Retour - Back    |    Accueil - Home
 
 
 
Texte de l'auteur (43 pages) en PDF
 
 
 
LES ARTS DE L'ESPACE
 
Troisième partie - L'ARCHITECTURE
 
 
 

 
 
 
TABLE DES MATIÈRES
 
 
 
Chapitre 11 - La forme englobante
Chapitre 12 - La destination manifestée
 
Chapitre 13 - La construction manifestée
 
 

 
 
 
LES ARTS DE L'ESPACE - L'ARCHITECTURE
 
 
 

Il faut prévenir une équivoque. A voir figurer l'architecture dans ce livre, on pourrait croire qu'aux yeux de l'auteur, elle est partout et toujours un art. Il nous semble, au contraire, que les vues esthétisantes ont été pour beaucoup dans sa décadence depuis le début du XIXe siècle, qu'elles font obstacle à la conscience de nos responsabilités en ce domaine, et que, là où elles sévissent encore, elles faussent la formation des architectes.

En vérité, l'architecture n'est pas d'abord esthétique mais sémantique. Elle a pour tâche d'établir l'être humain dans le réseau spatiotemporel où il invente son sens individuel et collectif, car elle conditionne la famille, l'école, le métier, les rapports de classes, la participation politique. La question n'est donc pas de savoir, en premier lieu, si elle est belle, mais si elle accomplit sa destination humaine, - à moins qu'on ne dise que c'est là sa première et indispensable « beauté ». Devenir architecte, c'est avant tout être initié aux relations sociales et techniques telles qu'elles existent aujourd'hui, telles aussi qu'elles deviendront demain, car le constructeur engage toujours le futur dans le présent.

Mais cette démarche n'en a pas moins produit, dans certaines circonstances privilégiées, des objets d'art, et même d'art majeur, offrant la rigueur de l'absolu et, parallèlement aux sujets picturaux et sculpturaux, un sujet architectural. Et, comme le présent ouvrage a pour objet l'esthétique des arts de l'espace, c'est de ce point de vue particulier que nous allons envisager le bâtiment, - ce qui, faut-il le dire, ne nous dispensera pas de considérer sa destination, ni sa construction. Car, dans les œuvres insignes, les impératifs pratiques et techniques ne demeurent pas étrangers à l'art de l'édifice. Ils sont assumés par la forme plastique.

 

 

Chapitre 11 - La forme englobante

 

Quand on envisage l'architecture comme simple forme, et pas encore comme destination et construction, il semble, à première vue, qu'elle ne se distingue pas de la statuaire. étienne Souriau trouve de l'une à l'autre cette unique différence que la statue est figurative; en sorte que la sculpture abstraite contemporaine lui paraît une architecture, libérée seulement des utilités.

D'autres auteurs sont plus prudents et se contentent d'affirmer que la distinction des deux arts ne serait pas originelle mais aurait été acquise au cours des siècles. Hegel soulignait l'assimilation de la sculpture primitive à l'architecture : les sphinx égyptiens, symétriques et disposés en allées régulières à l'entrée des temples, n'évoquent-ils pas le principe de la colonnade? Herbert Read retourne l'argument en réduisant cette fois l'architecture primitive à la sculpture. En effet, le bloc de la pyramide de Chéops, à peine traversé de quelques couloirs invisibles au profane, ne lui semble pas différer, dans sa forme essentielle, du Sphinx de Gizèh, tandis que les temples d'Angkor-Vat ou de l'Orissa seraient des massifs de statues, proliférant comme des plantes tropicales. Read épouse même la conception de Worringer, pour qui la cathédrale gothique, en plein Moyen Age, aurait encore nourri cette confusion formelle entre le monument sculpté et le monument bâti. Et Le Corbusier, après tant d'autres, tient le Parthénon pour une sculpture amplifiée.

Ces vues ne manquent pas de tout fondement. Fait d'une matière pesante, tangible, à trois dimensions réelles, l'édifice développe à peu près les mêmes grands types que la statue. Le temple grec archaïque et l'église romane représentent ce qu'on peut appeler une architecture « magique ». Dans les sanctuaires de Paestum, les nefs d'Autun ou le narthex de Vézelay, la forme manifeste l'intelligence humaine, mais autant que le calcul, elle proclame la profondeur de la pierre dans la massivité sacrale [1]. En Egypte, l'indistinction primitive de l'esprit et des choses fut plus sensible encore : le spéos, ou l'hémispéos, creusé dans le roc, est à la fois temple et falaise; et lorsque le sanctuaire se détacha de la montagne, les colonnades papyriformes, campaniformes ou lotiformes assurèrent la continuité de l'ouvrage de l'homme avec la vie de la forêt et du fleuve. A l'opposé, le temple grec classique et la cathédrale gothique illustrent une architecture « formelle » : au Parthénon, les colonnes résorbent l'éclat du marbre dans l'intelligibilité de leurs proportions, taudis qu'à Chartres ou Amiens, l'opacité de la pierre se dissout dans la percée du vitrail et dans l'élan ascensionnel des nervures. Comme la statue encore, l'édifice « formel » est tantôt linéaire et rationnel, à Florence, tantôt coloristique, sensuel ou fabuleux, à Grenade ou Venise. Et si rien dans l'architecture contemporaine ne correspond à la sculpture « matérielle », - la villa ou le building se préoccupant trop d'organisation intelligible pour se tourner vers le pur mystère minéral, - il s'y manifeste de multiples affinités avec la sculpture « ouverte énergétique ».

Mais là s'arrêtent les comparaisons. Même quand elle est « ouverte », je suis devant la statue ou autour. L'édifice m'enveloppe. La forme qu'il construit, je ne la regarde pas, je ne « danse » pas devant elle, j'y suis englobé. C'est pourquoi un sujet architectural a sans doute les mêmes recours qu'un sujet pictural ou sculptural, et la prédominance de la ligne ou de la couleur, de la droite ou de la courbe, de la matière ou de la forme, y incarnera des visions semblables, mais le mode de perception en est tout différent. Il se livre à travers l'expérience très complexe de l'acte d'habitation. Ce qui entraîne plusieurs conséquences remarquables.

La perception architecturale, englobée, saisit des murs, des baies, des voûtes et un pavement, mais autant le volume d'air lumineux défini par ces murs, ces baies, ces voûtes et ce pavement. Alors qu'en peinture et même en sculpture, la perception tactile restait toujours intentionnelle, ici je touche une partie de la forme; je l'éprouve en la traversant de tout moi-même. Je la respire aussi. Le volume d'air faisant partie de la forme du bâtiment, son atmosphère humide, chaude, encensée livre son âme : esprit mystiquement caverneux du protoroman, rationnellement marmoréen de la Grèce, quotidiennement familier dans la tiédeur ligneuse de la demeure suisse ou nordique. Et, toujours pour la même raison, la lumière variant selon les heures du jour, et qui tombait sur les formes inchangées de la statue, entraîne ici la forme dans ses mutations ; aussi n'y a-t-il pas que les cathédrales qui soient orientées : une unité d'habitation de Le Corbusier, une villa de Fr. L. Wright ou de Neutra le sont avec autant de soin. Volume d'air lumineux que j'éprouve en m'y mouvant tout entier, l'édifice me parle d'une manière plus physique que les autres arts. La forme architecturale est même si tangible que j'en éprouve une partie du pied. Que deviendrait le mystère facile de Santa Croce sans le moelleux appui de ses dalles rouges?

Cette impression se renforce, lorsque je parcours l'édifice. J'arpente le pavement, je grimpe au clocher, je m'appuie aux murs. D'où certains éléments plastiques vont prendre une importance spéciale, physique à nouveau : le taux de verticalité et d'horizontalité, qui en peinture ou en sculpture traduisaient l'élan ou le repos, ici provoqueront un vrai repos, un vrai vertige. Bachelard a rappelé, à propos de la maison, combien différait existentiellement de monter au grenier ou de descendre à la cave. Et il ne faut même pas monter à la tour ou dans la coupole, ni même imaginer qu'on y monte, pour les sentir vertigineux; ni que je m'enfonce dans la crypte pour que pèse sur moi son recueillement ou son oppression.

Mais l'habitation confère à l'architecture une propriété beaucoup plus singulière : d'être plurispatiale. La chose est évidente pour les édifices complexes : l'englobement qui m'accueille dans le narthex me dilate dans la nef et m'apaise dans le bas-côté. Or ceci reste vrai quand le bâtiment réalise un enveloppement simple : même si l'on supprimait le chœur de la Chapelle des Pazzi à Florence, son espace ne serait pas le même pour qui se tiendrait en son milieu, se réfugierait dans un coin, ou serait à mi-distance du coin et du milieu. On voit l'originalité formelle de l'édifice. Le tableau, dans son étalement, est monospatial. La statue l'est aussi : elle a un centre, ou plus exactement elle est un centre, et c'est pourquoi elle sait à la fois totaliser ses profils, rayonner dans l'ambiance et sauver le bloc primitif. Au contraire, le bâtiment, espace englobant, n'a pas de centre ; c'est moi, entouré, qui en suis le centre mobile transformant son système de références d'après mes déplacements (je ne transforme pas celui de la statue, je l'explore). Le bâtiment n'est donc pas une unité spatiale, mais une unité d'unités. Comme le message essentiel de la statue réside dans la manière dont elle enchaîne et rassemble des profils, celui du bâtiment réside dans la manière dont il unifie des foyers. Plus qu'au jeu de ses lignes, ou même à la structure immobile d'un volume d'air, la cathédrale tient à la loi vivante selon laquelle chaque travée du bas-côté s'ouvre à sa voisine, toutes ensemble à la nef, la nef au transept et celui-ci au chœur. Il ne faut même pas d'ouverture béante pour qu'ait lieu la communication. Dans une maison « spirituelle », toutes les pièces sont présentes à chacune, portes closes. L'édifice est d'autant plus fort qu'il unifie plus étroitement des espaces plus différenciés, directement visibles ou non.

On voit du même coup l'importance accrue de la temporalité. Devant la statue, elle n'était que la succession nécessaire à la saisie d'une réalité immuable : l'idéal de la perception sculpturale (et picturale) est d'atteindre l'objet par tous ses aspects à la fois. Il en va autrement de l'édifice. La loi de parcours vécu, vraiment successif, au tempo divers selon les parties, exprime son message même. Le temple égyptien se comprend à travers la marche égale qu'il impose. La gare moderne est un lieu de passage où la courbe traduit l'incessant va-et-vient. Entre les deux, tous les englobements intermédiaires suscitent les rythmes processionnels de l'église romane ou gothique, ou la déambulation libre de l'église italienne.

* * *

Les partisans d'une architecture-sculpture objecteront que cette habitation de l'édifice, du moins religieux, apparaît sur le tard et qu il a fallu le christianisme pour que la foule des fidèles fût admise dans le temple transformant cette statue colossale, jusque-la aperçue du dehors, en un véritable bâtiment saisi du dedans. Rien n'est moins exact. Sans doute, les égyptiens ne pénétraient pas dans la salle de la barque ni les Juifs dans le saint des saints, ni les Carthaginois dans la cella de Tanit, ni même encore les Grecs dans le sécos d'Athéna. Mais le dieu y habitait. Le pharaon, le roi, l'archonte et les prêtres y circulaient. Or ce n'est pas parce que je n'entre jamais moi-même dans un château que je le perçois comme une statue colossale sans espace intérieur. Et les anciens inclinaient d'autant moins à voir leurs temples de cette manière que ceux-ci s'ouvraient beaucoup plus largement qu'on ne veut bien le dire. Les sanctuaires étaient précédés, envahis de portiques et de péristyles de toutes sortes, et le « saint des saints » n'y occupait souvent qu'une portion assez insignifiante. Le temple ancien, sans être partout accessible, jouait donc bel et bien un rôle de maison, celle du dieu, et partiellement celle des fidèles. Du reste, au Parthénon, ceux-ci avaient toute liberté de regarder le sécos d'Athéna à travers une simple grille.

Et fallait-il que le peuple vît pénétrer ses prêtres dans le sanctuaire ou qu'il y entrât à son tour, pour le percevoir comme espace enveloppant? Son aspect extérieur ne suffisait-il pas à préfigurer sa structure interne? La chose est trop évidente dans la cathédrale gothique, si bien faite pour être sentie du dedans - même de l'extérieur - qu'elle rejette son squelette (contreforts et arcs-boutants) au-dehors. Mais la chose vaut déjà pour le temple égyptien, carthaginois, juif, indonésien, grec : à Angkor-Vat et au Kailâsa d'Ellora, où pourtant la profusion décorative atteint son paroxysme, l'imbrication des couloirs et des toits, très visible, annonce partout la demeure. Et a fortiori au Parthénon.

On doit même affirmer que la façade d'un édifice nous englobe indépendamment de toute habitation physique et de toute préfiguration de sa structure intérieure. Oublions les nefs qu'il anticipe et dans lesquelles j'entrerai bientôt, l'immense torse bombé de la façade de Chartres me met non seulement devant lui (comme la statue) mais en lui, tout comme, au sud et au nord, la procession gigantesque des arcs-boutants m'entraîne, m'aspire dans ses articulations par une sorte de vertige à rebours. Du boulevard Michelet, au pied de la « Cité Radieuse », je suis emporté dans l'essor de ce paquebot qui appareille et semble tirer sur ses ancres. Bref, par ses seules dimensions, le bâtiment me domine et m'enferme. Et surtout, il transforme son environnement et le ciel même en une vaste demeure autour de moi : Tadjmahal, Mosquée d'Omar, Angkor, Parthénon, Vézelay, Chartres, Saint-Pierre, Cité Radieuse ne font pas seulement vibrer leurs entours, comme la statue brasse l'air du musée ; ils les « édifient » et les referment. A Versailles, d'où qu'on le voie, on est partout dans le château, comme du château on est partout dans le jardin. A Ronchamp, Notre-Dame-du-Haut accapare les quatre points de l'horizon, qu'elle a préalablement convertis à son esprit, et nous y contient.

Enfin, l'habitation prend toute son ampleur lorsqu'elle déborde le bâtiment solitaire vers des ensembles harmonisés : villes fortifiées (Carcassonne), abbayes (Cîteaux), grand-places (Sienne). N'importe quelle ville médiévale n'avait qu'une âme jusqu'en son dernier recoin, et on l'habitait où qu'on y fût, grâce à l'homogénéité de son style, à une entente de la mitoyenneté où les maisons s'accolaient et se chevauchaient en des empiétements fraternels, et surtout à l'inondement spirituel par l'édifice principal, cathédrale, beffroi, ou par le site devenu tout entier symbole, au mont Saint-Michel ou à Assise. L'individualisme de la Renaissance compromit cette cohésion qui, avec des nuances d'esprit, naissait spontanément dans les villes anciennes, fortement intégrées, et remplaça la belle ordonnance de Nippur ou d'Athènes par le dispersement de l'espace urbain d'aujourd'hui. Mais l'habitation intérieure et extérieure importe tant à l'architecture que l'homme moderne tente de refaire sciemment ce que le passé réussissait par instinct : c'est l'urbanisme [2]. Songeons aux travaux d'Haussmann à Paris, au XIXe siècle, bien qu'il ne pût encore que relier des édifices préexistants, indépendants les uns des autres. Notre époque, plus radicale, a conçu des ensembles de toutes pièces, dont les mérites sont divers : l'Interbau de Berlin, auquel presque chacun des grands architectes contemporains a fourni un édifice, sent un peu, par là même, le musée international d'architecture; Chandigarh, capitale du Pendjab, aura donné à l'équipe de Le Corbusier l'avantage de travailler en rase campagne, comme aussi la difficulté de concevoir sans référence préalable un espace urbain affronté à l'Himalaya, et de rejoindre le sentiment asiatique (d'où des recherches parfois esthétisantes); au contraire, moins génial mais très adapté, c'est sous l'impulsion d'artistes nationaux et dans un site déjà établi, que Caracas se transforme pour son million d'habitants en une ville où l'homme, sorti de chez lui, continue de hanter un monde qui soit sa demeure, ponctuée de « centres » et de « jardins », et enserrée intelligiblement et affectivement dans l'organisation de son ciel, de sa montagne, de son fleuve et de son réseau routier.

On voit qu'il faut comprendre habitation avec une grande souplesse. Certains bâtiments sont des espaces intérieurs, comme les églises de Florence, superbes malgré des façades inachevées ou médiocres. D'autres sont surtout des espaces extérieurs organisant l'ambiance, comme le temple grec. D'autres réalisent un rapport étroit entre extérieur et intérieur, soit par la médiation de leur squelette, telle la cathédrale gothique, soit par la disposition des baies, dont le découpage et les perspectives prennent une importance considérable, puisque par elles, à Chenonceaux ou dans une maison de Fr. L. Wright, les deux mondes échangent leurs dimensions et cette substance commune, le volume d'air lumineux. D'autres encore conçoivent indépendamment leurs deux faces : espace-demeure par un côté et espace-ville de l'autre au magasin « De Bijenkorf », créé par Breuer pour Rotterdam. Il est donc très malaisé de définir les limites d'une architecture. Tout le monde convient que la pièce fait partie de la maison. Mais dans les ensembles unifiés, la maison elle-même fait partie de la place, et la place de la ville. La plurispatialité architecturale est beaucoup plus large que nous n'avions pensé, et joue au-dehors comme au-dedans. Au Parthénon, j'éprouve diversement l'édifice selon que je me tiens au bas des marches, que je franchis les escaliers, que j'arpente le stylobate, ou que je m'engage sous le péristyle, pénètre dans le pronaos, regarde dans le naos. Mais le Parthénon domine lui-même l'Acropole, qui domine à son tour la ville, le paysage et les remparts, jusqu'au Pirée.

