations vitales auxquelles se limite d'habitude l'éthologie. Dans tous ces cas, l'avantage sélectif lointain échappe à l'animal au moment où il joue ; il faut donc, pour comprendre que le jeu advienne, repérer un avantage immédiat. Celui-ci est sans doute le plaisir qui s'attache aux activations-passivations motrices et perceptives dont l'output réintroduit l'input, et qui sont ainsi auto-entretenues (réactions de Baldwin). De même que se vérifie, dès les Mammifères, le plaisir d'occuper alternativement quoique fugacement les deux postes complémentaires dans le rapport domination/soumission <6G4>.

Pareils avantages spécifiques et plaisirs perceptivo-moteurs existent également chez Homo sapiens sapiens, ce primate qui lui aussi trouve un plaisir immédiat aux courses poursuites et aux pugilats innocents. Mais bientôt, chez l'animal possibilisateur, signant et signé, la vie de jeu s'étend à ses prestations techniques et sémiotiques, et elle se prend alors à courir de la simple maîtrise d'un javelot aux provocations du vertige, aux jactances devant la mort, aux défis d'immobilité, aux entrechats du flirt, aux combinaisons à plusieurs coups des échecs. Dès le premier apprentissage du langage, apparaissent chez l'enfant d'innombrables jeux logico-sémiotiques, et il se plaît même à taquiner la tension présence/absence dans le fort/da (loin/ici) de l'allemand, ou le cou/cou du français, qui a la richesse supplémentaire d'exploiter l'effet d'écho. Même l'habituelle gaucherie <3E> de la gesticulation hominienne a donné lieu aux jeux de contre-maladresses que sont les records sportifs.

Le jeu s'est ainsi donné des limites spatio-temporelles de plus en plus explicites, et même arbitrées, qui achèvent d'en faire un monde à part (Huyzinga, Homo ludens) : détermination d'un début et d'une fin ; tracé de terrain ; seuils à franchir (barre du perchiste) ; croisements de tracés (marelles) ; rangements des adversaires ; panoplie fermée des instruments et des vêtements ; protocole strict des opérations. Autant de manières d'actualiser la segmentarisation, la transversalisation, la latéralisation hominiennes <1A>, tout en les protégeant des urgences et des aléas non réglables de la vie courante. La "règle du jeu" une fois prescrite, les possibilisations prolifèrent selon des vitesses, des patiences, des complications.

La balle aura été l'instrument du jeu hominien par excellence en raison de son évidence sphérique, de sa disponibilité égale et réglable en toutes directions, de ses rebonds (ou échos), de ses jets indiciels et indexants, surtout lorsqu'il s'agit pour un cerveau mammalien poursuiveur de la suivre jusqu'à un goal (but). Elle se prête à être partagée et distribuée par plusieurs à la fois, eux-mêmes répercutés dans un groupe plus large, le public (populus), en une exaltation réciproque. Ces ferveurs ont couru de la pelote des Précolombiens, jouée par les vivants et par les morts du Popol Vuh, au cricket, au basket-ball et au football d'aujourd'hui.

Contrairement à la vie quotidienne, le jeu se prive de rythme et d'horizon, donc d'effets de champ excités, dans la mesure où il s'enferme dans ses règles et se veut gratuit dans ses prestations. Ceci se vérifie des effets de champ perceptivo-moteurs, mais aussi des effets de champs logico-sémiotiques <7A-E> qui, quand ils surviennent au cours de certains jeux logiques, comme les devinettes et les rébus, sont aussitôt gommés par les appels ultérieurs des séquences obligées. Quand un jeu entretient vraiment du rythme, et pas simplement de l'entrain, il devient un art, en particulier cette commedia dell'arte qui a un si grand rôle dans l'apprentissage des enfants. Laissé à lui-même, le jeu comme tel affectionne la combinatoire, qui justement n'est pas le rythme, et nie même son essence.

C'est sans doute pourquoi le jeu est toujours resté pour Homo une vie n'ayant pas la même dignité que la vie courante, ou l'art, ou la religion. La singularité des Olympiades grecques est que la compétition sportive y fut vécue comme la découverte d'Anthropos grec au sein de la Physis grecque. Aussi ne furent-elles pas de simples à-côtés des déhiscences, comme le jeu, mais leur affrontement héroïque, dont témoigne le lyrisme choral des Olympiques de Pindare, prélude de la tragédie grecque <22B3fin>.

De même, les expériences de sommet (peak-experiences) que Maslow a rencontrées chez des sportifs <8C> ne tenaient pas au sport comme jeu, mais aux climax d'efforts organiques, paraorgastiques, que Montherlant a célébrés dans ses Olympiques, où il parle d'ailleurs des préparations à la compétition plus que de la compétition même. Au vrai, les Olympiades grecques n'étaient pas des "jeux" olympiques, mais des modalités de la guerre, comme la chasse ; la cinéaste nazie Leni Riefenstahl les a mieux comprises que Coubertin. Le mot game anglais hésite entre le jeu des poursuivants et le gibier poursuivi mis à mort. La pelote des Amérindiens, jouée avec les morts, et peut-être parfois sanctionnée par la mort, n'était pas non plus qu'un simple jeu.

Une anthropogénie s'enrichirait fort d'une étude systématique des rapports entre les civilisations et les jeux qui y ont prévalu, chacun réalisant une combinaison particulière du hasard, de la nécessité et du non-hasard ; ou encore un dosage de l'intelligence, de l'imagination et de la mémoire combinatoire. Jeu de go en Extrême-Orient, sans direction privilégiée et sans spécification des pièces. Jeu de dames en Europe, sans spécification des pièces mais vectoriel. Echecs, peu vectoriels mais à pièces différenciées dans toute l'ère indo-européenne, de l'Inde à l'Europe. Football et cricket mêlant l'application de règles avec une part considérable de hasard, officiellement ignoré par les joueurs et les spectateurs, qui préfèrent invoquer des manques de courage ou d'adresse, pour ne pas rencontrer trop en face la Chance, affrontée au contraire dans les martingales du casino. On remarquera le cas des Russes, souvent excellents aux échecs et peu capables, depuis un millénaire, de se trouver des formes stables et souples de gouvernements, etc. Les analyses de Poe sur le jeu d'échecs, jeu de mémoire, et le jeu de dames, jeu d'intelligence, restent stimulantes.

Il arrive que la vie courante s'organise en jeu. Les premiers constructeurs de la bombe atomique, et surtout de la bombe H, ont raconté l'état étrange où, jeunes et absorbés, ils étaient protégés d'envisager les conséquences de leur activité tant par l'organisation locale, fermée, autarcique, donc ludique de la recherche, que par la profondeur vertigineuse des éléments qu'ils manipulaient. Les dialectes font ici de la bonne anthropogénie, quand l'anglais distingue game (ayant des règles) et play (inventant ses règles) ; que le spielen allemand renvoie à danser ; et que le français jeu, lié à enjoué et à enjeu, descend de jocari latin, qui voulait dire plaisanter, badiner.

Il faut terminer sur les jeux de rôles <6G4>, qui sont les plus profonds et riches des jeux, au point qu'ils interfèrent à tout moment avec la vie courante, dans le pouvoir et dans la clientèle <3E>. Ils ont toujours été les thèmes prévalents du théâtre quotidien <26D4>, et, dans les sociétés contemporaines où l'individualisme a réduit ce théâtre, ils subsistent comme un exercice thématique de la thérapie mentale ; pas de sessions de dynamique de groupe où ils n'occupent plusieurs heures. Ils se soutiennent de l'aptitude d'Homo à passer d'un rôle à un autre, maître/serviteur, maître/disciple, mais aussi, quand il tient un rôle, maître ou disciple, d'anticiper ou de continuer l'autre, endotropiquement <6G4>.

 

27B2. Le passe-temps

 

Le mot passe-temps est une expression audacieuse, comme tuer le temps. Il avoue qu'Homo, grâce à son efficacité technique à larges marges, a du temps de surplus qui parfois l'encombre, alors que chez les autres animaux la pression environnementale à marge étroite fait d'ordinaire presque coïncider la quantité d'activité individuelle avec la survie de l'espèce. Homo a des loisirs (leisure, licere, être en permission), généralement inconscients, mais parfois aperçus comme tels. Ces loisirs l'ennuient assez (inodiare, mettre en haine), et parfois le terrorisent assez par l'effleurement métaphysique de leur vide pour qu'il ait inventé partout des passe-temps.

Ceux-ci tiennent tous en des protocoles très absorbants sur des panoplies réduites, par exemple aujourd'hui, les mots croisés, les réussites, les bricolages, tous entretenus pour leurs séquences longues et apparemment réglées. L'anglais to pass the time of day est joliment défini par to exchange greetings or engage in pleasant conversation. C'est que les sociétés hominiennes ont presque partout réussi à combiner le pur passe-temps avec les obligations sociales, très aptes à camoufler le vide. La pétanque du Midi méditerranéen en est un dispositif exemplaire : bavardage de connaissances autour de deux actions élémentaires, "pointer" et "tirer" de grosses boules autour d'une boule plus petite, le cochonnet, avec un invité prestigieux, le Hasard du terrain inégal.

 

27B3. Le divertissement

 

Comme le jeu, le divertissement se protège des urgences mais d'une tout autre manière. Il ne tient pas en activités particulières, mais plutôt dans la façon d'envisager des activités ordinaires. On peut se divertir en faisant des mathématiques ou en allant à l'office, autant qu'en dansant, chantant ou jouant. Il suffit que ce que l'on accomplit soit l'occasion de sortir du sérieux et du souci (Sorge), et de faire la part belle à la possibilisation pure, gratuite, et à quelque plaisir, sous forme de rythmisation, d'effets de champ, d'ouverture d'horizon, lesquels n'appartiennent pas au jeu. Ainsi le divertissement est plus envahissant et plus pénétrant que le jeu. Pascal l'eut en particulière aversion, lui qui voulait attirer l'attention d'Homo sur ses déhiscences pour en faire le tremplin du surnaturel. L'entertainment anglais comporte la même structure. Il y fut d'abord simplement question d'entretenir un hôte, puis de le tenir en haleine, en le conduisant précisément dans diverses directions. Divertissement et entertainment sont rythmiques, alors que le jeu et le passe-temps ne le sont pas. Le sport anglais comporte des dosages divers de jeu, de divertissement et d'entertainment.

 

 

27C. Le survol des déhiscences : la spéculation

 

Notre chapitre sur la théorie des choses et nos trois sur les théories d'Homo <21-24> ont rencontré longuement une attitude où les spécimens hominiens exploitent leurs dispositions théoriques pour affronter leurs déhiscences existentielles en créant une sphère d'activité particulière qu'on peut appeler la spéculation, ou vie spéculative.

Celle-ci connaît deux nuances, l'une plus active, l'autre plus rêveuse, bien déclarées par le contraste de la Grèce et de Rome. Aristote parle, de manière grecque et décidée, de vie théorétique (bios tHéôrètikos), où la terminaison "-ikos" signale que la tHeôria est une poursuite, un peu comme la chasse. Les Romains, plus intériorisants, imposèrent le terme de vie contemplative (templum) ou méditative (modus), qui fit fortune dans le christianisme, et où la théorie éclot au sein d'une certaine attention flottante, l'otium, que nie le neg-otium <27Intro>. Mais, dans les deux cas, Homo spéculatif tend à privilégier les circulations endotropiques de son cerveau <2B>, en se situant, comme le dit le mot savant spéculation, en une sorte d'espionnage (speculatio) du haut d'un observatoire survolant (specula), d'où il organise commodément tout son milieu selon des noyaux, des enveloppes, des résonances, des interfaces <1A5h>, dont la gravitation entretient un système plus ou moins autarcique, à l'abri des tempêtes de la vie courante.

