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Texte de l'auteur (28 pages) en PDF
 
Résumé (6 pages) + Exercices (3 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
 


QUATRIÈME PARTIE - LES ARTICULATIONS SOCIALES
 


Chapitre 28 - LES ETHNIES
 



 
 
 
TABLE DES MATIÈRES
 
 
 
Chapitre 28 - Les ethnies
 
28A. Les sexes
 
28B. Les civilisations planétaires
28C. Les dialectes
 
28D. Les confessions
28E. Les unités d'alliance
28F. Races, grandes-races, sous-espèces
 
28G. Ethnisme et polysynodie. Les idiosyncrasies ethniques
 
 
 

 
 
 
 
Chapitre 28 - LES ETHNIES
 
 
 

Chemin faisant, l'anthropogénie rencontre toutes sortes de groupements des spécimens hominiens : famille, civilisation, dialecte, confession, guilde, parti, nation, peuple, sexe. Ces groupements frappent par leur stabilité, et aussi par leur caractère oppositif : une nation n'existe que par rapport à d'autres nations, un sexe par rapport à un autre sexe, une famille par rapport à d'autres familles. Les groupements dont il s'agit ne valent donc que versus d'autres groupements de même type. On retombe toujours sur le fait que le we-group ou in-group ne se constitue et ne s'entretient que par opposition à un out-group<3D>. Le même ne va pas sans l'autre, alius ou alter.

Peut-on couvrir tous ces groupements d'un mot ? On songerait à groupes culturels, mais culture convient peu à des phénomènes partiellement génétiques et environnementaux. Au contraire, ethnies se recommande du fait que l'ethnos grec visait "toute classe d'êtres d'origine ou de condition commune" (Bailly), et qu'il désignait aussi bien une race de bêtes vs les autres races, une nation vs les autres nations, les mortels vs les immortels, les spécimens masculins vs les spécimens féminins, les Gentils vs les Hébreux, etc. En fait, ethnos dérive de la racine indo-européenne *FetH, croître ; voilà pour les aspects physiques. Mais les anciens percevaient ethnos comme rattaché à ethos, coutume ; et voilà pour les aspects culturels. Que cette ampleur de sens touche quelque chose de fondamental est confirmé par le latin gens-gentis (gignere, enfanter), qui eut également une acception à la fois biologique et sémiotique. Ce qui importe à l'anthropogénie c'est de s'expliquer pourquoi Homo s'organise systémiquement en ethnies, et comment celles-ci sont si consistantes et si résistantes.

Puisqu'il s'agit de l'animal signé et signant, on remarquera d'abord le comportement des signes, et on se rappellera à quel point leurs systèmes tendent à former des pools distincts et clivés Même/Autre pour toutes sortes de raisons : par réaction immunitaire de chaque système sémiotique dans la mesure même où il est relatif, conventionnel, donc labile <25intr> ; par sa macrodigitalité latente, qui fait qu'il ne saille qu'en s'opposant à d'autres systèmes <2B6> ; par la jouissance intense que sa répétition, sa citation, sa reconnaissance, son partage apportent au groupe qui l'emploient <17F7,25B4>. A quoi on ajoutera aussitôt le statut des techniques, dont les panoplies et les protocoles confirment la clôture des pools de signes, à condition que technique ne vise pas seulement les objets et les processus mais aussi leur style d'utilisation <18L>. Enfin, les ethnies résultent, comme l'étymologie d'ethnos y insiste, de la race <24C4>. Un millénaire, ou seulement un siècle de sélection par les mêmes pressions génétiques, climatiques, géographiques, sémiotiques, libidinales donne à une population des traits anatomo-physiologiques tranchés. Du reste, tous ces clivages des signes, de la technique, de la race déterminent des moyennes de performances qui deviennent elles-mêmes un facteur de stabilisation et de différenciation des ethnies dans le "versus" qu'elles exercent, ou qu'elles sont, par rapport aux autres.

 

 

28A. Les sexes

 

Déjà dans le monde animal, et en particulier chez les primates, les sexes se regroupent selon des spécialisations fonctionnelles assez stables. Homo techno-sémiotique a développé cette situation. Et les deux sexes hominiens ont donné lieu à deux ethnies. Celles-ci s'organisèrent autour de la performance fondamentale de la gestation, laquelle se compliqua chez Homo du fait que la marche en station debout, en supposant un bassin femelle relativement étroit (bien que plus large que le bassin mâle), entraîna un accouchement difficile et une naissance relativement précoce <3B1>, suivie d'un nursing, puis d'une éducation fort prolongés. Ainsi, les groupes hominiens primaires furent fatalement organisés selon deux sous-groupes : (a) l'un central et peu mobile, celui des Femmes (*fe, *tHe, engendrement) assurant la fonction primordiale de reproduction, (b) l'autre périphérique, celui des Hommes et des jeunes gens, plus producteurs de signes, et d'ordinaire aussi de leadership et de biens de subsistance, objets ou non de commerce.

Cette topologie sexuelle localisatrice fut confirmée par d'autres traits. L'organisme féminin paraît davantage capable de stabilité nerveuse, musculaire, immunitaire sur le long terme, et l'organisme masculin de mobilisations ponctuelles d'énergie et d'information. Les organes génitaux, soulignés par la station debout, sont centripètes chez la femelle, centrifuges chez le mâle. Et la neurophysiologie contemporaine confirme que les cerveaux ne sont pas exactement les mêmes : les deux hémisphères seraient plus communicants chez les femmes, en particulier quand il s'agit de langage ; l'orgasme activerait chez elles des centres différents et peut-être plus nombreux, et serait accompagné de l'émission d'une hormone activatrice de l'organisme entier, etc. Les travaux de la psychologie différentielle récente confirment la sagesse des nations : meilleures performances des mâles dans les jeux de construction et les labyrinthes, à propos de quoi on invoque parfois leurs premières sélections comme chasseurs ; meilleures performances des femelles dans les relations proches, en particulier langagières.

Ce clivage centralité/périphérie, ou encore prégnance/saillance <3D1>, devait donner lieu, chez l'animal possibilisateur, à toutes sortes de variantes pratiques et théoriques, mais il s'est maintenu pour l'essentiel. Comme l'avait pointé Keyserling, et comme le confirment les observations de l'anthropologie culturelle (Godelier chez les Baruya de Nouvelle-Guinée), les mythes d'origine <22B1a> déclarent souvent ou toujours une fondamentalité des premières femmes, inventrices initiales des techniques (proches) et parfois de la musique ; Marija Gimbutas a cru reconnaître cette situation à travers tout le néolithique Old Europe <14D>. Les hommes, par là même périphériques, interviennent ensuite, et sont supposés rectifier ou déplacer ce fondement, en introduisant de l'allostasie, par appropriation ou par hiérarchie artificielle, en rapport (ou réaction) avec un système "féminin" perçu homéostatique.

Ceci a fait pour chacun des deux sexes une double relation. La Femme est le complément de l'homme au sein de la famille proche, mais aussi elle est un membre de l'ethnie des femmes ; l'Homme est le complément de la femme au sein de la famille proche, mais aussi il est un membre de l'ethnie des hommes. Un peu partout, les deux ethnies sexuelles ont alors chacune son Secret censé inaccessible à l'autre. Le Secret des hommes se tient souvent dans une "maison des hommes", et est objet d'initiation ; le Secret des femmes est d'ordinaire plus diffus, car les comportements déclaratifs comme l'excision arabe sont rares ; chez les Minianka étudiés par Ph. Jespers, il n'est pas l'objet d'une initiation repérable dans le temps ni dans le lieu, mais il n'en est que plus essentiel et redoutable et pour les femmes et pour les hommes. Cette distribution sexuelle du Secret a eu des échos jusque dans le MONDE 2 grec : c'est à une femme, la prêtresse de Mantinée, que le Platon du Banquet confie de proposer sa plus haute théorie de l'amour, et cela du fait même qu'à ses yeux le "féminin" a un rôle générateur passif de réceptacle neutre, non-déjà-formel, insignifiant ; ce qui le rendrait plus disponible, voire universellement disponible.

Etant donné la sémioticité d'Homo, les fonctions des sexes en tant qu'ethnies se sont pénétrées des mythes d'origine <22B1a>, qu'il se soit agi de cueillette, de préparation du repas, d'entretien du ménage, de tissage, de chasse, de guerre, de travaux extérieurs, mais aussi de chamanisme, de risque, de sécurité, de sédentarité, de voyage, d'accouplement. Cette causalité circulaire du mythe à la pratique et de la pratique au mythe a été si étroite que, malgré la diversité des systèmes, la distribution sexuelle est apparue partout comme naturelle, faisant que les femmes soient ceci, et que les hommes soient cela, selon la naturalisation de la convention <25B2c>.

Ceci montre combien, dans les rapports entre ethnies sexuelles, les pouvoirs (vs les leaderships <5G2>) et les valeurs sont fuyants. C'est vrai que chez les Baruya les hommes marchent sur le sentier du dessus et les femmes sur le sentier du dessous ; mais les cris d'une femme entendus par le reste du village obligent le mari à aller protester dans la maison des hommes contre les mauvais traitements infligés à son jeune enfant par les adolescents, dont il souffrira les quolibets : "Nous lui faisons seulement ce que tu nous as fait" (Godelier). Ceci persiste jusqu'à la fin du MONDE 2. Lady Hamilton dépend certainement du prestige de Nelson, mais, malgré Trafalgar, Nelson dépend au moins autant d'elle, non seulement parce qu'il ne saurait vivre sans elle, mais parce qu'elle parle et détient le pouvoir et la valeur inhérents à toute interlocution et tout intergeste ; parce qu'elle est un X-même romantique <30I> ; et qu'elle est autre, d'une altérité complétante sinon complémentaire, assurant l'ouverture de son horizon. Outre le nez de Cléopâtre, qui changé de longueur eût changé le cours de l'histoire, le verbe haut de Maria Letizia Bonaparte rappelle que partout les avis des mères séduisantes ou cassées ont noué et dénoué des trames politiques essentielles ou grandioses.

Une anthropogénie remarquera aussi que, si tranchées qu'aient été les oppositions des ethnies sexuelles, Homo les a systémiquement agrandies dans le fantasme de la Partition-Conjonction généralisée <7H2-3>, en y reconnaissant diverses partitions minimales ou principielles de l'Un. Témoin le Nommo dogon, ce couple jumeau homme-femme initial où les deux ethnies ont même taille et quasiment même structure anatomique. Témoin aussi, dans le Banquet platonicien, cette boule sphérique initiale totale et compacte pouvant rouler sur soi en tous sens, et si puissante que les dieux se sentirent menacés par elle et crurent opportun de la diviser en deux moitiés, féminine et masculine.

Les corps masculins et féminins actuels sont, par leurs apparences plus ou moins tranchées, des théories et des pulsions matrimoniales séculaires réalisées en chair et en image. Que les hommes fussent plutôt choisis par les femmes, comme chez les Noubas de Kau, ou les femmes par les hommes, la libido combinée avec les patterns sociaux a eu partout pour effet la sélection biologique et sémiotique de complémentarités sexuelles figurales. Chez les Nagas de l'Assam, bien avant les clivages distributifs permutationnels du mariage, les jeux des célibataires montrent ce caractère cosmo-socio-esthétique, ou analogique-figuratif, des choix et des liens. A cet égard, on n'oubliera pas que les peaux blanches, qui font contraster les muqueuses, et les peaux sombres, qui les estompent, ont dû favoriser des érotiques et des imagos très différemment intenses et situées.