* * *

II reste une dernière instance aux partisans de la confusion primitive de l'architecture et de la sculpture : les pyramides. Ce genre de bâtiment, dans sa compacité, n'offre aucune apparence d'espace interne. Mais précisément, la pyramide est-elle une architecture? On a pu le croire aussi longtemps qu'on l'avait envisagée, après Hérodote, comme un tombeau gigantesque, construit avec le sang du peuple par l'orgueil de souverains fastueux et persuadés que leur âme, leur ka, vivrait tant que subsisterait l'image terrestre de leur corps : la pyramide éternelle aurait eu pour mission de conserver la momie, éternelle aussi. Or, cette explication paraît aujourd'hui moins évidente. On a pu se demander récemment si le sens des pyramides égyptiennes - dont plusieurs n'abritent pas de tombeau - ne s'éclairerait pas à partir de ce que nous savons du culte de la montagne, de l'arbre, du pylône sacrés chez les peuples primitifs, qui y voient un lien entre les forces célestes, terrestres et infernales. Loin d'être des tombeaux, construits à coups de fouet par un peuple asservi, les pyramides auraient été de gigantesques aimants reliant la terre d'Egypte au Ciel et au Royaume des morts, et entrepris dans l'enthousiasme - un peu comme nos cathédrales du Moyen Age - par un peuple soucieux de dériver à son profit les énergies cosmiques. Et comme c'était par l'axe de la pyramide que passaient les charges les plus puissantes de l'influx sacré, et selon lui que le ka des défunts montait vers le Soleil, il était naturel d'y déposer cette chose éminemment sacrée, ce résumé du royaume des morts : la dépouille des rois [3]. Mais alors on voit combien il serait hasardeux de tirer de la pyramide des lumières sur l'esthétique architecturale primitive; de même que de l'obélisque, qui semble avoir eu une destination semblable (pylône sacré, elle portait une pyramide à son sommet). La pyramide n'est pas une demeure, mais plutôt, selon le mot de Samivel, une montagne artificielle.

Au vrai, il a toujours existé entre la sculpture et l'architecture un genre intermédiaire : le monument. La pyramide et l'obélisque sont architecturaux puisqu'ils sont bâtis par étagements de matériaux et qu'ils édifient la totalité du paysage autour d'eux [4]; mais, tout comme la statue, ils n'offrent pas d'espace intérieur habité. Inversement, le sphinx et les effigies chryséléphantines de la Grèce ont le visage de la statue, mais ils sont construits par étagements de matériaux, et l'Athéna Parthénos ou le Zeus d'Olympie de Phidias, avec leur mélange de matières diverses, leurs douze mètres de hauteur, leur Nike géante à bout de bras et les véritables bas-reliefs de leurs accessoires, ont plus d'un trait de l'édifice. D'où vient alors le monument : de la bâtisse ou de la statuaire? Il faut répondre : de la statue, - et c'est le côté exact de la thèse de Read. Le monument fut d'abord une amulette, figurative ou non, un talisman à la mesure de la cité, et qui prétend soit lui attirer les forces cosmiques (pyramide et obélisque) et la bienveillance des dieux (Athéna ou Zeus chryséléphantins), soit lui offrir le symbole de son héroïsme passé (monument aux morts) et de son énergie présente (statue de la Liberté). Cet idéal étant collectif et objet d'un culte public, la statue-amulette avait des dimensions qui l'obligeaient à recourir aux superpositions de matériaux, technique architecturale. D'où son caractère bâtard, qui ne se justifia pleinement que dans les civilisations primitives, où les proportions gigantesques étaient exigées en rigueur par la signification cosmique de l'œuvre (obélisque, pyramide) ou par la cohérence d'une société qui en faisait son expression unanime (sphinx, statue géante du bouddhisme chinois). Ailleurs, le monument apparaît le plus souvent artificiel, grandiloquent. Ridicule de nos cités, il fut déjà ce qu'il y avait de moins sûr à la Renaissance, et dès la Grèce. Comme tous les impérialismes, de Babylone au IIIe Reich, Rome en fut très éprise. Nous lui devons la prolifération d'une de ses formes les plus vaines : l'arc de triomphe.

En tout cas, il n'y a aucune raison d'y voir la source de l'architecture, qu'on ramènerait, à travers lui, à une statuaire géante. Bien qu'elle ait pu en hériter certaines formes, surtout aux Indes, - en raison d'un caractère efflorescent sur lequel nous reviendrons, - elle lui coexiste et même lui préexiste toujours. Les origines de l'architecture égyptienne ne sont nullement à chercher dans le sphinx ou l'obélisque, mais dans des constructions proprement dites, depuis la hutte de clayonnage ou le tombeau de Menés, de la Ire dynastie, en briques crues, jusqu'aux temples solaires, en calcaire et en granit, de la Ve. Et partout, alors, elle se manifeste comme forme habitée.

Sculpture et architecture sont deux arts originaux, deux saisies de l'espace, ici englobant, là englobé. Et si Picasso a envisagé un moment d'édifier des statues habitables le long de la Côte d'Azur, cela témoigne moins en faveur de son instinct de sculpteur ou d'architecte que de son esprit aventureux. Car la forme architecturale, du fait de son habitation, implique une série d'impératifs techniques qui découragent, nous allons le voir, des projets de ce genre.

 

11A. LES FORMES SIMPLES

 

L'édifice, plurispatial et pluritemporel, relie en une habitation globale des habitations particulières. Comment le pourrait-il sans se plier à des structures aisément perceptibles et additionnables? Il importe, en chaque endroit, que je sente encore et que je devine déjà ce qui échappe à ma perception du moment. La statue, du fait de son volume tridimensionnel appelant une exploration circulaire, avait déjà semblable exigence. Mais habiter, fondre dynamiquement des foyers en un foyer unique, requiert encore plus de simplicité, plus de mémoire facile, qu'investir.

 

11A1. Les lois de figuration

Une première manière d'obtenir cette lisibilité est le recours aux figures géométriques simples. Nous les retrouvons partout dans l'histoire de l'architecture. Cylindre de la tholos, triangle des frontons classiques, cube de la Piccola Cuba de Palerme ou des temples indo-javanais, demi-sphère des coupoles romaines et byzantines, ellipse des temples indiens, pylône des sanctuaires égyptiens et assyriens, polygones réguliers servant de plan terrier à tant d'édifices de la Renaissance : toutes ces formes élémentaires, vues du dehors ou du dedans, se déchiffrent d'emblée.

évidemment, les figures simples ne sont plus les mêmes pour nous que pour l'homme ancien. « Depuis des siècles, les constructions fondamentales sont restées celles qu'on obtient à l'aide du compas, du cordeau, de l'équerre, ainsi que les définissait Platon, celles qui sont les plus naturelles à la civilisation apparue avec le néolithique et menacée seulement depuis deux siècles : la civilisation agraire où la géométrie est née de la division du sol. L'âge mécanique et industriel où nous sommes entrés maintenant et où tout se pose en termes d'énergie et non plus de statique, amène un profond remaniement : l'usage de la géométrie analytique et des courbes de fonction, créées par Descartes, de la géométrie descriptive inventée par Monge, la nécessité du calcul des résistances, l'importance de l'aérodynamique ont familiarisé l'œil moderne avec les courbes coniques, en particulier : ellipses, hyperboles, paraboles... Un observateur attentif constatera quel est leur empire sur l'art d'aujourd'hui et ses arrangements, depuis le tableau jusqu'au meuble ou à la céramique; il mesurera combien elles tendent à remplacer les constructions planes basées surtout sur l'angle et le cercle, ces dominantes d'hier » [5]. Au tableau, au meuble et à la céramique, ajoutons l'architecture : la silhouette carénée de Notre-Dame-du-Haut comme celles de nos paquebots et de nos avions montrent assez que les courbes coniques appartiennent désormais aux formes simples du bâtiment.

Quoi qu'il en soit, cette simplicité obsède l'architecte, et quand il recourt à des figures complexes, il veille à les articuler clairement. Il composera, par exemple, d'après « les lieux de l'angle droit », forme immédiatement perceptible tant par l'oeil que par l'esprit. Ainsi, en promenant par hasard une carte postale (dont les bords sont en équerre) sur une reproduction du Capitule de Michel-Ange, Le Corbusier observa que les nœuds de la façade étaient reliés par des lignes qui s'y coupaient à angle droit.

 

11A2. Les lois de proportions. Le « nombre d'or »

Mais plus que dans ces lois de figuration, toujours un peu raides, l'architecte cherche la simplicité dans les lois de proportions. Il en existe de toutes sortes. Nous allons nous attacher d'abord à l'une d'elles, parce qu'elle a joué un rôle considérable dans l'art de l'Occident [6].

Deux quantités sont en relation dorée, ou en rapport phi (φ), quand elles sont dans le même rapport que (1 + √5) et 2 ; ou, plus simplement, que 1,618... et 1. Ce rapport est remarquable parce qu'il s'inscrit au milieu d'une série (... 0,236; 0,382; 0,618; 1; 1,618; 2,618 : 4,236...) où chaque terme naît de l'addition des deux précédents (série de Fibrine) et où deux termes consécutifs (compte tenu des décimales) sont en relation dorée. En sorte que, de deux termes consécutifs, le plus grand est au plus petit comme la somme des deux est au plus grand: rapport plus souple, plus dynamique et organique que celui du double, du triple, du quadruple, et néanmoins saisissable non seulement par la pensée, mais, ce qui nous importe en art, par l'œil.

 
 

Cette relation peut se trouver dans la partition d'un segment de droite- dans les rectangles où le grand côté est au petit dans le rapport φ (figure optiquement satisfaisante puisqu'en ajoutant ou retranchant un simple carré on obtient un nouveau rectangle d'or); dans les relations entre les pentagones et décagones réguliers et étoiles et les circonférences inscrites ou circonscrites; dans des rapports entre surfaces courbes; enfin, ce qui intéresse plus directement 1'architecture, dans les relations des volumes délimités par des surfaces linéaires ou courbes en rapport φ. Nous pouvons donc généraliser : dès que deux lignes, deux surfaces, deux volumes sont obtenus a partir d'éléments en rapport φ, il faut s'attendre à une fructification indéfinie de ce rapport.

 
 

étant donné ces multiples mérites, on ne s'étonnera pas qu'on ait tenté de retrouver la section d'or dans la nature. Non point dans le monde inanimé, qui ne connaît pas les proportions dynamiques, - la loi de Haüy exclut de la morphologie cristallographique les nombres irrationnels, tels que √5, - mais dans le monde vivant. Depuis Vinci et Goethe, de nombreux auteurs ont dépisté la « divina proportio » dans la croissance des feuilles, des tiges, des troncs, des corolles de certaines fleurs; les spirales logarithmiques des mollusques; le rapport de la tête, du tronc, des membres chez les vertébrés supérieurs et en particulier chez l'homme. Les partisans de φ ont été souvent amenés par leurs préjugés pythagoriciens à forcer les faits, et il est certain que plus de rigueur dans les mesures permet, en bien des cas, de trouver des lois de croissance plus précises que le nombre d'or [7]. Néanmoins, des spéculations de ce genre n'auraient pas été possibles si le vivant considéré dans ses grandes lignes (à la seule échelle qui intéresse la perception esthétique des objets de la nature) ne suggérait fréquemment le rapport φ. En sorte que nous pouvons conclure que celui-ci paraît vivant et harmonieux non seulement en raison de sa structure mathématique privilégiée, mais parce que notre expérience l'a associé aux êtres harmonieux et vivants : l'arbre, le coursier, le nu. C'est un de ces cas où l'esprit et l'univers se rejoignent. Sans la nature, le nombre d'or ne palpiterait pas de vie. Sans le calcul de l'esprit, ou de l'œil, comment discernerions-nous dans la nature les formes qui sont précisément « harmonieuses »?

Il fallait donc prévoir que la culture occidentale, éprise de rapports clairs mais fluides, éprise aussi de domination de la nature par l'esprit, exploiterait ce nombre mathématiquement, optiquement et vitalement remarquable dans beaucoup de ses édifices. Le Parthénon en est tout habité. Dans les façades à fronton, et en prenant pour base le dessous des marches, le même rapport φ relie la distance des colonnes extrêmes à la hauteur du sommet du fronton, la hauteur du sommet du fronton à la hauteur du sommet des colonnes, la distance moyenne des colonnes à leur diamètre moyen, la hauteur de l'entablement à celle de la frise jointe à la corniche, la largeur des métopes à celle des triglyphes, etc. Les deux autres façades également sont divisibles en divers rectangles φ, tout comme leurs colonnades. Quant au plan terrier de l'édifice, il s'inscrit approximativement dans le fameux rectangle √5 (= 2,236/1), lequel a pour propriété de se diviser de multiples manières en carrés et en rectangles φ.

On comprend le souhait d'étienne Souriau, que l'esthétique expérimentale envisage comme un de ses premiers problèmes à résoudre, les deux questions suivantes : « 1° jusqu'à quel point les tracés qui imposent à une œuvre d'art un schéma conforme à la section d'or coïncident-ils avec les structures esthétiques fondamentales et objectives de cette œuvre; 2° jusqu'à quel point la possibilité ou l'impossibilité de faire coïncider ce schéma et ces structures est-elle en corrélation avec une appréciation esthétique favorable ou défavorable? » [8] Le choix de ces questions donne à entendre à la fois l'importance du rapport φ et ses limites.

 

11A3. Autres lois de proportions

En effet, les vertus de la section d'or ne doivent pas faire oublier que certains continents les ont ignorées et que, même chez nous, d'autres proportions jouent un rôle considérable. Ainsi, sont également très intelligibles et lisibles : le rectangle de 2 sur 1, car l'œil réduit cette figure à un double carré, propre aux maisons de bois japonaises construites sur le module de la natte, ou tatami, mesurant un ken de long et un demi-ken de large; le rectangle de 3 sur 2 (ou proportion sesquialtère : a/b = 1,5) qui, en s'appliquant à l'ensemble et à plusieurs parties de la façade de Notre-Dame de Paris, lui donne son harmonie reposée, encore proche du roman; le rectangle de 1,732 sur 1, car, selon le souhait de Platon, sa diagonale le divise en les deux moitiés d'un triangle équilatéral de même aire; le rectangle de 1,414 sur 1, car il peut être divisé par une droite en deux rectangles semblables à lui-même, etc. [9] (cf. fig. 4, p. 244).

En tout cas, on ne saurait trop le redire, il ne suffit pas que les relations établies soient mathématiquement précises, fécondes et simples. Elles doivent l'être pour l'œil, qui seul compte en dernier ressort. Les Renaissants eurent la faiblesse de l'oublier. Une façade d'Alberti met en action des rapports très subtils, qui se lient et se délient dans les calculs du géomètre, mais forment un arcane indéchiffrable au simple regard. Les préméditations de Michel-Ange architecte tombent souvent dans la froideur, à la Laurentienne par exemple (sauf l'escalier), et la coupole de Saint-Pierre reste son miracle. Il n'y a guère que Brunelleschi et Bramante qui semblent avoir sondé le bénéfice des nombres sans se laisser ensorceler par eux. La cérébralité des Renaissants se remarque peut-être surtout dans leurs plans terriers : leurs polygones de tous genres - ainsi l'octogone de la Chapelle des Médicis par Michel-Ange - pouvaient être satisfaisants sur la planche à dessin; dans la réalité de l'édifice, ils sont insaisissables, car nous ne saurions regarder simultanément en avant et en arrière. L'architecture, pour m'englober, doit me faire éprouver l'espace autour de moi; elle ne peut exiger que je le voie véritablement, comme ferait un œil à facettes.

 
 

Une fois de plus, la leçon du Parthénon est décisive. A voir la rigueur de ses proportions, on croirait que ses auteurs se sont contentés d'y pétrifier une épure mentale, stricte et parfaite comme les nombres. En réalité, nous savons que les maîtres attiques travaillèrent empiriquement, construisant des gabarits sur place pour juger de leur effet; le nombre d'or est partout, mais il résulte de la sûreté de leurs sens. D'où le raffinement et la vie des corrections optiques, fruit de l'expérience vécue : les horizontales du stylobate et des entablements s'incurvent vers le haut; les colonnades s'inclinent vers l'intérieur, accusant jusqu'à un hors-plomb de 7 cm aux extrémités. Ces deux corrections donnent à l'édifice une structure pyramidante qui le grandit [10] et le stabilise. Surtout, elles contribuent à l'élever au style : si subtiles que soient les lois harmoniques présidant à son articulation d'ensemble, l'œuvre n'accède au sujet architectural (et donc à la vraie rigueur) qu'en les outrepassant dans une rupture expressive. Pour avoir perdu cette manipulation sensible, tant d'édifices de la Renaissance s'ennuient à dévider leurs abstractions, tandis qu'au versant de l'Acropole, la colonnade des vierges incorruptibles nous stupéfie encore de sa fulgurante clameur.

 

11B. LA MESURE DE L'HOMME

 

Pour que l'architecture me baigne, pour que j'y habite, il ne suffit pas que ses relations formelles soient mathématiquement simples et optiquement lisibles, ni même qu'elles soient à la ressemblance de mon corps : il faut encore qu'elles se montrent à ma taille. Personne n'a médité ce point autant que Le Corbusier. Nous commencerons par résumer ses vues. Outre qu'elles nous introduiront à l'esprit d'un grand architecte de notre époque, leur dogmatisme fera bien saillir le débat.

 

11B1. Le Modulor

Ce qui précipita, à la fin du XVIIIe siècle, la décadence de l'architecture, c'est, aux yeux de Le Corbusier, l'invention du mètre, mesure arbitraire et sans lien avec la stature humaine. Au contraire, les anciennes mesures, le pouce, l'empan, le pied, la coudée, la brasse reliaient l'édifice aux dimensions moyennes de l'homme. A telle enseigne que la fidélité au pied-pouce expliquerait que la tradition architecturale se soit assez bien maintenue dans les pays anglo-saxons.