En sorte que, moyennant cette nage dans un donné de toute part gravitant par ses soins, Homo spéculatif réussit à maintenir le système démultipliable qu'il est dans la jouissance d'un rythme sans secousses ("Et comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde, / Je sillonne gaîment l'immensité profonde, / Avec une indicible et mâle volupté", Baudelaire). Une profonde métaphysique ou une brillante cosmologie sont des adjuvants utiles pour cette pratique. Mais la vodka russe, surtout dans une isba au milieu de la steppe, a souvent eu vers minuit en hiver des résultats comparables. On peut même croire que le mot intelligentsia vient du russe pour cette raison.

 

 

27D. Les franchissements des déhiscences

 

Une autre ruse d'Homo pour affronter ses déhiscences a été de les survoler, d'y surfer, grâce à des effets de champ perceptivo-moteurs ou logiquo-sémiotiques souvent excités <7D-E>, avec un but d'intégration, d'explosion, de solubilisation, et le plus souvent dans un mixte des trois. Parmi les vies qu'on pourrait dire surfantes, une anthropogénie retiendra surtout l'art, l'amour, la foi politique, la foi religieuse, qui communiquent et s'épaulent. Elles ont en commun d'être puissamment rythmiques et agrandisseuses d'horizon <1B3>. Et elles font une place ostensible aux fonctionnements présentifs <8B9>, fort discrets dans la vie courante et spéculative, et quasiment nuls dans le jeu, le passe-temps et le divertissement. On conclura cette section par la vie haineuse, qui appartient bien à ce groupe, tout en faisant bande à part.

 

27D1. La vie artistique

 

La vie artistique est une conduite qui se meut dans la compatibilisation des incoordonnables, et cela par la production d'oeuvres (opera), ces stances <11I> qui, en se couplant avec le système nerveux d'Homo, y déclenchent des effets de champ perceptivo-moteurs ou logico-sémiotiques très intégrateurs, parfois explosifs-implosifs ou solvants.

L'oeuvre est ici entendue en un sens fort large, et elle peut être une tecture grande (immeuble) ou petite (meuble), une image, une parole, un texte littéraire, une musique, un corps dansant, un vêtement, une pièce de mobilier, un ustensile, une idée tenant dans une phrase ou un mot dont la phonosémie manieuse <16B2a> est embrassante. Il va de soi que les compatibilisations cherchées par l'art sont de nature rythmique et invoquent l'horizon, puisque l'horizon et les huit aspects du rythme <1A5> sont seuls capables de concilier des séries incoordonnables, c'est-à-dire des séries qui, sans être incompatibles, dépendent d'attracteurs trop divergents pour que leurs résultats soient indexables selon les mêmes axes de coordonnées, de facto, sinon de jure<7G>.

Cependant, il y a deux fonctions divergentes de l'art, et donc aussi de l'oeuvre d'art, comme l'anthropogénie l'a rencontré plusieurs fois dans ses chapitres sur les sujets d'oeuvre <11J>, et très frontalement à propos des sujets langagiers intenses ("littérature") <17F5b>.

(a) La vie artistique peut se proposer d'être surtout conformante, et alors ses franchissements des déhiscences ont pour résultat final de confirmer les codes ambiants ; c'est l'action-passion d'un mobilier ou d'un vêtement séants, d'un tableau décoratif, d'une sculpture plaisante, d'une danse aimable et même gracieuse, d'un roman léger. Parfois l'oeuvre produite résume alors le fond commun d'une civilisation, et c'est ce qui vaut au Beau Danube Bleu de figurer au programme du concert de Nouvel An diffusé dans tout l'Occident à partir du Musikverein de Vienne. Dans ce cas, les interstabilités (instabilités) rythmiques sont limitées et donnent lieu rapidement à des accords, tels les accords de résolution d'une valse ou d'une sonatine. Les incoordinations perceptivo-motrices ou logico-sémiotiques sont là comme des excitations transitoires stimulantes, pour la caresse et le réveil des sens et des esprits.

(b) Mais la vie artistique peut aussi être extrême, lorsque ses franchissements des déhiscences ébranlent ou du moins découvrent jusqu'à leur racine les codes ambiants, et en particulier les articulations anthropologiques qui fondent un groupe dans son environnement. Elle crée alors le paradoxe d'être radicalement béatifiante et radicalement inquiète. S'ouvrant sous la Réalité aux béances du Réel et de la présence, de l'absence, de la présence-absence <8E1>. C'est ce que nous ont montré certains sujets d'oeuvre langagiers, plastiques, musicaux, chorégraphiques.

Il y a des degrés d'accomplissement dans la vie artistique. Dans l'art conformant, mais surtout dans l'art extrême, l'oeuvre est d'autant plus forte que les attracteurs incoordonnables qu'elle compatibilise sont plus nombreux et plus hétérogènes, et que leur compatibilisation intégratrice, solubilisatrice ou explosive-implosive est plus intense, plus souvent redéclenchable et plus polymorphe ; ce qui a fait les "classiques". Il y a des complexités vérifiables qui font qu'en toute rigueur la 29e sonate de Beethoven est plus "puissante" que les sonatines du même Beethoven ou qu'un impromptu de Schubert, même si subjectivement l'on préfère Schubert. C'est en ce sens que Shakespeare est plus complexe que Goethe, qui lui-même avait le bon esprit d'en convenir devant Eckermann.

Du reste, il y a une hiérarchie des arts selon leur portée historique. Toute oeuvre suit ou instaure un certain processus de formation (Gestaltung). Or, certaines de ces formations sont révolutionnaires, elles introduisent une nouvelle façon de former tout ce qui se forme (gestalten) ; donc aussi de concevoir la spatialité et la temporalité. C'est ce qui s'est passé quand vers -600 certains temples et statues grecques ont, pour la première fois dans l'aventure d'Homo, détaché des formes sur des fonds, préparant ainsi la façon de percevoir et de penser de Platon, d'Euclide et d'Archimède ; quand les constructeurs de la façade de Laon, croyant accomplir une basilique romane dressèrent des volumes en décrochements contrebutés par les nouveaux élans des ingénieurs gothiques qu'ils commençaient d'être ; quand Giotto, bientôt suivi par Masaccio, a inauguré un art de la sécurité des aplombs, préparant les lois de la chute des corps de Galilée ; quand Bach construisit des fugues proches des compossibles de Leibniz, et Haydn-Mozart des mélodies accompagnées proches des équations différentielles d'Euler-Laplace ; quand Duchamp osa des Trébuchets où agissaient des effets quantiques <21H> contemporains des Quanta. Et aujourd'hui quand Les chemins des écritures en peinture <14J1a> ou For six pianos en musique <15H1d> montrent des formations aminoïdes qui évoquent les formations aminées <21G1> rencontrées par le biochimiste depuis 1950.

L'artiste est souvent inconscient de la révolution dont son corps et son cerveau particuliers sont le véhicule. Un jour, Picasso a, dans la même phrase, défini Giotto comme un grand artiste et lui-même comme "un amuseur public qui a compris son temps" (Giovanni Papini, Libro Nero). C'est que personne autour de lui ne lui fit comprendre que, sortis de son extraordinaire motricité copulatoire, ses différents cubismes suscitaient dans la peinture, jusque-là espace dans le temps, un espace-temps, comme la Relativité restreinte et Marcel Proust à ses côtés. Donc qu'il n'était pas un déformateur, ainsi que semblaient le croire quelques iconoclastes dadaïstes, mais l'introducteur d'une formation neuve.

 

27D2. La vie amoureuse

 

L'anthropogénie, en considérant les spécimens d'Homo comme des systèmes bio-techno-sémiotiques, devait rencontrer l'amour, ce cas où deux ou plusieurs spécimens sont tels que, dans leur coexistence, ils se mettent en résonance exaltante (excitée) de leurs effets de champ, selon des homéostasies et allostasies, ou encore des stabilités, instabilités, interstabilités, métastabilités, au point de former un véritable intersystème, ou système double <11L2>. Cette exaltation réciproque fonctionne souvent au mieux dans la coaptation de deux systèmes exploitant les ressources anatomiques et physiologiques de la Partition-Conjonction, en particulier dans la complémentarité femelle/mâle des organismes et de l'orgasme bisexuel <3D,7H>. Ceci n'excluant pourtant pas les cas où l'autre de l'amour est de même sexe, voire un autre vivant en général, même un objet ou une idée abstraite, dans l'amor fati <11L2>.

Cette façon de survoler les déhiscences a, tout comme l'art, donné lieu à une vie, ou sphère d'activité, quand elle envahit l'existence entière, au moins temporairement. Qu'elle réalise le plus exact tuning des rythmes essentiels et particulièrement de l'horizon. Qu'elle tend à se perpétuer. Que sa persévération suppose tactiques et stratégies tangentielles. Aucune description circonstanciée de l'amour comme vie n'est universelle, car les résonances intersystémiques qui en sont l'étoffe varient trop selon les cultures, les moments, les groupes, les spécimens singuliers. Pourtant, une des composantes fréquentes en est la mise en commun d'un univers de discours, donc d'une interlocution et d'un intergeste <11H3> où importent les contenus, mais surtout les relations et inflexions entre ces contenus, puisqu'il s'agit surtout d'effets de champ logico-sémiotiques et perceptivo-moteurs. Même la caresse ne peut être dite commune à toute vie d'amour que si on l'élargit aux ressources imagétiques, logiques, musicales, respiratoires du tendre (tener, flexible, inflexif) ; les précieux du XVIIe siècle ne s'y étaient pas trompés, en dressant une "carte du tendre".

Sous sa forme tempérée, la vie amoureuse a entretenu un peu partout des liens avec la vie courante, en particulier familiale, en raison des intrications fréquentes et exigeantes de la copulation, de la procréation et de la génération. Par contre, sous sa forme intense, elle a appartenu d'ordinaire au domaine du destin et des philtres. Aphrodite n'est pas Héra, Vénus n'est pas Junon. Il n'y a guère qu'en Occident, et dans le moment de passage entre MONDE 2 et MONDE 3 autour de 1940, que fut postulée, non plus comme exception étonnante (le duc et la duchesse d'Alençon), mais comme idéal social soutenable, l'idée de couples combinant à la fois un univers de discours commun, la copulation amoureuse et la procréation. Cela supposa l'idée personnaliste de la personne, le culte du dialogue interpersonnel, le coït compris comme modalité du dialogue, etc. A moins que ç'ait été un premier signe de nouvelles relations interhumaines, rendues disponibles par l'irénisme inhérent aux structures réticulaires du MONDE 3 <27A2fin>.

La vie amoureuse et la vie artistique forment système, l'une s'opposant partiellement à l'autre et la complétant. Car l'art tient en oeuvres, l'amour tient en amants. Dans l'art, les effets de champ sont thématisés ; dans l'amour, ils demeurent sous-jacents, en particulier dans la caresse. L'art comporte un calcul, et aboutit à la réalisation d'une oeuvre, l'amour refuse l'un et l'autre. Dans son calcul, l'art a souvent cultivé l'amour, mais comme un aliment ou un contrepoint. Goethe s'en est longuement expliqué, et Thomas Mann a recroisé cette explication dans le Voyage à Weimar.

