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Texte de l'auteur (3 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES
 


CONTRIBUTIONS À ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS (1968 - 1972)
 


SCULPTURE
 


Lorsque, dans les débuts de la civilisation occidentale, Aristote se demande ce que sont les choses naturelles et artificielles, de quoi elles sont composées, et qu'il édifie alors la théorie des quatre causes (matérielle, formelle, efficiente, finale), il invoque avec prédilection l'exemple du sculpteur, à côté de celui de l'artisan. Et quand, à la fin du périple de l'Occident, Hegel se retourne vers ses vingt-cinq siècles de carrière, c'est aussi la sculpture qui se dresse devant lui comme « l'art de l'idéal classique par excellence », comme un moment central, bienheureux, jamais évoqué sans nostalgie.

C'est que l'homme européen, initiateur d'une technique indéfiniment développable, a conçu le travail comme la rencontre volontaire entre une intention mentale, distincte, articulée, et une matière devenue pour autant le réceptacle exact de la forme. Or la sculpture s'est prêtée excellemment à exprimer cette adéquation entre un morceau de nature et une idée, ce passage de la puissance à l'acte, dans l'effort prométhéen.

Selon la même visée, l'homme occidental fut également épris de la distinction des choses entre elles, et de toutes avec lui. Il désigne ses ustensiles comme pragmata, chremata : résultats d'une pratique organisante; ou ktemata, res, things : résultats légalement appropriables. Plus décisivement, au lendemain de l'an mille, le vocabulaire médiéval introduit la notion d'ob-jectum (jeté à la rencontre de). Et ce fantasme d'une saisie affrontée, à distance, globale, connut une telle fortune qu'il se retrouve dans le français ob-jet, le néerlandais voor-werp, l'allemand Gegen-stand, le russe pred-met. Or la statue, surtout la ronde-bosse, devait se montrer particulièrement apte à exprimer le vis-à-vis solide.

Enfin, conjuguant l'idéal de la prise de forme et de l'objectivation, l'Occidental s'est conçu lui-même comme une personne, c'est-à-dire comme un sujet corrélatif à l'objet, mais aussi comme un corps ajustant en soi l'objectif et le subjectif, l'extériorité et l'intériorité. Et à nouveau, le sculpteur devait aider puissamment à ce programme en dressant, dans l'anatomie et dans la géométrie, ainsi que dans le mouvement potentiel, ses corps nus.

Cependant, si la sculpture fut un des pivots de l'Occident, nous savons, depuis la découverte des arts des autres pays, qu'elle s'est prêtée avec un égal bonheur à des cheminements très différents. Tout comme l'objet artisanal primitif, elle a exprimé alors la primauté d'une matière riche en pouvoirs et en rythmes, auxquels le geste fabricateur se soumettait en une coaptation plus ou moins sexualisée. D'où des structures constructives et des structures plastiques où chaque portion de l'Œuvre, au lieu de renvoyer directement au tout, comme dans les parties « intégrantes » de la « forme » occidentale, renvoyait d'abord à la voisine, en une prolifération agrégative qui fait penser à la croissance d'un cactus. D'où aussi la continuité de l'ensemble de l'oeuvre avec l'environnement, par opposition à ce qui se passe dans le prélèvement de la forme sur le fond, caractéristique du travail gréco-renaissant. Ainsi, plus d'affrontement d'un objet et d'un sujet, d'extériorité et d'intériorité préalablement distinguées, mais l'intensification locale des cadences de l'univers.

Assurément, cette attitude a connu des degrés. Elle se trouve presque à l'état pur dans la statuaire et l'artisanat préhistoriques, africains, océaniens, tandis que les sculptures et ustensiles d'autres cultures sont à mi-chemin entre cette pratique primitive et la pratique grecque. Ainsi, avant la Grèce, on voit la construction pulsatoire pressentir la forme globalisante dans les Cyclades, à Sumer, en Crète, à Mycènes, en Egypte. De même, après la Grèce, des civilisations très mentales mais répugnant pourtant à la pure abstraction (Inde, Indochine, Chine, Japon, Mexique) combinent le prélèvement formel, dont elles ont eu connaissance par emprunt ou par création autonome, avec le maintien d'une rythmique agrégative. En Occident, un compromis de ce genre a fait la force de la statuaire romane, avant que le gothique ne reprenne progressivement le parti de la forme.