Assurément, les connaissances concernant la génération ont joué un rôle décisif dans les mythes concernant les sexes. Pour les Néo-Calédoniens de 1900, la femme conçoit lorsqu'elle passe par un neo, endroit de la brousse où attendent les germes humains, et qu'elle jouit de l'assistance roborante d'un mari, qui la dispose à recevoir un germe, puis à le développer. Pour les Chinois traditionnels, l'enfant résulte d'échanges dosés de deux flux yin-yang. Pour un Grec antique, seul est actif le sperme, et la femme est un champ ensemencé relativement neutre ouvert par le soc de charrue du pénis (Sophocle) ; Muhammad, qui parle aussi de labour, et de "sperme mêlé", n'est pas loin de cette vue. Il faut attendre la deuxième moitié du XIXe siècle pour qu'apparaisse la contribution génétique moitié moitié du mâle et de la femelle, avec des combinaisons de gènes dominants et récessifs qui déjouent tout calcul des "parts".

La vue néo-calédonienne, en éliminant toute influence directe des besoins de la génération, montre à quel point la différenciation sexuelle, avec ses panoplies et ses protocoles de complémentations, voire ses effets de symétries ou d'alternances régulières dans les systèmes claniques de mariage, agit chez Homo comme un facteur autonome. Analysée par Leenhardt, elle oblige même à distinguer entre les procréations particulières et la Génération, comprise comme un phénomène général de continuité globale des vivants, humains, animaux, végétaux (les minéraux étant exclus). Où alors les sexes, indépendamment de la procréation, sont directement une distribution de la Génération comme telle <14D> à travers les distributions claniques, et seulement indirectement des facteurs coopératifs des procréations. Il faudra y revenir plus loin à propos de la famille et du clan <28E1>.

 

 

28B. Les civilisations planétaires

 

Nous appelons civilisation un groupe comportant des dizaines ou centaines de millions de spécimens hominiens qui pendant des siècles ou des millénaires partagent un certain destin-parti d'existence, lequel sous-tend toutes leurs activités et passivités. Ou bien ce destin-parti lui-même. Ce sera, dans ce qui suit, le double sens de "civilisation chinoise", "civilisation hébraïque", etc. On se rappellera que le destin-parti d'existence d'un groupe, comme celui d'un spécimen singulier, comprend principalement une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité, un fantasme fondamental <8H>.

En ces termes, Homo se distribue aujourd'hui selon huit civilisations qu'on peut dire planétaires, parce qu'elles forment une division majeure de la Planète, et que d'autre part elles la recouvrent presque en entier en raison des moyens actuels de communication. Nous les nommerons, selon un ordre commode : (1) Chine, (2) Japon, (3) Inde, (4) Israël, (5) Occident dans lequel sont compris les Etats-Unis et la partie européenne de l'ancienne Union soviétique, (6) Islam, (7) Amérinde, (8) Afrique noire. A quoi s'ajoute maintenant une neuvième civilisation surplombante, celle engendrée par la technique et la science archimédiennes contemporaines, et qu'on pourrait appeler Contemporanéité, ou encore Ingénierie réticulaire généralisée. Jusqu'à présent, cette dernière civilisation n'a pas d'existence autonome et demeure chaque fois greffée sur une des civilisations planétaires traditionnelles.

 

28B1. Le système actuel des civilisations planétaires

 

Etant donné qu'Homo est l'animal signé et signant, on a déjà des chances de caractériser fortement une civilisation en y retenant : (a) un signe analogique, (b) un signe digital, (c) un signe langagier. Concernant nos neuf civilisations planétaires, on obtient ainsi un tableau éloquent en retenant pour chacune : (a) une image, par exemple le cercle, le svastika, le graphe, etc ; (b) un chiffre, par exemple 0, 111111... (pour l'infini), 1, 2, 3, 7, 8 (4x2), 400, 0/1, etc ; (c) un glossème, pris avec sa sémie, sa phonie, éventuellement sa graphie, en déplorant que nous devions nous contenter de son correspondant français.

 

INDE

CHINE

JAPON

     

Svastika

Signe du tao

Point isolé

11111111....

2

0

Conjonction (samdhi)

Conversion (yi)

Intervalle (ma)

     

ISRAEL

OCCIDENT

ISLAM

     

Bouclier de David (magen)

Triangle

"Fa" écrit

7

3

1

Tohu-Bohu et TAT

Médiation (synthèse)

Suspens (dikr)

     

AMÉRINDE

AFRIQUE

INGÉNIERIE

     

Mâchoire du jaguar

Zigzag de l'éclair Dogon

Graphe

20 x 20 = 400

(7)8(9)

0/1 (bit)

Constriction (qwiq)

Décalage (swing)

Déclenchement

 

CHINE : Une civilisation de la conversion réciproque (yi) des deux pôles universels, yin et yang, rendue par l'omniprésence du Deux (2), et mieux encore par le signe du tao où, à l'intérieur du cercle fermé du ciel rond, un S, dont les extrémités sont tangentes à ce cercle, sépare deux surfaces courbes, l'une blanche l'autre noire, en compénétration alterne.

JAPON : Une civilisation de l'intervalle (ma), qui privilégie l'instant d'annulation (0) entre deux états, et qui se figure assez par le point isolé (drapeau fait d'un point rouge unique sur un blanc uni), ou encore par le module cosmique du tatami, natte quadrangulaire mobile.

INDE : Une civilisation des subarticulations indéfinies, embrassées analogiquement par la croix giratoire du swastika, et digitalement par la suite infinie "11111...." ; la partition-conjonction omniprésente porte les dizaines de règles du samdhi (mâtinage des phonèmes), les positions sexuelles ubiquitaires du kama-sutra, les chiffres permutables (nos chiffres dits "arabes").

ISRAEL : Une civilisation du tohu-bohu initial non contrôlable, mais négociable par l'alliance (Arche) d'un Elohim vainqueur (Yaweh), d'un peuple élu, d'une terre élue, par la continuité séminale (A genuit B qui genuit C), par l'échange contractuel permanent (TAT, désignant le "pour" de A pour B) d'homme à homme, d'homme à Dieu, de monnaie à (tat) monnaie, diamant à (tat) diamant.

OCCIDENT : Une civilisation de la médiation universelle, où le 1 de la thèse (la substance divine, le Père), le 2 de l'antithèse des essences (la création divine, le Fils), le 3 de la synthèse (la réciprocité synthétique, l'Esprit) activent un trinitarisme qui s'étend à la trinité familiale, au triangle euclidien, au triangle des frontons des pouvoirs profanes et religieux.

ISLAM : Une civilisation du monothéisme absolu, de la verticale de haut en bas non médiatisable, sous laquelle tous les phénomènes du monde ne peuvent exister que comme des signes foudroyants, en suspens ; ici la syllabe "FA" écrite a été retenue pour la boucle horizontale de son F et la verticale pure de son A, qui régissent également la forme de la mosquée et la temporalité musicale.

AMÉRINDE : Une civilisation de la constriction (géologique et biologique), du visage imbriqué dans le visage (tête du jaguar), frontalement ou latéralement, qui trouve son abstraction ultime dans des tables de lignes de 1 à 20 et de colonnes de 1 à 20, dont les 400 cases forment le plérome cosmique.

AFRIQUE : Une civilisation ascripturale de la rythmisation dansée, langagière et musicale, où le rythme est perçu comme le décalage à la fois creusé et ressaisi du pair et de l'impair : (7)8(9), exemplifié par le zigzag générateur de l'éclair Dogon.

INGÉNIERIE GÉNÉRALISÉE : Une civilisation globale, techno-scientifique, qui se superpose aujourd'hui à quelques-unes des précédentes, et où règnent les signes digitaux, au point que souvent l'analogie y prend les aspects du graphe et l'action ceux du déclenchement (du bit 0/1).

On nourrira ce tableau élémentaire en allant voir ce qui, pour chaque civilisation, est dit aux chapitres des tectures <13>, des images <14>, des musiques <15>, des dialectes <16-17>, des écritures <18>, des théories <21-24>, du X-même et du couple <30>. Ici, le principal est de faire comprendre combien les civilisations planétaires forment un système qui couvre largement les disponibilités actuelles d'Homo. Confirmant ce que nous avait enseigné déjà le nombre très limité des grandes philosophies <21C2>.

 

28B2. La persévérance et la cohérence interne des civilisations

 

Nos neuf civilisations planétaires frappent par leur longévité. L'indienne et la chinoise couvrent 4 mA, et l'amérindienne, qui remonte à 3 mA à Chavin de Huantar, a largement survécu à la cassure de la conquête espagnole. La plus récente, l'arabo-islamique compte 1,4 mA, malgré sa longue éclipse depuis 1250. C'est que les révolutions politiques et sociales altèrent peu ou pas les destins-partis d'existence fondamentaux. Le cas le plus frappant est celui du Japon qui, depuis sa statue du Miroku, en 600 de notre ère, a connu siècle après siècle une alternance presque régulière d'acceptation et de rejet du modèle chinois, mais sans jamais quitter vraiment son destin-parti à lui, tout à fait singulier.

La cohérence synchronique des civilisations est aussi remarquable que leur persistance diachronique, qu'elle contribue à expliquer. Si l'on prend une suite de domaines : cuisine, danse, vêtement, dialecte, écriture, tecture, image, musique, fantasme du coït, etc., on est sûr de retrouver dans chacun le destin-parti général de la civilisation observée. Inversement, un destin-parti repéré dans un domaine se retrouve partout dans les autres. Ainsi se produit une sorte d'orchestration où chaque topique, malgré ses spécificités, renforce un destin-parti d'existence commun.

Vu la définition de ce dernier <8H>, comprendre une civilisation c'est voir comment, dans chacun des domaines majeurs, on retrouve exercé un TAUX semblable de compact/diffus, d'ouvert/fermé, d'englobant/englobé, de continu/discontinu, de contigu/ non contigu, etc. dans sa topologie. Un TAUX semblable d'activation/passivation, d'énergie/information, d'énergie diffuse/énergie utile, de réaction positive (emballement)/réaction négative (feedback), etc. dans sa cybernétique. Un TAUX semblable de tiers exclu/tiers inclus, de glossème monosyllabique/plurisyllabique, de classificateur/non classificateur, d'indicialité/indexation, d'effets de champ perceptivo-moteurs/effets de champ logico-sémiotiques, etc. dans sa logico-sémiotique. Un TAUX semblable de présence/absence, etc. dans sa présentivité. Et un même TAUX original de tout cela dans son fantasme fondamental. Et on commence à connaître une civilisation quand on perçoit que l'aberrance de certains domaines par rapport à la norme y est compensée et rendue intelligible par le système de tous.

 

28B3. Les conditions initiales des civilisations

 

Il y a des conditions initiales pour les civilisations, comme il y en a pour les galaxies, les étoiles, les planètes.