Grande productrice d'effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques très intenses, la vie amoureuse, joliment documentée depuis la poésie de l'Egypte ancienne, a été un thème et un facteur puissant de l'art, de la religion, de la vie courante comme guerre et paix, mais aussi de la science et de la technique. Les vies amoureuses de Mozart, de Beethoven, de Napoléon, d'Einstein ne sont pas extrinsèques à leur oeuvre. Le Tadj Mahal se dresse encore comme merveille du monde.

 

27D3. La vie croyante

 

Lorsque l'anthropogénie a rencontré les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7A-E>, elle a aussitôt dû remarquer que ceux-ci créaient des connaissances étranges, et aussi des adhésions étranges chez Homo <7I8>. Et elle a défini la foi (croyance) comme une adhésion-connaissance qui se garantit par le degré de rythmisation que ses contenus et ses garants provoquent dans celui qui y adhère. Le mot "rythmisation" doit être compris ici comme couvrant les huit aspects du rythme <1A5>. C'est là pour Homo un des moyens de franchissement majeurs de ses déhiscences.

La foi (croyance) est peut-être la notion la plus fuyante pour l'anthropogénie. En français, on a foi dans un autre, dans les paroles que l'autre dit et dans les gestes qu'il fait, dans ses engagements et serments, dans des objets se prélevant comme des altérités fiables, dans des énoncés concrets ou abstraits compris ou incompris provenant d'une Altérité d'ordinaire lointaine. Le régime du verbe comprend : croire que, croire à, croire en. En anglais, le Merriam-Webster considère aussi que "Belief and Faith are often used as interchangeable", tout en précisant que le second "imply certitude in the believer", ce que le premier n'implique pas toujours. Des remarques semblables accompagnent die Glaube allemand. Et déjà la fides latine. Même la pistis grecque. Ce qui importe à l'anthropogénie, c'est de voir que dans la foi (croyance) les contenus (points de connaissance ou de contrat) importent moins que leurs garants (dieu, totem, herbe sacrée, meuble hérité, mot prégnant) et que leur fiabilité, répétons-le, se mesure au rythme qu'ils émettent et à la convenance de ce rythme avec le rythme global du croyant. D'où ici le poids du ton, de l'accent, du tour d'existence, du tempo et des sept autres propriétés du rythme <1A5>.

Il y a alors deux grands thèmes de la foi. Une adhésion-connaissance portant sur l'Univers, qu'on nomme la foi religieuse. Une adhésion-connaissance portant sur des groupes hominiens, qu'on nomme la foi politique ; les groupes dont il s'agit sont restreints, peuples "élus" de l'hitlérisme (local) et du sionisme (local et nomade), ou l'humanité entière de l'internationale communiste. Une anthropogénie n'oubliera pourtant pas une troisième foi, qui la concerne elle-même : l'adhésion-connaissance portant sur des principes théoriques systématisés, la foi philosophique.

 

27D3a. La foi religieuse. Ses sacrifices et ses prières. Sainteté et pardon inconditionnel

La vie qu'est la foi religieuse, qu'on ne confondra pas avec la vie mystique, qui sera envisagée à la fin de ce chapitre <27F1>, ni avec la simple appartenance à une confession religieuse, dont il sera question au chapitre suivant <28D2>, est une adhésion-connaissance habituelle qui porte sur l'Univers entier. Le mot religio, que Cicéron apparente à relegere (relire, observer scrupuleusement), a été symptomatiquement perçu depuis comme apparenté à religare (lier intensément), dont le "re-" intensif renvoie à celui de respicere (spicere, re), d'où vient respect, et de revereri (vereri, re), d'où vient révérence et crainte révérentielle.

Du coup, les effets de survol des déhiscences par des effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques statiques, cinétiques, dynamiques et excités <7A-E> sont là très puissants. Surfant sur l'origine et la fin des choses. Sur l'origine et la fin d'Homo. Sur le Suprême ou le Sublime, le Fond ou la Racine, le Premier ou l'Originel, le Dernier ou l'Ultime, le Foyer et l'Englobant. Même quand ils comprennent l'in(dé)fini, comme dans le christianisme et l'hindouisme, les survols religieux visent une certaine clôture, comme le Tao entre les pôles extrêmes du yin et du yang.

Ceci implique que soient formulés ou du moins indexés certains principes ontologiques d'autant plus solides qu'ils sont invérifiables, ou du moins appartiennent au suprasensible : "Tout événement du monde procède du Tao, du Dharma, de la Providence", "Çiva et Çakti cohabitent dès l'origine avec Vichnou et Lakshmi", "Dieu est un en trois personnes", "Dieu le premier nous a aimés", "Il n'y a d'Ilah qu'Allah", "Derrière les esprits il y a l'Esprit des esprits", "La mort est la porte de la lumière", etc. Comme ce sera le cas également de la foi politique, si la foi religieuse porte sur certains contenus, elle s'attache surtout à leurs garants : Abraham, Moïse, Lao Tseu, Bouddha, Jésus, Muhammad, relayés par des vicaires, dont la vicariance est organisée en clergé (christianisme) ou non (Islam). Les "faces", comme disent les Sémites, sont toujours plus vastes que les mots qu'elles profèrent.

Pour alimenter les effets de champ indispensables à une justification en dernier ressort, la vie religieuse a partout mobilisé à son profit les autres expériences de sommet, (peak-experiences <8C>). Celle de l'amour dans la pietas romano-chrétienne, la bhakti indienne, l'amida japonais. Celle de l'art extrême dans ses images, ses musiques, ses architectures : le Musée du Vatican jouxte Saint-Pierre de Rome. Celle du geste, culminant dans la danse <11H4>, tantôt orgiaque, tantôt processionnelle. Celle des forces langagières, afin que ses credos paraissent provenir d'une voix divine ou révélante (velum, re, voile retiré) : splendeurs verbales des Védas, du Tao Te King, du Nouveau Testament, du Coran, de la Bible hébraïque avec ses formulations fulgurantes : "èhiè ashèr èhiè" (Exode, 3,14), traduit par Chouraki : "Je serai qui je serai", et que la version de King James rend par des majuscules : I AM THAT I AM. La foi religieuse a même produit, depuis les psaumes <22C>, un type particulier de sentence, le verset biblique ("une idée entourée par du blanc"), ou l'ayât (signe) coranique, convenant mieux à la Révélation que la prose et le vers, tous deux trop humains, la première par sa nudité, le second par sa maîtrise. Le sacrifice représente bien le versant exotropique de la foi religieuse, et la prière son versant endotropique <2B>.

 

La foi religieuse et le sacrifice. L'héroïsme et la sainteté

L'anthropogénie a rencontré le sacrifice dès la possibilisation <6>, et plus particulièrement dès les substitutions de l'échange généralisé <6G>, avec sa capacité de fonctionner entre des partenaires saisissables, dans le commerce, ou insaisissables, dans le rite sacré (6G2, 7I7>. Par le sacrifice, qui sépare et/ou fusionne des éléments échangés, le croyant religieux conforte sa foi en estimant qu'il continue un ordre approuvé (Inde), ou rétablit un ordre perturbé (Mexique), ou obtient un ordre souhaité (Christianisme). Il s'agit donc peu là de pratiquer la dépense vs l'accumulation (Bataille), ou de dériver la violence groupale sur une victime vicariante (Girard), ou de contourner la mort et conforter la vie ("religion statique" de Bergson), selon les interprétations psychologiques de la fin du MONDE 2.

En 1890, James Frazer a été déclenché à construire son monumental Golden Bough en partant des rois rituellement sacrifiés un peu partout quand ils étaient devenus impotents ou disqualifiés par des pestes. Les anthropologies culturelles structuralistes <24B3, 24C2> ont remarqué la continuité structurale des sacrifices à travers les ethnies et les époques. Le Nommo dogon, divin et humain, meurt et renaît ; Dionysos aussi. Les jeunes filles aztèques dont parle Sahagun meurent dans l'extase ; certains rois et reines africains parfois aussi, comme certains fervents de Çiva ; c'est en mourant et ressuscitant que Jésus devient Christ ; Che Guevara continue aujourd'hui une existence post mortem dans la magie d'une photo solarisée. Cependant, la distinction des trois "mondes" reste ici patente, car la portée du sacrifice est très différente selon qu'il a lieu dans le continu proche du MONDE 1A ascriptural (le nommo Dogon ou la reine Lovedu) ; dans le continu proche du MONDE 1B scriptural (les jeunes sacrifiées Aztèques) ; dans le continu distant du MONDE 2 grec (Iphigénie et les boeufs des hécatombes) ; dans une civilisation du MONDE 2 avec des rémanences du MONDE 1 (Jésus de Nazareth, la victime qui, de "ben elohim", apparenté du divin, devient "huïos toF tHeoF", engendré de Dieu) ; dans le discontinu du MONDE 3 (le "Che" des posters). Et même à l'intérieur du MONDE 2 les nuances sont violentes. Le supplice de la croix, compris d'abord apocalyptiquement <13I> comme fin de la loi, parousie proche, porte basse de la Jérusalem céleste, est compris surtout comme rédemption juridique d'un péché originel depuis la Renaissance bourgeoise et légaliste, avant de devenir "abjection hébraïque ultime se retournant en salut" chez Karl Jaspers.

Le sacrifice, qui peut immoler des victimes autres, peut aussi s'appliquer à soi, en une attitude qui dépasse tellement les modalités particulières des trois "mondes" que certains ont voulu voir des existentiaux dans l'héroïsme et la sainteté. Quels seraient alors, parmi les composantes fondamentales d'Homo, celles qui amènent des spécimens hominiens à (se) sacrifier, dans certaines circonstances ou continûment ? Chacun des concepts majeurs des huit premiers chapitres de la présente anthropogénie contribuent à la réponse : le suspens impliqué par la transversalité (ch.1) ; l'endotropie du cerveau hominien (ch.2) ; l'abandon partiel ou total de chacun (chaque un) supposé par la r-en-contre (ch.3) ; les indices généralisateurs (ch.4) ; les index indéfinitisants (ch.5) ; la possibilisation illimitée (ch.7) ; les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques porteurs de fantasmes de partition-conjonction (ch.7) ; la présence-absence du Réel vs les fonctionnements de la Réalité (ch.8). A quoi on ajoutera ce qui sera vu dans un instant de la mort anticipée (27F2>.

Les saints d'une époque ont souvent d'étranges avances sur elle, comme les artistes. Cherchant à pointer vers un saint du MONDE 3, on pourrait songer à Etty Hillesum, cette juive hollandaise partie pour Auschwitz à 27 ans en 1943, et qui traversa tous les stades de la déportation des siens et de soi sans se départir jamais de sa fraternité immédiate, de sa lucidité pascalienne sur les mécanismes du monde et des sociétés, de ses extases pour les bribes de lumière jusque dans les plus extrêmes ténèbres, d'une parfaite liberté de moeurs, sans un pli d'amertume pour ce que d'autres appellent ennemis. Le kidouch, le "saint" de même racine que kadish, implique sans doute le pardon inconditionnel <6G2>.