Et Le Corbusier nous propose un étalon qui rassemblerait tous les avantages. Il a pour base la taille de l'Anglo-saxon idéal, soit six pieds de haut, ou 183 cm, que l'on divise selon la section d'or : 183 = 113 + 70; 113 = 70 + 43; 70 = 43 + 27, etc., et qu'on prolonge dans l'autre sens : 183 + 113 = 296; 296 + 183 = 479, etc. Un second point de départ est fourni par le même homme bras levé, soit 226 cm., et nous obtenons, toujours par l'application de la section d'or : 226, 140, 86, 53, 33, 20, etc., ainsi que 226, 366, 592, etc. Appelons la première suite, la série rouge (S. r.), la seconde, la série bleue (S. b.).

 
 

Nous nous trouvons ainsi en possession de deux séries de mesures optiquement harmonieuses, puisqu'elles résultent de l'application de la section d'or, et somatiquement conformes, puisqu'elles sont obtenues à partir de deux mesures caractéristiques du corps humain : sommet de la tête et main levée. Quant à savoir si elles s'harmonisent entre elles, on le devine déjà du fait que 113 de la série rouge est la moitié de 226 de la série bleue. On le met mieux en évidence en inscrivant dans un double carré de 113 cm de côté formant un rectangle de 226 cm de haut, un troisième carré entre les cotes 70 et 183. On constate alors que le carré inscrit et le double carré sont reliés par des constructions simples (lisibles) : on obtient le second à partir du premier en traçant deux arcs de cercle ayant pour rayons, l'un la diagonale du carré, l'autre la diagonale du demi-carré (à une nuance près, car nous choisissons le premier tracé du Modulor, celui de Hanning en 1943, non le tracé définitif de Serralta et Maisonnier). De plus, toutes les autres cotes de nos deux séries entre 27 (S. r.) et 226 (S. b.) peuvent être retrouvées par des constructions géométriques simples (symétries). Et ces suites sont harmonisées entre elles d'une manière non seulement géométrique mais somatique, puisqu'on les combinant nous obtenons une norma­lisation satisfaisante du corps humain : 226, bras levé, 183, sommet de la tête; 140, appui du bras; 113, plexus solaire; 86, appui de la main. Une fois de plus l'a priori et l'a posteriori se confirment.

Bref, le Modulor jouit de toutes les propriétés du nombre d'or (qu'il soit considéré comme rapport de lignes, de surfaces ou de volumes). Il relie ces mesures, harmonieuses entre elles, à la stature humaine. Il concilie les avantages de la naturalité du pied-pouce et de la decimalité du mètre (183 cm = 6 pieds-pouces). Devant ce faisceau de vertus, on comprend que son créateur, préoccupé de standardisation mondiale des mesures pour des raisons à la fois esthétiques, économiques et sociales, y ait vu une panacée. Einstein y reconnaissait « une gamme de proportions qui rend le mal difficile et le bien facile ».

 
 

11B2. Autres solutions

II va de soi que d'autres bases sont possibles. Le Corbusier relève avec complaisance les similitudes entre les mesures turques (0,26; 3,1; 75; 188; 303) et celles de son Modulor (0,25; 3; 70; 183; 296),

Mais, en architecture, le thème est d'une sévérité déconcertante. Il ne se contente plus d'une simple ou double énonciation, comme le thème musical : il se répète par séries et ses répétitions sont aussi les premières partant un peu plus haut et croissant un peu plus vite que les secondes. De même, il observe que les maisons japonaises avaient pour module le tatami (natte à la mesure de l'homme, puisqu'elle servait de couche), double carré d'un ken sur un demi, le ken de Tokyo mesurant précisément 1 m 82. Mais non seulement il s'agit d'analogies superficielles, le Japonais n'ayant nullement notre taille, mais le ken paysan, très différent du ken de Tokyo, mesurait 1 m 97. Les colonnes du Parthénon ont exactement 10 m de haut, nombre honni par la théorie de l'artificialité du mètre. Et Le Corbusier lui-même admirait fort les « petits appartements » du Trianon et du faubourg Saint-Germain (entre 210 et 220 cm) à un moment où il avait adopté un étalon de 175 cm (bras levé 216 cm), qu'il n'abandonna que pour réaliser la conciliation entre le mètre et le pied-pouce

Il y a d'ailleurs une autre manière d'obtenir pareil résultat que ces spéculations encore renaissantes, basées sur une vue statique d'un corps-microcosme : c'est la conception dynamique, plus typiquement contemporaine, de Georges Nelson, envisageant le corps « existant », dans ses situations et ses actions. A l'Hôpital de Saint-Lô, la plaque de béton léger n'est plus mesurée d'avance par les proportions d'un homme réduit à son idéal platonicien; elle se découpe comme une étoffe selon les situations de l'homme malade et les actions de ceux qui le servent. Le souci du proportionnement reste aussi impérieux, mais les modules sont tirés moins de statures que de gestes et de besoins.

Demeure en tout cas une distinction de bon sens entre grande et petite architecture. Les exemples allégués par Le Corbusier sont tirés des « petits appartements » du faubourg Saint-Germain et de la maison particulière Scandinave, balkanique ou japonaise; à la « Cité Radieuse », le Modulor joue de manière stricte à l'intérieur de chaque appartement, où tout, jusqu'au meuble, est découpé selon 16 de ses mesures, les plus proches de la taille humaine. Mais dans la grande architecture, ce souci se relâche, ou prend une autre forme. Les égyptiens concevaient des hommes de cent pieds de haut, disait Champollion. Au Parthénon, la disposition des degrés, trop élevés pour être franchis d'un pas normal, et les portes immenses, dénotent une volonté de rupture avec les grandeurs quotidiennes. Quant au gothique, Viollet-le-Duc succombait certainement à ce que Focillon appelle la « mystique des nombres » lorsqu'il prétendait démontrer, par sa triangulation de Saint-Sernin, que les cathédrales étaient conçues tout entières selon le module de l'homme. Enfin, même à la « Cité Radieuse », les proportions générales de l'édifice n'obéissent plus à des chiffres exacts du Modulor. A ces grandeurs, plus de souplesse est permise, ou requise. N'oublions pas néanmoins que, dans les systèmes anciens, les mesures les plus gigantesques s'obtenaient par des additions de mesures tirées de notre corps : pouce, empan, homme bras écartés (comme le kulak turc). Et si la façade de la « Cité Radieuse » en prend à son aise avec le Modulor, elle n'en résulte pas moins de l'addition d'éléments, les terrasses brise-soleil, qui le respectent en rigueur.

L'harmonisation à la stature humaine varie donc en architecture, sans disparaître jamais. Ses variations procèdent même du souci de la réaliser mieux : Nelson ne la poursuit pas moins que Le Corbusier, il veut le faire plus subtilement. Peu importe le mètre, le pied-pouce ou tout autre étalon, l'essentiel est l'épreuve sentie; et le plus dogmatique des théoriciens souligne que son Modulor est un ruban tangible entre les mains et les bras de l'architecte, lequel invente dans le contact vivant de la mesure. Du reste, il faut bien voir que les modules n'ont jamais fait le style. Ils sont un clavier, disait Le Modulor (1951), sur lequel l'architecte doit inventer. Ils n'ont même pas ce rôle antécédent de clavier, précise Modulor 2 (1955) : ils interviennent après l'invention, pour la normaliser.

 

11C. LE THEMATISME

 

Enfin, espace habité, l'architecture se développe sous la forme de thèmes. On songe d'abord à la musique. Tandis que le tableau est tout entier étalé devant moi et que je puis contourner la statue en quelques secondes, j'ai besoin de plusieurs minutes pour « visiter » le bâtiment, façade et intérieur, comme il me faut plusieurs minutes pour dérouler la sonate ou la symphonie. Et telle est la vocation du thème : une forme d'expression qui tient compte des servitudes mais aussi des possibilités du temps. Après qu'il s'est énoncé, je le retrouve dans ses « développements », dans ses « variations ». Il aimante les moments qu'il n'emplit point, car tout balance entre son souvenir et l'attente de son retour.

Mais, en architecture, le thème est d'une sévérité déconcertante. Il ne se contente plus d'une simple ou double énonciation, comme le thème musical : il se répète par séries et ses répétitions sont aussi semblables que possible. La colonne se multiplie tout de suite en colonnade; le triglyphe se développe en frise; le cintre roman ou l'arc ogival envahissent d'un bond tous les étages de la travée; la grande coupole de Sainte-Sophie en engendre aussitôt deux moitiés d'autres. Parfois des variations s'introduisent dans la reprise : ainsi, à la Renaissance, les colonnes, doriques au rez-de-chaussée, sont ioniques et corinthiennes aux étages; l'arc varie ses ouvertures d'après les parties de la cathédrale; la coupole octogonale de Sainte-Marie-des-Fleurs n'a plus que cinq de ses pans dans les coupoles subsidiaires qui germent à ses entours. Mais quand on songe aux libertés du développement musical, quelle rigueur ici et quelle ascétique continuité! Architecture et répétition sont presque synonymes, et nous avons dit que Hegel, pour prouver le caractère architectural de la statuaire égyptienne à ses débuts, faisait remarquer qu'elle apparaît par enfilades : allées de sphinx ou d'Anubis, scandant la marche aux sanctuaires. Le thématisme s'explique incontestablement par la plurispatialité et par la durée de parcours, mais d'où lui vient tant de rigidité?

Au vrai, si l'habitation veut englober, elle veut encore reposer, protéger. L'édifice abrite la famille, lorsqu'il est maison; la nation ou l'église, lorsqu'il est palais ou temple. Il signifie demeure et pérennité, et il faut qu'il le manifeste dans ses formes. Aussi le sujet architectural aura mille significations, selon les cultures, les époques, le génie individuel de ses créateurs, mais il conservera toujours un accent de robustesse, de confiance. Et comment mieux exprimer le havre, le refuge, l'arche inébranlable que par la stabilité, la répétition des motifs? A Chartres et au Parthénon, les colonnes identiques multiplient autant de fois l'affirmation d'un credo; à la colonnade de Perrault, au Louvre, la puissance d'une dynastie; et l'ordonnance reposée, attendue, de la maison et de la ferme soutient la continuité familiale, du passé à l'avenir. Le temps du musicien est invention inlassable, jaillissement le plus intime et le plus vulnérable; chez le peintre, l'arabesque et la touche traduisent les caprices instantanés de la liberté. Il n'y a pas un pouce d'aventure dans le bâtiment : il ne peut trahir la confiance que nous mettons dans sa protection. L'inspiration et le feu sont au départ; sitôt après, l'élan va se prendre dans la stabilité et les répétitions de ce qui invente, mais en rassurant.

Ainsi, le thème est l'âme de l'édifice : confluent où se nouent ce qu'il contient de spontané et ce qu'il doit s'imposer de contraintes. Par le choix d'une droite ou d'une courbe, d'un taux d'horizontalité ou de verticalité, d'ouverture ou de fermeture, il recèle presque tout le souffle du sujet architectural; mais ce souffle il l'exprime avec l'austérité d'un thème : avec assez de dépouillement pour se répéter et se varier dans la clarté. Faut-il dire qu'il sera tout pénétré des rapports simples et de cette mesure de l'homme qui lui permettront d'évoluer dans l'harmonie; d'être, sans faillir à la continuité et au repos, le point de départ d'un développement vivant.

Nos considérations sur les rapports simples, la mesure de l'homme et le thématisme, nous auront convaincus que l'architecture se plie à des rigueurs spéciales parmi les arts de l'espace. Il est vrai que pareilles lois se retrouvent en peinture et en sculpture : sans compter sa place en Egypte, le nombre d'or à Venise organise la surface, à Florence la perspective, et c'est un peintre, Vinci, qui illustre le De divina proportione du moine franciscain Luca Pacioli (1509); Cézanne et tant d'autres composent d'après les « lieux de l'angle droit »; et le contrepoint de la couleur ou du dessin montre en peinture et en sculpture la fécondité de la notion de thème. Mais cela reste préliminaire dans ces arts, où tout tient au dernier détail, même en sculpture où la forme ne devient elle-même que par le grain du marbre, les méandres du ciseau, le mystère furtif du repli d'ombre. Le bâtiment, à l'inverse, qu'il soit formel ou magique, rationnel ou coloristique, souligne ces principes : il les déborde toujours quelque peu, nous l'avons vu au Parthénon, sans quoi il perdrait sa valeur expressive, mais il les déborde d'une façon qui accentue sa clarté, sa stabilité, sa méthode. Cette opposition entre les arts de l'espace est bien mise en relief par le destin de Le Corbusier. Homme de système, il sut devenir le plus grand architecte de notre temps, alors que ses tableaux ne nous retiennent que pour introduire à ses constructions. Proportions simples et thématisme appartiennent à 1' « architecture » du tableau et de la statue, et dans l'étude des arts de l'espace, c'est à propos de l'architecture que nous devions les envisager.

La rigueur fait de l'édifice un lieu de traditions vénérables. Il y faut des siècles pour mûrir un nouveau thème; et qu'exigé une nouvelle loi de proportion? On ne s'étonnera pas dès lors qu'un certain académisme nous guette davantage et en même temps soit moins préjudiciable ici qu'ailleurs. Devant les réussites suprêmes du Parthénon et d'autres temples grecs, les Anciens crurent bon de dégager une fois pour toutes un module (le rayon du bas du fût de la colonne) qui, multiplié par des coefficients fixes, donnait les proportions générales d'un style : ce furent les « ordres » dorique, ionique et corinthien, dont nous connaissons les formules par Vitruve. Une démarche de ce genre eût, en peinture et même en sculpture, entraîné la décadence irrémédiable. En architecture, les Anciens ne refirent jamais le Parthénon, mais, en possession des trois ordres, ils continuèrent de produire des œuvres qui ne manquent pas de caractère.

* * *

Cependant, l'austérité et presque la raideur de l'architecture ne doivent pas nous faire oublier leur source, qui est la vie même. Le bâtiment ne se plie à tant de règles que pour assurer l'acte d'habitation, premier des actes humains. Gaston Bachelard y insiste dans sa Poétique de l'espace. L'existentialisme sartrien montrait dans l'homme l'être-au-monde, mais il l'y voyait «jeté ». Bachelard nous rappelle que notre sentiment fondamental de l'existence s'enracine dans la demeure, l'espace élu par nous autour de nous, assez fermé pour que la conscience s'y reprenne, assez ouvert, au-dedans et au-dehors, pour qu'elle y soit conscience-au-monde, en action. L'architecture précède donc les autres arts plastiques en un sens plus essentiel que nous ne l'avions cru d'abord : l'habitation est le sentiment fondamental de l'espace, ce par quoi il y a un espace pour l'être-là, le Dasein, que nous sommes. être architecte c'est se souvenir que nous avons été conçus dans le milieu inoubliable d'une matrice. Depuis la naissance, la vie humaine se développe en une succession de traumatismes qui ouvrent cet englobement sur des englobements plus vastes, plus différenciés : le corps de la mère, le berceau, la chambre, la maison, la rue, la ville, le pays, le continent, la planète; mais il faut, pour préserver notre continuité de vivant, que, même dans les dissymétries de l'habitat contemporain, ces développements s'opèrent sans compromettre la sécurité et la chaleur initiales. Saarinen a maintenu, jusque dans ses aéroports, que toute architecture - y compris le réseau de communications dont on ne peut l'abstraire - est une matrice élargie [11]. Elle dispose autour de nous ce taux d'ouverture et de conclusion où nous nous agrandissons aux dimensions du multiple sans perdre notre unité. Lorsqu'elle devient un art, son langage nous atteint au nœud le plus natif de l'âme.

Et c'est bien le nœud de l'âme grecque, surgissante, tranchante, délimitée, extravertie [12], qui s'affermit parmi des péristyles habités du dehors. C'est Rome impériale, communautaire, légale et pompeuse qui, au Panthéon ou au Colisée, se fortifie dans des espaces fermés dont l'amplitude et surtout la disposition collectivisent le citoyen. C'est la première âme chrétienne qui polarise la basilique en ne lui gardant qu'une abside où tend la colonnade, au pas de l'homme, vers un salut. C'est cette intériorité qui se dilate dans le vaisseau-coupole de Sainte-Sophie, défini (y a-t-il limite?) par le toujours au-delà des mosaïques [13]. Le cœur de l'Occident technico-religieux commence alors de battre dans la pulsation lente, large, fervente, articulée et conclue de la travée romane; explose dans la combinaison d'ossature et de vitrail dressant la cage mystique de la cathédrale; se ressaisit dans la lisibilité rationnelle de Brunelleschi ; prétend à l'unité universelle dans les volumes symétriques de Bramante et de Michel-Ange, puis, l'ordre ébranlé, dans les frémissements courbes de Borromini [14].

Enfin, l'âme que nous aurons demain cherche ses modes d'être dans de nouveaux englobements. Les implications de volumes chères au cubisme, leurs déploiements syncopés chers au futurisme, ont trouvé à la villa Savoye de Le Corbusier ou dans les intérieurs organiques de Fr. L. Wright, des résonances d'autant plus profondes qu'elles étaient appelées par la plurispatialité et la pluritemporalité inhérentes à toute forme englobante. élidant les points porteurs et multipliant les parois de verre, nos architectes ont inventé le plan libre [15], faisant de nos espaces, quand ils sont œuvres d'art, des univers inépuisables, non par leurs dimensions, ni par leurs rapports statiques, ni même par leurs girations processionnelles, comme dans l'édifice ancien, mais par leurs emboîtements transparents.