(a) La Terre n'est pas un lieu égal. Elle comporte des barrières, montagnes, canyons, rivières et océans, qui séparent des groupes hominiens durant des temps considérables. C'est assez pour que certains groupes bio-techno-sémiotiques conçoivent des destins-partis d'existence se tranchant toujours davantage, pénétrant et intégrant toujours plus radicalement tous les secteurs de leurs activités-passivités.

(b) Dans ces frontières naturelles, les destins-partis sont particulièrement prédestinés par les climats, les disponibilités d'aliments et de vêtements, les habitudes imposées par le milieu urgent. Ainsi comprend-on déjà beaucoup de la civilisation précolombienne si l'on considère attentivement les volcans, les couleurs qu'ils donnent au sol et au ciel, les tremblements de terre, la menace exemplaire du jaguar dans la jungle, les cordillères. L'Islam est, pour une large part, une thématisation exaltée du désert arabique.

(c) Interviennent autant les compositions génétiques qui, malgré les fréquents croisements des spécimens hominiens possibilisateurs et voyageurs depuis Homo erectus-ergaster, ont donné lieu à des groupes typés, comme les "grandes races", noire, jaune, blanche <24C4>. Comme le remarque l'anthropologie physique <24C4>, les Mélanoïdes ont un pied de structure originale, dépourvu de voûte plantaire sans pour autant être plat (HED, 459), qui suggère ou impose une continuité particulière avec le sol. Les Andais et les Tibétains ont des cages thoraciques adaptées à la haute montagne, et qui favorisent une relation privilégiée à l'air, à la respiration, au silence. Il n'est équivalent ni énergétiquement ni existentiellement de manger du froment, du maïs, du manioc, du riz, et le régime de ce dernier a pu favoriser, chez certains Orientaux, ces aptitudes aux manipulations subtiles qui semblent les prédisposer à la fabrication mais aussi à la "pensée" de nos computers digitaux.

(d) Cependant, on remarquera que chacun de ces facteurs n'opère qu'au sein de coïncidences vastes. La civilisation occidentale, née en Grèce, a dû beaucoup au maquis méditerranéen et à l'Egée : terre et mer contrastées, à la fois exigeantes dans la famine et la tempête, et festives dans le rire du soleil sur les îles et les abondances brusques de Dionysos et de Cérès. Cependant, cet environnement par lui-même n'aurait pas donné grand-chose si les Hellènes n'avaient parlé une langue indo-européenne extrêmement syntaxique. S'ils n'avaient côtoyé des Phéniciens qui pratiquaient une écriture transparente et non insistante <18D>. Si, depuis cinq millénaires, ils n'avaient été précédés sur les mêmes lieux par la civilisation Old Europe décrite par Marija Gimbutas. Si les criques de leurs côtes communiquant difficilement entre elles ne les avaient pas poussés à entreprendre des colonisations en une diaspora harmonieuse <13G>.

(e) On n'oubliera pas qu'il y a des civilisations qu'on pourrait dire résultantes, croisant les partis existentiels de deux ou trois civilisations mères. Au point que, parmi les civilisations planétaires, nous n'avons pas retenu l'Indochine, tant les civilisations indienne et chinoise suffisent à la situer pour l'essentiel, surtout si l'on tient compte de l'apport de l'Océanie.

(f) L'Amérinde a proposé un cas remarquable de superposition culturelle, où la variante espagnole de la civilisation occidentale a recouvert la civilisation précolombienne sans l'empêcher de demeurer active. C'est sans doute qu'entre les deux il y avait de multiples phasages existentiels : une semblable familiarité avec la mort, une semblable constriction-compression physique et mentale, une semblable compacité de la réalité et de l'imaginaire. Les figures de Chavin de Huantar il y a 3 mA, d'avant l'Espagne, et les romans de García Márquez aujourd'hui, d'après l'Espagne, appartiennent largement au même "monde".

 

28B4. L'incommunicabilité relative des civilisations

 

La cohérence interne des civilisations leur confère une certaine incommunicabilité. Tout compte fait, rien dans une civilisation n'est identique à ce qui se passe dans une autre, sinon pour le regard de surface. Ce qu'on appelle les emprunts n'y concerne que les techniques, et encore dans leurs performances brutes, nullement dans leur esprit. C'est vrai que partout Homo doit se reproduire, se nourrir, se vêtir, parler, cuisiner, mais il le fait selon des racines existentielles différentes ou opposées. Il n'a qu'une caractéristique universelle, c'est sa possibilisation, laquelle justement suscite des différences parfois infranchissables. Dans les contacts interculturels, c'est ce qu'exprime le sourire, parfois le rire des intervenants, à la fois marquant et survolant leurs incompréhensions <6E1-2>.

Homo a partout déclaré fortement les fractures entre civilisations en opposant un "nous" aux "barbares", aux "étrangers", aux "goïm", aux "cannibales", etc. Il aura appartenu à l'Occident, en fonction de son destin-parti d'existence d'adéquation du logos et de l'être <21C3>, de ne pas se contenter d'oppositions massives et d'avoir eu l'héroïsme logique d'aller regarder en face et en détail les destins-partis autres, puis en retour le sien propre. Si l'Hérodote des Histoires et le Montesquieu des Lettres Persanes se limitent souvent au pittoresque des coutumes diverses, le Montesquieu de L'Esprit des Lois, le Vico de La Scienza Nuova, décisivement le Spengler de Der Untergang des Abendlandes, et encore Toynbee ont puissamment aperçu les cohérences intrasystémiques et intersystémiques des civilisations. Cependant, même en Occident, le gros de la population a continué de percevoir son destin-parti comme central et naturel, les autres étant au mieux en marche vers lui. Par exemple, certains Occidentaux estiment aujourd'hui avoir défini des droits de l'homme que le reste du monde aurait à découvrir un jour.

A cet égard aussi, la civilisation amérindienne occupe une place à part, formée qu'elle fut par le greffon espagnol sur le sujet précolombien. Il arrive, à la porte d'un musée mexicain, de lire des textes qui protestent en espagnol et selon les catégories politiques espagnoles contre l'appropriation occidentale de l'art précolombien. C'est provoquer une conflagration tout à fait singulière des songes, des épiphanies et des balourdises, comme aussi du temps en éternité : "Continente viejo en continente nuevo continente eterno", résume le Colombien Lopez Pérez dans des Sueños, Epifanias y Porros del Continente Eterno.

 

 

28C. Les dialectes

 

Les dialectes, comme les sexes et les civilisations, déterminent des ethnies, c'est-à-dire qu'ils favorisent ou défavorisent la formation de groupes hominiens considérables et stables autour de destins-partis d'existence.

Ils y réussissent déjà par certains de leurs mots qui, analogiquement et macrodigitalement, renvoient à des panoplies et des protocoles fermés de performances, de choses, de situations, de circonstances, sur tel horizon. Ils confirment cette première clôture par la pratique d'une syntaxe et éventuellement d'une morphologie qui contraignent à saisir l'environnement selon la prévalence de telles ou telles relations. Ils comportent aussi une phonématique et un phrasé qui exercent et réalisent des topologies, des cybernétiques, des logico-sémiotiques, des présentivités, des taux d'indicialité/indexation singuliers <16-17>.

Cependant, les dialectes sont un facteur d'ethnisation moins puissant que les civilisations, parce qu'ils varient sans cesse. C'est même pour lutter contre leur fluence que tous les régimes politiques centralisateurs ont cherché à les transformer en langues, c'est-à-dire en dialectes lexicalisés et grammaticalisés <16intr>. Cette régularisation a favorisé les écritures, dont une des fonctions fut la production de grammaires et de lexiques centralisateurs <18>. En Chine, l'écriture idéographique a même assuré la cohérence de gens qui ne se comprenaient pas d'un dialecte à l'autre.

En même temps, on remarquera l'étonnante permanence d'un dialecte stabilisé en langue. Un Français actuel d'Ile de France peut encore entendre et prononcer cinq siècles plus tard presque avec le même phrasé et la même attitude existentielle le vers de Villon : "Il n'est bon bec que de Paris". Il peut même épouser avec assurance les séquencèmes de la Châtelaine de Vergi. Rien ne ressemble sans doute plus au salon de Mlle de Scudéry et de Madame de Sablé au XVIIe siècle que la tranche de radio matinale (7 H 30 - 9 H) de France Inter à la fin du XXe. Un calligraphe chinois contemporain gestualise toujours l'essentiel du destin-parti d'existence de Lao Tseu et de Confucius deux millénaires et demi auparavant.

 

 

28D. Les confessions

 

Le mot confession est profond et subtil. Dans le verbe latin confiteri il est question de dire quelque chose (fateri) d'essentiel (cum), comme il convenait à l'anima latine. Cela comporte l'aveu : "L'objet propre de mes confessions, écrit Rousseau, est de faire connaître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie". Cela comporte aussi la profession de foi (fateri, pro), celle des Confessiones d'Augustin. Dans l'aveu comme dans la profession, il s'agit de dépasser la Réalité vers quelque Réel <8E1>, transcendant ou immanent.

 

28D1. Les confessions en général

 

Ainsi, pour l'anthropogénie, le terme de confessions permet de désigner ces ethnies très diverses mais structurellement semblables qui se forment quand des spécimens hominiens confessent-professent-avouent ensemble : (a) une foi révélée écrite (Coran), (b) une foi révélée écrite mais surtout testimoniale (Ancien Testament, Nouveau Testament), (c) une croyance en des divinités cosmiques non révélantes (hindouïsme, polythéisme gréco-romain), (d) une croyance en un ordre du monde sans fatalement de dieux ni Dieu (taoïsme, bouddhisme hinayana), (e) des animismes surplombés d'un divin diffus (Afrique, Japon), (f) des charismes plus ou moins foudroyants autour d'une pureté (catharisme), (g) des initiations graduelles réglées (franc-maçonnerie), (h) des systèmes de valeurs et de pensées caractérologiques : royalisme, républicanisme, cléricalisme, libre pensée, laïcité, (i) des doctrines quelconques rassemblant des fidèles confortant leur vue du fait qu'ils la partagent : les écoles psychanalytiques, morales, parfois scientifiques.

Les confessions comme ethnies se définissent alors selon deux modes principaux. Tantôt par rapport à l'hérétique, à celui qui n'a pas le "bonheur" ou la "volonté saine" de partager la même confession : l'athée pour le chrétien, le chrétien pour l'athée. Tantôt par rapport au catéchumène, à celui qui n'a pas encore "pleinement" accès à ceci ou cela, comme dans le vedanta, l'islam, la franc-maçonnerie : "Je vais vous adresser à un sage parce que je ne suis pas en état moi-même de vous lire convenablement ce verset des védas ou cet ayat du Coran, ou de vous commenter des degrés que je n'ai pas atteints". Ainsi, la confession suppose généralement des maîtres, qui renvoient à un Maître, toujours lointain même quand il est proche (Bouddha, Freud), et qui produit ou a produit des gestes, des paroles, des écrits à pratiquer ou à interpréter.

 

28D2. Les confessions religieuses

 

Les confessions religieuses exigent qu'on serre de plus près quelques-uns de leurs traits généraux. Leur influence anthropogénique est immense. Qu'on supprime de l'Occident les édifices, les musiques, les textes, les concepts chrétiens, et il n'en resterait quasiment rien, pas même sans doute le démarrage de la science archimédienne aux XVIe et XVIIe siècles.

