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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
APPRENTISSAGE ET HORIZON
 
 
 

Peu de sciences ont rapporté, en bientôt un siècle de travail, aussi peu de résultats que la pédagogie. Non seulement les incidences pratiques en sont pauvres, mais paradoxalement, cette science qui a pour objet la vitalité du savoir connaît une particulière sclérose des concepts théoriques et des hypothèses de base. On continue à y travailler avec les termes d'analyse, de synthèse, de progressivité, d'observation, d'induction, de déduction, bref avec un appareil qui, sauf quelques avatars plus modernes comme input, output ou feedback, n'ont guère changé depuis la fin du dix-neuvième siècle, voire depuis Herbart. Eduquant peu au dehors, la pédagogie n'est guère parvenue à s'éduquer elle-même.

Et ne serait-ce pas qu'elle a pris pour foyer la théorie de l'apprentissage ? Car, s'il y a des apprentissages humains, - comme le montre le taylorisme, la danse classique ou le calcul - on peut se demander si, au sens où les psychologues les entendent, ils sont facteurs premier, ou même important dans le fonctionnement des individus ou des sociétés. Assurément, la psychologie a senti la lacune et a édifié la théorie de la motivation. Mais la motivation et du même ordre que l'apprentissage, ce sont deux concepts fait l'un pour l'autre, partant d'une même représentation du réel : celle où des buts parcellaires sont obtenus par des conduites décomposables en séquences linéairement enchaînées. On sait les résultats remarquables auxquels on est parvenu en éthologie animale ; et, comme ces prolongements du cerveau que sont les ordinateurs se décrivent également bien de la sorte, on a été confirmé à concevoir sur ce modèle les fonctionnements humains, compliquant seulement le schéma, comme on passe d'une génération d'ordinateurs à une autre, ou encore des machines logiques aux machines analogiques, et inversement. Si les résultats déçoivent, on répond qu'il faut ajouter de nouveaux paramètres et multiplier les mesures. Mais, depuis le temps que nous ajoutons et multiplions, nous devrions entrevoir, sinon des acquis, du moins des approximations réconfortantes. Ce qui n'est guère le cas.

On voudrait alors se souvenir que les sciences humaines nous présentent, et non d'hier, un tableau de l'être humain où ce que l'on nomme apprentissage joue un rôle modeste. Gilbert Simondon, par exemple, a souligné que, dans la technique, les qualités de fond sont aussi importantes que les qualités de forme - aspect négligé par la théorie de la Gestalt - ce qui déjà déjoue toute idée naïve de sériation. Linguistique et sémiotique font apparaître les signes, à partir desquels le fonctionnement humain commence, comme engagés dans des systèmes dont les interdépendances et les évolutions cycliques nous mènent loin des concepts d'analyse de synthèse, d'induction et de déduction ; ce que la révolution chomskyenne n'a fait qu'accuser par la réhabilitation de la notion de pensée, ou en tout cas de Mind. Quant à l'approche lacanienne de la psychanalyse, on en retiendra au moins ceci que l'imaginaire chez l'homme ne peut être conçu comme un prolongement des opérations perceptives et motrices, - auquel cas il rentrerait dans l'apprentissage sous la dénomination connue d'imagination créatrice, - mais qu'il est premier, puisque l'imago, plutôt que d'émaner du sujet, est ce de quoi le sujet émane, serait-ce pour la définition de son schéma corporel. Bref, toute cette anthropologie nouvelle aborde d'une manière plus rigoureuse ce que les phénoménologues avaient vu dès le début du siècle, quand ils décrivaient l'homme comme l'être des lointains ou, d'une manière moins romantique, quand ils disaient qu'il n'y a d'objets, physiques ou mentaux, que situés sur un horizon.