Et par-delà le cubisme et le futurisme, nous nous sommes ouverts encore à une autre saisie de l'espace, dont le pressentiment se trouve dans les recherches avancées de l'abstraction, picturale ou sculpturale. On a répété, et nous l'avons fait nous-même, que Ronchamp intégrait un paysage des Vosges. Au vrai, Ronchamp est l'éclatement de l'ambiance plus que sa fermeture et son recueillement, et il en va de même des gratte-ciel de Mies van der Rohe ou d'une villa de Neutra. Si l'on ne craignait les formules grandiloquentes, il faudrait dire que notre architecture a inauguré l'espace d'un monde où la Terre cesse enfin d'être au centre de l'univers, et ma ville ou mon village au centre de la Terre, mais où villes et terre tournent autour d'un soleil entraîné lui-même dans la course de sa nébuleuse. Ce sentiment nouveau, le bâtiment moderne l'incarne de multiples manières. Dans un grand nombre de cas, la symétrie ancienne, expressive de géocentrisme et de permanence, est remplacée par des dissymétries : celles, rectilignes mais explosives, des terrasses en cantilever de Fr. L. Wright, projetées en plein ciel ; celles, curvilignes, de la coque de Ronchamp, qui s'inspire de l'aile d'avion. Et là où le bâtiment conserve la symétrie, il la mobilise à son tour dans l'érection et le décollement de sa rétention centrale, soulignée fréquemment par les rez-de-chaussée sur pilotis découverts et les étages en surplomb. Enfin, la polychromie, le verre et le métal contribuent à donner à nos édifices, avec leurs transparences et leurs illuminations nocturnes, des allures de météores et d'appareillage sidéral [16]. Toute architecture possède un tempo pour le promeneur qui la parcourt; par ses dissymétries, sa rétention constructive et sa transparence, le bâtiment moderne possède en sus une vitesse, une accélération internes, comme une toile de Malevitch ou de Vasarely, une construction de Pevsner ou de Naum Gabo.

Il va de soi que la destinée de l'homme est concernée dans ce nouveau rapport au monde, par-delà le paysage. Nous disions que l'architecture est refuge. Ne va-t-elle pas, en se mobilisant, compromettre sa mission de demeure? A moins que le repos soit susceptible de formes multiples, affranchies de la symétrie et du rivement au sol. Un repos d'un nouveau type, polyvalent, ne cherchant plus la pérennité ni la totalité, mais acceptant la condition d'êtres qui ne sont jamais que perspectives en échange avec d'autres perspectives, telle est l'implication des recherches contemporaines sur l'espace architectural. Ronchamp, avec ses quatre faces contrastées, les gratte-ciel de Nervi ou de Fr. L. Wright, la maison Farnsworth de Mies van der Rohe à Fox River, y atteignent ou y tendent. L'art est symbolisme universel, disions-nous. On voit l'extension nouvelle du concept. L'édifice contemporain nous lance de par le monde. Ou, d'une manière plus précise et plus réelle, il nous fait habiter un coin défini du monde, mais en l'ouvrant à tous les entrecroisements de lumières, de sons, d'idées et de sentiments qui traversent l'âme accrue de son habitant.

 

 

Chapitre 12 - La destination manifestée

 

On doit avoir eu la bonne fortune de pénétrer dans l'église de Saint-François, à Riehen-Bâle, un dimanche matin pendant l'office. La porte d'entrée introduit à mi-hauteur d'un espace ovoïde. Et aussitôt nous voilà non seulement enveloppés, baignés, mais commandés en tous nos gestes.

Il faut avancer, car le sol descend sous vos pas, comme une invitation. Il faut, bon gré mal gré, participer à la ferveur commune, car la disposition des bancs en arc de cercle fait que chacun éprouve autour de soi la présence de tous, l'église reprenant son sens d'ecclesia, d'assemblée. Mais cette assemblée ne se ferme pas sur elle-même, elle se tourne vers autre chose : j'aperçois mes voisins marginalement, juste assez pour qu'en fraternité, en communion, nous soyons unanimes vers le mystère. Il faudra écouter le prône, car l'éventail de la nef se replie, se concentre sur l'ellipse du chœur, et le podium d'où parle le prédicateur se trouve à la jointure de ces deux espaces, accaparant l'attention. Mais davantage, dans un instant, nous serons contraints de participer à l'action sacrée, puisque toutes les lignes de l'édifice convergent vers un point situé entre l'autel et le crucifix qui, suspendu au plafond, le surplombe, tout proche. Rien n'échappe à cette polarité, ni la ligne des fenêtres, ni celle des escaliers devant et derrière l'autel, ni les poutres du plafond en coquille, ni le tracé des couloirs qui d'abord descendent, puis, à la hauteur du premier banc (d'une dernière planche du premier banc) se relèvent. Point de colonnes pour rompre le courant, sinon deux, qui par leur place et leur forme le soulignent. Tout converge vers le foyer où se croisent la représentation sensible du sacrifice, la Croix, et sa réalité mystique, les espèces sur la nappe. La lumière même épouse cette intention : elle ne vient ni du haut, ce qui diluerait l'autel dans l'ensemble; ni directement du fond, ce qui le mangerait; filtrant à ras du toit dans la nef, explosant dans le chœur par de hautes baies latérales, elle forme dans tout l'édifice un champ orienté vers l'unique pôle, qu'elle détache sur un fond qui l'exalte : la partie centrale du mur d'abside, légèrement en retrait pour permettre à deux fenêtres (toujours latérales) de l'éclairer puissamment. La décoration se réduit à une Vierge en céramique, dans le chœur, et à l'indication des stations du chemin de croix, ponctuant une fois de plus les lignes d'ensemble, dans la nef. Quant à la qualité artistique par quoi la forme englobante s'élève à la rigueur de l'absolu et à la vision du monde, sans être absente, elle est ici assez pauvre. Mais peut-être, en raison même de sa modestie, convient-elle, nous allons le voir, à notre propos.

Faisons en effet, un peu scolairement, l'inventaire des aspects de cette bâtisse. On y trouve des fonctions pratiques, et de deux ordres : les unes matérielles : les accès sont faciles, l'acoustique bonne, l'éclairage adapté aux fidèles et à l'officiant, l'entretien aisé; les autres psychologiques : c'est une efficace machine à prier, - comme Le Corbusier définissait la maison une machine à habiter, - où l'on est presque obligé de regarder, d'entendre, de faire attention. Par ailleurs, nous relevons dans cette église une présence artistique : peu de décoration et d'effets décoratifs, appartenant à l'art mineur, mais par contre une certaine inépuisabilité, universalité, primitivité propres à l'art majeur. Voilà qui semble clair et complet. Pourtant, si l'on en restait là, Saint-François serait d'une part une œuvre pratique, d'autre part une œuvre plastique; les deux aspects pratique et artistique y resteraient séparés. Or nous avons été frappés par la modestie mais aussi par l'extrême unité de l'ensemble. Ne laissons-nous pas échapper quelque chose? N'y a-t-il pas un intermédiaire qui aurait précisément pour rôle d'assurer dans l'économie du tout cette liaison si frappante? Sans doute. Et telle est la réalité fuyante que nous voudrions appeler la destination manifestée. C'est qu'à Riehen la destination matérielle et psychologique de l'édifice se réalise, mais de plus elle éclate, nous oblige à la saisir comme telle. Non seulement je vois, j'entends, je participe, mais j'éprouve que je vois, entends, participe, et j'y acquiesce, et je m'en grandis, et je m'en réjouis. Du même coup les fonctions s'universalisent, car on ne peut apercevoir une fonction que si l'on saisit comment précisément elle fonctionne, comment elle renvoie à d'autres fonctions complémentaires, et pour finir à toutes les fonctions qui constituent une culture. Manifestation et universalité s'impliquent au point qu'on ne peut dire laquelle commande. A Saint-François, les fonctions religieuses, révélées et aperçues, renvoient les unes aux autres, mais encore toutes ensemble au milieu ambiant, et en définitive au style de travail, de loisir et d'intimité de l'homme suisse d'aujourd'hui. Comme la maison Dogon, avec la franchise propre au primitif, renvoie explicitement à toute la culture et à toute la cosmogonie Dogon [17].

Bref, la destination manifestée fait un peu penser au rôle du spectacle dans le tableau, qui nous proposait non pas les événements bruts de la vie quotidienne, mais des événements aperçus comme tels, dans leur mystère d'apparition et donc d'universalité, et cela grâce principalement à la mise en scène. La destination manifestée c'est en quelque sorte la mise en scène des fonctions architecturales. Avec cette différence que le tableau demeure un phénomène optique, tandis que l'architecture parle aussi à l'ouïe, et peut-être plus encore à nos gestes, à nos conduites; elle est ergonomique autant que perceptive. Sa mise en scène est une contemplation manipulatrice ou, si l'on préfère, une manipulation contemplante.

Nous sommes peut-être en mesure maintenant de comprendre comment l'église de Saint-François nous donne un tel sentiment d'unité. Par la destination manifestée, ses dispositifs matériels et psychologiques prennent une forme expressive et déjà universalisée, toute prête alors à être ressaisie par l'expression et l'universalisation plus hautes du sujet architectural. Ou si l'on préfère le mouvement inverse, le sujet architectural y trouve, sans se perdre, à se contracter dans une mise en scène, à travers laquelle il s'incarne dans les plus humbles activités et situations humaines. Ainsi se lient les significations multiples, relatives, peu réfléchies des fonctions pratiques, et le sens total, absolu et farouchement intériorisé de l'art. Sans avoir la clarté du sémantique pur, ni la hauteur de l'artistique pur, la destination manifestée est le point de jonction des deux. Nous ne croyons pas forcer la note en voyant dans la sensibilité à son égard le trait spécifique de l'architecte.

Pourtant il y a des bâtiments considérés par tout le monde comme des chefs-d'œuvre, et où cet aspect des choses est peu apparent, ou gauchi. A Santo Spirito et à la Capella dei Pazzi, Brunelleschi, sans négliger entièrement les fonctions et leurs manifestations, ne leur donne qu'une attention secondaire. Et si, à Ronchamp, Le Corbusier souligne presque violemment la fonction liturgique du pèlerinage, nous n'oserions dire que celle-ci s'harmonise pleinement avec son sujet architectural, qui à ce moment n'est guère chrétien. Bref, dans des œuvres insignes, la fonction manifestée, censée réconciliatrice, est parfois très estompée ou précisément la source de conflits.

En vérité, nous avons rencontré un problème semblable en peinture, où Michel-Ange, dans sa Sainte Famille, nous proposait un sujet scénique et un sujet pictural en complet désaccord. Et nous ne nous en étions pas émus outre mesure. Le pur phénomène artistique qu'est un sujet pictural ou un sujet architectural très prégnants alimente à soi seul une expérience si forte que nous oublions le reste, ou que du moins nous pouvons le mettre en veilleuse. Tout compte fait, nous revenons ravis ou bouleversés de Ronchamp ou de la Capella dei Pazzi, parce que nous y avons éprouvé un englobement stupéfiant. Mais ceci n'empêche qu'au point de vue d'une architecture complète, c'est-à-dire d'un espace concrètement habitable, ces édifices déconcertent. A telle enseigne qu'au lieu de les considérer comme des demeures, nous inclinons à les ressentir comme des monuments, ce mixte d'architecture et de sculpture, qui n'est pas fait pour être vraiment habité. Monument que la Capella dei Pazzi. Déjà presque monument que Ronchamp. Voilà pourquoi nous avons préféré le modèle, provocant dans sa modestie, de Saint-François ou de la maison Dogon. Ces œuvres d'art moyennes mais si attachantes, et qui ne se livrent qu'à être précisément habitées, révèlent en quelque sorte expérimentalement le rôle architectural de la destination manifestée. De les méditer on comprend mieux les exemples glorieux. Car il va de soi que là où, étant elle-même plénière, la destination manifeste est assumée par un sujet architectural à son tour triomphant et qui consonne rigoureusement avec elle, se dressent enfin ces modèles absolument aboutis et d'art et d'architecture que sont, chacun dans la société qui les porte, les Propylées, le cloître de Moissac, la Cité Radieuse ou le Washington Airport.

* * *

La destination manifestée, vieille comme l'architecture, prend une importance particulière à notre époque, où elle s est même traduite par un système et un vocable spécial : le fonctionnalisme. Le fonctionnel, au sens de Gropius et du Bauhaus, c'est bien cela : non point le confortable, ni l'utilitaire, mais la fonction réalisée en rigueur, c'est-à-dire articulée sur d'autres fonctions (à la limite sur toutes les fonctions d'une société), et du coup révélée, faisant prendre conscience à l'être humain qu'il se définit, ainsi que l'a vu l'existentialisme, par le pouvoir d'instaurer des significations. La défiance à l'égard du décoratif n'est qu'un corollaire : la fonction ne parle plus si on la submerge sous des redondances accablantes, comme la décoration l'est souvent. En vérité, le fonctionnalisme, et précisément pour manifester les fonctions, recourt à des redondances. Mais il s'acharne, avec raison, à en distinguer de bonnes et de mauvaises. Il y a celles qui dévoilent : les redondances d'accès (des éléments facultatifs dans le fonctionnement d'une porte montrent qu'elle est destinée à s'ouvrir, et de telle manière) et les redondances culturelles (certains traits de la maison Scandinave soulignent son appartenance au milieu historique). D'autres, par contre, voilent : presque toutes les redondances de séduction (il faut bien séduire l'acquéreur, qu'il s'agisse d'économie de marché ou de dirigisme) et les innombrables redondances pseudo-culturelles qui, depuis un siècle et demi, forment le gros de nos arts décoratifs décadents.

Pourquoi le fonctionnalisme aujourd'hui? D'abord l'architecture, qui jadis aménageait des sites restreints, tend, en raison de la production de masse, à envahir le paysage, à le constituer; c'est d'elle, - puisque l'environnement est un facteur primordial des cultures, - que dépend pour une part prépondérante notre humanisation. Or la production de masse raréfie les cas où l'édifice s'humanise par l'art, majeur ou mineur. Force nous est donc de développer ce qui, en dehors de l'art, a toujours humanisé le bâtiment : la destination manifestée [18].

D'autre part, notre réseau machinique, administratif, social est si riche de relations spatiales et temporelles qu'il est déjà par lui-même une architecture, bien plus, qu'il engage une véritable architecturation du monde autour de nous, croisant la nature et l'artifice en une réalité médiane. L'architecte ne saurait donc, comme par le passé, disposer à sa guise des contenants dans lesquels ensuite des fonctions viendraient prendre place vaille que vaille. Il doit partir de cette architecture préalable qu'est le réseau, dont il lui incombe de déchiffrer patiemment le présent, et audacieusement l'avenir. C'est alors seulement qu'il osera entreprendre de couvrir ceci, de découvrir cela, d'interdire cet accès ou de favoriser cet autre, afin que les fonctions, au lieu de s'empâter et de s'embrouiller, se libèrent. Il est devenu, avant tout, un libérateur de fonctions, et la fonction manifestée est bien le premier moteur de toute architecture contemporaine, qu'elle soit simplement de qualité ou art majeur. Brunelleschi pouvait faire des chefs-d'œuvre en donnant plus d'importance aux recherches graphiques de sa planche à dessin qu'à l'analyse sociologique ou technologique de la société florentine. Au contraire, le John Kennedy Airport n'atteint sa signification artistique, du reste très haute, qu'en magnifiant et libérant le nœud de communications qui s'y exprime. Le réseau s'est fait trop impératif et trop voyant pour ne pas prendre partout et toujours les premiers rôles.

 

 

Chapitre 13 - La construction manifestée

 

On se gardera de confondre ce nouvel aspect avec les précédents. Par l'habitation plurispatiale et la destination manifestée, l'édifice était construit, mais en un sens géométrique. On signifiait qu'il était harmonieusement et efficacement ordonné.

Construire reprend ici son acception immédiate et désigne l'opération banale par laquelle nous mettons une pierre sur une pierre, une poutre sur une poutre, de façon que la seconde s'appuie sur la première, que la première soutienne la seconde. Le bâtiment, sous toutes les latitudes, croît par étagements. En plus du géomètre, il intéresse le physicien et presque le physiologiste. Sans doute a-t-il des organes schématiques, entièrement différents des miens : je n'éprouve pas à son contact la correspondance membre à membre, volume à volume, qu'engendrait la statue; par contre, les parties y vivent réellement, alors que dans la statue leur vie était formelle. Architecture nous-mêmes, nous éprouvons dans notre chair toute édification. Nous percevons par résonance les tractions, les efforts et les détentes, ou tout simplement les superpositions proliférantes de cette forme qui nous investit. Ici surtout le plaisir architectural est physique, tactile.

Déjà le peintre et surtout le sculpteur aimaient à laisser dans l'œuvre achevée des traces de la création. Cette fois, le travail continue sous nos yeux. Aussi longtemps qu'il tiendra, l'arc-boutant contre-butera la voûte, le tambour portera la coupole. La construction de l'édifice est un élément permanent de son message. évidemment, il en va d'elle comme de la destination. Pour qu'elle fasse partie de la langue de l'architecture, il faut qu'elle y soit sensible, expressive; sinon, elle n'appartiendrait pas à son esthétique. C'est pourquoi, plutôt que de construction, nous parlerons d'évidence constructive ou, pour faire court, de constructivité. Qu'on nous permette d'insister : sous peine de ne rien comprendre aux réflexions qui vont suivre, il faut avoir vu que la constructivité ou valeur constructive d'un bâtiment ne désignera jamais sa construction, ni la rigueur de sa construction; mais sa construction visible, manifestée, objet de l'art [19], toujours quelque peu liée aux caractères de la forme vivante, et parfois assumée par un sujet architectural consonnant.