 

28D2a. Les accommodements avec le ciel

S'il n'est pas névrotique, le confesseur d'une confession religieuse trouve d'incessants accommodements à travers lesquels le noyau de sa croyance se compatibilise avec son X-même et avec ses environnements pluriels dans l'espace et dans le temps. A côté de leurs dogmes et de leurs morales, les églises pratiquent des pastorales.

Ces accommodements sont rendus possibles du fait que les confessions visent le fond ultime des choses, et que ce fond est inaccessible (mystère), donc vague, fluent, peu contrôlable. Fond en conversions réciproque dans le taoïsme. Fond proliférant en toutes directions dans l'hindouisme subarticulatoire. Fond silencieux dans le bouddhisme hinayana, unanimiste dans le bouddhisme mahayana. Fond passionnel et même fantasque selon les sautes d'humeur de Yaweh-Adonaï et de ses chéris dans le judaïsme. Fond si foudroyant et donc si étroit de contenu qu'il ne dicte rien de très précis sur les conduites humaines sinon quelques prescriptions assez extérieures dans l'islam. Fond consistant en une suite d'intensités non reliées dans l'animisme japonais. Fond vérifié au fur et à mesure par la réussite des forces déployées en Afrique noire.

Travaillant sur le fond ultime, les propositions avancées par les confessions religieuses sont d'ordinaire exprimées dans une phonosémie manieuse <16B2b> pleine d'effets de champ logico-sémiotiques et perceptivo-moteurs <7A-E>. C'est vrai quand l'essentiel se passe de geste à geste et de bouche à bouche (fides ex auditu), mais aussi de texte à texte. Ceux-ci sont toujours lus à travers une lecture interprétative. Lecture à responsabilité personnelle intense (luthéranisme), ou stricte (calvinisme), ou au contraire à responsabilité ecclésiale, donc en ferveur communautaire (christianisme d'Orient paulinien) ou en accord juridique (christianisme catholique romain), etc. En tout cas, les textes sacrés, révélés ou révélateurs, sont tels que, d'époque en époque, on puisse toujours dire que les époques précédentes ne les avaient pas pleinement compris. Ou que les Anciens seuls les avaient compris, et qu'il faudrait revenir à leur fondation et fondement (le retour des jansénistes à saint Augustin). Il va de soi que les confessions autres que religieuses partagent souvent plusieurs de ces traits. Ainsi des paroles et des textes de Freud dans la psychanalyse. De ceux de Marx, Lénine, Staline, Che Guevara, dans le marxisme.

L'hindouisme, moyennant le destin-parti de subarticulation indéfinie de l'Inde, a réalisé un paroxysme du protéisme propre aux confessions religieuses. Les facettes les plus multiples et même contradictoires de la Réalité et du Réel s'y sont réalisées par la multiplication indéfinie (infinie) de dieux et de sous-dieux, mais au moins autant par la versatilité de chaque dénomination divine, le même personnage divin portant au fil des années ou simultanément les qualités les plus diverses, même contraires. Au point qu'il a souvent accueilli, digéré les religions étrangères, tel le christianisme, comme de nouveaux miroitements éclairants et jouissifs de sa nébuleuse en dissémination. Des courants aussi contrastés que le bouddhisme hinayana et mahayana, le jaïnisme, le tantrisme, la bahkti purent y cohabiter sans rupture, et même s'en réclamer. Ce qui, du reste, n'y gomme pas les intérêts économiques : à la veille de l'an 2000, les hindouistes fondamentalistes du Bihar persécutèrent les chrétiens parce que leurs écoles, en diminuant l'analphabétisme, dérangeaient l'immuabilité des castes.

En Chine, le taoïsme et le confucianisme, que nous considérons ici comme religions en tant qu'ils sont des confessions sur l'Ultime, ont fonctionné comme des systèmes fermés, ainsi que le donne à voir la continuité millénaire de la peinture chinoise. Mais en même temps, ils ont comporté assez de tranformations internes pour n'être jamais en reste avec les circonstances, le premier par les conversions réciproques incessantes du yin et du yang, le second par l'invocation disponible des Anciens garants de la Nature en une sorte d'archaïsme critique (Jaspers).

Cependant, pour leur capacité d'accommodements, le judaïsme et le christianisme méritent une attention particulière. La permanence du judaïsme pendant trois millénaires, malgré des vicissitudes extrêmes, aura tenu à son écartèlement radical. La Thora contient à la fois les actes guerriers de Josué, David, Salomon, et les actes religieux d'Abraham, qui présagent ceux des Prophètes. Peu importe que ces textes ne soient pas de même époque, le croyant y baigne simultanément, et ils le font participer en même temps d'une ségrégation ethnique divinement garantie mais très laïque dans ses effets, et d'une purification personnelle par la souffrance jusqu'à la perte, en une liaison passionnelle à un certain Autre concret et vivant, en une certaine liberté sans limite de qui est fidèle par-delà ce monde à un principe d'ailleurs (Karl Jaspers, Die Grossen Philosophen). Ces deux appels se réalisèrent par moments en des groupes adverses, celui des pharisiens (ritualistes) et des prophétiques (esséniens et autres). Mais aussi ils écartèlent chaque juif. D'où sans doute la turbulence inquiète mais aussi les capacités osmotiques indéfinies d'un des peuples les plus créatifs de l'anthropogénie.

La confession chrétienne fut autrement mais pas moins étonnante, couvrant pendant presque deux millénaires les trois derniers quarts du MONDE 2, ce moment qui a conduit Homo de la philosophie grecque à la science archimédienne. Elle aura combiné l'acceptation hébraïque de l'abjection libératrice de Job (jusqu'à partir d'un homme-dieu crucifié), l'intériorité universalisante du stoïcisme latin, l'héroïsme logique grec. A partir de quoi, elle a rapidement postulé, en tout cas depuis Origène (vv.180-250) et non sans l'influence de Plotin (vv.200-270), un Dieu dont l'infinité consiste à être infiniment un, intelligent, bon, puissant (ens est unum, verum, bonum, activum), ayant créé en conséquence un monde supposé intelligible et rationnellement appétible.

Et en même temps la confession chrétienne a suivi, dès saint Paul, le message latent de la fin du Banquet de Platon (dégagé par Robin), à savoir que la vérité des choses se fonde de loin dans des idées divines, mais de près et pour finir dans une personne-voie, là Socrate, ici Jésus de Nazareth, personne attestée par d'autres personnes, des témoins, là Alcibiade, ici les apôtres et Paul de Tarse. Ainsi, s'il y a des "dogmes", même "de fide definita" ils ne sont pris au sérieux que dans les nuances et le sens commun d'un témoignage. Cette combinaison de dogmatisme intellectualiste et de vérification pratique conforta un réalisme multilatéral unique dans l'anthropogénie et qui prépara le triomphe de l'archimédisme : (a) réalisme des sacrements ; outre la réalité crue de l'eucharistie revendiquée par Bossuet ("Il a dit : ceci est mon corps, c'est donc son corps"), le baptême change l'être du baptisé, et c'est ontologiquement que le non-baptisé ne saurait entrer en paradis et demeurera au mieux dans des limbes) ; (b) réalisme épistémologique des genres et des propriétés (la querelle des "universaux", du XIe siècle à Peirce) ; (c) réalisme physique des cinq voies thomistes de l'existence de Dieu ; (d) réalisme d'un bien commun (bonum commune), déjà très présent dans le judaïsme du premier siècle, qui va inspirer des conduites de facto ("Qui dit qu'il m'aime et n'aime pas son prochain est un menteur"), mais aussi de jure (droits de l'homme). Le système connaîtra alors des emballements comme l'Inquisition (en Espagne), ou la Conquête apostolique (en Saxe ou en Méso-Amérique), mais presque toujours compensés par des feedbacks rapides. On pourrait parler de l'élasticité systémique du catholicisme occidental, si l'on entend par élastique ce qui conjoint la compensation, le retournement et la négation (hégélienne) thèse-antithèse-synthèse. Anthropogéniquement, il est très éclairant alors de relever ses différences doctrinales, par exemple concernant l'ontologie des images, entre le christianisme orthodoxe oriental, qui a auréolé les basileïs (byzantins) et les tzars (russes), et le christianisme romain et protestant, qui a fini par conforter les bourgeoisies réalistes de l'Europe de l'Ouest, futures génératrices des sciences positives.

Enfin, concernant la souplesse des confessions religieuses, le cas de l'Islam est également instructif, puisque Allah s'y déclare l'Intransigeant du Critère et des Signes. On peut alors être frappé par la brièveté de sa fulgurance créatrice, les six courts siècles qui vont de l'hégire à la chute de Bagdad et de Grenade, le seul moment de la Méditerranée du sud qui permit le pillage sacralisé (la razzia), qui fut son moteur temporel. Mais on ne peut oublier son extension actuelle à un sixième de la population du Globe, du Maroc à la Malaisie. Et une anthropogénie doit se demander si l'intransigeance compulsionnelle et quasi tautologique de la doctrine n'a pas, pour les confessions simples, le même effet de séduction que l'élasticité pour les confessions complexes.

 

28D2b. Les guerres de religions

Le côté ultime des objets des confessions religieuses va pourtant de pair avec leur violence latente ou déchaînée : extermination des cathares, inquisition espagnole, guerres entre catholiques et protestants en France, déchaînements "çivaïstes" de l'hindouisme, kamikaze du shintoïsme japonais, apartheid biblique en Afrique du Sud, djihad de l'islam, mise en servage des Palestiniens par Israël dans la seconde moitié du XXe siècle. Les religions sémitiques ont déclaré sans ambages cette violence, depuis les derniers psaumes de David jusqu'au Coran. Les deux ayât 58-59 de la sourate 28 proclament qu'Allah détruira les Associateurs le confondant avec d'autres Ilah, et qu'il est déjà assez Miséricordieux de leur envoyer un Annonceur avant leur anéantissement. Le Deutéronome est aussi franc : "Quand en ton sein se trouve un homme ou une femme qui aille servir d'autres Elohim, lapide-les avec des pierres, et ils mourront" (17,2-5).

Mais les accommodements avec le ciel jouent ici également. Ainsi, la version arabe-anglaise de l'édition indo-pakistanaise du Coran traduit correctement les deux ayât 58 et 59, mais elle ne commente que la seconde ; et les mêmes reclassements, accommodations, gauchissements pullulent dans les commentaires des deux Testaments, l'Ancien et le Nouveau. Surtout, les confessions religieuses comme ethnies ont été en symbiose avec les autres ethnies, sexes, civilisations, dialectes, nations, zones d'influence économique (les Croisades), lesquelles les mâtinèrent de leur opportunisme : dans sa paix avec les Mecquois, Muhammad propose que le pèlerinage à La Mecque, lieu ancestral de pèlerinage, devienne un des rites fondamentaux de l'Islam. Une guerre de religion est souvent ne guerre deUne une guerre sociale, esthétique, politique seulement justifiée, magnifiée par l'horizon d'une religion. Beaucoup d'historiens récents estiment qu'il faut assez fréquemment revoir à la baisse le poids des facteurs religieux au regard des facteurs économico-politiques, par exemple dans les conflits entre Protestants et Catholiques à travers l'Europe du XVIIe siècle.