 

La foi religieuse et la prière

Et, comme l'échange sacrificiel est le recours exotropique de la foi, la prière est son recours endotropique. Elle pratique une structure, une texture et une croissance langagières et gestuelles puissamment rythmiques <1A5>, et est si répétitive ou circulaire, jusqu'au moulin à prière, jusqu'à la mélopée et au recto tono, qu'après un temps de mise en train la voici autosuffisante, induisant du même coup l'autarcie de celui qui la profère au sein de son *woruld proche et de l'Univers comme horizon. Convenant au mourant dans son passé, au souffrant dans son présent, à l'entrepreneur dans son avenir, à l'indifférent dans sa disponibilité. Au point qu'on ne sait si c'est la foi qui engendre la prière, ou si c'est la prière qui engendre la foi. Ni non plus si la prière suppose une foi religieuse définie, ou si elle ne se contente pas d'une foi en général, sorte d'acquiescement (respect, révérence) pur presque sans contenu déterminé, s'il est vrai qu'on voit fréquemment un spécimen hominien âgé, ayant perdu sa foi d'enfance, ranimer ses prières sans retrouver ses dogmes. La neuropsychologie récente permet de situer ce phénomène anthropogénique fondamental, où se corroborent les capacités d'endotropie, de clivage, de rythmisation des cerveaux hominiens <2B>. En psychologue du bon sens, Jung avait déjà remarqué l'autarcie de la prière comme fonctionnement homéostatique et allostatique au-delà des croyances particulières.

Par son statut de recours dernier et de disponibilité ultime, la prière semble témoigner d'une grande stabilité structurelle à travers l'évolution d'Homo. Au point que les versets 9 à 13 du chapitre 6 de Matthieu, le futur "notre père" chrétien, qui croise le Qadish et les Shemonei 'Esrei hébraïques (Chouraki, p.1870), ont pu être acceptés comme prière commune, serait-ce le temps d'un jour, dans un colloque des religions des années 1980 où se croisaient pourtant MONDES 1, 2 et 3 <12B>. Citons ces versets selon le grec de Nestle : (1) Notre père, celui dans les ciels, (2) Ton nom qu'il soit tenu sacré, (3) Que vienne ton règne, (4) Que soit accomplie ta volonté, tout comme dans le ciel, ainsi sur terre, (5) Notre pain du jour à la suite (ton epioFsion, du jour suivant, Bailly) donne-le-nous le jour d'aujourd'hui, (6) Remets-nous nos dettes comme nous aussi les remettons à nos débiteurs, (7) Ne nous conduis pas jusque là où l'épreuve devient tentation (peirasmos, expérience, épreuve, tentation), (8) Retire-nous de la méchanceté. - Globalement, cela fait quatre reconnaissances : (1) Un pôle invocable, (2) La sacralité de sa désignation, (3) L'attente d'un ordre général, (4) L'obéissance à la loi interne des choses. Et quatre demandes : (5) De la subsistance minimale de chacun, (6) De la rémission de la faute, (7) D'évitement de l'épreuve trop forte, (8) De l'intention non mauvaise, donc sans aller jusqu'à l'outrecuidance <l'au-delà de la foi> de postuler une intention droite.

Ces huit formules de Matthieu (à moins que, selon le trinitarisme habituel de cet évangéliste, il vaille mieux les distribuer : invocation + 3 reconnaissances + 3 demandes) ont quelques teintures apocalyptiques du MONDE 1B, par exemple "qu'advienne ton empire" (eltHètato è basileia sou). Sinon, on en trouverait des équivalents dans le MONDE 1A des Hopi de Whorf et des Canaques de Leenhardt. Et plus encore dans le MONDE 2, où Socrate, selon les Mémorables de Xénophon, "priait simplement les dieux de lui accorder les biens en général, car les dieux savent seuls ce qui est véritablement un bien" ; Aristote exprime la même idée en logicien : la prière transcende le vrai et le faux, échappant en principe au tiers exclu. A quoi fait écho, à Rome, la Xe Satire de Juvénal, estimant que l'homme est plus cher aux dieux qu'à lui-même (Carior est illis homo quam sibi), suivant en cela son contemporain Epictète: "Puissante destinée, conduisez-moi partout où vous avez arrêté dans vos décrets que je dois aller." Ce même parti trouve son paroxysme en pleine Renaissance espagnole dans le "Sume, domine, et suspice" où se résument les Exercices d'Ignace de Loyola, fondateur des Jésuites, chez qui la prière est bien un autosacrifice virtuel : "Prends, seigneur, et reçois toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence, toute ma volonté. C'est toi qui m'as donné tout cela, je te le restitue. Tout est tien. Donne-moi seulement ton amour et ta grâce. Elle me suffit". Le quiétisme de Fénelon ne dira rien d'autre au lendemain du classicisme français ; ni le repos de l'acquiescentia (quies, ad) de Spinoza. Dans le monde germanique, Goethe conclut le MONDE 2 en faisant écho à la neutralité d'Aristote : "Alles geben die Götter, die unendlichen, / Ihre Lieblingen ganz./ Alle Freuden, die unendlichen. /Alle Schmerzen, die Unendlichen, ganz." Tandis que, mourant d'un douloureux cancer des os de la jambe, Rimbaud répète seulement un des 99 noms d'Allah : "Allah Karîm!" (Allah le généreux). Les deux syllabes nasalisantes, et par là endotropiques, de "amen" suffisent à tout. Une syllabe suffit même, puisque la dilatation de leur "am" labial initial et le repli de leur "en" dental final les contractent en la syllabe indienne unique "aum", ou "om", que Ferlinghetti, poète américain orientalisant des années 70, définissait : "originally a syllable denoting assent - the ideal inaudible sound of the universe". L'essentiel des prières tient dans l'espace entre "amen" et "hallelujah", ou tout simplement dans la répétition de "Ell" , avec "l" retourné vers l'arrière, celui d'Elohim et d'Allah.

Et si un jour le MONDE 3 devait donner lieu à une sorte de religion d'univers <27F1>, les huits ou (2 + 3 + 3) énoncés de Matthieu y seraient encore transposables à peu près ainsi : (1) Notre Univers, implication ultime de nos fonctionnements et de nos présences, (2) Que sa désignation (versus unum) soit thème de respect, (3) Que ses structures, ses textures et ses croissances (en particulier ses formations aminées) s'accomplissent sans fatalement postuler le Sens, se contentant de produire du sens. (4) Que les suites de ses variations complexifiantes compatibles soient observées par toutes sciences, expérimentales, historiques et poétiques, (5) Que ses états-moments non retrouvables jouissent des ressources (d'énergie et d'information) nécessaires à leurs singularités au jour le jour. (6) Que les erreurs y soient judicieusement oubliées, (7) Que le prométhéisme y soit tempéré, (8) Que la faute voulue pour elle-même (le mal radical) soit épargnée.

Nous avons mis cette transposition en troisième personne ("que sa") par minimalisme. Mais libre de la mettre en deuxième personne ("que ta"). La foi-croyance a souvent hésité sur les personnes du verbe. Précédant les 99 noms d'Allah (Eloah), il y en a un centième, qui les couvre tous : Huwa (lui) ; ce qu'Hugo a rendu par une majuscule: "Que demandes-tu ? - LUI". L'Hymne à la Joie de la IXe Symphonie, qui est la plus colossale prière collective produite par Homo, croise audacieusement les personnes du verbe : le Principe y est visé par la troisième : "überm Sternenzelt / Muss ein lieber Vater whonen" ; tandis que la deuxième s'adresse aux "Brüder", aux orants : "Seid umschlungen, Millionen, (...) Ihr stürzt nieder, Millionen", mais aussi, selon l'autoengendrement propre au romantisme allemand <30I>, à l'expérience médiatrice elle-même, la Joie : "Freude! Freude! // Freude, schöner Götterfunken,/ Tochter aus Elysium,/ Wir betreten feuertrunken,/ Himmliche, dein Heiligtum".

Du reste, l'oeuvre commune de Schiller et de Beethoven, dans le droit fil de la Critique du Jugement de Kant qu'ils connaissaient bien, confirme les deux propriétés que nous avons reconnues à la prière : (a) elle est forme rythmique plutôt que contenu, puisque l'Hymne à la Joie a été exploité au profit d'idéologies contradictoires, et qu'en concert il unanimise des audiences fort bigarrées ; (b) elle est stable à travers les époques, tant la musique et la phonosémie parcourent ici les huit thèmes de Matthieu et leur mouvement, de l'andante maestoso à l'allegro agitato. La brève revue qui précède montre que le polythéisme, le monothéisme, la destinée, l'univers s'équivalent à cet égard.

 

27D3b. La foi politique. La Realpolitik

On ne confondra pas la foi politique avec la simple vie politique. Cette dernière, vieille comme les sociétés hominiennes, tient en la pratique quotidienne du consensus social, et nous l'avons rangée dans la vie courante <27A2>. La foi politique, beaucoup plus ambitieuse, est une croyance sur ce que doit être ce consensus. Par ses indexations fortes et désirantes, elle anime alors toute l'existence par des effets de champ, un rythme, un horizon, d'ordinaire moins puissants et moins larges que ceux de l'art, de l'amour, de la foi religieuse, mais néanmoins capables, dans leur élan, d'obtenir que des spécimens hominiens survolent leurs déhiscences pénibles.

La foi politique est anthropogéniquement très postérieure à la foi religieuse, à laquelle elle emprunte plusieurs traits, et elle n'a pris vraiment corps que là où il y a des affrontements tranchés entre des organisations sociales décidées, et où le présent se distingue fermement du passé et de l'avenir, avec une polarisation vers ce dernier. C'est pourquoi, même s'il n'est pas interdit de voir des linéaments de ses enthousiasmes et de ses partis pris groupaux dans les rivalités de chefferies de village du MONDE 1A ascriptural, elle ne trouve ses premières saillances et prégnances que dans le MONDE 1B scriptural, par exemple dans les compétitions théologico-politiques entre les villes de la haute, de la moyenne et de la basse Egypte.

Et ce n'est même que dans le MONDE 2 qu'elle a montré pleinement ses deux grands ressorts : (a) quelques orientations concernant le consensus groupal : le patriciat ou la plèbe, l'entreprise plus étatique ou plus privée, l'ordre ou la liberté, la paix ou la guerre ; (b) un principe initiateur garant de ces orientations, chef ou texte, mieux un texte garanti par un chef. Ce sont alors quelques mots flottants et sonores : "démocratie", "fascisme", "racisme", "anti-racisme", "Führer", "Duce", "égalité", "barbares", "goï", "laïcité", "nationalisation", "capitalisme sauvage", "solidarité", etc. Quelques slogans courts : "El pueblo // unido // jamas / sera / vencido" (4 + 6). Quelques emblèmes, aigles et drapeaux. Des liturgies, ou cérémonies populaires régulières (leitos, peuple, ergeia, cérémonies). Des commémorations liées à la magie des dates : "l'homme du 18 juin". Des guerres passées, présentes ou à venir, et à tout le moins des luttes (les "luttes des travailleurs").

Comme il s'agit d'indexations plus que de concepts, de sens plus que signification, les notions élémentaires de la mathématique et de la physique ont présidé à la foi politique. Pour Homo chiffreur, ce furent le "un" de la monarchie ou du "Reich", le "plusieurs" de l'oligarchie, les "rares quelques-uns" de l'aristocratie, le "tous" de la démocratie. Pour Homo debout, le "haut" et le "bas", les "grands" et les "petits". Pour Homo transversalisant et latéralisant, la "droite" (Directa) de l'ordre, du continu, de la tradition, du proche, de la réalité, et la "gauche" (Sinistra) du mouvement, du discontinu, du changement, du lointain, de l'utopie, etc.