Elle a connu trois orientations, qui évoquent assez les trois règnes du monde physique. On peut envisager l'édifice comme un squelette et une musculature d'animal, où se disputent des pressions, des tractions, des épaulements, où les antagonismes donnent leur effort et pourtant trouvent leur point d'équilibre sous la volonté du bâtisseur. On peut y voir, au contraire, une croissance plus végétale, rappelant celle, turgescente ou gracile, de l'arbre ou de la plante. Enfin, on peut poursuivre un développement minéral, la stratification (quitte à ce que celle-ci présente les caractères de la forme vivante). L'Occident illustre le premier cas; l'Orient, le second; l'Amérique d'avant Colomb, comme plusieurs architectures préhistoriques, le troisième.

 

13A. L'ANIMALITÉ OCCIDENTALE

 

Par un même mouvement créateur, les Grecs optèrent pour la sculpture formelle et pour l'architecture articulée. De part et d'autre, il s'agissait de décoller de la nature et de prendre son sort en main. Ainsi, la Grèce allait définir l'esprit qui dominerait l'art de bâtir en Occident jusqu'à nos jours.

 

13A1. La Grèce

Rien de plus nûment athlétique que la colonne grecque. D'abord le sol ferme du stylobate sur lequel le porteur la porteuse car toute colonne est cariatide, - prend appui, généralement par 1'intermédiaire d'une base. Puis, le fût du beau corps blanc, érige par la superposition exacte des tambours. Enfin, le front du chapiteau supportant victorieusement l'architrave, la frise, la corniche et les frontons comme un joug.

Et cela tient sans mortier, par son seul poids et la précision des joints : à peine a-t-on prévu des tenons centraux de bois dur pour empêcher les glissements latéraux. Si bien que je vois le travail de cette armée d'éphèbes - de ce chœur de vierges - Partant la masse des entablements. Et mon impression est accrue par la tonne de la colonne, s'élargissant vers le bas pour mieux prendre appui. La décoration, réduite au minimum et reléguée dans les chapiteaux et les frises, est « fonctionnelle » : non point inerte et plaquée sur l'édifice, mais faisant corps avec ses articulations vives. Sans doute les trois ordres n'ont-ils pas le même accent : l'ionique a une aisance, le corinthien une opulence, qui contrastent avec la force rude du dorique. Mais ce ne sont là que manières diverses de fournir le même labeur énorme et souple, et de nous faire partager son tonifiant plaisir.

Hélas, le temple grec perd en ampleur ce qu'il gagne en franchise. L'architrave devant être d'un bloc, la largeur des baies ne pouvait excéder la longueur d'une pierre ni trop grande ni trop lourde pour être utilisée à ces hauteurs. Il est vrai que les égyptiens, dans la salle hypostyle du temple de Karnak, avaient hissé des architraves monolithes de 9 m 50 de long sur 2 m 50 de large et 1 m 50 de haut, et cela au sommet de colonnes dont certaines s'élevaient à 24 m sur 11 m de circonférence. Mais la patience et le matériel humain de travaux aussi gigantesques appartenaient aux civilisations révolues. A l'âge hellénique, l'architrave ne convenait plus qu'à des édifices de proportions modestes, dont Spengler notait qu'ils incarnent à merveille l'esprit délimitant et stéréométrique des Grecs.

 

13A2. Rome

Les Romains, épris de puissance et d'efficacité, ne pouvaient se satisfaire de ces moyens réduits. Ils alourdirent les trois colonnes grecques selon leur goût de parvenus. Ils prirent encore l'initiative de superposer les ordres (dorique, ionique, corinthien, pilastres) dans les quatre étages du Colisée. Mais leur invention véritable, celle qui accroît l'héritage grec, est la construction par ossature.

Il s'agit en substance de deux choses : de disposer des matériaux de façon qu'ils franchissent des espaces beaucoup plus grands qu'eux-mêmes, ce dont l'architrave était incapable; et, par le même artifice, d'amener les pesées qui, dans le temple hellénique, s'exerçaient également tout le long de l'architrave, à se localiser en certains points, libérant les autres. Ce furent les procédés de la voûte, que les Romains empruntèrent aux quatre coins de leur immense empire, en Etrurie, en Gaule, en Espagne, en Orient, mais avec le mérite de les coordonner et de les parfaire. Pierres et briques adroitement appareillées leur suffirent pour mener à bien les deux éléments typiques de leurs édifices : la voûte en berceau et la coupole, auxquelles on peut joindre la voûte d'arête (rencontre de deux berceaux), plus rare. Superposées et imbriquées, ces formes très simples allaient permettre les étagements et les entrecroisements de couloirs du Colisée et des Thermes de Caracalla. Comme un gigantesque organisme, le bâtiment romain aurait ainsi ses points forts et ses points faibles; il serait parcouru d'énergies selon certains axes clairement aperçus; vrai vivant, il aurait son squelette, ses muscles, sa chair.

Et quand les besoins de l'Empire, à la fin du premier siècle, firent inventer le béton, - conglomérat de cailloux et de briquaillons lié par un mortier de chaux et de sable volcanique, et coulé dans des coffrages, - l'édifice romain ne perdit pas pour autant sa structure organisée. Comme le béton remplissait uniquement les vides entre les armatures de pierre édifiées selon les principes traditionnels, celles-ci continuaient à régir l'organisation de l'édifice, sauvant sa physiologie apparente.

Seul l'ornement marque un recul de l'articulation : cessant d'être fonctionnel, il dissimule les formes sur lesquelles on le plaque. Mais cette tare affecte une partie minime de ce que les Romains ont édifié. Leur architecture trouva dans la voûte, surtout en plein cintre, une physionomie géométriquement monotone, mais qui nous grandit et nous vitalise. Il faut moins lui demander des sensations subtiles, que le plaisir élémentaire provoqué par la vue saine et fruste d'un géant.

 

13A3. L'église romane [20]

Les berceaux de l'Empire accusaient peu les pressions latérales. Dans les édifices circulaires comme le Colisée ou les Arènes de Nîmes, celles-ci s'annulaient de proche en proche, chacun des arcs étant épaulé par le départ du suivant. Ailleurs, elles s'anéantissaient par la disposition naturelle du terrain, comme au Pont du Gard. Ailleurs encore, elles se perdaient dans la massivité de l'ensemble, comme aux arcs de triomphe ou à la Porte de Trêves. Quant aux coupoles, grâce à leur forme hémisphérique (qui est aussi celle de Sainte-Sophie malgré son apparence du dehors), les pressions latérales immenses de leurs parties supérieures s'y ramenaient progressivement à la verticale à mesure qu'on se rapprochait de la circonférence de base.

II en allait tout autrement de l'église romane des XIe et XIIe siècles. Le culte médiéval demandait des nefs aussi longues, hautes et larges que possible. Or, les voûtes de bois n'y furent jamais qu'un pis-aller : elles provoquaient des incendies fréquents et, d'autre part, si belles sur les édifices plus larges que hauts, elles gardaient quelque chose de chétif dans les ouvrages plus hauts que larges. La solution périgourdine, concevant la voûte de pierre comme une succession de coupoles sur pendentifs, était également caduque [21] : la coupole ne produit son effet admirable que traitée en motif central, comme le voulut Anthémius de Tralles à Sainte-Sophie, ou encore, bien qu'avec une moindre pureté, Michel-Ange à Saint-Pierre de Rome, et Hardouin-Mansard aux Invalides : c'est ce qu'oublieront Brunelleschi et tant d'autres, la mettant au transept d'un édifice en longueur, ou la multipliant sans raison. Quoi qu'il en soit, les architectes du XIIe siècle négligèrent la voûte par succession de coupoles, telle qu'on la trouve à Saint-Pierre d'Angoulême, et le courant central du roman s'oriente vers la voûte en berceau, ou en berceau brisé. étant donné la largeur de l'édifice, celle-ci allait exercer sur ses murs d'appui une énorme pression latérale, laquelle, pour être contre-butée à pareille hauteur, engagerait toutes les parties de l'édifice, apportant un surcroît considérable à sa vie organique.

Les solutions proposées furent très diverses dans les écoles bourguignonne, auvergnate, poitevine, provençale, normande, sans compter les églises de pèlerinages et les remarquables églises fortifiées du Midi. Mais elles se ramènent normalement à contre-buter la pression latérale de la voûte dès sa retombée, et pour cela haussent le plus possible les collatéraux qui, ne suffisant pas à la tâche, dérivent l'excès de la pression dans des contreforts. Ainsi, du faîte aux extrémités, l'église romane est parcourue de tensions qui la rassemblent en un effort commun, vertical et transversal. Longitudinal aussi : dans les édifices évolués, les doubleaux qui divisent la voûte en sections, non seulement rendent son travail plus visible, mais le scandent et le multiplient sur la tête du spectateur. Parfois, comme à Vézelay, ces travées ne sont plus de simples berceaux mais des voûtes d'arête, ajoutant encore à l'effet vertébré de l'ensemble.

Ainsi, depuis son épine dorsale, le sanctuaire roman apparaît comme un vivant ramassé sur lui-même, tout parcouru de tractions et agrippé au sol. Ajoutons la redécouverte de la stéréotomie romaine oubliée à l'époque carolingienne, et si parfaite qu'elle dispensait de décoration les églises clunisiennes [22]; observons que là où la décoration était abondante (et elle le fut souvent) elle resta strictement fonctionnelle; voyons aussi la massivité mystérieuse du mur dans cette architecture que nous disions magique; rappelons-nous enfin le sens spirituel qu'avait toute construction sacrée lorsque l'église de pierre incarnait l'église vivante dont chaque fidèle est un moellon, - et nous nous demanderons si jamais l'articulation architecturale eut autant d'importance dans la signification spirituelle du bâtiment.

 

13A4. La cathédrale gothique

Néanmoins, elle semble avoir atteint son paroxysme avec le gothique français. De prime abord, il est difficile d'en définir la nouveauté. On connaît les articulations d'une travée de voûte ogivale : voûte d'arête soutenue par ses arcs doubleaux et ses arcs formerets, renforcée par ses arcs ogifs, et cela de manière que sa pression, libérant le mur d'appui, se localise aux quatre extrémités, où elle est dérivée verticalement sur les piles et contre-butée obliquement par les arcs-boutants, eux-mêmes ressaisis par les contreforts.

Or, pris un à un, tous les éléments de cette extraordinaire mécanique préexistaient dé-ci dé-là à l'époque romane [23], mais dispersés, fragmentaires et inconscients de l'étendue de leurs pouvoirs : malgré des accommodements partiels, la voûte continuait d'exercer une pression considérable le long de son mur de soutien, lequel par conséquent devait être appuyé sur toute sa longueur par les collatéraux, et redoutait les fenêtres, sinon réduites et haut placées. D'où l'impression de puissance compacte. D'où aussi l'insécurité, démontrée par l'affaissement de la voûte de Vézelay, pourtant d'arête et soutenue par des tirants de fer [24].

Qu'est-ce alors que le gothique? Avant tout une trouvaille de maçons qui veulent faire solide, et pour cela coordonnent et affinent les procédés épars dans le roman, de manière à réaliser cette merveille de construction qu'est la voûte d'ogives avec ses dépendances, jusqu'au dernier contrefort. Et c'est alors aussi, par ces mêmes maçons, la découverte enthousiaste que de pareils procédés contiennent le principe d'un nouveau style, sans mur; d'une architecture qui ne serait que squelette et nerfs sans chair, offrant à nu ses axes de résistance, le reste s'ouvrant en verrières; en un mot d'une architecture qui serait pure « constructivité articulée ».

Et en effet, tout le gothique s'oriente en ce sens. Non seulement la cathédrale est parfaitement construite et fournit un prodigieux labeur, mais jusqu'en son dernier recoin elle manifeste, commente son travail. C'est si vrai que Pol Abraham [25] a pu soutenir contre Viollet-le-Duc que toute la mécanique ogivale était uniquement plastique et avait pour objet de donner le sentiment du travail, non de le faire. La thèse, très exagérée quand elle nie, vaut quand elle affirme. La confluence des ogives, des doubleaux et des formerets aux extrémités de la travée, rassemble visiblement les pressions de la voûte en quatre nœuds de forces. Puis, à partir de ces nœuds, les demi-colonnes soulignent jusqu'aux piles les voies d'évacuation des poussées verticales. Quant aux poussées latérales, leur dérivation oblique est rendue sensible par la forme et surtout par l'inclinaison de l'arc-boutant. Enfin, que l'arc-boutant mette le contrefort à rude épreuve, celui-ci nous l'indique par la précaution ostensible de ses ressauts lui assurant une base de sustentation de plus en plus large. Vraiment la cathédrale est un vivant, fier de l'être. Elle n'a ni parties honteuses, ni ornements qui ne soient fonctionnels : les pinacles renforcent de leur poids l'articulation de l'arc-boutant et du contrefort; les gargouilles permettent et montrent le rôle de l'arc-boutant dans l'écoulement des eaux, etc. L'édifice ogival est même si bien fait pour vivre qu'il ne craint pas d'évoluer devant nous : combien de cathédrales dont le chœur et les bas-côtés furent conçus en des moments successifs du gothique (primaire, rayonnant, flamboyant), sans que leur cohérence, toute vitale, ait eu à en souffrir. Il est vain de se demander si l'art ogival s'explique par une frénésie de maçons pris à leur propre jeu, par une volonté de style ou par un élan de foi. Les trois n'y font qu'un, le style et l'essor spirituel s'exprimant par les valeurs constructives.

Cette réussite néanmoins se paya cher. Techniquement supérieure à l'église romane et au temple grec, plus riche qu'eux dans la variété de son thématisme linéaire, la cathédrale leur cède souvent en force, en rigueur et en subtilité de la forme. L'ingénieur y gâte l'artiste. Mais à cette spécialisation elle doit d'avoir montré la joie et la grandeur de l'articulation architecturale à un degré unique dans le monde ancien.

 

13A5. La Renaissance

Le Quattrocento ne pouvait guère marquer qu'un recul en cet ordre. L'évolution est bien illustrée par la coupole de Sainte-Marie-des-Fleurs de Brunelleschi [26]. On sait que la cathédrale, entreprise par Arnolfo di Cambio en 1296, avait été édifiée par à-coups, si bien qu'en 1417, lorsqu'ils voulurent l'achever, les Florentins se trouvèrent devant le problème de construire une coupole sur un tambour octogonal, voulu ou non dans les plans primitifs. La difficulté était double. étant donné la forme et les dimensions du tambour, il y fallait une coupole à huit pans dont les pressions pouvaient faire éclater les arêtes, et où les éléments légers et petits (briques) devaient donner h'eu au flambage. Ensuite, l'échafaudage intérieur menaçait d'être extrêmement coûteux et semblait dépasser la compétence des artisans de l'époque.

Brunelleschi résolut le premier problème en stabilisant la coupole de deux manières : d'abord en combinant des éléments de remplissage avec des nervures noyées dans la masse; ensuite, en concevant une coupole non pas pleine mais double, formée de deux parois minces séparées par un vide et reliées par des chaînages. Il obtint ainsi un ensemble assuré par son élasticité et ses compensations plutôt que par sa continuité massive. C'était une victoire mécanique. Quant au second problème, il imagina de construire la coupole dans le vide en se passant d'échafaudage intérieur. Au Moyen Age ce dernier avait un triple rôle : voie d'approvisionnement en matériaux, soutien pendant la prise du mortier, mais aussi gabarit. Se passer d'échafaudage, c'était donc s'obliger à concevoir d'avance jusqu'aux plus petites parties de l'édifice en fonction d'un calcul purement abstrait : ce fut une victoire mathématique.

Il y a là une innovation considérable, dont Argan et Francastel ont pu dire qu'elle inaugurait la Renaissance. Cette façon de bâtir, non plus empirique, comme au Moyen Age, mais théorique et basée sur le calcul, instaure en effet une nouvelle conception de l'espace, dont nous avons déjà parlé en peinture. A l'époque romane l'espace était une propriété des objets : dans le bâtiment, il naissait de la masse de l'édifice. A partir de la coupole de Sainte-Marie-des-Fleurs, il devient la substance des choses ; il a sa nature propre, mathématique : forme abstraite, que la matière épouse. Mais en même temps, cet abandon de l'empirisme pour le « mathématisme » allait compromettre la physiologie visible et palpable de l'œuvre. La coupole de Brunelleschi est un espace mental, organisant en un autre espace mental le ciel de Florence autour de soi; elle cesse d'être un vivant nous manifestant son travail, comme la tour gothique ou la colonnade grecque. C'est si vrai que l'activité très subtile de la double coupole, je ne la vois plus, - on ne fait rien pour me la montrer, au contraire, - il faut qu'on me l'explique pour que je la devine.

Ce caractère ira s'accentuant pour diverses raisons. La mathématique des Renaissants se fait souvent si pédante qu'elle égare la forme dans ses raffinements : ainsi pour la façade d'Alberti à Sainte-Marie-Nouvelle. De plus, ils affectionnent les surfaces plates, toujours un peu mortes, et les pilastres plus géométriques que porteurs. Puis les ornementations non fonctionnelles, souvenirs de la plus mauvaise romanité : à la Laurentienne et au tombeau des Médicis, Michel-Ange multiplie les frontons semi-circulaires ou triangulaires surmontant de fausses fenêtres et de fausses niches. De plus en plus, on recourt aux revêtements de marbres et de stucs qui, à Saint-Pierre et ailleurs, dissimulent le travail des éléments portants. Comparé à l'église romane ou gothique, l'édifice des XVIe siècles perd en fierté anatomique.