 

28D2c. Religions majeures vs hérésies, schismes, sectes

Etant donné les structures possibilisatrices et combinatoires d'Homo jointes à son goût éristique, les religions majeures ont donné lieu constamment à des "choix particuliers", c'est-à-dire des hérésies (Haïresis, choix, élection, école). A partir de ces hérésies au sens large se mirent en place des schismes, des scissions, des églises séparées. Ou encore des sectes, adhésions suiveuses d'un maître singulier (sectari, être aux trousses de). On s'est alors demandé si entre une religion et une secte il y avait davantage qu'une question de volume. Or, au moment où il se découvrit historien, au début du XIXe siècle, Homo s'est exprimé fortement sur ce rôle du volume des religions "traditionnelles" à travers Michelet comparant le ruisseau de la révolution protestante à l'océan de l'église romaine : "L'hérésie est un choix, une spécialité. (...) L'Eglise avait contre chacun l'infériorité d'une moyenne commune. (...) Ayant subi, embrassé l'humanité tout entière, elle en avait aussi les misères, les contradictions. (...) Le pieux et profond mystique du Rhin et des Pays-Bas, l'agreste et simple Vaudois, pur comme l'herbe des Alpes, avaient beau jeu pour accuser d'adultère et de prostitution Celle qui avait tout reçu, tout adopté. Chaque ruisseau pourrait dire à l'Océan, sans doute : Moi, je viens de ma montagne, je ne connais d'eau que les miennes. Toi, tu reçois les souillures du monde. - Oui, mais je suis l'Océan". (Michelet, Mémoires de Lüther écrits par lui-même, 1835). Anthropogéniquement, ceci vaut autant pour les océans que sont l'hindouïsme, l'islam, le fonds religieux amérindien. Et même l'hindouisme vs le bouddhisme.

 

 

28E. Les unités d'alliance

 

Les ethnies envisagées jusqu'ici ont un caractère spontané. On ne choisit pas par convention d'appartenir à une civilisation, à un dialecte, à une confession ; on y naît, ou on s'y convertit en une illumination ; quand on les quitte, on est hérétique, c'est-à-dire qu'on fait un choix non naturel, délibéré (Haïresis). Mais Homo collaborateur, communautaire et sociétaire devait aussi multiplier les groupements résultant d'une certaine convention, parfois de pactes ou de traités. Là, quand on quitte on n'est pas hérétique, puisque le choix est d'emblée contractuel, mais traître (tradere, dare, trans, passer de main). Ce sont les ethnies d'alliance.

Il y en a beaucoup : guildes commerciales et techniques, qui depuis les Empires primaires ont donné lieu aux corporations, hanses, ligues, syndicats ; partis politiques, les patriciens et les plébéiens à Rome, ou même déjà les partisans de tel ou tel chef dans les systèmes à chefferies ; alliances transnationales d'entreprises de toutes sortes ; fédérations sportives de supporters autour d'un athlète, d'un team, d'un club. Deux cas retiendront l'anthropogénie: les clans et familles, les peuples. Parce qu'ils sont fondamentaux. Parce qu'ils éclairent l'essentiel des autres.

 

28E1. Les clans et familles

 

Le couple sexué générateur relativement stable n'est pas rare dans l'animalité, en particulier chez les Mammifères supérieurs et les Primates ; chez ces derniers interviennent même des relations hiérarchiques fraternelles et sororales. Le couple générateur a été favorisé chez Homo par la longueur et les fragilités de la gestation et de l'éducation. Et plus encore par la propension à créer, dans la société comme dans l'environnement, des panoplies et des protocoles techniques et sémiotiques.

L'organisation par clan répondit à l'état initial où les mécanismes de la procréation étaient ignorés ou flous, et elle a dépéri avec leur connaissance. Indépendamment des mécanismes procréateurs, le clan exprime et réalise la Génération générale (la physis) des vivants (humains, animaux, plantes), avec leurs complémentarités et leurs échanges, dont les deux aspects essentiels sont la descendance à partir d'un ancêtre, ou plus exactement dans (en) un ancêtre, et la distribution en deux sexes.

Le clan a (est) d'abord l'Ancêtre, le totem. Celui-ci ne saurait être hominien, ce qui en ferait un spécimen particulier. Il est animal ou végétal, car là le spécimen est équivalent à l'espèce entière. Il est souvent humble, petit lézard, petite herbe, il n'en est que plus puissant, plus omniprésent. Sa majesté détermine des objets taboués, ceux dont le contact direct serait trop intense pour être supporté. Il ne se rejoint et ne s'invoque donc efficacement que par le rite. En particulier, par l'offrande <6G>, le don participatif, s'il est vrai que, dans le don, le donnant et le recevant sont tous deux dans le donné. Ou par la transe, cette participation rythmique. Ou par le masque, qui n'imite pas l'Ancêtre mais s'y assimile et permet de s'y assimiler, au sens fort de devenir-un (ad, sem). Ou par la chefferie, où le chef est l'Ancêtre continué, "la parole-geste du clan", plus inspiratrice que conductrice, et qui parfois exclut tout prestige extérieur. Enfin par la danse, dans la mesure où celle-ci active le masque, ou bien encore est le piétinement (inlassable) du pas des ancêtres (des bao en Nouvelle-Calédonie), et donc aussi de l'Ancêtre récapitulatif, le totem.

De plus, comme la Génération réalisée et exprimée par le clan comporte une distribution sexuée, le clan implique le processus de la suite des mariages. Le Do Kamo de Leenhardt montre le mouvement double de ce processus. Figure 6 : entre deux clans (puisqu'il y a deux sexes), d'une génération à l'autre, une femme (élément mobile) du clan A épouse un homme du clan B, tandis qu'une femme du clan B épouse un homme du clan A; après quoi, la fille de la femme du clan A passée au clan B épouse un homme du clan A, tandis que la fille de la femme du clan B passée au plan A épouse un homme du clan A, etc. ; pendant ce temps, les hommes (éléments fixes) A et B restent chacun dans leur clan. Figure 7 : cependant ils ne sont pas si fixes, puisque, à chaque sommet des deux sinusoïdes croisées des femmes A et des femmes B, les enfants mâles sont ainsi laissés de côté (ce qui concorde avec le fait que le père ignore son rôle direct dans la génération, et ne se situe que dans l'alliance). Les hommes sont ainsi fixes et décentrés ; les compensations sont partout dans l'anthropogénie.

On rencontre dans ce système, à côté de la dyade grand-père/petit-fils, époux/épouse, le privilège d'une troisième dyade, elle aussi exprimée souvent par un duel grammatical : neveu/oncle maternel, ce dernier parfois nommé tout simplement "l'utérin". Dyade essentielle. Vu du côté de l'oncle, son neveu est bien de son sang, puisqu'il descend de sa soeur, qui partage avec lui la même mère. Vu du côté du neveu, le couple qu'il forme avec son oncle maternel le fait descendre d'un couple générateur qui est bisexué (mère et oncle), et l'inscrit ainsi richement dans la Génération générale des vivants.

La lecture clanique fut ébranlée doublement quand Homo fonda les empires primaires et accéda à l'écriture. Celle-ci, articulatoire, thématisa puissamment l'accouplement en tant qu'articulation conjonctive et orgastique <30B>, ainsi que son rôle dans la procréation. D'autre part, inscrivant le nom, elle donna le départ aux démarches visant à garantir l'authenticité non seulement sémiotique mais biologique du père, auteur du nom : virginité préconjugale, solennisation de la défloration, mort de la femme adultère, eunuques, ceinture de chasteté. La familia étendue à la clientèle de la maison (including servants as well as kin of the householder, Merriam-Webster) devint plus saillante et prégnante que le clan (irl.cland, planta, plant). A la fois plus proche et plus lointaine, plus souple que lui.

Selon la sélection techno-sémiotique des sociétés hominiennes, les systèmes matrimoniaux viables, c'est-à-dire ceux qui assuraient une stabilité et un renouvellement génétique et techno-sémiotique suffisants, furent biologiquement favorisés par la survie des groupes qui les pratiquaient. Ils ont été très divers quant aux panoplies et aux protocoles prévus : de la "famille clanique" amérindienne ou mélanésienne et de la "grande famille" africaine à la "famille tribale", à la "famille citadine antique", à la "famille nationale", jusqu'à la "famille nucléaire" d'hier et à la "famille patchwork" d'aujourd'hui. "

 

28E2. Les peuples

 

Les spécimens hominiens meurent pour leur peuple, plus souvent ou plus directement que pour leur sexe, leur civilisation, leur dialecte, leur confession, à moins que ceux-ci renforcent le fait et l'idée du peuple. Rien n'est autant au-dessus des morales que le peuple : My country, right or wrong! Il faut se demander pourquoi.

 

28E2a. Le peuple comme plenum (populus)

Alors que les civilisations, les dialectes, les religions sont des phénomènes très vastes et par là même évasifs, le peuple est un groupement institué assez grand mais pas trop pour que la technique, la sémiotique, la mémoire, l'imagination, le corps physique ou fantasmé de spécimens hominiens y trouvent un référentiel terrestre à la fois saisissable et en dernier ressort. Le peuple est assez vaste pour soutenir l'élan et l'exaltation de la possibilisation (ce qui n'est pas le cas de la famille même grande), tout en n'étant pas si vaste qu'il menacerait la cohérence et les repérages sémiotiques-techniques (ce qui est souvent le cas des civilisations, des confessions, des dialectes).

L'étymologie de peuple, la même que celle de poble, people, mais aussi que celle de Volk, irait dans ce sens. Elle semble renvoyer en définitive à la racine indo-européenne *pleno, qui marque une plénitude, comme l'indique le latin plenus, le grec pimplêmi (remplir), l'allemand voll, le sanskrit prnâti. Le peuple serait ainsi un certain plein, un plenum, une unité sociale d'avoir et d'effectuation qui se suffit, ou qui en tout cas suffit à ceux qui la composent, en sont les membres.

 

28E2b. Le peuple comme lieu-chemin-domaine-horizon exploitable. Pays, contrée, land, Heim, habitation, Wohnung, patrie, Vaterland, mère patrie, matrie

Chez les sédentaires, le peuple s'enracine dans un lieu, dont plusieurs mots indiquent bien les dimensions. (a) Le pays est cet endroit où a été initialement fiché un pieu (pagus, pieu, village), index élémentaire et référentiel, fantasmatiquement centre d'un cercle, situant toutes les autres indexations du peuple. (b) La contrée (country) est ce qui est à la fois assez loin et assez proche pour qu'on l'ait en face de soi (contra). (c) Le Land anglais et allemand (land, open space) est l'étendue normalement parcourable, et renvoie ainsi à toutes les activités de base du sédentaire, quand il cultive la terre en friche, en exploite les mines, en fait un domaine de droit, chasse et voyage dans des limites raisonnables. (d) Le Heim allemand (angl. home) embrasse tout ce qui est corporellement et mentalement intime, donc habitable au sens de possession (habere, avoir) et d'habitude (habitus) paisible, sûre, et même secrète (pour en cerner le sens, Kluge énumère Welt, Erde, Wesen, Wohnung, Siedlung, Sicherheit, Ruhe, Wohnsitsz, geheim ; Wohnung, habitation, et Wonne, délice, joie, bonheur, sont apparentés. (e) La Patrie renvoie évidemment au père de la "grande famille" antique. (f) Les Matries du Coran témoignent d'une lecture du monde selon les matrices d'Allah. (g) La Mère patrie croise ces deux aspects dans le plenum du peuple. (h) Additionnant Land et Vater, Land et Heim, les mots allemands vaterland et Heimatland ont une densité explosive, qui éclaire à la fois la poésie d'Hölderlin, la musique de Wagner, la philosophie de Heidegger et le national-socialisme.

