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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Deuxième partie - LES INITIATIVES PHOTOGRAPHIQUES
 
 
 
Chapitre 12 - L'INITIATIVE DU PHOTOGRAPHE : TRAPPE ET AIGUILLAGE
 
 
 

Mes meilleures photographies ont été celles qui se sont trouvées elles-mêmes. J'ai fait assez de photographies pour voir maintenant à la façon d'une lentille qui converge vers un morceau de pellicule, pour agir comme un négatif projeté sur un morceau de papier sensible, pour parler comme une épreuve sur un mur. Je ne sais pas trop mal comment éliminer les anecdotes de mes photos. Et, paradoxalement, j'ai appris aussi qu'un heureux accident pouvait être cultivé.

MINOR WHITE, Found Photographs, Memorable, 1957.

 

Contrairement à l'initiative du peintre, qui est au commencement comme celle de Dieu, l'initiative du photographe vient après. Après celle du spectacle, qui vient après celle de la nature, qui vient après celle du processus photographique mondialement développé. De toutes ces initiatives, celle du photographe est aussi la seule facultative. Des photos, même de situations psychologiques et sociales, sont obtenues par l'application automatique d'objectifs, de pellicules, de développateurs, de fixateurs ; elles offrent souvent des résultats intéressants, voire importants, tandis que les textes ou les tableaux aléatoires n'en fournissent guère. Mais enfin, il y a certains effets qui ne peuvent s'obtenir que par l'intervention d'un agent humain, le photographe. A la fois facultatif et dernier, et cependant miraculeux, le photographe a un statut sans doute encore plus difficile à définir que celui des photos qu'il fait, ou plus exactement qu'il aide à se faire.

Tout d'abord, ce statut n'est pas univoque. Car il y a les photographes de la prise de vues, ceux du développement, ceux du tirage positif, ceux de l'imprimé et du lay-out, qui ne coïncident généralement pas. Puis, comment ne pas tenir compte de ce « photographe » particulier qu'est un directeur artistique, lequel, devinant les désirs existants ou développables des clients de son magazine, décide non seulement quelle planche-contact sera ou non retenue, mais encore, sur l'heureuse élue, que ce sera cette prise-ci, et aucune de ses semblables, qui deviendra l'enfant berlinois parmi les ruines ou le pied-noir rentrant au pays.

Néanmoins, quand on dit « photographe » sans autre précision, on songe au preneur de vues. Comme l'activité sexuelle, l'activité photographique connaît une phase d'excitation, une phase en plateau, une phase de déclenchement quasi végétatif, avant une phase de résolution, préludant à divers stades de grossesse en chambre noire avec, moyennant coupes et recadrages, dodging et burning in, et divers lay-out, de simples ou multiples accouchements. Dans cette métaphore, la prise de vues est le moment orgastique. La photographie a ses manuels d'obstétrique et ses philosophies dans le boudoir. Celles-ci ont été les plus florissantes, confirmant la primauté du preneur de vues. C'est lui que nous allons suivre surtout.

Pour qu'ait existé une certaine photo d'un paysan italien montrant l'ennemi allemand en fuite, il a fallu Robert Capa. Le reporter de guerre, tandis qu'il marchait vers la colline du fond, a pressenti que le paysan et le soldat américain accroupi à son côté, allaient former un triangle s'inscrivant dans le triangle du paysage, mais aussi que le paysan allait lever son bâton jusqu'au moment où celui-ci recouvrirait un pli de la pente. Si bien que, pendant un instant, on ne saurait plus si c'était seulement un individu qui faisait un geste dénonciateur ou si c'était un pays tout entier qui vomissait l'intrus.