Le chef ou le théoricien prophète politique ont alors les mêmes structures, textures et croissances que les indexations dont ils sont les supports et garants. On peut leur demander quelques comptes particuliers dans de très grandes urgences, comme une guerre ou une famine, mais c'est d'ordinaire après coup, tant les peuples se montrent inconscients de ce qui les attend à la veille de leurs catastrophes. L'exigence première adressée à Lénine, Staline, Hitler, Churchill, de Gaulle, Mao, Che Guevara est de soutenir fermement les index généraux du groupe, affaire de regard, de silence, de baraka, de simplicité et d'intimidation, d'apparence de stratégie à long terme. Si, dans des sociétés devenues rationalisantes comme celles du MONDE 2 finissant ou du MONDE 3 commençant, on exige que soient produits des arguments, ceux-ci sont connus d'avance et assurent "l'erreur commune" <25B6>, comme il convient à la foi-croyance de groupes considérables. Idéalement, le chef est rétrospectif et lointain. Ses funérailles l'apothéosent, qu'il ait été bon ou cruel pour ceux qui le pleurent. Le goulag a pleuré Staline plus sincèrement que la nomenclatura.

Il est arrivé pourtant parfois que la foi politique ait accompagné des changements structurels aperçus par la société, et elle a créé alors une ferveur intense. Ainsi, au début de notre ère, les échanges commerciaux et techniques sur la Méditerranée devinrent si vastes et fluides qu'il fallut passer des cités, comme Athènes (polis) ou Rome (urbs), à un imperium, un empire non plus primaire, comme ceux de Sumer et d'Egypte, mais secondaire, l'imperium romanum dont Jules César posa les fondements et dont Auguste éleva l'édifice, soutenu par une foi politique liturgiquement orchestrée par Tite-Live, Virgile et Horace. De même, à la fin du XVIIIe siècle, la technique, sous l'effet de la science appliquée, devint si énonçable par chacun qu'elle put se formuler adéquatement dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, mettant chacun dans une égalité de compétence qui rendait caduque la division de la société française en trois "états" : noblesse, clergé, tiers état ; ou même en corporations. Et un gigantesque et durable élan de foi politique courut de Montesquieu à Napoléon Bonaparte, partagé par des peuples entiers.

Mais ces moments-là sont courts. La plupart des effets de la foi politique sont invisibles, rampants, agissant à l'échelle des siècles, métastables. Trop peu saillants et surtout trop redoutés pour être formulés. Ainsi en a-t-il été, depuis dix siècles en Europe, des modifications progressives de l'opinion, cette foi politique diffuse, sur la femme, l'enfant, le travail, la participation du citoyen (Magna Charta), sur la raison et la folie, l'esclavage, le servage, etc. Même quand ces mouvements profonds ont été accompagnés sourdement ou bruyamment par des croyances et des prédications politiques déclarées, ils n'en ont guère résulté, car ils suivaient impitoyablement un cours des choses, et surtout un cours de la technique et des échanges commerciaux selon le rôle décisif des forces de production <18L, 26C2, 29A5>. Il faut bien admettre que la machine à écrire, la conduite automobile, la divulgation des sciences positives, les télécommunications, la pilule contraceptive ont fait infiniment plus pour la situation de la femme au XXe siècle que la foi politique du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir.

De même que la foi politique n'a vraiment pris corps qu'avec le MONDE 2, elle a culminé dans le crépuscule de ce dernier. Violemment et brièvement dans le fascisme, surtout hitlérien, très esthétisant autour de Goebbels, de Speer et de Leni Riefenstahl. Plus longuement, dans le communisme, surtout russe bien que mondial, logomachique et très peu esthétisant. Enfin, durant tout le siècle, dans le sionisme à la fois mondial, étant nomade, et territorial, en Israël, mais partout existentiel. On peut alors se demander si la foi politique comme telle, nécessairement opaque, survivra dans le MONDE 3, que la structure réticulaire accule à la transparence. En U.R.S.S., la "glasnost" ne fut-elle pas synonyme de sa disparition ?

Partout, la foi politique et la foi religieuse ont montré entre elles, dans leurs indices et leurs index, une grande proximité de structures, de textures et de croissances <7F>. Au point que des sociétés ont pu les confondre, surtout dans les temps de guerres et de fléaux. Ou passer plusieurs fois de l'une à l'autre sans s'en apercevoir, dans les temps de paix. Elles ont en commun que leurs expressions puissantes et insistantes finissent par dispenser de la vérité de leur fondement. Les Confessiones d'Augustin, les cathédrales gothiques, la peinture des Flamands du XVIe siècle, la musique de Bach furent des expressions si cohérentes du christianisme que chacune et toutes ensemble ont, pour leurs auteurs et pour leurs consommateurs, rendu incongrue la question de savoir si l'homme-dieu qui les avait enfantées était une réalité. Toutes proportions gardées, quelque chose de semblable s'est produit pour l'auteur et les lecteurs du Capital de Karl Marx. Du reste, si le sacrifice et la prière sont les recours propres de la foi religieuse, une histoire de leur rôle dans la foi politique ne serait pas insignifiante.

La foi-croyance religieuse ou politique s'est nourrie différemment des cinq sens à travers l'anthropogénie. Augustin a dit avec force : fides ex auditu, la foi procède de l'acte d'entendre (auditus, us) ; et le rôle de la parole, comme vérité rythmée, venant de l'intérieur, se répétant en écho, s'affirmant étrangère et même, autre et identique, est souvent décisif. Mais, dans le Coran, plusieurs signes d'Allah touchent la vue, même si l'éclat verbal du verset coranique est le témoignage ultime de sa véracité. Et dans l'Afrique noire traditionnelle l'initié Minianka fait d'autant plus confiance au fluide vital de ses fétiches que, dans les trous de la roche, il les touche sans jamais les voir. L'hitlérisme fut visuel, le communisme auditif ; exploitant les ressources ancestrales de l'écriture chinoise, le Petit Livre rouge de Mao croisait l'autorité de l'analogique et du digital. Cela fit des illuminations et des terreurs distinctes.

Le terme de Realpolitik, "politics based on practical and material factors rather than on theoretical or ethical objectives", ne remonte en anglais qu'à 1917 (Merriam-Webster). Mais ce qu'il recouvre vient de bien plus haut, et même des origines. Car l'animal techno-sémiotique, qui, en particulier dans ses intelligentsias raisonneuses, préfère remplacer la complexité des faits mouvants par quelques oppositions stéréotypées (plèbe/patriciat, tyrannie/démocratie, fascisme/communisme, gauche/droite, etc.), sait aussi, à travers la majorité de ses commerçants et artisans, parfois de ses cultivateurs, - et encore de quelques historiens réalistes, comme Tocqueville, - que ce sont d'autres forces, difficiles à percevoir, et plus encore à compatibiliser en une praxis, qui mènent le monde. Les grands politiques sont ceux qui ont la faculté de percevoir et d'actionner ces facteurs matériels et pratiques tout en exploitant la commodité rhétorique d'une poignée de vocables et slogans indispensables à la propagande. C'est une faculté très rare, dont la rareté contribue à leur adoration et à leur haine par la foule. La notion de Realpolitik invite à se demander si celle de Realreligion ne serait pas anthropogénique elle aussi.

 

27D3c. La foi philosophique

La plupart des philosophies, ou toutes, comportent une clé de voûte indémontrable, objet de foi-croyance. C'est Descartes déclarant que la pensée est substance (Ame), et que l'idée de Parfait (Dieu) est claire et distincte. Ou Spinoza quand il veut que l'unicité de la Substance (Selfstandigheit) permette de conduire les choses à leurs idées "adéquates". Ou Leibniz qui voit chaque événement du monde comme le "meilleur possible" local parmi des "compossibles" universels nécessaires ("ne pouvant pas ne pas être"). Quand Fichte tire toute science d'un "Ich bin Ich". Quand Sartre se croit si libre qu'il postule qu'aucun événement ne saurait émouvoir une conscience (liberté), laquelle ne peut que s'émouvoir elle-même à propos des choses. C'est déjà une foi philosophique qui portait Parménide lorsqu'il ouvrit l'Occident en tranchant que "l'étant est, le non-étant n'est pas". Ou encore Platon apercevant les choses comme des reflets des idées. Aristote postulant un premier moteur "mouvant sans être mû". Plotin voyant tout exister, de l'esprit à la matière, par "procession et récession de l'Un".

Avec sa loyauté habituelle, Kant <20C3fin, 21E2a> voulut s'expliquer sur sa propre foi philosophique ; il vit même que tout son système en dépendait et que, à défaut d'en rendre compte, c'était l'édifice entier de ses trois critiques qui serait ruineux. Les deux cents dernières pages de sa Critique de la puissance de jugement (Urteilskraft) sont le texte le plus complet qu'Homo ait produit sur la foi philosophique. Kant remarque la nature rythmique de la sienne <7I8>, puisqu'il la mesure à l'unification qu'elle apporte entre ses trois facultés : sensibilité (sentir), entendement (connaître), raison (désirer). D'autre part, il distingue deux sortes de foi philosophique. (1) Celle de ses prédécesseurs, qui atteignait d'abord Dieu et l'Ame immortelle, et concluait ensuite à la Liberté-Devoir ; foi théorique, qui se croyait capable de produire des jugements "déterminants" sur des objets "suprasensibles" ; Kant l'estime inconsistante, voire malhonnête. (2) La sienne, dit-il, n'est pas théorique. Elle part du seul en-soi, du seul "noumène", que nous touchions : le "désir (Wille) humain du souverain bien" ; d'où nous nous élevons alors à Dieu et à l'Ame immortelle, en une foi pratique, solide mais avec plusieurs limites. Car l'en-soi qu'elle touche au départ (le désir du souverain bien) l'est à travers un impératif seulement "catégorique", catégorial ("agis selon une maxime qui pourrait être universelle"), et donc ne comporte aucune détermination connaissable pour l'action. Ensuite, les jugements par lesquels elle s'élève à Dieu et à l'Ame immortelle ne sont pas "déterminants" (comme ceux de l'entendement) mais seulement "réfléchissants" (invoquant la cohérence de nos facultés). Les voici pour Kant, admirateur du botaniste et zoologiste Reimarus : (a) la fin interne d'une plante ou d'un animal (l'harmonie de ses parties) ne saurait s'expliquer par la pure mécanique, elle exige une "fin de la Nature", laquelle ne peut être que l'Homme, seul à pouvoir désirer le bien ; elle exige aussi un ordonnateur premier de la fin de la nature, du reste parfaitement inconnaissable par nous quant à ses fins et moyens, (b) le bien "absolu" n'est pas réalisable dans cette vie et il suppose donc, pour n'être pas "absurde pour nous", une vie ultérieure, éternelle, qui intervient sans doute dans l'esprit de l'ordonnateur premier des fins de l'Homme et de la Nature. Le jugement esthétique (de goût) a pour fonction de sensibiliser aux fins internes de la Nature, voire à ses fins externes (cohérence des êtres vivants ou inanimés entre eux) plus hypothétiques ; cette pure cohérence subjective sans objet déterminable, en éveillant à la cohérence du souverain bien, subjective mais avec un objet, est une propédeutique au jugement téléologique, et occupe donc tout naturellement la première partie de la Critique de la faculté de jugement. L'anthropogénie remarquera comment la foi philosophique kantienne, avec sa touche d'héroïsme, fut préparée par celle de Luther, et constitua le programme essentiel du romantisme allemand, en particulier de Beethoven et de Schiller. Kant insistait beaucoup sur le fait qu'elle était de sens commun, et non savante. Et qu'elle ne fermait pas à la religion révélée, en l'occurrence son piétisme, contrairement au déisme strict de Reimarus, d'une génération son aîné (1697-1763), à la "clarté, la précision, l'ampleur" duquel il attribue un "honneur immortel".