Mais il s'agit de recul, non de négation. Le prestige des Romains bâtisseurs pèse trop sur les Renaissants, et eux-mêmes furent trop épris de domination sur les choses, pour qu'on ne retrouve pas dans leurs édifices la joie qu'ils ont eue à les faire tenir, simples et forts. Du reste, l'importance accordée par eux aux tracés régulateurs pouvait détourner l'attention de la physiologie du bâtiment au profit de sa géométrie, elle n'en eut pas moins pour effet général de sauver les articulations. Comment en douter devant les bossages des mâles palais florentins de Brunelleschi ou de Michelozzo; ou, un siècle plus tard, sous les nervures de Michel-Ange à la coupole de Saint-Pierre ; ou bien même, malgré un nouveau recul, à voir la façade de Vignole au Gesù ou celle de Maderno à Saint-Pierre encore.

 

13A6. Le Baroque

Ces derniers exemples nous ont fait glisser au baroque. Le passage n'est pas étonnant, puisque ce style, le premier à s'appeler moderne, n'apporte aucun principe de construction inédit. Qu'on le considère dans ses moments successifs : prébaroque (maniériste, vignolesque, jésuite), baroque mûr (borrominien, berninien), baroque flamboyant (guarinien, valvassorien), enfin rococo; à travers son expansion géographique : partant d'Italie pour aboutir aux extrémités de l'Empire des Habsbourg et jusque dans ces églises brésiliennes vantées récemment par Germain Bazin; enfin selon les tempéraments opposés de ses grands créateurs : le Bernin, bon vivant cherchant la décoration et le faste, Borromini chez qui le contournement traduit au contraire une flamme mystique, Neumann initiateur du rococo allemand, - toujours le vocabulaire s'en retrouve dans la Renaissance et le maniérisme antérieurs. Ainsi que le gothique, dont il veut retrouver l'élan religieux, le baroque crée moins qu'il ne combine. Mais une fois de plus, cette combinaison engendre un style nouveau [27].

On peut le définir comme une tentative de faire de la décoration la substance même du bâtiment. Et voici qui intéresse notre présente recherche. Car l'étrange, c'est que, malgré le décor, le baroque reste, dans ses réussites, robuste et lisible. Ses façades et ses nefs se ponctuent. Même dans l'envol et parfois la danse de ses courbes et contre-courbes, même dans le « style d'acanthe » de Borromini [28] et malgré une tendance à dissimuler la résistance du matériau, il « intellectualise le pittoresque [29] », et par là, en fin de compte, sauve la perception de ses aplombs.

Aussi, puisqu'il est la dernière grande architecture de nos régions (Jules Hardouin-Mansart, à Versailles ou aux Invalides, n'échappe pas au courant palladien-borrominien, et le filtre seulement au profit de son classicisme), on pourra conclure que l'articulation a connu chez nous des fortunes diverses, qu'elle croît du style grec à la cathédrale gothique pour décliner par après, mais qu'elle constitue un caractère permanent de notre architecture. Dès qu'elle se relâche, soit par l'exubérance des lignes, comme dans le gothique flamboyant ou le baroque, soit par la sensualité des ombres et des effets picturaux, comme dans le baroque encore et les édifices vénitiens de Sansovino et Palladio, nous sommes toujours portés à parler de régression ou d'exotisme. Et en effet, pareilles tendances ne sont apparues chez nous que dans les moments où un style devenu trop mûr s'exaspérait dans la complication. Ou bien encore en des lieux, comme Venise, plus ouverts aux influences de courants lointains.

 

13B. LA VÉGÉTALITÉ ORIENTALE

 

Pour mieux sentir l'écart, transportons-nous d'emblée à l'autre extrémité du champ de la culture, en Extrême-Orient. Nous verrons ensuite comment l'Islam fait un compromis.

 

13B1. Chine, Inde

Sans doute, dès la plus haute antiquité, les leçons égyptiennes avaient gagné l'Asie lointaine; de même, lors des conquêtes d'Alexandre, l'architecture de la Grèce, autant que sa sculpture, influença l'Inde et, à travers elle, toute l'aire d'expansion du bouddhisme, de Ceylan à l'Indochine, à la Chine et au Japon. Mais à voir les temples de l'Orissa, ou Angkor-Vat, ou la pagode chinoise de bois ou de pierre, ou même la maison chinoise ou japonaise de bois, dont la structure du toit est d'un grand raffinement, on n'oserait affirmer que l'effort de l'édifice y soit mis en relief. On trouve là-bas, comme partout, des pièces portantes et portées, des colonnes, des architraves, des voûtes et des contreforts qui travaillent, et l'on ne peut méconnaître l'ingéniosité technique qui présida à ces ouvrages. Mais nous n'en sommes pas moins aux antipodes de l'articulation du Parthénon, du Colisée, de Vézelay, de Chartres ou de Saint-Pierre.

Serait-ce qu'il y ait ici construction, mais non plus plaisir manifesté de construire, constructivité? En d'autres termes, ne serions-nous pas proches d'une conception sculpturale ou du moins monumentale de l'architecture, comme le veut Read? On sait que cet auteur allègue par prédilection en faveur de l'indistinction primitive le temple de Rajrani à Bhuvaneshvara ou le Kailâsa d'Ellora, tous deux en Inde. Et l'on doit convenir que chaque pierre ici est sculptée, faisant de l'édifice un étagement de statues. Mais précisément, un étagement de statues n'est pas sculptural. Il nous donne un plaisir spécifique, celui de la superposition proliférante, autre aspect de la croissance vitale. Le temple d'Extrême-Orient néglige de rendre lisibles les poussées, tractions, contre-butements de toutes sortes qui font la vie de l'édifice d'Occident, mais pour rendre plus sensible une autre « organicité » : celle de la plante, dans un désordre tropical en Inde, avec plus de discipline dans les étagements de toitures de la tour chinoise ou au temple d'Isé au Japon, à mi-chemin des deux à Angkor. Le temple-ville-palais ne peut manifester l'effort mécanique ou anatomique articulé, qui contredirait sa germination. Il n'en participe pas moins à la grande joie humaine de construire, de développer par étagement. Pas plus que leur forme (englobante), la construction des temples ou maisons d'Orient n'est à confondre avec la plasticité de la statue. Il y a constructivité, mais végétale.

 

13B2. Islam

Revenons alors au Caire, après une escale au Tadj-mahal. Partant d'Angkor ou de l'Orissa, nous ne pouvons qu'être frappés par le dépouillement des formes. Voici de nouveau l'Occident, avec la paroi, la colonne, l'arc, la coupole, clairement dégagés.

Cependant, tantôt les bâtisseurs dressen[1]t le mur d'une pièce, sans repères qui le ponctuent, à la mosquée du Sultan Hassan. Tantôt ils le font reposer sur de minces colonnes qui ont l'air d'en pendre plutôt que de le soutenir, à la mosquée d'El-Azhar. Tantôt ils le défoncent en médaillons et en niches, l'aèrent d'un crénelage en dentelle, à la même mosquée d'El-Azhar. Ou bien encore ils le revêtent d'un décor tapissant, dans le Mihrab de la mosquée d'El-Goyouchi. Autant de façons d'en oublier la pesanteur et de le transformer en décor. Ils le découpent aussi en bandes polychromes, à la mosquée de Qaitbey. A quoi on répondra que l'architecture romane, et précisément sous l'influence mozarabe, admettait la polychromie. Mais à Vézelay ou au cloître de Notre-Dame du Puy, celle-ci jouant surtout dans les larges doubleaux et les axes de portée, souligne encore l'articulation puissante de l'ensemble, tandis qu'à la mosquée de Qaitbey les bandes colorées traversent le bâtiment en lignes horizontales et régulières, coupant la sensation de pesanteur.

Et que l'on compare nos arcs en plein cintre ou en ogive avec leurs arcs en carène, en fer à cheval (outre-passés), en accolade [30]. Les deux premiers suivent exactement la ligne des pesées rendant sensible leur effort; les trois autres dissolvent leur caractère fonctionnel dans la décoration. Même la coupole, élément essentiel de cette architecture, est aussi peu articulée : celle de la mosquée de Qaitbey commence à se refermer beaucoup plus haut que son tambour, supprimant tout sentiment de pression latérale. Et ce tambour lui-même, étant lisse, ne témoigne d'aucun effort. Il n'est pas jusqu'aux nervures animant la coupole du tombeau de Tamerlan à Samarkande qui ne fassent, par leur rapprochement, un effet plus ornemental que porteur. Et qu'il y ait intention délibérée, se confirme à la vue du décor tapissant de la coupole, à la grande mosquée d'Ispahan.

Nous sommes donc loin de la luxuriance orientale, mais autant de l'articulation d'Occident. Il ne s'agit pourtant point d'éclectisme. La constructivité islamique crée un monde à soi. Refusant nos plaisirs de mécaniciens et les facilités de l'Asie lointaine, ou plutôt conjuguant les deux, elle crée une végétalité, oui, mais ascétique, abstraite, immatériellement florale à la façon de l'arabesque. Pour autant, elle innove un univers de rêve, à la fois impalpable et d'une lucidité tranchée, fantastique et sobre jusqu'à la cruauté, comme les Mille et une nuits.

 

13C. LA MINÉRALITÉ PRÉCOLOMBIENNE

 

Le sentiment de constructivité que nous éprouvons devant certains édifices ne provient cependant ni de l'articulation d'un squelette animal, ni d'une efflorescence ou arborescence végétales. L'architecte, et nous avec lui, revenons à la minéralité élémentaire; nous sommes émus par la force, l'évidence, la densité sacrale d'un processus qui travaillent également certaines montagnes, certains rochers : l'étagement et parfois la coulée latérale des strates, première forme de la construction.

Cela nous saisit dans le « Trésor des Atrides » à Mycènes, ou même tout simplement en passant le soir, à Florence, le long des soubassements du Palais Pitti; la même sensation entre pour beaucoup dans l'émotion que nous procurent la pyramide égyptienne ou la ziggurat sumérienne; elle intervient encore dans la poésie que Victor Ségalen, poète des Stèles, trouvait à la montagne artificielle qui forme le tombeau de Tsin Che Houang-ti. A la vue du cromlech de Stonehenge on la dirait généralement préhistorique. Mais nulle part la démarche n'a été aussi concertée, aussi présente à l'ensemble d'une culture que dans les civilisations de l'Amérique précolombienne. L'appareil des murs de Il non seulement empile les couches mais conserve dans leurs monstrueux décalements, la coulée, la pression qui les a fait glisser et se superposer l'une à l'autre. Et le même effort minéral dresse la Pyramide du Soleil à Touiti-Vata, étage, à l'assaut du rocher confraternel, les terrasses du site de Machu-Pichu, préside à la ronde-bosse, au relief et presque à la peinture, donnant à tout, sous l'écrasement vertical et horizontal, la même stupéfiante densité.

* * *

Comme la destination manifestée, la construction manifestée n'apparaît pas nécessairement dans des œuvres d'art, - majeures ou mineures, - il lui suffît d'une architecture de qualité. Mais quand elle va de pair avec une véritable vision du monde, elle ne lui est pas indifférente. Phénomène formel, - puisqu'une colonne arabe ou indochinoise travaille autant qu'une pile gothique, simplement elle dissimule son travail tandis que la cathédrale l'exhibe, - la constructivité entretient avec cet autre phénomène formel qu'est le sujet architectural, des rapports étroits. Elle en émane et elle l'accomplit. Ainsi l'Occident épris de la volonté prométhéenne de s'imposer aux choses, de créer dans la liberté une nature de main d'homme à côté de la nature naturelle, allait manifester son âme dans le plaisir du contre-butement. L'Extrême-Orient, qui par toutes ses religions - indouisme, taoïsme, bouddhisme - a souligné la renonciation à la volonté propre, immergeant l'homme dans les choses, ne pouvait concevoir qu'une constructivité de la luxuriance, en continuité avec le végétal. L'Islam, sans donner plus d'importance à l'homme, envisage son néant en rapport avec une transcendance inaccessible; aussi devait-il réaliser cette combinaison savante où la fantaisie dissout le réalisme et l'affirmation de soi, et où l'abstraction purifie la perte de soi en lui donnant quelque chose de mental qui l'oriente vers le Tout Autre. Et si nous ne pouvons faire de corrélations aussi nettes entre la stratification de l'architecture ou de la sculpture des Précolombiens, et le reste de leur culture, c'est qu'il est téméraire de se prononcer sur les mentalités préhistoriques. En tout cas, une fois de plus les Egyptiens représentent le moment où tout fusionnait encore. C'est chez eux que le pilier quadrangulaire primitif commença d'amortir ses arêtes, gagna huit pans, puis seize, qui se creusèrent bientôt en cannelures pour aboutir à la colonne que Champollion appelle « protodorique »; et nous sommes presque en Grèce. D'autre part, dès la cinquième dynastie, cette colonne s'ouvre à toutes les luxuriances de la végétation du pays : elle se fait lotiforme, papyriforme, campaniforme ou, surmontée de figures de dieux, hathorique; et nous voici entre l'onirisme de l'Islam et la sève de l'Extrême-Orient. Mais ces éléments affectent des dimensions si colossales, ils viennent si bien s'inscrire dans la prédominance du mur plein, de la ligne droite et des strictes symétries que, sous leur animalité et leur végétalité indéniables, ils continuent de nous accabler de leurs stratifications de minéral.

 

13D. LES MATÉRIAUX MODERNES

 

Occidentaux, traditionnellement épris de constructivité articulée, nous ne pouvons esquiver le problème : devons-nous attendre des matériaux récents qu'ils la compromettent ou la favorisent?

On est d'abord pessimiste. Qui dit architecture contemporaine, dit béton armé, poutrelles et tubes métalliques, bois lamelle, aluminium, verre, etc. Or, le béton armé, combinaison d'une matière résistant à la compression (le béton) et d'une autre résistant à l'extension (les tiges de fer) [31] est un matériau qui manifeste mal son travail. Il présente une surface inerte, et de plus l'armature qui fournit une partie de son effort est insensible à l'œil. Mais surtout, sa double résistance à la compression et à la traction lui donne une telle portée, la variété des moules et des armatures le rend susceptible de formes et de combinaisons si diverses, que l'architecte, trop bien dégagé des problèmes de sustentation, n'est plus contraint de faire paraître l'ossature de l'édifice. Le maître d'oeuvre ancien, disposant de la pierre et du bois, se trouvait affronté à des problèmes d'édification si ardus qu'il en paraissait quelque chose dans les formes du bâtiment; même quand il recourait à des subterfuges invisibles, dans les coupoles de la Renaissance ou dans les bulbes, on pouvait encore en deviner le mécanisme. Le béton, matériau physiquement trop parfait, dissimule la physiologie de l'édifice. Aux profanes il rend malaisé de la comprendre; aux initiés, de la sentir et de l'éprouver. Et l'on pourrait reprendre les deux points de ce réquisitoire (surface inerte et effort trop facile) contre les autres matériaux de la bâtisse contemporaine. Les architectes y remédient par des voies divergentes [32].

 

13D1. L'articulation plastique

Une première démarche a trouvé son expression limite à Notre-Dame-du-Haut. Vous estimez que le béton s'acquitte de son travail avec trop de facilité, donc sans accent : eh bien, donnez-lui des formes qui plastiquement suggèrent l'effort! Ainsi, le mur sud (celui des alvéoles), mince au sommet, s'élargit puissamment à sa base et s'incline pour mieux donner à entendre qu'il contre-buté la coque du toit venant s'appuyer sur ses joints de dilatation; l'effet nous saisit d'autant mieux que le mur, très incliné là où la coque est censée peser davantage, près de la grande porte, se redresse jusqu'à la verticale là où elle est censée peser moins, à la proue sud-est. Articulation extrême! Seulement, ce mur qui a l'air plein, est creux : simple charpente de béton couverte de deux voiles de ciment projeté sur un lattis de métal. L'architecte articule par la forme. Le matériau n'est là que pour la servir, la réaliser.

Cette conception donne lieu elle-même à deux tendances. Chez Le Corbusier, elle peut être dite rationnelle. Nous savons que pour le créateur de Marseille, de Chandigarh, de La Tourette, il existe des lois universelles du beau, inscrites dans l'être et dans l'esprit. Et en effet, ce qui ponctue chez lui, c'est le Modulor. Au contraire, dans l'architecture dite organique de Fr. L. Wright, l'articulation plastique est plus instinctive. Comme presque tous les Anglo-Saxons depuis Ruskin, Fr. L. Wright voit l'homme moderne dépersonnalisé, stérilisé par la machine [33]. Sa demeure devra donc être le refuge de son âme. Par son élan, son rythme, elle en exprimera les rêves, les désirs, les pulsions. C'est pourquoi ses formes retrouveront celles de la nature non sous les espèces trop platoniciennes du nombre d'or, mais dans ce que Baudelaire appelait ses « terribles jeux ». Et telles sont les éruptives terrasses en cantilever de la villa Kaufmann (1935) ou les engagements dynamiques des chambres de la maison Herbert Jacobs (1942).

