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Texte de l'auteur (4 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Première partie - TEXTURE ET STRUCTURE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
 
 
Chapitre 3 - LES EFFETS DE CHAMP AVANT LES DÉNOTATIONS ET CONNOTATIONS
 
 
 

Visuellement, c'est la structure des choses, l'espace, qui sont importants.

CARTIER-BRESSON, Photo, n° 144.

 

On retrouve dans les empreintes photographiques, éventuellement indicielles, et éventuellement indexées, les trois ordres principaux qui organisent le domaine des signes.

Les photos montrent des dénotations particulières : le chien de la voisine ou le revolver de l'assassin ; et des dénotations générales : des ambiances désolées, luxueuses, fraîches, etc. Elles montrent aussi des connotations, c'est-à-dire les états d'esprit, les préjugés sociaux ou épistémologiques de celui qui a fait la photo ou de ceux à qui elle est normalement destinée, leur mentalité ironique, militante, neutre, aristocratique, peuple, bourgeoise, musulmane, judaïque, allemande, etc. Souvent on trouve des marques de genre : une branche d'arbre en fleurs au premier plan indique assez le genre carte postale ou poster, avec leurs dénotations ou connotations spéciales. En tout cas, que la photo soit figurative ou non, il s'y trouve quasiment toujours, du moins sporadiquement, des effets de champ.

 
 

Comme ce dernier thème est peu connu, prenons d'abord les effets de champ dans le domaine des signes. Quand Michel-Ange sculpte un corps ayant une cuisse franchement plus courte que l'autre, nous ne percevons pas un corps difforme dans un espace conforme, mais un corps conforme dans un espace courbe. Quand Tintoret introduit dans un tableau trois plans incompatibles selon la perspective choisie c'est encore le mot de courbure qui exprime le moins mal la compatibilisation qu'opéré notre cerveau entre ces hétérogénéités calculées. Ceci s'applique aussi bien aux textes. Les écrivains qui, bon gré mal gré, ont été retenus comme classiques sont, pour finir, ceux où s'opèrent ces mêmes courbures entre les sons et les rythmes, entre les structures logiques contrariées paradoxalement, entre les types d'images divergents, et généralement entre toutes ces séries à la fois. Les grands moments du musicien ou du danseur montrent ces mêmes compatibilités des incompatibles. Nous parlons, en tous ces cas, d'effets de champ, lesquels sont parfois sémiotiques ou indiciels, souvent moteurs, toujours perceptifs. Ces effets de champ ne sont assurément pas des connotations, ni même des dénotations secondes, ni même à proprement parler des messages, puisque tout cela serait chaque fois particulier, et qu'ils sont absolument généraux. Ce sont plutôt des « visions », des « optiques », des manières tout à fait fondamentales de saisir l'espace-temps, et qui consistent en des taux, singuliers pour chaque individu, d'ouverture-fermeture, de souplesse-rigidité, de compacité-porosité, de continuité-discontinuité, de volume-glissement, d'enveloppement-juxtaposition, etc., par quoi Rabelais, Beethoven ou Picasso sont presque toujours d'emblée reconnaissables, mais aussi la plupart des individus quelconques, comme en témoigne la graphologie, qui suit ces effets de champ dans la graphie d'un chacun. C'est là une expérience tout à fait courante, même si la théorie occidentale y reste habituellement aveugle. Les gens nous attachent ou nous repoussent, non par des messages particuliers ni des statuts sociaux, mais par des inflexions, notait Dostoïevski.

Des effets de champ parcourent également les indices, et en particulier les indices photographiques. Les nappes d'ombre et de lumière, de plein et de vide, les convections de bruit et d'organisation, ou aussi les disparités paradoxales de dénotations et de connotations, y obligent l'œil et le cerveau à des compatibilisations par courbures, et dégagent des taux généraux d'ouverture-fermeture, compacité-porosité, expansion-contraction, etc.