Le MONDE 3 a fort changé la donne de Reimarus et de Kant. Les polymérisations des acides aminés et la cybernétique ARN-ADN ont exclu que les cohérences internes d'un vivant supposent une fin de la nature ; et il est rare que les idiosyncrasies des conduites hominiennes comportent le désir du souverain bien sous un impératif catégorique. Intense encore chez le premier Sartre, la foi philosophique a perdu beaucoup de son assurance, serait-ce comme foi scientiste et comme foi psychanalytique. Même une éventuelle religion d'Univers impliquerait, chez des spécimens hominiens se vivant comme des états-moments d'Univers, moins de foi que d'abandon. Sur ce chapitre, Wittgenstein apparaît une fois encore comme une charnière entre MONDE 2 et MONDE 3 lorsque, en 1950, il consacre les derniers jours de son existence à cerner une "certitude" qui ne présupposerait pas de foi philosophique, sous le titre Uber Gewissheit (On Certainty, De la certitude) <24B1>.

 

27D3d. Les deuils. L'acédie

Chez Homo, le deuil a des rapports profonds avec la croyance, la prière et le sacrifice ; au point d'être souvent à l'origine des croyances religieuses et politiques. Ont été établies très tôt des funérailles, par accommodation, manducation, ensevelissement, immersion, crémation, dispersion du cadavre. Rites frontaux et solennels, dans un premier temps, puis prolongés à travers la durée par des commémorations, parfois quotidiennes, sur les autels domestiques au Japon et ailleurs. Comme dans le sacrifice, il y a dans le deuil des échanges non commerciaux, c'est-à-dire dont un des termes n'est pas connu, et même franchement mystérieux. Un vivant est devenu un mort ; un fonctionnant est devenu un défonctionnant, un défunt (de-functus, de-fungi) ; ce sont deux états du même ; et il est insupportable à des spécimens hominiens, techniques et sémiotiques, de n'établir aucun lien entre deux états d'un même. Le rituel des funérailles et du deuil est une succession de déplacements entre des éléments présents et des éléments absents <6G>. Le deuil est un des exemples majeurs du travail de la mémoration (vs la remémorisation) <2B2>.

Avec ceci que cette fois le sacrifié, - un profane qui devient sacré par sa mort, - ne résulte plus de l'initiative d'une personne ou d'un groupe, comme dans le sacrifice habituel, mais d'une force inexorable, le Destin, la Destinée (stare, de, fixer), qui, outre la victime, détermine le moment, le lieu, la manière. Détermination qui résulte d'un rite mal accompli dans le MONDE 1A ascriptural, où il n'y a pas vraiment de mort naturelle. D'une inscription béatifique (Egypte) ou douloureuse (Gilgamesh) dans les écritures intenses cosmiques du MONDE 1B scriptural. De la brusque coupure d'un fil par une Moïra grecque ou une Parca romaine venues des enfers, parmi les "touts" du MONDE 2 occidental. D'un processus tellement processuel qu'après des retardations médicales il signale seulement l'appartenance des spécimens vivants singuliers à la succession des espèces pour l'Evolutionnisme du MONDE 3.

Aussi, après le sacrifice échangiste massif des funérailles rendant le corps aux quatre éléments premiers du feu, de l'air, de la terre ou de l'eau, selon les régions, faut-il encore pour Homo le long et vague échange du deuil prolongé pour faire entrer l'impensable du basculement vivant/mort dans les indices et les index du *woruld. Avec le recours de la prière, cléricale ou laïque. Prière pour le mort, prière au mort, prière du mort. Mélangeant, comme dans la prière adressée au Principe, la demande, l'adoration et la louange. Et instaurant quelque peu un "autre monde", parfois proche (next world), aux croisements de "ce monde-ci" approprié (world).

L'invoqué vivant-mort peut être également animal, voire un objet inanimé ayant forme vivante. Les monuments compliqués des cimetières de chiens et de chats aux U.S.A. ne sont pas qu'une bizarrerie de populations riches. Le paysan de Haute-Provence qui à midi est monté à sa plus haute terre et y a déposé en l'exact milieu d'un grand carré de lavande sa chienne, puis lui a fait un modeste tumulus de pierres calcaire sous lequel elle se résorbe dans l'immensité du Soleil démontre qu'un animal peut avoir, au milieu d'un cirque des Basses-Alpes, une tombe aussi liturgique que celle de Chateaubriand face à l'Atlantique.

Eclairée par le deuil, la foi l'est également par l'éclipse de la foi, une sorte d'ennui radical, que les anciens et Pétrarque appelaient acédie (a-kèdia, a-cedia, manque d'intérêt). Mais cet état, qu'on trouve dans la foi politique et surtout dans la foi religieuse, est si caractéristique de cette dernière qu'il vaudra mieux le considérer à l'occasion de son paroxysme, chez certains mystiques <27F1>.

 

27D4. La vie haineuse

 

La haine est, pour un système bio-techno-sémiotique comme Homo, un moyen si économique de se défendre contre les agressions des événements et de s'établir en autarcie <11L3> qu'il est assez normal qu'elle ait fréquemment donné lieu à des vies. D'autant qu'elle fait parfois couple avec des croyances, dont elle est le revers confirmant. Il est plus aisé pour un protestant de honnir les catholiques que d'adhérer aux vues profondes de Luther ou de Jean-Sébastien Bach ; et pour un catholique de honnir les protestants plutôt que d'épouser la foi immense de Paul de Tarse, de Thomas d'Aquin ou de Pascal.

Alors, grâce à la haine, l'horizon se contracte en un point ou en quelques points ; la présence-absence se résume à une altérité appréhendable ; l'in(dé)finité du désir se satisfait en besoins de destruction définis et comptables. Ces deux derniers habitants d'un village abandonné, un homme et une femme, qui ne se parlaient jamais et ne savaient pas pourquoi, sinon qu'il y avait eu "quelque chose" du temps des parents ou grands-parents, sont un exemple naïf de la vie haineuse et de ses commodités.

 

 

27E. Le défi des déhiscences : la vie comique

 

A tout prendre, aucune des vies précédentes ne protège définitivement Homo de ses déhiscences. Il a donc développé des remèdes qui, au lieu de combler ses failles, de les fuir, de les franchir en surfant, consistent à les regarder en face, à les affronter, tout en les tenant à distance et en les égalisant, en les "diffusant" au sens de l'anglais to diffuse, grâce à des déplacements et ébranlements subtils ou violents, où les effets de champ logico-sémiotiques sont un recours habituellement plus efficace que les effets de champ perceptivo-moteurs <7A-E>. Telle est la vie comique.

L'instrument essentiel de celle-ci est le langage beaucoup plus que la peinture, la sculpture, la musique malgré le Witz combinatoire de Haydn. Sans doute parce que seul le langage est assez référentiel, même autoréférentiel, assez distanciateur, même autodistanciateur, pour créer la tension entre désignants et désignés indispensable à l'escrime, aux esquives et aux bottes des effets de champ logico-sémiotiques du comique. C'est ce qu'Homo a vérifié à travers ses textes et ses théâtres au sens strict (comédies, farces), que nous avons rencontrés à l'occasion des théories qu'il a construites sur soi du fait de ses langages <22B5>, mais aussi à travers le théâtre diffus de sa vie quotidienne <11H3>.

On abordera alors le comique par son défi de l'obscène, lequel naît de la déhiscence originelle d'Homo, celle qui sépare les technèmes et aussi les signes, disons les technèmes-signes, relativement stables, abstraits, médiatisables, spiritualisables, et les corps immédiats, fragiles, grossièrement physiologiques et anatomiques. C'est cette déhiscence radicale qu'exprime l'exclamation russe réprobatrice : "Biez-obraz-nie!" (sans image), et que visèrent les Latins par le mot "ob-scaevus" (gauchi, sordide), d'où vient probablement "obscène", que pourtant beaucoup de locuteurs continuent de percevoir comme venant de "ob-scenus" (en travers de la scène), tant l'obscène tient à ce que les choses et les signes y apparaissent de "trop loin" et surtout de "trop près", trop "sous le nez", et non pas dans la "juste distance" de la skènè théâtrale grecque <13G1>. Hors de la distance "convenable", l'iris le plus exquis est aussi obscène que la vulve rhétoriquement agrandie de L'Origine du Monde de Courbet.

Le comique premier consiste alors dans le taquinement de l'obscène, soit tournant autour, le frôlant sans en être atteint, soit le retournant à force d'en faire un thème technique et sémiotique, de l'instrumenter. Pour cet effet, Rabelais montre que la voie la plus sûre est un carambolage très rythmé, où les disparates des technèmes-signes et des organicités, - la brutalié du torche-cul et l'infinité délirante de ses variations, - se répandent en répercussions si imprévisibles qu'elles se neutralisent. Parfois la discrépance (discrepancy, discordance grinçante) et l'entrechoquement rythmiques ont lieu entre les signes-technèmes eux-mêmes, en une obscénité du langage : "Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci, la plus cela qui fût au monde."

Quand les déhiscences sont sociales, une manière de les défier est de les accentuer au point que celui qui les dénonce, et éventuellement ceux devant lesquels il les dénonce, paraissent y échapper, tant ils en sont juges. Ce sont le sarcasme et l'ironie, coups de butoir frontal et même rostral chez Plaute, pluie de flèches obliques chez Voltaire, mais toujours assez rythmiquement pour que l'affirmation d'infaillibilité judicative <25B2b > perdure.

Non agressif, l'esprit brave les déhiscences en attisant leurs désignants au point de fixer l'attention sur eux plutôt que sur les désignés. Madame de Sévigné a tenu cette dragée haute durant une existence entière dans ses Lettres, qui relatent les situations et les bassesses les plus pénibles, cependant que son langage s'oblige à l'héroïsme de tout dire de telle sorte qu'on ne voie pour finir que lui, salvifique, tant il est pertinent par rapport à soi et détourné par rapport aux misères qu'il exprime, et qui demeurent pourtant bien là.

Quant à l'humour, il rencontre les déhiscences, et même l'obscène, en connaissant jusque dans ses recoins l'ethos d'Homo <25>, et ses maladies <26>, mais il les accepte avec tempérance, inflexion, obéissance, presque humilité ; dans la chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un horizon <1B>, l'horizon lui est si présent que les choses-performances, mais aussi la situation et la circonstance s'y relativisent. Alors que dans les autres productions comiques le producteur s'exclut de ce qu'il affronte, et joue plus ou moins devant un public et devant soi, dans l'humour il se compte lui-même parmi son public, mais aussi parmi ce que lui-même et son public activent en une expérience extrême d'intercérébralité <2B9>. Pour le décalage subtil de son propos, tout semble considéré, médité, contemplé, décalé, accepté. Avec pour résultat que les fonctionnements ainsi attendris s'effacent sous la présence-absence (essentiel de l'horizon) qui les habite. Seule la langue anglaise, toujours étonnée d'être à la fois germanique et romane, a pu accomplir jusqu'au bout cette ambiguïté intraduisible, singulièrement chez Dickens. L'adjectif "pickwickian" est défini par le Merriam-Webster : 1. marked by simplicity and generosity ; 2. intended or taken in a sense other than the obvious or literal one.