Mais, si le fonctionnement humain part d'une périphérie mobilisante, - l'idée d'attraction et de champ inciterait à une vue encore trop continue d'un phénomène totalisateur mais discontinu, - le contexte dans lequel l'individu situe son apprentissage importe autant que cet apprentissage même, et ce que fait le pédagogue, comme le dém-agogue qu'est l'homme politique, c'est la capacité de rendre présent, non seulement un but éthologique, mais la sémiologie et l'imaginaire globaux dans lesquels ce but passe de la signification au sens. La danse classique, la manipulation tayloriste et certains secteurs de la mathématique ont été le terrain d'élection de l'apprentissage, parce que la sériation y est plus tangible qu'ailleurs, mais aussi parce que d'emblée ces activités se dégagent sur un horizon toujours mobilisantpour un nombre d'Occidentaux : l'idéal de la transformation de la nature, du corps centré, de l'abstraction pure. Si, par contre, l'orthographe fut la pierre d'achoppement de toutes les méthodes globales ou autres, c'est ce que l'on n'arrive plus à se situer dans une sémiologie et un imaginaire qui concerne l'homme contemporain, pas plus d'ailleurs que la correction du langage, pris (toujours pour des raisons de sens) entre le laisser-aller de la masse et le maniérisme de l'intelligentsia. Pour prévoir une sériation efficace, il faut connaître du moins implicitement les catégories où elle s'insère, c'est-à-dire les schèmes idéels, imaginaires, opératoires qui forment l'horizon de la société où elle intervient.

Les sociétés du passé avaient à cet égard un double avantage. Les catégories y étaient assez évidentes, répandues, urgentes, pour que le pédagogue n'ait pas à s'en préoccuper, assuré, quoi qu'il fasse, de prendre appui sur elles. D'autre part, la sériation elle-même faisait partie, jusqu'à un certain point, du sens. Dans les rites d'initiation primitifs comme le corporatisme médiéval, des séquences temporelles obligées intervenaient dans le fonctionnement des signes et des images ; et le XIXème siècle évolutionniste a été jusqu'à ériger la sériation en philosophie de la nature et de l'histoire. Or, pour l'instant, les rituels sont discrédités, et le sens global n'est plus ni apparent, ni stable, - il n'est même plus global.

C'est pourquoi la pédagogie de l'apprentissage doit s'engager à trois niveaux. a) Il lui faut poursuivre, comme par le passé, la sériation des tâches parcellaires ; c'est la partie la plus claire et la plus simple de sa besogne. b)Elle a à préciser selon quels mécanismes les apprentissages partiels sont mobilisés par les catégories ; puisqu'il y a fonctionnement, il y a logique ; c'est de cette logique que s'occupent ceux des disciples de Wittgenstein qui, au M.I.T. et ailleurs, se sont rendu compte que les machines à traduction supposait une théorie préalable des rapports du texte au contexte. c) Enfin, puisque nous sommes en pleine mutation des valeurs, toute pédagogie suppose une prise de conscience des catégories ambiantes, distinguant celles qui appartiennent aux systèmes caducs et celles qui dessinent des systèmes de lecture et d'action correspondant à nos situations.

Ce dernier travail montrait sans doute que juste milieu, solidité, pérennité, harmonie, intériorité, être-soi-même, beauté, jouissance, esthétique, bon goût, culture, génie, hauteur, profondeur, voire efficacité, rendement, maximum, etc. sont des schèmes imaginaires, sémiologiques, opératoires qui animèrent le passé mais embarrassent plus ou moins le présent. On verrait aussi pondre des catégories nouvelles : l'objet supplanté par le dispositif (le montage), et le dispositif par le processus (désigné au sens anglo-saxon) ; la forme par la structure ; la nature par la réalité médiane, nature artificielles, artifice naturel ; l'agir et l'opération (operari sequitur esse) par le fonctionnement ; le temps unique de l'horloge par le temps plural de la gestion ; le corps centré (sur le plexus solaire, encore cher à Le Corbusier) par le corps fétichisé ; la représentation par la photographie, c'est-à-dire la correspondance du double à l'objet par la correspondance de l'objet au double (pop'art) ; le produit par son emballage ou son icône ; le jeu par les signes par le jeu sur les systèmes de signes ; le hot par le hot and cool, le hard par le hard ans soft ; bref, le passage d'un monde dominé par l'être et où la relation était seconde, à un autre (que le physicien connaît bien) où la relation est première, l'être en résultant comme un cas particulier.