Cependant, il y a une différence, de ce point de vue, entre les signes et les indices, du moins en Occident. La mentalité occidentale, technologique, a été très entichée, dans sa pratique iconique et textuelle, de dénotations et de connotations, au point d'ignorer souvent en pratique, et quasiment toujours en théorie, les effets de champ perceptifs, sauf chez les artistes extrêmes, où ils sont l'essentiel de l'œuvre. D'un mot, on pourrait dire que, dans les productions occidentales, les effets de champ sont intenses et rares. Or, dans la photo, même occidentale, c'est plutôt l'inverse, lis ne sont pas très intenses, parce que les aléas photographiques ne permettent pas de les multiplier et de les intégrer pleinement. Par contre, du fait des mêmes aléas, ils se retrouvent un peu partout. Jusque dans les photos les plus indexées en vue de dénotations et de connotations précises, les imprévus du spectacle, et en tout cas ceux des photons imprégnateurs, font que, dans les plis d'une robe ou d'un veston, dans la rencontre du bouquet de la mariée et du haut-de-forme de son témoin, quelque chose souvent se produise de ces étranges courbures et inflexions perceptives, indicielles, sémiotiques, de ces taux singuliers d'ouverture-fermeture, opacité-porosité, continuité-discontinuité, etc. Et ceci ne suppose même pas de vrais indices, souvent dénotativement ou connotativement trop bavards, et se déclenche parfois au mieux dans ces régions de l'empreinte qui sont en deçà de l'indiciel, très proches du bruit de fond.

Cela nous renvoie à la distinction du cadre-index et du cadre-limite. Sans doute, dénotations, connotations et effets de champ peuvent être favorisés ou obtenus par un cadre-index judicieux. Mais il ne faut pas oublier que le cadre-limite, comme pure limite, a une efficacité propre. Tous les manieurs d'appareil photographique connaissent l'exercice suivant : on applique l'œil au viseur, on fait lentement bouger celui-ci au hasard sur l'environnement, d'abord généralement sans que rien ne se passe, mais bientôt tout à coup et tout d'un coup, sans qu'aucun mouvement supplémentaire ne promette mieux, cela se tend, se courbe, s'infléchit, se tisse de compatibilités d'incompatibles. Par l'effet de bords et d'angles du cadre-limite, voici que des dénotations et des connotations se sont entractivées, et surtout que se sont noués des effets de champ perceptifs locaux, et parfois généraux. D'où, dès ici, on doit s'attendre à deux grands types de photographies. Celles où le cadre-index domine, avec sa rhétorique, et se subordonne le cadre-limite ainsi que ses aléas : photos familiales, publicitaires, industrielles, pornographiques. Celles, au contraire, où le cadre-limite, le cadre baladeur, est le facteur dominant, et dispense de la rhétorique ostensible du cadre-index. Ce sont certaines photos faites au hasard, tout à fait ou partiellement. Mais aussi celles de ceux qu'on appelle les grands photographes, et qu'il vaudrait peut-être mieux appeler les photographes tout court, parce qu'à tort ou à raison ils se tiennent très près de ce qui est la spontanéité du processus photographique.

Harvard College Observatory, 1853.

 
 

Une photo est ainsi le lieu d'incessants déclenchements. S'y déclenchent, de la façon la plus vive et la plus insaisissable, des dénotations, des connotations et surtout des effets de champ (perceptifs, moteurs, sémiotiques, indiciels), l'un passant sans cesse dans l'autre par le fait que tout cela est partout en chevauchements et seulement en émergence problématique à partir d'un magma initial. Les indexations, profitant en particulier de la minceur de champ et du cadrage, peuvent rendre ces déclenchements plutôt centripètes, comme c'est le cas dans la publicité, la pornographie, les photos industrielles ou familiales. Mais il faut reconnaître que spontanément les déclenchements de la saisie photographique sont d'ordinaire plutôt centrifuges, échappant largement à la délimitation.

Les labyrinthes étaient des chemins presque sans issues. Les photos sont des issues de partout presque sans chemins.

 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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