La dépendance physique du peuple à l'égard du pays-contrée-land-Heim-patrie est alors très étroite. Le cas du Chili est exemplaire. C'est un couloir de milliers de kilomètres nord-sud si étroit qu'on y passe du niveau 0 du Pacifique aux 5000 mètres de la Cordillère des Andes parfois sur 200 km. Ainsi pendant des millénaires, les populations s'y sont distribuées fatalement en bandes étroites est-ouest comportant une part de littoral, une part de moyenne montagne, une part de très haute montagne, et appelant alors impérativement entre elles la route nord-sud, qui elle-même supposa pour sa conception et son entretien l'autorité supérieure d'un Inca, avec pour résultat ultime la superposition d'une culture locale et d'une culture supra-locale, pointant vers une certaine transcendance. La machine hydraulique qu'est la Chine du loess ne fut pas moins conditionnante, finissant, après les "royaumes combattants", par engendrer un "Empire du Milieu".

Mais en retour le territoire, et plus étroitement les panoplies et les protocoles techniques sont perçus à travers le peuple. C'est ce que marquent les mots indo-européens où les choses-performances-en-situation-dans-la circonstance-sur-un-horizon <1B3> sont saisies initialement comme des éléments de société, de droit, ou du moins d'adjudication, d'échangeabilité, d'élément du monde au sens de *woruld (environnement humanisé). Ainsi, l'allemand Ding, que nous traduisons par "chose", vient de Thing (comme thing anglais) qui désigna d'abord l'assemblée du peuple procédant à des adjudications (judicare, ad). Mais Sache, l'autre mot allemand pour "chose", fut aussi primitivement un terme judicatif, situant tout élément technique comme thème d'investigation (suchen, investiguer, chercher). Ceci concorde avec chose français, qui dérive de la causa latine, laquelle, avant d'être la cause d'un effet, fut thème judiciaire (défendre une cause, la chose jugée). Quant à la res latine, d'où viennent nos réel et réalité <8E>, elle fut juridique aussi ; le real anglais désigne a thing or a fact <in law> (Merriam-Webster). Et ceci court jusqu'au sanskrit raï, où la chose-performance s'envisage comme propriété au sein du peuple. Il fallut attendre qu'Homo se perçoive cocréateur ingénieur depuis 1000-1033 pour que naisse la notion d'objectum (oculo jectum ob), qui du reste mit des siècles à traverser l'Europe et donner le français ob-jet, le néerlandais voor-werp, l'allemand Gegen-stand, le russe pried-miet <13J>. Le peuple comme principe de cohérence judicative et d'intervérification de la portée des actes et des choses se manifeste bien dans la pratique très répandue du témoignage. D'ordinaire un témoin seul ne suffit pas. Mais deux ou trois ou quatre suffisent (ils sont le peuple). "A bouche de deux témoins ou de trois témoins, il sera mis à mort, à mort. Il ne sera pas mis à mort à bouche d'un seul témoin." (Deutéronome, 17,6).

Les pasteurs ou nomades (nomas, pasteur) ne sont pas alors des peuples qui n'ont pas de pays, mais ceux dont le pays est un parcours stable, comme les Touaregs, ou instable, comme les Tziganes, ou qui quittent un temps leur pays pour y revenir après la transhumance, ou encore ceux qui sans espoir d'y revenir jamais emportent le pays avec eux et sont toujours en train d'y retourner en esprit. Ce dernier cas fut éminemment celui du Juif diasporique, auquel son Jourdain et sa Galilée étaient d'autant plus chers et actuels que, jusqu'à ces dernières années, il savait qu'il ne les verrait point de ses yeux de chair, et ne les entreverrait que comme Terre promise à travers des textes réactivés par la voix des sages de son peuple.

Cette imagination permanente d'un "pays ailleurs" est claire aussi chez l'Arabe cyclique (diagnostiqué par Ibn Khaldûn), qui "passe" par la ville mais continue d'habiter constamment et essentiellement son désert originel, sa solitude et sa soif, en esprit. Dès le néolithique, les sépultures dites secondaires, celles où des corps entiers ou des parties de corps sont ramenés de loin vers la terre natale, confirment l'enracinement d'Homo nomade. Même les Huns d'Attila, ces pillards linéaires fonçant droit devant eux, semblent avoir couvé la nostalgie d'un grand retour. Et, à mesure que nous découvrons l'art des steppes, il nous prouve à quel point le nomade compense la fuite de l'étendue qu'il parcourt par l'espace quotidien de sa tente et de ses ustensiles, jamais en surface, visqueux à force d'être proches.

D'où chez les nomades un flottement du vocabulaire entre "peuple", "pays", "contrée", "land", "Heim", "patrie", "mère patrie", "ma terre" de naissance ou d'élection. D'autant que beaucoup d'entre eux sont devenus sédentaires, et ont alors proclamé le droit sur un sol dans des mythes de fondation d'autant plus violents qu'ils ne le possédaient pas d'abord  ; ainsi des Hittites, des Hébreux : "quand Yaweh-Adonaï, ton Elohim, te fera venir vers la terre qu'il a jurée à tes pères de te donner, avec des villes grandes et bonnes que tu n'as pas bâties, avec des fosses creusées que tu n'as pas creusées, avec des vignobles et des oliviers que tu n'as pas plantés, mange et rassasie-toi." (Deutéronome, 6,4, Chouraki). L'extraordinaire créativité d'Israël, en particulier dans la mise en place du MONDE 3 tout au long du XXe siècle, s'explique sans doute en partie par un croisement original et intense de nomadisme et de sédentarité. Pour certains, l'étonnante créativité artistique hongroise entre 1940 et 1980, dans le même passage du MONDE 2 au MONDE 3, relèverait d'une explication semblable.

 

28E2c. Le peuple comme propagande accessible. Son élection. Son imago

Cependant, malgré leur concordance avec les dimensions physiques et techno-sémiotiques d'Homo, leur qualité d'image et d'imago, les peuples, qui sont souvent le fruit de conquêtes, de mariages, d'interdépendances techniques ou mercantiles (merces, échangeables), sont fragiles, temporaires, relatifs <25A2>. Si bien qu'ils exigent pour se maintenir une foi <27D3b> politique sans cesse surveillée par la force publique plus ou moins brutale, et surtout par une propagande (pangere, pro, provigner) frontale ou détournée à travers le discours édilitaire, scolaire, et aujourd'hui radiophonique et télévisuel. Le peuple est alors ce groupement dont les dimensions et les structures rendent cette propagande faisable. Et les autres délimitations relativement fermes que sont la civilisation, le dialecte, la religion ne sont pas de trop pour la cohésion du peuple. L'actuelle opposition entre le peuple de l'Irak et le peuple de l'Iran se conforte de leurs oppositions de religion entre sunnites et chiites, et de civilisation et de dialecte entre sémites et indo-européens.

A ce compte, l'élection plus ou moins divine est un phénomène fréquent. Il est rare qu'un peuple ne se perçoive pas comme élu ou du moins gracié. Les guerres dites de religion ont souvent été des guerres de peuples étoffées d'oppositions religieuses. L'Européen devenu un croisé disait : reprenons le tombeau de notre Christ perdu il y a mille ans. L'Israélien sioniste dit : reprenons la terre à nous promise par Yaweh-Adonaï il y a trois mille ans. Le Saint Empire Romain de la Nation Germanique finit par écrire sur ses canons : "Gott mit uns". La France fut longtemps "la fille aînée de l'Eglise". Cherchant à construire la grande Serbie, les Serbes se sont souvenus qu'en Yougoslavie eux seuls étaient chrétiens orthodoxes. Le Maroc, l'Egypte, l'Arabie d'aujourd'hui se réclament chacun d'être terres privilégiées d'Islam.

Munie de tous ces adjuvants, la force sémiotique de la nation est telle que, dans un conflit quelconque entre deux pays, tous les habitants de l'un ont toujours raison contre tous les habitants de l'autre. Nulle part l'infaillibilité judicative et mémorante <25B2>, l'éloquence et l'escroquerie inhérente <25B7> à Homo ne sont plus impérieuses que dans le patriotisme. Lors de la première Guerre mondiale, l'Internationale socialiste n'a pas empêché les patriotes adverses de s'entre-tuer. Elle y a peut-être même contribué, tant l'illuminisme sémiotique provigne d'une cause à l'autre, comme l'a démontré le nationalisme du communisme russe durant la seconde Guerre mondiale. Seule l'ingénierie généralisée du MONDE 3 entame le patriotisme par son ignorance des frontières. Homo oppositif et macrodigitalisant a presque toujours eu besoin de croire qu'il y avait des pays angéliques contrastant avec des pays démoniaques. Ainsi, pour beaucoup d'intelligentsias européennes de la seconde moitié du XXe siècle, la Russie, la Chine, Cuba, l'Inde ont joué le rôle de Terre promise, tandis que les Etat-Unis jouaient le rôle du grand Satan. Le pays paradis ou le pays enfer sont généralement fantasmés lointains, en tout cas peu visités.

 

28E2d. Triomphalisme et persécutionnisme du peuple

L'élection divine des peuples a donné lieu à plusieurs éthiques, dont les deux plus frappantes sont le triomphalisme et le persécutionnisme. Les triomphalistes, Romains, Français, Anglais, Iroquois, élèvent la victoire et ne se plaignent pas de la défaite ; la France n'a gardé de la déconfiture de Pavie (1525) que la formule hautaine : "Tout est perdu fors l'honneur". Leur gloire est parfois sociale, comme celle que les Romains poursuivaient dans le triomphe immédiat et dans la vénération par la descendance. Parfois autarcique : le Père Jogue, jésuite contemporain de Corneille, et qui peut-être connaît la Célidée héroïque de l'Astrée d'Honoré d'Urfé, subit en silence la torture par des Iroquois qui supporteront sans doute un jour en silence la torture par des Algonquins, prêts eux-mêmes à supporter sans faiblir la torture par d'autres Iroquois.

Les peuples persécutionnistes, au contraire, thématisent la persécution subie et célébrée. Avant de passer au "In hoc signo vinces" de Constantin (bataille du pont Milvius, 312), où l'instrument de torture du Crucifié fut converti en étendard de guerre, le peuple chrétien s'était rassemblé et trempé dans trois siècles de persécutions, et la fascination par ses témoins-martyrs (martures, témoins) a régné dans ses martyrologes jusqu'à hier. Ce sont aussi leurs "martyrs" que les islamistes iraniens célèbrent encore aujourd'hui en se frappant violemment la poitrine. Israël, depuis Job, les Psaumes et les Prophètes a trouvé un ressort fondamental dans sa mémoire cultivée de l'exil en Egypte, de l'exil à Babylone, de la destruction du temple, du génocide romain (Chouraki), de la destruction de Jérusalem, des pogroms d'un bout à l'autre de l'Europe, de la Shoah. A cet égard, le cri de reproche interrogatif de Jésus sur la croix continue l'Ancien Testament de Job : Eli, Eli, lamma sabakthani! (Père, Père, pourquoi m'as-tu abandonné!) ; cri impensable chez un Iroquois. Karl Jaspers note : "<Dans le judaïsme>, l'horreur n'est pas acceptée avec résignation, ni patiemment supportée, pas non plus dissimulée. On s'en tient à la réalité de la souffrance <comme dimension de la condition humaine>, on l'exprime. On souffre jusqu'à l'anéantissement où, du fond de l'égarement et de l'abandon, l'on retrouve, comme une parcelle de sol ferme, la divinité qui désormais devient tout." Jaspers visait là l'originalité de la religion hébraïque, mais elle se retrouve dans la vie quotidienne du peuple juif comme peuple, dont témoigne Le violon sur le toit de Cholem Aleichem.