Il va sans dire qu'une architecture de ce type recherchera le matériau parlant. Lorsqu'elle abandonne les ressources traditionnelles, pierres et briques, fréquentes chez Fr. L. Wright, elle se tourne de préférence vers le matériau contemporain le plus susceptible d'animer son épiderme, le béton. Tantôt Le Corbusier l'utilise « brut de décof­frage », c'est-à-dire y laisse paraître la marque des planches où il fut coulé : leurs veinures et surtout leurs jointures lui donnent alors une chair striée, manifestant une vie lumineuse et substantielle. Tantôt, au lieu de le couler autour de l'armature, il l'y fait projeter par le « canon à ciment », obtenant de la sorte des surfaces grumeleuses où la clarté moutonne sur l'enduit de chaux. Les deux procédés se complètent : le béton brut de décoffrage exprime l'effort des surfaces de grand travail, où le coffrage d'ailleurs est une exigence technique (à Ronchamp, coque du toit, colonne d'appui, linteaux, chaire de vérité); le béton projeté rend bien la passivité des murs de revêtement. Le matériau sauve ainsi un des ressorts de tout style : l'alternance du masculin et du féminin. Et les qualités plastiques qu'il montre à Marseille, Chandigarh et Ahmedabad, ne sont pas le privilège du seul Le Corbusier. A Caracas, le béton se fait si vivant, si coloré, qu'il s'allie souvent à la polychromie. Matériau pauvre, précieux dans les pays du Midi où l'acier manque, panneau brise-soleil aux fenêtres et balcons, le béton est encore l'élu des pays chauds comme réponse aux profusions linéaires, coloristiques et lumineuses du paysage.

 

13D2. L'articulation fonctionnaliste

Une autre attitude affiche l'articulation en laissant parler le matériau lui-même, dans son travail nu, sans surenchère, retrouvant la plastique par un autre biais. Tel est ce que nous appellerons le fonctionnalisme du matériau, pour l'opposer au fonctionnalisme de la destination, dont il a été question plus haut. L'un et l'autre sens du terme sont compris dans le concept de fonctionnalisme comme l'entendait Gropius [34].

13D2a .L'ossature

L'édifice ancien distribuait son travail de place en place et de haut en bas, parfois en oblique, en sorte qu'il était contraint de s'élargir du faîte à la base, y prenant ostensiblement appui. Au contraire, le fer, déjà bien étudié à la Bibliothèque Sainte-Geneviève ou au Crystal Palace de 1851, puis le béton armé, dont Hennebique calcule les résistances dès 1890, introduisent une articulation toute différente. Non plus étages mais rivés ou coulés, ils forment des ossatures, dont les éléments sont soutenus de côté et par-dessus presque autant que par-dessous. Au lieu de se rétrécir à mesure qu'il s'élève, le bâtiment connaît une rétention par le haut et le centre qui lui permet de se dresser sans désemparer à la verticale, voire d'élider les rez-de-chaussée, réduits à quelques points porteurs; et le mur, dégagé de son travail d'Atlas, se change, depuis Gropius, en rideau, tandis que le toit plat devient disponible pour ces édicules sculpturaux qu'y dépose Le Corbusier. Du reste, l'ossature ne favorise pas nécessairement la forme quadrangulaire chère à Mies van der Rohe; et Nervi montre son baroquisme dans le mur à caissons (Unesco), la voûte-champignon et l'arc-boutant (Petit palais des sports de Rome), l'auvent (projet pour l'aérodrome de Fiumicino).

Il ne faut donc pas opposer brutalement articulation plastique et fonctionnalisme du matériau. Le Pirelli gainé dans son béton pré­contraint, les gratte-ciel de Lake Shore Drive bardés de leurs profilés d'acier, sont aussi caractéristiques, par la rétention centrale, l'érection, le traitement libre de la surface, de ce qu'on a appelé la sculpturalité de l'édifice contemporain. Nous retrouvons même chez ces ingénieurs l'attention à l'épiderme strié du béton, tranché du métal, irradiant du verre, granuleux et chaud de la brique. Mais, au lieu de partir de l'effet formel, et de le nourrir ensuite d'un matériau comme d'un support, on part du matériau, dont les propriétés s'épanouissent en possibilités plastiques. Et le plaisir constructif tient dans cette rigueur, dans cette intelligibilité, qu'il ne faudrait pas croire trop janséniste : Mies van der Rohe est plus luxueux qu'ascétique.

13D2b. Les voiles autoportants

Un autre sentiment de l'articulation est introduit par les voiles minces. Dans les techniques que nous avons envisagées jusqu'ici, il y avait une distinction entre la couverture du bâtiment et son ossature. De même, une aile d'avion était, jusqu'en 1925, une carcasse recouverte d'un entoilage. L'idée révolutionnaire fut de s'aviser que ces couvertures d'ailes, - car la suggestion vint surtout de l'aéronautique, - si elles étaient de forme et de matière appropriées, pouvaient devenir elles-mêmes un élément de soutien : d'où les tabliers « orthotropes » des ponts; qu'elles pouvaient même, dans certains cas, se passer de tout soutien médian : d'où les voiles minces. Il s'agit de parois portantes très minces, généralement limitées sur leurs pourtours par des organes (ceintures, poutres de rive), et d'une forme telle que les efforts transmis (même ceux imprimés par les organes) s'exercent toujours dans le plan tangent à la surface moyenne. Ces voiles peuvent travailler uniquement en compression (« voûtes minces »), comme aussi en traction et en cisaillement. Les plus parfaits sont à double courbure : ce sont les « coques proprement dites », dont la caractéristique est l'absence de moments de flexion [35].

On mesure l'intérêt technique et esthétique. La synthèse du matériau et de la structure est intime, puisque la solidité tient à la seule répartition. Nous retrouvons les proportions simples chères à Le Corbusier : les « coques » de Candela sont des paraboloïdes hyperboliques qui s'expriment par une équation algébrique intuitivement représentable, de la forme : y2/p - za/q = 2x. De plus, les proportions simples rejoignent ici les formes naturelles souhaitées par l'organicisme de Fr. L. Wright : l'état de membrane, caractéristique des coques, s'observe dans les coquillages, et si les fuselages des avions et les carènes des transatlantiques évoquent l'oiseau et le poisson, c'est que les uns et les autres sont largement autoportants. Lignes de construction, lignes formelles et lignes naturelles coïncident donc.

En réalité, les voiles, dont Candela a donné des exemples au Mexique, sont d'un emploi restreint. Aussi valent-ils surtout comme exemple limite d'un principe architectural plus large : l'autoportée, qui continue, dans des éléments de structure plus aisément multipliables, une carrière féconde.

13D2c. Les tentes

L'articulation contemporaine exploite aussi, du moins pour les constructions éphémères, des couvertures ultra-légères, formées d'une résille de câbles tendus, sur laquelle repose une étanchéité. Le procédé s'illustra à l'Exposition de Bruxelles de 1958. Un premier type est fourni par le dais, suspendu en ses angles à des pylônes de soutien, et mis en forme par des tendeurs : ainsi au pavillon du Brésil. Mais pareille surface menace de battre au vent, et aboutit à la contradiction d'une couverture légère qu'il faut stabiliser par des éléments lourds (dalles de béton, dans le cas envisagé). C'est pourquoi, au pavillon de la France, René Sarger a conçu deux résilles en paraboloïde hyperbolique, donc à double courbure, où les tensions inverses garantissent une surface stable grâce à la « prétension » [36].

Une telle architecture ouvre des possibilités esthétiques surprenantes. Pour la synthèse entre la probité du matériau, les proportions simples et les formes organiques, il faudrait redire à son propos ce que nous venons d'affirmer des coques. Là aussi il y a le germe d'un système où couverture et structure portante ne seraient plus séparées : dans le projet Sarger pour le pavillon « Marie Thumas », toits et façades étaient supposés en continuité de tension, unifiant absolument l'édifice. Du reste, ces tentes ne pèsent plus au sol que par leurs pylônes de soutien, et sinon tirent sur lui : dans le même projet, les parois latérales devaient être amarrées à une ceinture lestée de terre; et au pavillon de la France, après la mise en tension des câbles, on s'aperçut que les façades portaient moins les poutres de rive qu'elles ne les retenaient. Encore faut-il ajouter que ce procédé permet de couvrir d'un seul mouvement des espaces considérables, modifiant l'échelle, et ainsi la nature de l'habitation, puisque le volume d'air pourrait être modelé tout entier par les inflexions des surfaces courbes avec lesquelles il se confondrait; la bâtisse ancienne était un volume mais se composait élémentairement de surfaces planes; ici, les surfaces mêmes se développent dans les trois dimensions, et l'édifice est volume jusqu'en sa trame.

Cette fois encore, il s'agit moins d'une panacée que d'un nouveau principe suggérant de nouveaux espaces : le tendeur. Ce dernier ne rive pas seulement les tentes. Toutes les architectures suspendues, verticales ou obliques, appartiennent à son type révolutionnaire d'articulation.

13D2d. L'architecture mobile

Neutra faisait observer que la prédominance du couple sur la famille suppose une demeure extensible et compressible selon la venue et le départ des enfants. Des remarques de ce genre valent à plus forte raison pour l'usine, l'entrepôt, le bureau, où il s'agit non seulement d'étendre ou de rétrécir l'espace, mais de le modeler sans cesse selon les exigences d'un réseau où les progrès d'une partie entraînent des réorganisations globales [37].

On voit alors l'architecte contemporain se préoccuper d'articulations transformables. Assurément, la mobilité des cloisons et des planchers est devenue classique, et elle sous-tend la doctrine du plan libre. Mais Kenzo Tange élargit le principe au gros œuvre. Ce sont des dégagements et des édifices entiers qui, grâce à leurs rives et à leurs dimensions standard, s'accrochent à diverses hauteurs et en diverses directions, à des tours étagères prêtes à les recevoir. Cette fois le bâtiment est temporel jusque dans sa structure, et ses transformations possibles sont saisies dans la vue que j'en ai au présent.

13D2e. L'architecture chimique

Enfin, on connaît ce phénomène devenu banal : des poudres et des liquides se dilatent sous l'action de forces activantes, puis se solidifient par catalyse. Et en effet, coulés de différentes manières, les plastiques, et en particulier les polystyrènes, nous pourvoient de contenants, bouteilles et boîtes de toutes sortes : A. Mangiarotti les a utilisés dans une remarquable série de sièges ; francs et lustrés, des plexiglas servent de mur rideau dans plus d'un building de New York. William Katavolos veut étendre le procédé à l'acte de bâtir. Passons-lui la parole : « Regardez la nouvelle ville qui s'érige sur la mer : de grands cercles formés de produits à base d'huile constituent les cadres où sont versées des matières plastiques; celles-ci forment un réseau de bandes et de disques qui, en se dilatant, deviennent des tores et des sphères, puis sont percés d'orifices à de multiples fins. Les murs sont à double paroi, leurs fenêtres sont d'un type nouveau : ils contiennent des agents chimiques qui règlent la température et assurent la propreté; la structure des plafonds est celle des cristaux, les planchers se forment à la manière des coraux; les surfaces sont ornées de figures que dessinent dans leur masse les lignes de tension qui, impondérables, se développent au-dessus de nous. »

Faisons la part du rêve d'anticipation, il reste de nouveau un principe révolutionnaire : celui d'une architecture qui ne s'édifie plus, mais qui croît, se transforme comme les cristaux ou les coraux, créant un espace plus varié, plus souple que celui des voiles ou des tentes, plus synergique aussi, puisque ses parois, chimiquement conditionnées, s'autoréguleraient selon les variations extérieures. Et Katavolos d'y reconnaître le seul fonctionnalisme et la seule articulation authentiques.

13D2f. Design et métadesign

Mais avouons que cette énumération de procédés articulatoires nous déçoit, parce qu'elle a quelque chose d'anecdotique. Ce sont des échantillons plus ou moins éloquents d'une attitude nouvelle, ce n'est pas cette attitude même. En définitive, le fonctionnalisme du matériau, tout comme plus haut le fonctionnalisme de la destination, finit par nous renvoyer à une idée plus fondamentale, qui est peut-être l'idée régulatrice de tout notre univers technique astreint à la production de masse : celle de l'industrial design.

Sauf en de rares exceptions - maisons de milliardaires par Wright ou Neutra, église de l'Autoroute du Soleil par Michelucci avec ses coffrages d'une folle complication - l'édifice contemporain n'est plus une pièce unique, c'est un produit industriel. Ce qui ouvre deux voies. Ou bien l'on étudie avec tout le soin désirable un prototype d'édifice multipliable en un nombre indéfini d'exemplaires; telle est la notion encore naïve du design, avec les inconvénients de monotonie et d'inadaptation que l'on sait. Ou bien l'on essaye de créer de vrais.

éléments, c'est-à-dire des matériaux qui, par leur chimie, leur physique, leur forme sont produits aux moindres frais, avec le maximum de garanties de résistance, et qui en même temps se prêtent à des combinaisons très riches, permettant de tisser des ensembles architecturaux indéfiniment variés. On sait que c'était une des ambitions de Le Corbusier, mais son Modulor restait trop formel, pas assez structural, pour se plier aux solutions diverses exigées par la situation. Il y faut une discipline neuve, fondamentale, qui ait pour fonction d'étudier les éléments dans leur généralité : détermination des familles de courbes permettant des variations adaptatrices sans modifications considérables de la chaîne de montage; étude des courbes d'usure; théorie des systèmes de sustentation, etc. C'est le design au sens profond, que certains voudraient appeler métadesign, parce que, par-delà le message, il engage une réflexion sur le code.

Le bâtiment devient ainsi une structure au sens fort. Non seulement les différentes parties s'y subordonnent au tout et sont corrélatives entre elles, mais le tout s'inscrit déjà comme possibilité dans la partie, envisagée dès le principe comme élément. Et c'est une dernière et peut-être ultime façon pour l'édifice d'être temporel. Il ne faut même plus qu'il varie, ou qu'il puisse varier, pour que les parties dont il se compose soient perçues comme pouvant fonctionner ailleurs que là où elles sont. D'emblée, elles paraissent les éléments interchangeables d'un univers en ouverture de possibles, jusque dans ses éléments stables.

Nous pouvons revenir alors à notre question initiale : la constructivité de type occidental va-t-elle être ou non favorisée par les nouveaux matériaux et les nouvelles exigences du réseau technique? La réponse est nuancée. Si l'ossature semble privilégier nettement l'articulation animale chère à l'Occident, par contre les voiles autoportants, les tentes, les architectures mobiles, les architectures chimiques, qui ne l'excluent nullement (et c'est pourquoi nous avons osé les présenter comme des articulations), favorisent cependant aussi la végétalité orientale, par exemple chez les Japonais. C'est assez dire que l'industrial design, qui croise et porte toutes ces solutions, devra se vouloir, d'esprit autant que de fait, vraiment international. Rien ne lui serait plus préjudiciable que de confondre le fonctionnalisme de l'Occident avec le fonctionnalisme tout court.

* * *

Ainsi les trois aspects de notre architecture - sa forme englobante, sa destination, sa construction manifestées - se supposent, s'interprètent mutuellement. Le design n'est pas une recette pour produire plus vite et mieux des bâtiments conçus par ailleurs. Son analyse et sa combinatoire à la poursuite de vrais éléments et de vraies structures procèdent du même esprit qui destine l'édifice à un habitant plus relationnel que substantiel, qui suggère des englobements externes-internes où l'intimité ne va jamais sans ouvertures et sans transparences.

Le tableau fut l'art des trois premières décennies de ce siècle. En retrouvant la convergence de ses aspects essentiels, l'architecture a sans doute pris la relève de la grande activité créatrice. C'est d'autant plus vrai que la révolution architecturale ne fait que commencer. Ce que l'on a pu appeler l'Architecture Moderne, et qui va environ de 1925 à 1965, semble avoir achevé son cycle. Abâtardie, elle multipliera les « cités radieuses » à bon marché. Virtuose, elle fournira les constructions de prestige dont ont besoin les grandes entreprises. Mais la vraie recherche se tourne ailleurs. Elle déborde la notion d'objet architectural vers celle d'environnement, et celui-ci paraît écartelé entre deux exigences contraires :

a) Une architecture finit toujours par déterminer un espace-temps sensible qui répond au fantasme de celui qui l'a conçue. Or cette emprise du créateur, acceptable au temps de l'unanimité sociale, quand le fantasme d'un individu génial avait des chances d'être ou de devenir celui de tous (ainsi la Rome du Bernin), semble inadaptée dès lors que le sentiment de l'existence varie, comme aujourd'hui, d'individu à individu. Ceci inviterait donc à développer une architecture neutre, disponible, mobile, par conséquent une architecture par l'habitant plutôt que par l'architecte, et où ce dernier jouerait un rôle de conseiller, de cadre, mais surtout s'appliquerait à concevoir les supports, les joints, les étanchéités assurant au plus bas prix la liberté de chacun. La vitesse et la souplesse de construction et de destruction des plastiques projetés, par exemple, s'inscriraient dans ce genre de programme, qui correspond à ce que nous savons par ailleurs de l'éthique de l'homme actuel dans la technique, la science, l'art.

b) Mais il semble bien que l'acte d'habiter résiste à cette mobilisation. Pour des raisons physiologiques et psychologiques (gestation dans une matrice, pouponnage prolongé, stade du miroir, constitution de l'image du corps et du moi à partir de signes et de chemins déjà constitués, prédominance du Welt sur l'Umwelt), l'être humain exige des permanences, jusque dans le nomadisme. Bref, l'anthropologie, la psychologie avancée, la sémiologie montrent que l'habitat n'est pas un ustensile, qu'en rigueur il n'y a pas de machine à habiter ou à circuler, et que les exigences de l'homme habitant sont très différentes de celles de l'homme travailleur, - d'où la plus grande tolérance aux mutations du design d'objet qu'à celles du design architectural. Y a-t-il moyen de surmonter cette difficulté? Des synthèses s'annoncent. Un récent projet pour l'Université de Montréal [38] ne prévoit ni nouveau campus ni nouveaux bâtiments; il s'insinue, au contraire, dans un système utilitaire et sémiologique en activité : le Métro de Montréal avec ses annexes. Et ce système il l'enrichit et le réorganise par un catalyseur, lui aussi utilitaire et sémiologique : l'éducation. L'architecte renonce ainsi aux créations ex nihilo faisant de lui le démiurge dont rêvaient les programmes du CIAM. Il ne revient pas non plus à l'empirisme où il se contentait d'aménager tant bien que mal des situations de fait. Par un « processus de planification réceptive », il transmue ce qui existe déjà en le faisant passer, sans brisure, organiquement, à un nouveau niveau d'existence. Deux notions déjà chères au technicien et au biologiste s'exercent ainsi à travers lui : celle de synergie et celle de métastabilité.