L'extrême concentration nerveuse que demande ce genre de déclic, à la fraction de seconde et d'angle près, est bien connue des reporters, mais aussi des autres professionnels qui se sont retrouvés dans la scène de Blow up où Antonioni montre un photographe de mode mitraillant son modèle avant de s'écrouler sur un divan dans une sorte d'épuisement orgastique. Cette exigence culmine chez ceux qui, comme Weston et Cartier-Bresson dans l'instantané, Cameron dans la pose, pratiquent l'absence de retouche et l'intégralité du négatif, lesquelles exigent la prévisualisation, c'est-à-dire la capacité d'anticiper dans le moindre détail ce que sera le résultat. Cartier-Bresson parle de son sautillement sur la pointe des pieds pour trouver l'angle intense et, selon son titre célèbre « le moment décisif ». Il compare le déclic à une botte d'escrimeur. Ceux qui mitraillent, et choisissent, recadrent, retouchent après, pour ne pas tout jouer sur un déclic, n'en sont pas moins passionnément mobilisés, bien que pour d'autres raisons et à d'autres moments, parfois plusieurs années plus tard, quand d'anciennes planches-contacts donneront lieu à de nouvelles sélections selon de nouveaux codes.

Mais curieusement, dans toute cette passion chaude ou froide, prévaut une certaine modestie. A peu près tous les preneurs de vues font consister l'essentiel de leur rôle dans la vision. Vision photographique. Il s'agit là d'enregistrer non de construire. Et d'enregistrer non pas le soldat tombant, si émouvant soit-il, mais la rencontre d'éléments de la réalité du soldat frappé avec ces éléments de réel que sont les photons réfléchis puis imprégnateurs, en que l'empreinte photographique ainsi obtenue sera, moyennant développement et tirages, un extraordinaire déclencheur de schèmes mentaux, que l'on sent déjà s'agiter en soi à ce moment. Beaucoup de photographes déclarent avoir cette vision de manière directe et constante, et depuis leur plus jeune âge. Ce qui serait doublement intéressant. Car cela n'est pas tout à fait le cas des peintres, qui peignent surtout ce qu'ils construisent ; et ceci confirmerait, s'il en était besoin, à quel point les photographes ne composent pas au sens strict. D'autre part, la quotidienneté du regard photographique chez le photographe justifierait sa quotidienneté chez le regardeur, dans le feuillètement de magazines short life, alors que la peinture est une affaire de musée ou de sanctuaire domestique.

On a donc dit trop vite que le preneur de vues était un chasseur d'images. Le mot s'accorde avec : charger, braquer, tirer, prendre : take, shoot (shot), snap (mordre, boucler). Cependant, l'appareil photographique n'est nullement un revolver, sauf par le bruit du déclic et par la protubérance phallique qu'exploitent ses publicités. Il n'est pas non plus, pour rester dans les métaphores sexuelles, une pompe aspirante. C'est plutôt une trappe, où il faut induire le gibier à venir se prendre. Le preneur de vues semble être un chasseur-trappeur. Le trappeur est aussi passif qu'actif. Pour que la bête entre dans le dispositif de l'homme, l'homme doit préalablement entrer dans le comportement de la bête. Trapper est un mot des Indiens de l'Amérique du Nord, pour lesquels la chasse est justement une complicité entre le prenant et le pris, une fraternité suprême. Le rapprochement classique entre photographie et sexualité est suggestif si on y retient l'idée d'une réciproque coaptation rythmique.

Et la métaphore de la trappe dit bien aussi que le photographe reste dehors, assiste. Le trappeur se contente de mettre en relation le piège et le gibier. Le preneur de vues met en relation le spectacle et la chambre noire. Il ne voit jamais exactement comme la pellicule « voit ». Si le viseur est distinct de l'objectif, l'Œil voit en même temps que l'appareil, mais d'un autre point de vue. S'il s'agit d'un reflex, l'Œil voit du même lieu que l'appareil, mais dans un autre moment, avant lui.