Les choix d'un arc de triomphe ou d'un mur des lamentations comme signes de ralliement majeur ne s'excluent pas fatalement. Dans les conflits de 1870 et de 1914 entre la France et l'Allemagne, les historiens ont fini par voir que les diabolisations de l'adversaire, les revendications du martyre, l'appel à la vengeance ont existé chez les représentants des deux cultures. Il arrive aussi que le martyre des grands-parents serve de paravent à la cruauté des petits-enfants : pour Israël, le supplice subi de la Shoah aura été pendant un demi-siècle l'écran dissimulant le servage infligé aux Palestiniens. L'ethos substitutif d'Homo excelle dans les renversements entre peuples victimes et peuples bourreaux, comme dans la création de Janus à la fois bourreaux et victimes. L'anthropogénie a déjà fait remarquer que ces deux postes peuvent être non seulement subis mais choisis, avec le même plaisir, dès l'enfance chez Homo possibilisateur <6G4,23C1>.

Une nuance subtile du persécutionnisme a été entretenue par le peuple portugais, dont le mot clé est devenu saudade (solitas + salutatio) pour désigner une souvenance triste et suave (lembrança triste et suave). Pour ce regret métaphysique et océanique, la défaite d'Alcaçar Quivir de 1578 a continué d'alimenter jusqu'à aujourd'hui tant la guitare de Coïmbre et le fado de Lisbonne que la prose et la poésie savantes de Pessoa, jusqu'à la photographie philosophique de Jorge Molder. Le sébastianisme veut que Sébastien le Désiré (Sebastiâo o Desejado), le jeune roi qui perdit la vie dans la bataille, revienne un jour en remontant le Tage par temps de brume.

 

28E2e. Ségrégationnisme et assimilation. Les styles de diaspora

L'Occident a connu deux types de diasporas. Celle des Grecs lorsqu'ils fondèrent leurs colonies méditerranéennes, puis plus tard se dispersèrent à travers le monde, en se mêlant aux populations locales, dans une croyance implicite à l'Anthropos microcosmique sans élection particulière ni divine ni humaine. Diaspora sans problème qu'on peut dire odysséenne, du nom d'Odusseus, Ulysse, qui en a donné le référentiel dans l'épopée que lui a consacrée Homère.

Depuis la même antiquité, Israël a maintenu une apartheid de jure idéalisant une appartenance à la fois au peuple, à la religion, à la langue, au territoire promis, ces quatre ethnies renvoyant intensément l'une à l'autre et se confortant (Chouraki) ; ceci impliqua, chez les juifs orthodoxes, une culture transmise principalement par les mères, le conseil d'éviter les mariages extra-ethniques, une cérémonie solennelle de coaptation à l'adolescence (bar-mitsva, fils de la <divine> loi), le ghetto, le cimetière et la synagogue réservés, parfois le refus d'informations sur les ethnies autres (chez les juifs orthodoxes d'Amsterdam). Les colons européens dans leur conquête du monde ont souvent pratiqué une apartheid de facto en raison de leur supériorité technique et scientifique, mais aussi parfois de jure, pour avoir reçu la Bible (Afrique du Sud) ou inventé les droits de l'homme. A Lambaréné au Gabon, Albert Schweitzer, prix Nobel de la paix, soigne héroïquement les Noirs, mais a les plus grandes réserves à l'égard de la culture africaine et se réoccidentalise chaque soir en jouant le Clavecin bien tempéré de J.-S. Bach.

La ségrégation et l'assimilation ne désignent pas les conquérants et les non-conquérants. Les Occidentaux, ségrégationnistes ou non, furent partout conquérants et convertisseurs, depuis Alexandre et César. Au contraire, les Juifs ont pratiqué une ségrégation qui exclut la conquête et le prosélytisme, sauf lorsqu'il s'est agi de conquérir la terre d'Israël à l'époque de Josué ou au XXe siècle.

 

28E2f. La guerre des peuples. Pogroms. Génocides

In-group (we-group) maintenu grâce à l'opposition à un out-group, chaque peuple se soutient des guerres, chaudes ou froides, qu'il prépare, qu'il mène, qu'il se remémore glorieusement ou douloureusement. C'est le cas du moins depuis les empires primaires, puisque nous ne trouvons pas d'images de combats dans le néolithique Old Europe (ce qui n'implique pas que la guerre fut alors inexistante, comme le suggère Marija Gimbutas, mais seulement que le combat ne fut pas durant cette époque objet de représentation).

A propos des guerres, Homo contemporain invoque fréquemment des conflits d'intérêts, parce que les intérêts y ont une part, mais aussi parce que c'est une vue consolante, étant donné qu'il y a toujours moyen de trouver des compromis entre des intérêts. Mais les vrais moteurs des guerres sont plus populaires. Pendant qu'ils massacraient hommes, femmes et enfants des Eginètes, les soldats athéniens étaient plus soutenus par les mérites respectifs d'Athéna Parthenos (d'Athènes) et d'Athéna Aphaïa (d'Egine) que par la circulation maritime et monétaire sur l'Egée, même si celle-ci guidait sans doute les desseins de leurs chefs.

D'ailleurs, les chefs connaissent souvent moins les intérêts qu'on ne dit. Nous avons le compte-rendu de la réaction de Hitler apprenant la reddition de l'armée allemande de Stalingrad ; dans sa gesticulation et dans sa parole, il y a l'Apocalypse et un millénaire de mythologie allemande, mais pas une once d'intérêts. Chez Napoléon, pourtant brillant calculateur à court, moyen et long terme, les grandes visions l'emportent presque toujours sur les profits et pertes immédiats et médiats. Et c'est même l'impétuosité sémiotique où peuple et guerre se combinent qui a produit "cet esprit d'imprudence et d'erreur / De la chute des rois funeste avant-coureur", diagnostiqué par le Racine d'Athalie dès les premiers mauvais virages du règne de Louis XIV.

Le besoin d'un peuple de pratiquer une cohésion forte et menacée l'aveugle tellement sur ses bizarreries qu'il considère souvent comme inexplicables des malheurs qu'il a lui-même préparés avec persévérance. S'entre-massacrant et s'exténuant à longueur de décennies, les villes grecques antiques et les principautés italiennes de la Renaissance ont montré qu'à ce jeu les meilleurs se révèlent les pires. Et que les cécités coïncident parfois avec les moments les plus intenses de civilisation, voire les supportent.

 

28E2g. L'interfécondation tendue des peuples. Le cas du judaïsme et du christianisme

En même temps qu'ils se combattent, les peuples se fécondent, au point parfois d'avoir eu besoin les uns des autres non seulement pour leur subsistance mais pour leur définition. Le cas le mieux documenté et le plus remarquable reste celui des rapports de l'Occident et d'Israël depuis 2500 ans au moins.

Là les contrastes et les complémentations ont été constamment radicaux. (1) Esthétique : le Parthénon, affaire d'harmonie visuelle, vs le Temple de Jérusalem, affaire de nombres, voire de chiffres (le deuxième livre du Pentateuque est un Livre des Nombres). (2) Sémantique : pour finir, toute pensée gréco-romaine aspire à la représentation analogique, tandis que la lecture talmudique, un jour même massorétique, est macrodigitalisante (certains Hongrois prétendent que la macrodigitalité appartient à la mentalité nomade). (3) Epistémologie : d'un côté, un idéal d'univocité, d'explication, de traduction adéquate (ar. tardjamat), de l'autre, un goût de polysémie, d'interprétation, de commentaire (ar.tafsîr). (4) Graphie : une écriture transparente et fixe (gréco-latine) vs une écriture à la fois insistante et fuyante (l'hébraïque carrée) <18C-D>. (5) Ontologie : la volonté que Logos l'emporte sur Chaos, et préexiste même à Chaos (platonisme et plotinisme) vs la permanence reconnue et parfois cultivée du Tohu-Bohu initial et final, et le Satan primitif intrinsèque ; ou encore Totalité vs In(dé)fini (Lévinas). (6) Morale : réalisme vs ritualisme ; l'Occident, qui a défini Dieu comme ens realissimum, est de toutes les civilisations la moins ritualiste qui fût.

Mais peut-être qu'en dessous de tout cela, qui est déjà profond, il y a plus profond encore : le sentiment ultime du X-même, des schèmes corporels, du corps propre, de la représentation endotropique du corps <11B-C-D>. Karl Jaspers a écrit à propos de Jésus de Nazareth : "Au regard d'une morale héroïque <grecque> ou stoïque <romaine>, il n'y a aucune dignité dans cette manière <judaïque> de s'abandonner d'abord totalement et expressivement, ensuite dans cette reprise <rebondissement, renversement> ressentie comme un miracle". Il faut prendre les cinq derniers mots au sens le plus fort : totalement, expressivement <avec expression>, reprise, ressentie, miracle. Et surtout on ne saurait remplacer "il n'y a aucune dignité" par "il y a indignité", parce que justement la notion de dignité romaine (dignitas) ou d'aristie grecque (aristeïa) ne vaut qu'à l'intérieur du destin-parti gréco-romain. Il n'y a pas d'indignité à ne pas valoriser la dignité, ni rien d'ignoble à ne pas chercher à être noble. En tout cas, chez le chrétien (marqué par la Grèce et Rome) le corps tend à prendre les caractères de l'esprit (résurrection d'un corps dit glorieux), chez le juif il insiste sur ses particularités physiques (résurrection d'un corps dont le système osseux doit être intact et qui comporte si possible jusqu'à ses ongles et son système pileux).

On mesure alors quels conflits permanents entre l'Occident et Israël, mais aussi quelles complémentarités serrées, irremplaçables entre les deux termes. Tout se passa comme si l'Occident, qui prétendait atteindre adéquatement à l'Etre, était le seul référentiel assez stable pour la coulée-à-fond hébraïque, tandis que la provocation permanente de cette coulée-à-fond était indispensable à l'Occident afin que ses rigueurs (héroïques et stoïques) ne dégénèrent pas en raideurs insoutenables et stériles. L'histoire du christianisme est d'abord celle des rapports ambigus entre Jésus, essentiellement juif, et le Christ, largement occidentalisé, qui résulta du génie syncrétique de Paul de Tarse, juif, citoyen romain et génial écrivain grec, puis d'Origène.