Henri Van Lier

Les Arts de l'Espace, Casterman, 1959

 
 
Retour - Back    |    Accueil - Home
 
 
 
Notes:
 

[1] Qu'on entende bien cette massivité sacrale du roman. On la confond parfois avec les ténèbres d'édifices noircis par le temps. Pour apprécier cette architecture, il faut se reporter « au temps où les cathédrales étaient blanches ». Vézelay, avivant des murs gris-vert, ocre et gris-rosé, montre assez que la magie romane n'est pas nécessairement faite de nuit, mais de la richesse substantielle des matières, au sens où nous l'avons entendue en sculpture.

[2] Cf. Pierre Lavedan, Histoire de l'urbanisme, 1941.

[3] SAMIVEL, Trésor de l'Egypte, Arthaud, 1954. A propos de la thèse ci-dessus résumée, Jean Laude note : « De telles hypothèses sont plausibles. Elles sont même probables. L'égyptologie, semble-t-il, n'a pas exploré tout son objet » (Critique, n° 105, p. 183). Ce que nous savons de la ziggurat sumérienne, tour sacrée à étages (tour de Babel), ne fait que confirmer ces vues. Cf. S. N. KHAMEB, L'Histoire commence à Sumer, 1957.

[4] Ceci ne veut nullement dire que nous prenions à notre compte toutes les supputations mystiques auxquelles ont donné lieu les mesures des pyramides. Voici à ce sujet une mise au point : « Avant d'achever cette description des mathématiques et de l'astronomie égyptiennes, il nous faut dire un mot de ce qu'en bien des ouvrages on appelle encore la « science secrète des Pharaons ». Il n'est pas inutile de rappeler que nous ne savons rien d'une telle science, et qu'il est des plus douteux qu'elle ait jamais existé. Toutes les spéculations qui ont été faites sur les « chiffres » de la Grande Pyramide, entre autres, sont de purs enfantillages; tel aurait été le cas même si les auteurs avaient utilisé des mesures et des nombres exacts, ce qui est loin d'être vrai. Pourquoi d'ailleurs la « Grande Pyramide », seule, nous aurait-elle transmis, d'une façon obscure et, pour tout dire, impénétrable, une science si avancée qu'elle dépasse la science grecque et s'apparente à la science moderne? Il y a dans la vallée du Nil, depuis le delta jusqu'au Soudan, plus de 150 pyramides, et seule celle de Chéops nous donnerait la vraie valeur de Pi, la dimension du rayon de la terre et la mesure exacte d'un arc du méridien terrestre? On voit l'absurdité de cette position, fondée, rappelons-le, sur des mesures inexactes » (J. VERCOUTTER, dans Histoire Générale des sciences, P.U.F., 1957, vol. I, p, 49). - Nous parlons ici de proportions cosmiques d'un point de vue purement esthétique.

[5] René HUYGHE, Dialogue avec le visible, 1955, pp. 170-173.

[6] Pour tout ce qui concerne le nombre d'or, on se reportera aux ouvrages fondamentaux de Matila C. GHYKA., Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, 1927, et Le nombre d'Or : 1, Les Rythmes; II, Les Rites,1931.

[7] Par exemple, M. L. Plantefol, professeur de Botanique à l'Université de Paris, dénie tout fondement à l'application de phi dans la croissance des plantes. Cf. La théorie des hélices foliaires multiples, Paris, 1948.

[8] Encyclopédie Française, vol. XIX, 19.18-8.

[9] Cf. BIRKHOFF, Aesthetic Measure, Harvard Un. Press, 1933 - Emporté par ses considérations sur les formes simples, à la suite des travaux de Hambidge, l'auteur a prétendu trouver une mesure de la valeur esthétique. Pour une oeuvre donnée, cette « mesure » (M) croîtrait en raison directe de l'ordre perçu (O) et en raison inverse de l'effort perceptif requis par la complexité (C) : M = O/C. %Il va sans dire que des théories de ce genre, qui ne tiennent pas compte des significations plastiques, ne touchent que le niveau de ce que nous avons appelé la jouissance esthétique.

[10] En effet, si le Parthénon était beaucoup plus élevé qu'il n'est, il nous apparaîtrait avec des verticales pyramidantes et des horizontales incurvées en leur centre vers le haut. Ses constructeurs ont fait « comme si ».
[11] Aussi l'architecture cryptique - celle des cavernes, des temples hypogés, des labyrinthes crétois, des cimetières étrusques ou des bunkers de l'Atlantique étudiés par Paul Virilio - reste peut-être exemplaire.

[12] Sur l'extraversion et l'introversion de l'art grec, cf. Gilberte AIGRISSE, Psychanalyse de la Grèce antique, Belles Lettres, 1958.

[13] On trouvera la plus profonde compréhension de l'espace paléo-chrétien et byzantin dans Georges Duthuit, Le Feu des signes, Skira, 1962.

[14] Pour une courte histoire de l'architecture comme espace interne, cf. Bruno ZEVI, Apprendre à voir l'architecture, éd. de Minuit, 1959, pp. 52-96. Le thème est présent chez Ulya Vogt-Göknil, Architektonische Grundbegrifle und Umraumerlebnis, Zurich, 1951. Focillon déjà avait remarqué la forme englobante, mais, par malheur, il y avait vu une sculpturalité à rebours, une lecture de masses par le dedans, et non l'habitation d'un volume d'air lumineux, du reste informé par des baies et des surfaces.

[15] Le « plan libre » n'est pas seulement l'élision des points porteurs, permise par la grande résistance des matériaux modernes. C'est la manière dont on exploite les espaces ainsi dégagés pour concevoir des volumes complexes que l'habitant, en déplaçant meubles et panneaux, pourra diversifier selon ses besoins et ses humeurs. Ceci joue dans l'élévation comme dans le plan, et le principe traditionnel des étages ne fixe plus nécessairement la hauteur des pièces. C'est pourquoi une maison contemporaine ne se comprend bien ni par un plan ni par une coupe; il y faut la maquette.

[16] La polychromie, une des grandes promesses de demain, joue évidemment un rôle psychologique considérable : à l'hôpital de Saint-Lô, Fernand Léger a collaboré avec l'architecte Georges Nelson, mais aussi avec le corps médical, pour créer, selon les catégories de malades, les climats requis : vert-bleu pour les nerveux, jaune-rouge pour les déprimés, etc.; et le principe intéresse également les bien portants, comme en témoignent les expériences d'usines colorées où les rendements sont accrus. Mais surtout, la polychromie crée une architecture spatialement nouvelle : avançant les murs noirs, reculant les murs bleus, elle innove la « chambre élastique »; appliquée aux extérieurs, elle contribue à dissoudre l'édifice, déjà ouvert par ses fenêtres intégrales, dans l'espace. La polychromie de la Cité Radieuse fut inventée accidentellement pour pallier un défaut de proportion de la façade, perpétré par un sous-ordre négligent en l'absence de Le Corbusier; il n'empêche qu'elle a transformé l'édifice en un fascinant kaléidoscope. - C'est donc très mal comprendre la polychromie contemporaine que de la défendre en invoquant le Moyen Age. Loin d'exprimer une architecture magique, comme à Vézelay, elle est le dernier accomplissement d'une architecture ouverte, et seule la couleur libérée par le fauvisme et l'art abstrait, pouvait lui convenir.

[17] « Le plan de la maison de famille est composé de neuf rectangles ou carrés, figurant la tête, le corps et les membres d'un homme couché sur le côté et procréant; les deux pierres du foyer sont les yeux; les deux petits cercles des jarres centrales, les seins; les deux carrés des pierres à moudre, les réceptacles des germes; le tout s'inscrit dans l'œuf du monde. » Cf. Marcel GRIAULE, Connaissance de l'homme noir, in La Connaissance de l'homme au XXe siècle, La Baconnière, 1952.

[18] La mise en scène forme une part prépondérante de l'art théâtral et cinématographique; elle joue, dans le tableau, un rôle artistique mais secondaire; dans l'architecture, elle est surtout sémantique.

[19] Wilhelm Vöge aurait parlé en ce cas de « tectonique ».

[20] Pour l'esprit du roman et du gothique, on se reportera au livre classique d'Henri FOCTLLON, L'Art d'Occident, 1938.

[21] Nous ne parlons pas ici de la coupole romane sur trompes, telle qu'on la voit à Strasbourg ou à Autun : d'un effet très articulé, mais linéairement inharmonieuse, elle ne fut qu'une solution d'attente.

[22] La stéréotomie comprenait deux parties : 1° L'art manuel de l'ouvrier, qui taillait chaque pierre aux dimensions dictées par le maître d'œuvre et la ciselait selon ses ordres. Depuis la chute de l'empire romain, on ne construisait plus en France qu'en moellons smillés, c'est-à-dire vulgairement dégrossis à la smille, sorte de marteau pointu, usité par les carriers. Vers l'an mil, on va recommencer à construire en pierres d'appareil, quadris lapidibus, et à les ciseler avec des instruments appropriés. A Vézelay, dans la nef romane (1120), le ciseau a tracé ses rainures régulières; dans le chœur gothique (1190), la bretture a produit un granité donnant au mur une pellicule chaude, qui vibre sous la lumière. - 2° La science géométrique du maître d'œuvre, qui devait définir l'appareil de la pierre selon les exigences de la bâtisse. La difficulté de l'appareil culminait dans les voûtes spiralées des escaliers à vis, dont la plus célèbre fut la vis de Saint-Gilles, dans le Gard, objet d'un pèlerinage traditionnel de la part des anciens « compagnons », qui se seraient crus d'imparfaits ouvriers s'ils n'avaient pénétré le mystère de sa taille. On voit l'importance de la stéréotomie pour la vie du mur, (Nous empruntons ces renseignements à Abel FAVHE, Pages d'art chrétien, pp. 11 à 16).

[23] L'arc brisé, ou ogival, ou « en ogive » (auquel on donne souvent à tort le nom d'ogive) se retrouve dans les entre-colonnes et dans les doubleaux des voûtes, elles-mêmes en berceau brisé, de Saint-Lazare d'Autun. Les voûtes d'arête, même avec doubleaux et formerets, nous les avons vues à la Madeleine de Vézelay. Nous trouvons une nette préfiguration de l'arc-boutant dans les voûtes en quart de cercle des tribunes à Saint-étienne de Caen, église encore romane d'esprit. Quant aux ogives ou arcs ogifs, - ces nervures saillantes qui soutiennent les arêtes des voûtes d'ogives, et où d'aucuns mettent l'essence du gothique, - ils sont utilisés en Lombardie dès le xi* siècle, et on les voit à la même église de Saint-étienne de Caen. Du reste, « toute nouvelle qu'elle apparaisse, la voûte d'ogives n'est que le perfectionnement de la voûte d'arêtes. Celle-ci la contenait en germe, dans son échafaudage même. Nos architectes firent pour les ogives ce qu'ils avaient fait pour les doubleaux : ils exécutèrent en pierre et rendirent permanent un élément de soutènement qu'ils n'employaient jusque-là qu'à titre provisoire durant le temps de la construction » (Abel FAVRE, Pages d'art chrétien, p. 38).

[24] On n'a peut-être pas assez remarqué que le roman est un style paradoxal : il n'a été possible que parce qu'il ignorait qu'il était impossible. Sans les architectes gothiques qui sont venus le soutenir de leurs arcs-boutants et contreforts de tout genre, la plupart de ses réussites majeures se seraient écroulées : qu'on voie le hors-plomb des murs d'Autun. Et d'autre part, s'il avait connu lui-même les artifices qui, plus tard, devaient le sauver, il n'aurait jamais réalisé des oeuvres aussi pures.

[25] On retrouvera ses idées, mises à jour et situées dans une interprétation générale du gothique chez Hans Sedlmayr, Die Entstehung der Kathedrale, Zurich, 1950.

[26] Pour ce qui suit, cf. FRANCASTEL, Peinture et Société, passim, et en particulier Appendice I, et note 4, où l'auteur renvoie aux travaux d'Argan, de Frankl et de Sanpaolesi.

[27] « II n'est pas une extravagance de détail, une fantaisie, une audace de construction que la Renaissance ou le maniérisme n'aient déjà inventée ou conçue avant l'aube du XVIe siècle : escaliers chantournés de la Laurentienne et de San Stefano (1624); fenêtres évasées de la Chapelle médicéenne, à Florence; lanterne de Chambord; dallage de la Chapelle d'Anet; ornement végétal et naturiste à la base des colonnes de Philibert Delorme; efflorescences héraldiques des vitraux de Brou; esquisses de consoles renversées d'Alberti, frises de voiles bombées, entrelacs de cordages du même, à Sainte-Marie-Nouvelle; colonnes annelées et appareillages rustiques d'Ammanati; fausse perspective du théâtre palladien de Vicence; escalier en fer à cheval de Fontainebleau; fenêtres centrales des palais jumelés du Capitole; dessins de coupoles de Léonard; ornements du Primatice et du Rosso à Fontainebleau; décor des architectures milanaises d'Alessi et même projets de frise et d'entrelacs de Raphaël » (Georges CATTAUI, Baroque et Rococo, Critique, n° 122). Sur l'originalité du Rococo, cf. Ph. MINGUET, Esthétique du Rococo, Vrin, 1966.

[28] L'expression est de M. de Metternich. Dans l'article que nous avons cité, Cattaui affirme que tout le style de Borromini est issu d'une dispersion et d'une dilatation des divers éléments du chapiteau corinthien : feuille d'acanthe, volute, vrilles, rosés. On ne peut mieux prouver le primat du décoratif dans l'architectonique baroque.

[29] Geoffroy SCOTT, The Architecture of Humanism, 1914.

[30] L'arc en accolade est typiquement non articulé et oriental. Il apparaît en Inde dès le IIe siècle avant J.-C. Puis on le retrouve en Iran et en Chine. Au XIIIe siècle, il est inséré dans l'architecture musulmane de l'Inde, et de là diffusé par l'Islam. On le trouve en Angleterre dès 1291. Il y fut bientôt adopté par le « decorated style » du gothique anglais, favorisé par l'esprit ornemental des Celtes, depuis 1327. Tandis que la France, qui conçut l'articulation gothique en toute sa rigueur, ne l'acceptera que dans la décadence flamboyante, « quand la structure de l'édifice sera attaquée par l'ornement ». Cf. BALTRUSAITIS, Le moyen âge fantastique, ch. VIII.

[31] En réalité, le béton armé est soumis à des efforts de traction croissants, les aciers enrobés s'allongent, et le béton se fissure. Le béton de la zone de traction doit donc être considéré comme ineffectif. D'où le béton précontraint, c'est-à-dire ayant subi une compression préalable. Décomprimé par la traction, il ne se fissure pas, rendant effective la totalité d'une section.

[32] Cf. GIEDION, Space, time and architecture, Harvard, 1941, et Mechanization takes command, Oxford-New York, 1948; Lewis MUMFORD, Roots of contemporary american architecture, 1952; ZEVI,Storia dell'architettura moderna, Turin, 1950. FRANCASTBL, dans Art et technique, a critiqué ces travaux très américanisants d'un point de vue très français.

[33] Avec des nuances pourtant, car c'est également un thème anglo-saxon que la machine, assez mûre pour ne plus contraindre l'homme, lui rend aujourd'hui les commandes de son destin. Ainsi Mumford distingue une phase éotechnique (depuis le IXe siècle), paléotechnique (depuis la révolution industrielle du XVIIIe) et néotechnique, où nous sommes entrés. Cf. Technics and civilization, 1934.

[34] W GROPIUS, Die nette Architektur und dos Bauhaus, 1935, rééd. 1965, Kupferberg, Mainz-Berlin. Fonctionnalisme a été mis à toutes les sauces puisqu on a désigné l'architecture organique de Fr. L. Wright du nom de « .nouveau fonctionnalisme » ou de « fonctionnalisme biologique », et qu'on parle aussi d'un « fonctionnalisme rationaliste et esthétisant » de Le Corbusier, vu qu'il aime à désigner la maison comme une « machine à habiter ».

[35] Pour simplifier, disons qu'une « coque » est en selle de cheval. Une selle est courbée d'avant en arrière, et de gauche à droite, concave dans le premier sens, convexe dans l'autre. Elle est donc « à double courbure » et « à courbure inverse ». Et elle n'a pas de « moment de flexion », puisque les points bas dans la courbe haute (avant-arrière) sont des points hauts dans la courbe basse (gauche-droite).

[36] Reprenons l'exemple de la selle de cheval (note précédente). On tend d'abord les câbles avant-arrière (courbure haute), puis les câbles gauche-droite (courbure basse). Mais ces derniers, au cas où s'exercerait une pression verticale (vent, pluie, neige), cesseraient d'agir en tension pour agir en compression, ce qui répugne a l'acier. Aussi on les pré-tend, c'est-à-dire qu'on leur donne un surcroît de tension en sorte que, même sous l'effet d'actions comprimantes, ils restent tendus (comme à l'inverse, le béton précontraint reste comprimé même dans les sections en traction).

[37] Cf. Gilbert SIMONDON, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958.

[38] M. LINCOURT et H. PARNASS, Urb-Education Design, Cahiers de l'environnement 2-3, Bruxelles, 1971.

 
 
Retour - Back    |    Accueil - Home