La comparaison s'arrête là. D'habitude, le trappeur n'oriente pas la trappe d'instant en instant vers le gibier ; et surtout il mange sa proie. Le preneur de vues est aiguilleur en même temps que trappeur ; l'essentiel de son activité consiste à mesurer des angles de saisie, des courbures d'entrée, des moments d'ouverture, des vitesses de rabattement, des tranches d'épaisseur de la prise. Et il ne mange pas son gibier. Souvent, prédateur pur, il prend pour prendre, sachant qu'il ne prendra jamais que des ombres : vole l'ombre des autres, dit Terayama. Ou bien il recycle aussitôt ces « choses mentales » dans les tirages indéfinis et multiformes de l'industrie. Ou bien il accumule ses traces dans de babyloniennes photothèques, dans l'attente des recyclages sans fin. Curieux chasseur-trappeur qui ne prend pas le gibier mais les traces du gibier ! Et dont le gibier comprend les lapins de garenne, l'inflexion du sourire de l'amante et la nébuleuse d'Orion.

L'œil de Capa (Ruth Orkin).

L'œil de Mapplethorpe (P.-F. Daled).

© Robert Capa-Magnum : Italie, 1943

 
 

Ceci explique divers comportements de prise de vues bien connus. L'affairement du touriste ou du photographe familial, que les manipulations de viseur et de diaphragme aident à voir ce qu'ils n'auraient pas vu sans ça, et dispensent en même temps de la responsabilité du contact perceptif direct avec un environnement. La compulsion de répétition du voyeur. Le professionnalisme de ceux qui, fascinés par l'initiative du processus mondial Photographie, se sentent rachetés de lui obéir fidèlement, sacralement, comme prêtres ou sacristains. La disponibilité de ceux que l'on pourrait appeler les photographes tout court, c'est-à-dire les reporters comme Cartier-Bresson ou Capa, les photographes de mode comme Hiro ou Avedon, les paysagistes de Time-Life, comme aussi ces « médiums » qui, avec génie ou non, approvisionnent tous les grands journaux et magazines du monde, et ont en commun de respecter assez les caractères propres de la texture et de la structure photographiques : les indices en chevauchements, la subordination du cadre-index au cadre-indice, la digitalité sans honte, les effets de champ préalables aux dénotations et connotations, l'aptitude au feuillètement latéral, l'extra-terranéité et l'anti-anthropomorphisme, la réalité mangée de réel, même si le thème le plus fréquent reste l'Homme, The Family of Man, disait Steichen. Enfin, on ne peut oublier la bonne volonté des écoliers des écoles, qui butinent entre les attitudes précédentes, en y ajoutant souvent une aspiration muséale, nostalgique des arts anciens.

Parlant des photographes tout court, nous venons d'employer le mot « médium ». Ce n'est pas un abus de langage. Les photographes, ils l'ont dit et redit eux-mêmes, ne sont pas des artistes au sens courant. Ce ne sont pas non plus des artisans, ni des ouvriers. Alors, comment les situer? Pour le petit Larousse, un médium est une personne pouvant servir d'intermédiaire entre les hommes et les esprits. Pour Webster, il s'agit, bien sûr, d'une personne ou d'une chose servant d'intermédiaire, et non pas entre les hommes et les esprits, mais entre le monde des hommes et le monde des esprits, lequel n'est pas sans accointance avec ce que nous avons appelé univers. S'il est vrai qu'une photo, même très indicielle et très indexée, c'est bien des fragments de réalité dans une maille de réel, toute photo est médiumnique. Et, innocemment ou non, le photographe développateur, imprimeur, responsable de lay-out, mais surtout preneur de vues, est un médium, un médium entre la réalité et le réel.

Ce coup-ci, c'est l'anglais qui nous vient en aide. Car médium s'y applique à la fois à l'objet et au sujet, à la photo et au photographe dans le moment de la prise de vues, sans trop les séparer. Et d'autre part, signifiant simplement intermédiaire, médium marque bien que, dans le fait de la photo comme dans le chef du photographe, il ne s'agit jamais de médiation ni de dialectique, qui sont des unifications propres aux signes, mais seulement de go-between, qui sont des entremises d'agents de change, convenant à des indices centripètes et centrifuges en chevauchements, pour la plus grande activation de schèmes mentaux.

 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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