A cette aune, les causes prochaines de conflit paraissent superficielles. (a) Du côté chrétien, ce sont les emprunts théologiques ou philosophiques et presque cycliquement l'appel lancé à des collaborateurs juifs par des princes chrétiens dans des périodes s'annonçant prospères pour qu'ils organisent l'investissement financier et parfois politique, souvent aussi pour obtenir quelques secrets d'une médecine prestigieuse depuis Maïmonide ; puis, à la première difficulté sanitaire ou économique, le pogrom ou l'expulsion, et le rappel de l'exécration d'Ahasvérus, le "juif errant" censé avoir injurié le Christ sur la croix. (b) Du côté juif, ce sont l'apartheid, la disposition en ghetto, la synagogue peu accessible (ou refusée) aux étrangers, la cuisine kasher, les cimetières séparés, l'écriture cryptique, la pratique financière des valeurs cachées et fluides (prêts à intérêt, diamants), la tractation sur parole autant que par écrit, un internationalisme déplaçable, une conception osmotique du rapport social ; l'idée que la compréhension de la doctrine n'est guère possible qu'en hébreu, et que ceci suppose l'appartenance au peuple élu, choisi pour son "cou raide" par Yaweh-Adonaï, selon les deux pourim (sorts) du livre d'Esther.

Mais l'étude suivie d'un phénomène particulier au cours de siècles est souvent plus instructive à cet égard que celle de structures générales ou de quelques grands événements. Par exemple, Les deux rives du Yabbok (Cerf, 1989), - le Yabbok est un peu l'Achéron judaïque, - où Sylvie-Anne Goldberg fait une histoire de la maladie et la mort dans le judaïsme ashkénase des deux derniers siècles à travers l'Europe, a un intérêt considérable pour l'anthropogénie, qui peut y vérifier à quel point les conflits et les complémentarités entre peuples cohabitants forment un tissu inextricable, et échappent à toute explication naïve par un affrontement des méchants et des bons.

Les rapports entre anglo-saxons et latins sont un autre exemple des tensions fécondes entre peuples. Les premiers privilégiant la nature, envisageant les phénomènes culturels comme naturels, donc évolutionnistes même pour les valeurs, visant à l'expérimentation sociale, se défiant des lois (du reste coutumières), tendant à assurer à toute singularité biologique ou intime le maximum d'espace, sacrifiant rarement la liberté d'expression, assez à l'aise avec le handicapé et le fou. Les seconds jugeant volontiers selon des valeurs jugées éternelles, multipliant les lois, limitant spontanément la liberté d'expression et de comportement, globalement fixistes, définissant un bon ton unique, mal à l'aise avec le handicapé et le fou. L'histoire de l'Europe a illustré l'utile complémentarité de ces différences depuis le XVIIIe siècle.

 

28E2h. Les Etats souverains

Si l'on veut se souvenir de l'ethos hominien et y joindre ce qui vient d'être dit de la saillance et de la prégnance du peuple, on comprend bien qu'à partir de la notion de droit dans le MONDE 2, l'Occident ait fini par concevoir, depuis le traité de Westphalie, dans la culmination du rationalisme (1648), l'idée de nations souveraines, c'est-à-dire de peuples refusant légalement toute ingérence extérieure, et brandissant un droit à disposer d'eux-mêmes et à décider de leurs "intérêts vitaux" en dernier ressort. On comprend aussi que cette vue des nations européennes ait été adoptée et invoquée si volontiers par les pouvoirs en place dans les autres nations. Le principe de la souveraineté nationale, d'autant plus tranché et tranchant que peu de justifications rationnelles en ont été fournies, confirme à l'anthropogénie à quel point le peuple est ce plein (full, vol, populus) qui correspond aux dimensions physiques et sémiotiques hominiennes, et se prête ainsi à devenir un absolu (solvere, ab, détaché de tout lien). Il figure encore dans la déclaration universelle des droits de l'homme par l'ONU en 1948.

 

28E3. Les réseaux transnationaux et les régions. Les entreprises réticulaires transnationales comme nouvelles ethnies

 

Après avoir remarqué l'importance des nations depuis le néolithique, les empires primaires, la cité antique jusqu'aux nations modernes, une anthropogénie doit souligner que les nations semblent ébranlées par le MONDE 3. Dans l'ingénierie généralisée de ce dernier, les éventuels trous d'ozone ou effets de serre ignorent les frontières, de même que les émissions nucléaires et chimiques ; les flux de populations sont incessants ; les voyages informent chacun sur chacun ; les "nets" et les "webs", de même que les émetteurs radio et TV créent des groupements où la proximité physique intervient peu ; un Office International de la Santé relie des milliers d'individus de tous pays qui d'instant en instant veillent sur la santé de tous ; l'alimentation soutenable (sustainable) suppose une planification dépassant toutes les politiques locales ; le travail industriel s'organise selon les exigences réticulaires d'un groupware strictement planétaire. Etc.

Aussi les dernières années du XXe siècle se sont caractérisées par le fait que la nation et la nationalité (natus, nascere, naître), dernière forme politique du pays-contrée-Heim-land-patrie-matrie, est devenue trop petite à l'égard des réseaux transnationaux, en même temps que trop vaste à l'égard des particularités locales. Au point qu'Homo actuel paraît malade de ses nations. Par-dessus sont apparus des entités nouvelles : ONU ou UNESCO ; marchés communs d'Europe, d'Amérique centrale et du nord, d'Amérique du sud, d'Extrême-Orient. Et, par-dessous, les régions augmentèrent leurs autonomies : Ecosse, Catalogne, Flandres. De nouvelles confédérations se dessinent, comme celle des grandes villes riveraines de la Méditerranée.

Mais ceci ne fait encore qu'agrandir ou rapetisser les ethnies traditionnelles. Et il est alors plus important de remarquer la naissance d'ethnies ou peuples d'un nouveau genre: les entreprises transnationales réticulaires, grandes ou petites, lourdes ou légères. Il n'est pas impossible que, dans les années qui viennent, ces groupes qui gèrent des actions compliquées (entre-prise, prendere, inter) aient souvent vocation d'assurer plusieurs fonctions économiques, sociales, morales, pédagogiques, même politiques autrefois réservées aux Etats, comme dans la proposition originale de créer un organisme extranational chargé de décider quand le protectionnisme d'une nation est légitime ou non, etc. Et cela selon des critères qui dépassent les nations, et comporte la nécessaire qualité technique et fantasmatique mondiale des produits ; la nécessaire compatibilité écologique des approvisionnements à moyen et à long termes ; la nécessaire qualité des rapports sociaux des personnels, chez lesquels, en raison du travail devenu réticulaire, la collaboration est souvent aussi importante que la compétence.

Une anthropogénie ne fait pas de futurologie, et s'en défend même. Mais l'entreprise réticulaire transnationale devient assez importante, elle tient tellement à l'essence des nouvelles techniques, et elle est peut-être déjà assez avancée dans ce début du MONDE 3, pour qu'il faille la prendre en compte dans un chapitre sur les ethnies en général et sur les peuples en particulier.

 

 

28F. Races, grandes-races, sous-espèces

 

Pour Homo, observateur de ses semblables, mais aussi des chiens et des chats qu'il domestique, les races désignent des spécimens de même espèce, donc capables de se reproduire entre eux, mais qui présentent des différences de physiologie sanguine, respiratoire, digestive, d'anatomie, de taille, de rythme de croissance, de couleur et texture de peau, de comportement basal, etc. De soi, la race est de nature biologique, mais, outre l'hérédité, elle résulte de sélections culturelles prolongées, parmi lesquelles les sélections sexuelles, bien remarquées par Darwin à côté des sélections naturelles. Ainsi, après quelques siècles, des choix orientés par les cohérences physiologiques, l'environnement, les cultures produisent des groupes hominiens ostensiblement distincts entre eux selon l'aspect, l'odeur, le rythme, surtout s'ils ont été isolés par la géographie ou des régimes plus ou moins endogamiques (diaspora magyare, juive, chinoise).

La notion de race est fort souple. Elle peut s'appliquer à des groupes restreints, plus ou moins typés en raison de séparations géographiques ou d'habitudes culturelles originales. Mais elle caractérise aussi ce que l'anthropologie physique <24C4> appelle les grandes races, lesquelles divisent actuellement Homo en trois groupes majeurs, dits mélanodermes (Noirs), leukodermes (Blancs), flavodermes (Jaunes). Ces groupes peuvent diverger par des facteurs importants, comme la structure particulière du pied des mélanodermes <24C4>, au point qu'on parle parfois de sous-espèces. Dans l'histoire lointaine, cette notion de sous-espèce a l'intérêt de montrer que, dans des cas limites, les races diffèrent si profondément qu'on ne sait plus bien dans quelle mesure leurs spécimens restent reproductibles entre eux de facto ou seulement de jure. La question se pose singulièrement pour les Néandertaliens dont nous ne savons pas s'ils ont été éliminés il y a 30 mA parce qu'ils ne pouvaient pas se reproduire, du moins assez facilement, avec les Cro-magnons survenus près d'eux en Europe, ou parce qu'ils avaient des habitudes tellement moins efficaces que celles de ces derniers qu'ils ont fini par être éliminés en tant que groupe distinct.

Etant donné les exigences d'Homo en matière d'in-group et d'out-group <3E>, la race, qu'elle soit petite, moyenne ou grande, a toujours été un des facteurs dominants de l'ethnie, par son évidence et sa stabilité. Il est rare qu'un groupe hominien ne l'ait pas prise en compte pour la rejeter ou l'exalter, chez soi et/ou chez autrui. Il est caractéristique de l'ethos hominien jusqu'à aujourd'hui que le mot racisme signifie un rejet des races étrangères plutôt que leur prise en compte. Et que, dans les démocraties actuelles, ce soit généralement les groupes les plus racistes, jusqu'à l'endogamie, qui alimentent principalement les mouvements anti-racistes.

 

 

28G. Ethnisme et polysynodie. Les idiosyncrasies ethniques

 

Ce chapitre a surtout insisté sur la force de l'ethnisme, c'est-à-dire sur les réactions immunitaires que chaque ethnie développe à l'égard des autres, avec de fréquents emballements auto-immunes. Mais une anthropogénie doit remarquer autant combien un spécimen hominien appartient souvent à plusieurs ethnies. Il peut simultanément être occidental, locuteur français, chrétien, citoyen canadien, cadre moyen, socialiste ou libéral, membre d'un club de hockey sur glace, écologiste, aimant la chasse à l'ours, de sexe masculin ou féminin. Autant de traits oppositifs, autant de versus qui le définissent et le situent, mais qui en même temps sont en compétition entre eux. On a parlé de polysynodie pour dire que chaque X-même, au sein de sa société, appartient à plusieurs synodes, en exploitant les capacités d'organisation synodique (clivages, basculements) de tout cerveau, et du cerveau hominien en particulier <2A2c>. Les structures, textures et croissances <7F> réticulaires de l'ingénierie généralisée du MONDE 3 ne peuvent que favoriser cette faculté, suite en particulier à la dévalorisation de la croyance, spécifique du MONDE 2.

 

 

SITUATION 28

Pour mesurer l'originalité et la force des ethnies, il est utile qu'en soient proposées quelques études différentielles plus fouillées. C'est dans cet esprit que les dix premiers compléments d'Anthropogénie couvrent les "logiques" (les destins-partis d'existence) de dix langues européennes : français, anglais, allemand, italien, espagnol, russe, néerlandais, portugais, danois, néo-hellénique.