Mais le repérage des catégories neuves se heurte à des empêchements certains. Certains tiennent au génie national : les Français, peuple de la parole, semblent avoir plus de difficulté que les Hollandais et les Anglais, par exemple, à voir que ce n'est plus l'exégèse philosophique ni le discours politique, ni les rapports de production qui mènent le monde, mais, partout où elle perce, la création industrielle : photos, emballages, mises en pages, matériaux « décomprimés », publicités, réseaux de communication, synergies techniques, etc. D'autre part, les relevés de catégories mettent l'enquêteur en question : si pédagogues, psychologues, sociologues, se montrent aussi aigris, ce n'est pas seulement que leurs salaires sont bas et que les gouvernements leur refusent l'influence qu'ils souhaitent, c'est aussi que l'univers technique réduit définitivement leur influence, et que le passage industriel du bois au plastique, de l'opaque au transparent, du lourd au léger, de l'anguleux au courbe, du solide au « short life » fait désormais infiniment plus pour la transformation des mœurs et de l'horizon que les discours et les écrits. Ensuite, à supposer qu'on perçoive l'horizon général, comment déterminer les horizons particuliers des groupes concrets auxquels on a affaire, puisque les enquêtes sociologiques sont des instruments trop grossiers ou précisément trop éloignés des horizons. Du reste, les catégories ont passionnelles ; elles correspondent même à des passions socialement organisées ; peu de milieux sont, par exemple, disposés à se demander si des concepts tels que capitalisme, lutte des classes, économie de profit, aliénation économique, etc., qui en 1850 proposaient le plus remarquable dévoilement des catégories, ne sont pas devenues, à droite et à gauche, des écrans. Enfin, une des sciences humaines fondamentales, la psychanalyse, archaïsante jusqu'en ses « écrits », serait obligée à une révision de ses attitudes si elle tenait compte d'un inconscient contemporain sans lequel il n'y a probablement pas d'horizon contemporain. Tout cela fait que les travaux ayant pour objet les catégories neuves sont peu nombreux et souvent impurs, les descriptions y étant inspirées ou récupérées par des interprétations moralisantes ou politisantes qui précèdent fatalement, surtout quand elles critiquent les systèmes de valeurs anciens. L'optimisme y est suspect, mais le pessimisme d'avance disqualifié.

1) Quand on feuillette le Poster Book de Peter Max (Crown Publishers, New York) dictame de cinq ans le Pop'art et de quinze ans le Op'art de Vasarely, bien sûr on retrouve des mandalas et le Mont Fuji. Mais ce n'est pas qu'on y trouve la fragmentation cosmique de la couleur et du trait propre à l'art tibétain, bien que ce soit déjà plus important. L'essentiel est que l'espace et le temps tibétains soient ici retrouvés et transmués en une nouvelle modalité de l'inconscient, sans doute par la perception primaire (presque aussi natale que la succion du lait) des meubles (et bientôt des immeubles) de plastique, des voyages, des télécommunications, de l'image scintillante et métonymique de la TV, des comics, tout cela sans pathos et dans une sorte d'unidimensionnalité infinie (dont le mythe de la réincarnation est la dimension temporelle) qui effraye Marcuse, et où Peter Max est littéralement comme un poisson dans l'eau, un yellow submarine, ou plutôt comme un oiseau dans l'air (Man Must Moon).