L'humour se nourrit des discordances entre signes-technèmes, mais aussi entre couches de signes-technèmes ; Lewis Carroll a déployé ces bifurcations au pays des merveilles (in wonderland) et à travers le miroir (through the looking glass). C'est X, absorbé dans son travail, qui reçoit un coup de téléphone d'Y lui annonçant qu'il y a une mauvaise nouvelle et que Z est mort, et qui, y repensant à part soi, ajoute : Encore bien qu'il ne m'ait pas annoncé la mort d'Y. L'humour est une clé majeure de l'anthropogénie. Il va de la première maîtrise du langage chez l'enfant aux ultimes paroles du mourant. Il est parfois le seul élément transmissible entre ethnies sans contact. Il porte sur tout. Même sur Dieu. C'est Satan qui en a le moins.

 

 

27F. La fusion des déhiscences

 

Malgré toutes ces parades, restent pourtant la mort d'autrui, la folie de l'autre ou de soi, les formes insoutenables du malheur. Homo est alors renvoyé à son rapport fondamental avec l'Univers, dont il est un état-moment local et transitoire. Et sa ressource ultime est d'inverser le rapport habituel qu'il active-passive entre fonctionnements et présence-absence où il ne voit guère que les premiers. Cette fois, il met la présence-absence au coeur, les fonctionnements comme tels lui paraissant insignifiants.

 

27F1. La mystique. La trilogie religion-croyance-mystique et les trois "mondes"

 

Le mystique organise rythmiquement son existence de façon "présentive", c'est-à-dire comme une suite de fonctionnements présentiels-absentiels purs <8B9>, ravissements, rapts, foudroiements, fusions, annulations, errances. Ce que Jean de la Croix a résumé poétiquement : "Vivo sin vivir en mí / y de tal manera espero / que muero porque no muero" (Coplas del alma), "Para venir a saberlo todo, / no quieras saber algo en nada. (...) / Porque para venir de todo al todo, / has de dejar del todo a todo" (Subida del Monte Carmelo). Mais le résultat diffère selon les cultures. Dans l'Occident, qui depuis Rome a favorisé la personne puis le Moi, et donc aussi l'Autre-Moi, la présence-absence pure se révèle fréquemment comme une acceptation radicale d'un Autre ou de l'Altérité en général. En Chine, en Inde, au Japon, l'acceptation d'altérité a consisté plutôt en l'abandon des singularités d'un organisme à la généralité d'un Tao ou d'un Dharma transpersonnels. On pourrait imaginer que le MONDE 3 favorise des implications (mises en plis) inconditionnelles dans les croissances <7F> de l'Univers, perçu comme enveloppement ultime des fonctionnements et des présences <27D3a>.

Cela entraîne une grande différence des voies mystiques. Dépendant d'un Autre-Je-Nous, le mystique occidental ne peut poursuivre la présence-absence de manière volontaire, même par l'ascèse, qu'il joint souvent à la mystique selon la doctrine d'une "théologie ascétique et mystique". La présence est pour lui de l'ordre d'une grâce imprévisible, d'une décision de l'Autre, qui peut se voiler durant des mois et des années dans la perte du rythme de la croyance, la "sécheresse spirituelle", la redoutable "acedia" (kèdeïa, soin, a- privatif) <27D3d>, ce "grief", cette déréliction, contre laquelle il s'éprouve impuissant de volonté et de savoir, et dont en rigueur il ne peut jamais se faire un mérite pour soi, même s'il espère par elle accumuler des mérites pour tous, comme Thérèse de Lisieux. Quitte à ce qu'entre présence pure et acédie intervienne, selon Jean de la Croix, l'aventure de joie (dichosa ventura) d'une nuit obscure (noche oscura) si enflammée d'avidités d'amour (con ansias en amores inflamada) qu'elle réalise en négatif quelque chose de la jouissance absolue (gocémonos amado) ouvrant sur la vision béatifique (y vamonos a ver en tu hermosura). Etant entendu que "la primera de las pasiones del alma y afecciones de la voluntad es el gozo (contentamiento con estimación)". Se rappelant David : "dilata os tuum et implebo illud", l'âme épouse (esposa) est envers l'amado en situation féminine : "el apetito es la boca de la voluntad (...) Ha, pues, de tener la boca de la voluntad siempre abierta a Dios, vacia de todo bocado <bouchée, morsure> de apetito para que Dios la hinche <gonfle> de su amor y dulzura". La grâce fut le thème le plus constamment controversé de la théologie chrétienne, et Gilberte Pascal estimait que les Ecrits sur la grâce de son frère étaient de ceux qui lui avaient demandé le plus de réflexion.

Au contraire, le mystique oriental est maître de ses voies, et il lui appartient de se disposer de telle sorte que l'illumination approche. Cependant même pour lui l'absolu est rare. Car il y a un abîme entre le tch'an, qui est à sa portée, et l'Eveil de la bodhi ou du satori véritables, qui ne lui viendront que par éclairs, s'ils lui viennent. En Orient comme en Occident, une ultime dimension d'abandon radical appartient donc à toute vie mystique. C'est par là qu'elle est différente de la vie de l'art, possessive, comme aussi de celle de la foi religieuse ou politique. On remarquera que déjà la prière ordinaire se situe dans cet abandon à des forces plus vastes <27D3a>.

Comme les autres, la vie mystique compte des réalisations plus ou moins "saines" et "maladives", et souvent la santé et la maladie y cohabitent en d'innombrables idiosyncrasies <26E>. Certains "psychotiques" sont si peu allocentriques que leurs moindres concessions sont éprouvées par eux comme des amours absolus, dont ils font la théorie avec une pénétration vertigineuse ; croyants ou athées, ils se considèrent volontiers comme mystiques. Pourtant, une anthropogénie n'a pas avantage à apparenter le président Schreber et les deux Thérèse, d'Avila et de Lisieux. Chez ces dernières, les expériences érotiques concourent à une rythmisation générale de l'existence sur un horizon vaste dans la jouissance de la Partition-Conjonction selon un fantasme fondamental ouvert <7I5>, tandis que chez le président de tribunal autrichien patient de Freud, des expériences semblables aboutissent à des brisures de rythme, à la fuite d'horizon, à des fantasmes compulsionnels <7I6>, sous un verdict social intériorisé : "Comment moi, président de tribunal, puis-je désirer être enculé de Dieu ?" Hildegarde de Bingen (1098-1179) est si instructive parce qu'on y trouve à la fois la base migraineuse dans les phosphènes et scotomes de ses dessins et l'épanouissement spéculatif dans ses textes mystiques et scientifiques. Il est rare que la générativité clivée et la générativité rythmique <26B3> se croisent aussi largement et clairement. La base neurophysiologique des extases sera mieux comprise à mesure que nous connaîtrons mieux les neuromédiateurs surtout cérébraux, depuis les exaltateurs d'éveil et de focalisation jusqu'aux molécules endo-anesthésiantes et fusionnantes, parentes des endomorphines. Mais même alors ces aspects d'humeur ou de perception-mémoire exigeront, pour être compris, qu'on les situe dans le système général du X-même hominien <11>, avec ses effets de champ et ses distanciations capables à la fois de grande maîtrise et d'extrême abandon.

On ne s'étonnera pas que la vie mystique soit assez mal vue d'ordinaire par les religions constituées, dans la mesure où la foi religieuse est collective, consensuelle, tout comme la foi politique <27D3>, même là où le salut est individuel. Pour les Eglises, le mystique est au mieux "un" sujet singulier d'une vocation particulière n'interférant pas avec celle de la communauté, surtout soucieuse de "tuning" social, jusqu'en Chine et en Inde. Le mystique Al-Halladj, qui proclamait "ana al-haqq (je la-vérité <intérieure, ultime>), fut exécuté à Bagdad sous les Abbassides en 922.

Ainsi, l'anthropogénie vient de manier à plusieurs reprises trois termes, religion, croyance, mystique, et on peut se demander si leur juxtaposition ne suggère pas une distinction éclairante. La religion aurait alors prévalu dans le MONDE 1, ascriptural et scriptural, où le spécimen hominien s'est perçu surtout comme attentif-respectueux des choses autour de lui, donc religieux selon l'étymologie cicéronienne (relectio), ou même commune (religatio). La croyance aurait été le fait prévalent du MONDE 2, seul à s'être intéressé à des dogmes, lesquels découlent de sa conception de la vérité comme adéquation de l'intelligence au réel, et ont abouti à la notion occidentale de conscience (scire, cum), dont le Dieu créateur chrétien ou Homo législateur kantien ou hégélien étaient la clé. Une certaine mystique caractériserait le MONDE 3, en tant que sa maîtrise très avancée des fonctionnements l'invite à percevoir a contrario l'originalité de la présence-absence ; ni Wittgenstein, ni Bataille, pourtant dégagés des croyances, et même de la religion, n'ont reculé devant le mot, qui du reste ne dissone pas avec "Tu me tues, et tu me fais du bien" chez Marguerite Duras. Pour préparer cette mystique-là, on trouve, à la fin du MONDE 2, une "sacralité sans croyance" chez Heidegger, et une "sainteté sans croyance" chez le kadish de Lévinas, revisitées par Derrida dans Foi et Savoir (1996), qui y joint le non-rapport ou "interruption absolue" chez Blanchot, et même le "pardon inconditionnel" dans Le siècle et le pardon (2000). Assurément, si mystique paraissait ambigu, présentialité serait plus sûr. Et l'on obtiendrait la trilogie anthropogénique : religion, croyance, présentialité, avec la prévalence de chacune selon les trois "mondes".

En même temps, ce genre d'articulation rouvre la question du religieux au sens large. En effet, si le MONDE 3 semble discréditer irrévocablement la croyance, en tant qu'elle découla d'un Univers où les fonctionnements et la présence étaient plus ou moins articulés par des structures et des textures, et donc par la conscience (scire, cum), et même par une conscience a priori, il ne discrédite pas la présentialité, selon l'articulation primordiale : fonctionnements/présence-absence. Ceci pourrait reformuler la question métaphysique, ou du moins ontologique : pourquoi, comment, ou tout simplement selon quelles voies y a-t-il dans l'Univers des fonctionnements et de la (des) présence(s)-absence(s). Et, puisqu'il n'y a aucun rapport descriptible entre les deux (vu que la présence est indescriptible), n'y aurait-il pas une autre sorte de rapport, favorisant une autre attention, une autre re-lectio ou re-ligatio (singulière ou collective) universelle, en une religion d'Univers <27D3> ?

Homo est fertile en inventions de notions-idées-concepts d'attention respectueuse. Il n'est pas exclu qu'il en fomente un jour d'adaptées à un Univers en formations aminées et aminoïdes <7F,21E2a>, savamment ou populairement. Dans les PROMS de la BBC, les choeur et orchestre de The Mask of Time de Tippett ont offert peut-être un premier office de ce culte du MONDE 3, comme la IXe symphonie et la Missa solemnis beethovéniennes furent un office conclusif du MONDE 2.

 

27F2. La mort anticipée

 

La mort comme phénomène animal est banale. Elle tient en une cessation d'activité des centres nerveux, qui peut avoir lieu sans souffrance dans le sommeil ou l'accident, et qui sinon est précédée par un endormissement progressif, parfois accompagné d'une souffrance, du reste allégée par différentes endomorphines ; de ces dernières on cite classiquement celles qui rendirent insensible Livingstone terrassé par un lion. Cependant, un peu partout le "Tu mourras" du premier chapitre de la Genèse a été perçu comme la punition majeure du péché originel d'Homo qu'est la possibilisation <6A>. Le terme d'agonie, du grec agôn (lutte), présente la mort des animaux techno-sémiotiques comme un combat, et même comme le combat suprême. Heidegger a conclu le MONDE 2 par l'affirmation que le fondement d'Homo est son être-tourné-vers-la-mort : Sein zum Tode.