Et sans doute l'homme contemporain, héritier de l'attitude gréco-renaissante, n'a reconnu si bien la démarche agrégative du primitif que parce qu'il a été amené, depuis 1900, à introduire une troisième pratique, fonctionnelle, imposée par l'environnement industriel. Bouleversant la démarche sculpturale, l'industrie a remplacé l'invention en cours d'exécution, propre à l'artisanat, par le design préalable, rompant ainsi le lien tactile, imaginaire et symbolique entre le produit et le geste concepteur. De manière aussi perturbatrice pour la sculpture, elle a remplacé les matières naturelles et dimensionnées en vue du produit par des matériaux artificiels et de dimensionnement polyvalent, supprimant ainsi la consanguinité entre matériau et ustensile, matériau et fabricant, matériau et usager. En conséquence, le produit a cessé d'être un organisme (corps ou membres) pour devenir un dispositif (set), lui-même estompé dans le processus (multiplication, distribution, publicité, convertibilité) où il intervient. Et corrélativement le corps humain, thème privilégié de la sculpture, s'est perçu à son tour comme un fonctionnement à niveaux et à temps multiples, n'étant plus ni devant les choses (comme forme), ni au milieu d'elles (comme élément vital), mais avec elles, dans des échanges où les notions d'objet et de sujet, d'extériorité et d'intériorité, mais aussi de rythme cosmique ou végétatif, ont perdu leur force d'inspiration.

A partir de cette situation, la sculpture devait développer des réactions presque prévisibles, et dont son histoire a effectivement déployé l'éventail. Ou bien, s'éprouvant menacée, elle a tenté de maintenir son moment classique, non sans risque d'académisme, depuis Maillol ; ou  elle est retournée à son moment primitif, en une sculpture de la matière, chez le premier Brancusi et chez Henry Moore ; ou elle s'est tenue tragiquement dans le moment de sa dissolution, chez Giacometti. Mais elle devait aussi tenter de faire confiance au processus industriel, soit en redéfinissant le corps humain comme espace externe-interne, chez Moore encore, soit en se donnant des matériaux, des structures et des thèmes combinatoires, sériels et vibratoires chez Gabo, Lippold, le Schöffer des « stabiles », ou décomprimés chez Oldenburg, pour qui du coup la figuration sculpturale devenait elle-même processus : son Fauteuil de 1963 est un montage ready-made reflétant une photo ready-made d'un design de fauteuil ready-made. Enfin, la sculpture devait tenter sa transgression : mobiles de Schöffer, où elle se dissout cinématographiquement dans les lumières qu'elle projette ; art minimal travaillant par inflexion des lignes de force (de la perspective) d'un intérieur ou d'un parc; land art remodelant le paysage même ; fusion de la sculpture, du sculpteur et du sculpté lorsque Segal compose avec des moulages sur le vif, ou quand, immobiles sur leur socle, deux Anglais en chair et en os, George et Gilbert, living sculptures et living sculptors, se statufient en se comportant en purs signes.

Mais alors on peut se demander si l'âge industriel n'a pas infligé à la sculpture un bouleversement encore plus fondamental qu'aux autres arts. Dans tous on retrouve les trois moments : élément vital, forme, élément fonctionnel, mais d'une manière qui peut-être perturbe moins leur définition essentielle. Ce traumatisme, dont il n'y a d'équivalent que dans certains courants du théâtre (lequel a aussi ses living performances), s'explique sans doute par les relations étroites que la sculpture, ainsi que le théâtre, entretient avec le corps.

 

 

Henri Van Lier

Contributions à Encyclopeadia Universalis, 1968-1972

 
 
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