2) Rappelons sans discrimination : Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, 1958. Henri Van Lier, Le nouvel âge, 1962. Umberto Eco, Opera aperta, 1962. Marshal Mc Luhan, Understanding media, 1964. G.C. Argan, Progetto e destino, 1965. Jean Baudrillart, Le système des objets, 1968, Communications 13 e t15. De même, Les mots et les choses de Michel Foucault pour le concept de la mort de l'homme, De la grammatologie de Jacques Derrida pour le concept d'écriture, contribuent grandement au relevé des catégories neuves. Mais, ces ouvrages entretiennent l'illusion, du moins chez le lecteur, que tout cela sort des livres et de leurs commentaires, alors que ce commentaire même n'a été possible qu'au contact du nouvel environnement. L'intervalle derridien c'est le blanc du pop ou celui du formica ou des châssis de fenêtre, c'est l'Opus 27 de Webern, ou les affiches de panties, tout autant qu'un réflexion sur Jean-Jacques Rousseau ou sur Saussure.

Si bien que, dans la situation présente, l'inscription de la pédagogie sur un horizon suppose l'ébranlement de la pédagogie elle-même. Sans doute faut-il que le maître, si le mot vaut encore, demeure ce qu'il a toujours été, le spécialiste des catégories, celui qui les détecte dans les œuvres savantes et surtout dans les choses courantes, celui qui les fait toucher du doigt à chaque occasion, et littéralement à tout propos ; car il ne peut rien transmettre ou éveiller de plus essentiel. Mais il doit savoir que, malgré sa bonne volonté, il les offusque en même temps qu'il les dévoile. Et c'est pourquoi, autant que de les découvrir, il s'efforcera de provoquer des situations où elles parlent elles-mêmes, souvent à l'inverse de ses prévisions et sollicitations. Ceci revient à ce que l'apprentissage soit en prise directe sur des urgences vraies, avec leurs implications, leurs résistances, leurs dialectiques. La recherche d'une pareille pédagogie en situation, qui n'est plus une péd-agogie, une é-ducation, mais une co-opération (searching) croisant les âges et les compétences, reste sans doute l'aspiration la plus solide de mai 68.

Pourtant cela même serait utopique si n'était en train de se manifester, et populairement, une catégorie corrélative : celle d'environnement, et au sens américain de régulation entre l'industrie et les cycles fondamentaux de la nature (l'aspect voyant étant la lutte contre les pollutions), et au sens européen d'aménagement du territoire, dans ses différentes échelles et ses diverses dimensions industrielles, sociales, sémiologiques. Dialectique, la catégorie d'environnement rompt avec un siècle et demi de tradition dynamiste. Elle prend les choses justement par l'horizon. Elle est cependant aussi concrète, aussi pratique que possible. Elle concerne l'ensemble d'une population, et engage tous les aspects de l'être humain. Elle peut se différencier selon la compétence et la responsabilité des divers groupes. Elle est contrôlable scientifiquement et néanmoins accule à la création. V'est à la fois une idée, une image, un système opératoire, un mythe au sens fort. Elle suppose la production, et marque les limites de la production. Elle implique l'apprentissage, le met en perspective, et montre les limites de l'apprentissage, même mis en perspective. Elle accule l'humaniste (celui qui se préoccupe de la spécificité de l'homme) à écouter le technocrate, et le technocrate à écouter l'humaniste. Elle est d'emblée internationale. Assurément, elle aussi commence par la tradition occidentale, par le biais de l'efficacité, de l'apprentissage sériel, de la cybernétique - je songe à Urban 5, du reste excellent, de Negroponte (M.I.T.) - mais elle a l'avantage de renvoyer chaque fois aussitôt aux antres dimensions dont nous sommes responsables. Et si l'on tient compte que cette prise de conscience nous prépare pour un siècle au moins de travail et qu'elle est quasi synonyme de réseau industriel synergique, on se demandera si elle introduit seulement une catégorie, ou si, sur le mode réflexif auquel sont vouées désormais les civilisations, elle ne propose pas, faisant suite à la « représentation », ce que les « archéologues » de l'avenir appelleront notre « archè ».

 

Henri Van Lier

 
 
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