C'est que la mort est un scandale ultime pour Homo. Les signes et les langages qui le constituent sont faits pour spécifier (vs représenter) des choses-performances <1B3>, et la mort est la non-performance, la non-chose, même le non-fonctionnement. Mis à part le cadavre qu'elle dépose, et qui est signe éminemment, sôma sèma, d'elle il n'y a rien à dire, à imaginer, à mettre en musique, à schématiser par une écriture. Elle mobilise, c'est vrai, toutes les idéations de la présence-absence : l'éternité, la simultanéité, l'infinité et l'universalité, la spontanéité, la liberté, la subjectivité <8D>. Mais, par opposition aux fonctionnements, descriptibles, la présence-absence est indescriptible.

Contre cette adversité techno-sémiotique fondamentale, Homo a tenté de constituer une sphère d'activité-passivité, une vie, en sursémantisant l'insémantisable. Post mortem, les groupes hominiens ont pratiqué tôt la "survivance" par la sépulture primaire (sur place) ou secondaire (après rapatriement du cadavre), par la momification préservant le contour à défaut des viscères, ou encore par la diffusion cosmique aérienne et fluviale de son contour autant que de ses viscères à travers l'incinération et la dispersion dans le fleuve <14E>. Ante mortem, les sursémantisations ont inventé la bénédiction ou la malédiction parentales, et jusqu'à ces énormes rassemblements médiévaux de vassaux durant des mois autour du suzerain malade, confirmant le lien (féal, lige) indéfectible de la féodalité. Enfin, combinant l'ante mortem et le post mortem, une sursémantisation paroxystique fut d'anticiper la mort par la tonalité d'existence. Philosopher c'est apprendre à mourir, décidèrent plusieurs stoïciens, et le suicide, ce retranchement de soi par soi (caedere sui), est la mort souveraine. Le guerrier iroquois qui anticipe son supplice depuis sa puberté, puis le subit à la fin comme sa confortation ultime, aura réalisé un des tressages les plus étroits entre la mort anticipée et l'abandon mystique.

A côté des sursémantisations, une assomption et anticipation discrète et efficace de la mort se retrouve un peu partout dans ce qu'on peut appeler l'humilité dernière, le penchement d'Homo vers l'humus : "Et je penche, oh mon Dieu! mon âme vers la tombe / Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau" (Hugo). Glissement vers l'entropie générale de la néguentropie locale et transitoire qu'est une vie. C'est, dans le MONDE 1, la vieille femme esquimaude, devenue inapte à mâcher les peaux pour les tanner et donc inutile au clan, qui retourne se fondre dans la banquise ; ou ce jeune noir à qui son médecin donne huit jours à vivre et qui les passe avec le même "naturel" que ses jours précédents. Dans le MONDE 2, c'est la mort de la servante Félicité des Trois Contes de Flaubert. Peut-être, dans le MONDE 3, voit-on assez poindre les grands cycles des "choses", depuis la vie et la mort des étoiles et des galaxies, pour que certains s'y perdent sans trop d'étonnement ni résistance, contents de déposer leur tête.

 

27F3. La fête ou l'étourdissement des déhiscences

 

Il n'y a pas de société hominienne sans la fête, et certains ont même cru qu'elle avait devancé les autres vies, sauf la courante. Comme le jeu, la fête est relativement délimitée dans le temps et dans l'espace. Mais, à l'inverse du jeu, pétri de règles, elle se garantit de sa limitation spatio-temporelle pour activer-passiver, ou du moins frôler, toutes les limites des possibles <6> sans trop menacer l'existence du groupe. A travers la transe, en Afrique. A travers le déguisement, à Venise. A travers le mélange de la transe et du déguisement dans la samba de Rio de Janeiro. En tout cas, dans le dévergondage du rythme lui-même. Nous devions évoquer la fête après les autres vies, donc après les autres colmatages des déhiscences d'Homo, parce que, ayant pour thème la possibilisation sans limite, elle les convoque toutes, ou les annonce toutes, croisant la vie courante guerrière et paisible, le jeu, le divertissement, la spéculation, l'art, l'amour, la foi politique, la foi religieuse, la production comique, la vie mystique, la mort anticipée, quitte à ne jamais que les effleurer.

Cependant, dans cette visée, la fête rituelle délimitée comme "vie" n'est pas plus importante que la fête pervasive, celle qui pénètre constamment les circonstances les plus anodines et les plus graves. Cette fête-là plus encore que l'autre se retrouve dans toutes les sociétés, même si l'Afrique noire en a fourni l'exemple le plus obvie, lorsqu'elle pratique le rythme gestuel et musical à toute heure, en toutes occasions, autour de tout objet.

 

 

27G. La pondération des vies : savoir-vivre, notoriété, mode. La Culture

 

Les diverses vies que nous venons de parcourir appartiennent si essentiellement à la condition d'Homo que tous les spécimens hominiens les pratiquent plus ou moins toutes. Encore faut-il que chacun les pondère quant à leurs emprises, leurs moments, leurs lieux, selon sa société. Cette pondération sociale est inévitable dans le rythme des existences <26>. On pourrait la désigner comme le savoir-vivre. Pour des raisons qui tiennent à la Renaissance <30G>, le mot fut inventé en français dans le courant du XVIe siècle, avec le sens de "l'art de diriger sa vie", et se rétrécit au XVIIe siècle bourgeois pour désigner "les bonnes manières" <30H>. Le terme est si heureux, il marque si bien que l'art dont il s'agit est une affaire de gustation (sapere, sapire) et non de simple connaissance ou pratique, que l'anglais l'a adopté tel quel, the savoir-faire, pour signaler son sens premier, le sens ultérieur rétréci étant rendu banalement par the good manners.

Dans toute société un peu complexe se distingue alors un groupe de gens qui se constituent comme les modèles, les patrons du savoir-vivre, par morale, par ambition, par vanité, et fatalement moyennant leur notoriété. En français, ce sont les mondains, ceux qui "savent leur monde", à savoir l'univers mis cosmiquement en ordre (cosmos, mundus), et où les nouveaux venus ne sont admis qu'après une "entrée dans le monde". Ce groupe qui se perçoit sélect a d'ordinaire ses lieux et ses temps définis. A Paris, ce sont depuis quatre siècles les salons, et démocratiquement les cafés. Là se côtoient politiciens, économistes, musiciens, religieux, peintres, industriels, truands, qui pratiquent tous des pondérations différentes des vies (les uns plus ludiques, plus mystiques, plus croyants, plus humoristes, etc.), mais de telle sorte qu'ils participent assez à une pondération générale pour rester compatibles entre eux. Affaire d'esprit de finesse, disait Pascal, de frottement (polissage) réciproque, croyait Montaigne. Toutes les sociétés ont eu besoin d'une certaine mondanité-notoriété. L'anarchisme même n'y échappe pas. Tentant de s'y soustraire, Diogène dut renoncer à la condition humaine, et fut dit cynique, de kuôn, chien ; ce qui ne le préserva pas de rentrer dans la notoriété, et même la célébrité (celeber, répandu socialement), comme citation mondaine.

Tout simulus continu s'use vite, et la mondanité, comme le reste, suppose son renouvellement : ce sont les modes, combinant la tradition du savoir-vivre commun et son réveil, du moins depuis le MONDE 2 grec, voire déjà le MONDE 1B scriptural des empires primaires. Les modes concernent surtout le plus basal des vies : la nourriture, le vêtement, le geste, le langage, l'érotique. Et elles comportent un chic, cet impondérable par quoi un chacun s'aligne globalement sur tous mais en restant soi-même par quelques détails choisis. Il est rare que les modes ne soient que des modes. Mouvements de surface, elles trahissent d'autant plus naïvement des mouvements profonds qu'on les croit passagères. De tout cela Proust a fait la somme théorique et pratique dans A la recherche du temps perdu, contemporaine du moment où Anatole France remarquait que la longueur des manches en apprend plus sur une société que ses philosophies.

Sur ce chapitre, la Révolution industrielle a seulement apporté ses effets de masse et de spécialisation. Des modes elle a fait la mode. Elle a poussé le chic jusqu'au snobisme et au dandysme, dont les désignations apparaissent avec elle, vers 1780. Elle a remplacé l'honnête homme du XVIIe siècle, "qui a des lueurs de tout et ne se pique de rien", par les culturels, et elle a même inventé la Culture, encore ignorée de Littré, qui ne connaissait que les cultures (minusculées) des champs et des esprits. La Culture a supposé qu'à partir du XIXe siècle la vie artistique ait commencé d'être coupée de la vie courante, qu'au lieu d'être seulement le fait d'artisans plus raffinés, l'art ait appartenu à des spécialistes, souvent glorieux d'être maudits. Des groupes entiers se perçurent cultivés parce qu'ils appartenaient à cette exception. Beaucoup de bourgeois du XIXe siècle, qui développaient des produits industriels, c'est-à-dire non naturels et non artisanaux, et par là censés non beaux et même laids pour les idéologies traditionnelles qui ne leur trouvaient pas de place, se rachetaient d'être fustigés par les artistes qu'ils entretenaient à grands frais.

Concernant la pondération des vies, une anthropogénie sera attentive à ce que la fin du XXe siècle comporte un conflit majeur entre Science et Culture. Cette dernière a donné lieu, dans plusieurs démocraties, à des Ministères de la Culture, dont les clientèles électorales, les fins et les moyens avoisinent ceux des Ministères de la Propagande dans les régimes totalitaires du milieu du siècle. Or, la science archimédienne, si elle connaît les conflits d'influence comme toute démarche hominienne, échappe par son contenu et ses méthodes à la Propagande, et par là à la Culture. On ne dit pas d'un physicien, d'un chimiste, d'un biologiste, même éminents, qu'ils ont de la culture, qu'ils sont cultivés et moins encore culturels, à moins qu'ils n'écoutent beaucoup de musique, fassent du sanskrit, ou alors lisent leurs ancêtres Euclide ou Vésale dans le texte. Un scientifique peut être mondain, mais son milieu le suspecte s'il vaticine dans les salons. Rien n'est plus indomptable éthiquement, rien ne se moque davantage du savoir-vivre que la science.

Ainsi, les Educations nationales contemporaines, prises entre Culture et Science, sont-elles tiraillées entre la propagande, dont celle de la Langue, avec son orthophonie et son orthographe, et l'anti-propagande, inhérente à la Recherche. Par quoi c'est jusque dans sa pondération des vies, dans son savoir-vivre, qu'Homo passe aujourd'hui des Cosmos-Mundus-Dharma-Tao-Quiq-Kamo à l'Univers <21E>. Internet, en faisant échapper la communication de la recherche à la mondanité (culture) des comités de lecture et des médias, ne peut que renforcer ce glissement.

 

 

SITUATION 27

Les vies sont en nombre considérable, vu la diversité des idiosyncrasies et des complexions d'Homo <26E1>. La panoplie qui en est ici proposée a l'avantage, par sa sobriété, de montrer combien elles font un système, avec ses compensations. C'est leur système qui intéresse l'anthropogénie. Leurs irisations infinies sont l'affaire du romancier.

 

Henri Van Lier

 
 
 
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