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Texte de l'auteur (6 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


WALKER EVANS (1903-1975)
 


La magnificence du plaqué

 

Dorothea Lange, évoquée à propos de Weston, nous a déjà rappelé comment, durant la grande Récession, certains photographes jouèrent un rôle considérable en signalant la misère et parfois la famine du Sud des Etats-Unis, en particulier parmi les cotton pickers. Walker Evans aussi travailla pour la Farm Security Administration. Mais, tout comme sa consœur, il eut un sujet photographique indépendant de ses éventuelles applications sociales, lesquelles chez lui furent même toujours extrinsèques à sa démarche de fond.

Dans un séminaire organisé par Beaumont Newhall, en 1971, quatre ans avant sa mort, l'Etudiant 9 lui demande : «Y a-t-il là un commentaire social (a social comment)?» Evans est catégorique : «Pas le moindre (Not at least). Mais vous pouvez en mettre un si vous désirez (But you can put one in there if you want to). » Sans doute faut-il se défier des affirmations d'un individu sur sa conduite, mais Evans ici n'affirme pas, il dénie, insistant avec scrupule : «Je ne pense pas qu'il y ait là un commentaire social (I don't think there's a social comment) ». Puis, non content de nier, il indique maintenant presque compulsivement ce qu'il faut mettre à la place de la négation : «Je photographie ce qui est en face de moi (what's in front of me) et qui m'attire (what attracts me). La moitié du temps je ne sais pas pourquoi. J'ai été politisé (politicized) par d'autres gens, pas par moi.» La suite des propositions est remarquable. Il ne dit pas : «ce qui m'attire, et qui est en face de moi ». Il dit : «ce qui est en face de moi, et qui m'attire».

Au fond, dans les mêmes années 1930, et en particulier depuis 1933, Walker Evans a, devant l'être humain et ses ustensiles, le même rapport qu'Ansel Adams éprouvait devant le paysage. C'est, de part et d'autre, le même étonnement magnifiant et embrassant. Sinon que pour créer des photos cosmologiques parmi Yosemite, il fallait la sériation de la lumière et le multicadre interne, tandis que pour en créer parmi de petites gens et leurs ustensiles, il fallait l'opération magnifiante du plaquage répondant à un certain in front of. Qu'on s'entende. Plaquer, ici, ce n'est pas écraser un motif pour le ramener à deux dimensions, mais au contraire le saisir de façon à ce que tout ce qu'il y a en lui de tridimensionnel, tout ce qui pourrait hésiter ou se dérober se déploie, prenne sa pleine expansion verticale et surtout latérale, se distribue placidement dans une évidence qui se suffit, sans même le bombement central et l'angularité de Dorothea Lange, ni la compétition des flux de Weston, ni les gonflements de Brassai, et pour autant soit latéralement et frontalement immense, sans mesure. La planéité magnificatrice in front of fut le sujet photographique de Walker Evans.

Rappelons-nous que les plaques des chambres photographiques de l'époque, où le photographe considérait sa vue pendant tout le temps de sa mise au point, avaient au moins trois propriétés, (a) Elles étaient grandes : 8 x 10 pouces, ou du moins 4 x 5, donc assez détaillées pour présenter (rendre présent) une image explorable en tous sens, surtout latéralement, et pas un simple repérage de ce qu'il y a à prendre ailleurs et dehors, comme avec un viseur ordinaire, (b) Ces plaques étaient dépolies, ce qui permettait d'y suivre avec exactitude la balance de la lumière, indispensable à la planéité. (c) On y voyait tout renversé haut-bas, de sorte que les vides entre les objets étaient saisis aussi bien que les pleins, que leurs coïncidences ou désaccords avec le plan de la plaque sautaient aux yeux, qu'on y percevait le poids ou l'impondérabilité plastiques de chaque élément (nous avons proposé le retournement haut-bas pour opposer l'impondérable Kertész et le pondéral Man Ray). «It's quite an exciting thing to see», s'exclame Evans encore quarante après, en répondant à l'Etudiant 17.

Mais que furent les thèmes pour permettre, voire susciter l'étalement magnifiant? A tourner les pages de Havana 1933 (HA), parfaitement édité par Gilles Mora chez Contrejour, on pourrait croire qu'Evans a reçu ce qu'un éthologiste appellerait son «imprégnation» photographique dans la capitale cubaine après la Crise. Comme le montre Corner Dairy Shop (*HA,46), qui eût fait s'arrêter Piero délia Francesca, les constructions à arcades permettaient à la fois le déploiement horizontal et la balise, juste assez articu­lées et juste assez vétustés pour ne pas déranger le plan. Le reste suivait. Sur une façade de boucherie, les lettres de CARNICERIA étaient plus larges que hautes, et montraient des retours constrictifs à la précolombienne, chacune étant déjà presque un Walker Evans (HA,p.6,cl.l4). Partout, de grandes «surfaces» blanches : celle des jupes des femmes dans un coup de vent (*HA,46), celle des costumes militaires peu décorés (HA,30). Pullulaient les canotiers, surfaces planes éminemment référables à la surface plane de la plaque photographique (HA,28). Même les grands fronts féminins offraient de nombreux plans parallèles à la pellicule (HA,43,44,56,59).

 

Et si, dans tout cela, un mur, un chapeau, un front, une jupe n'étaient pas parallèles à la plaque, ils offraient pourtant encore assez de plans pour que, quand ils s'enfonçaient à gauche, d'autres s'enfonçant à droite assurent, compte tenu des lumières, des divers encombrements, des poids physiques et optiques des détails, la planéité de base dans la résultante générale. Pour s'initier à cette mécanique sur un exemple simple, on verra comment, chez un barbier (HA,49), une fuite vers le fond et une fuite vers l'avant s'équilibrent en le plus strict des plans frontaux.

Assurément, il fallait que le photographe consonne au spectacle, que jamais il n'ait envie d'accentuer une pointe (un «punctum»), un pittoresque plastique, ou encore un pittoresque sémiotique, comme un message social. Quand Evans recadre, ce n'est jamais pour indexer un message trivial, mais encore pour conforter le plan. Nous avons déjà rencontré cette neutralité imperturbable, chez Atget, quoique au service d'une autre topologie. Il s'agissait là du cycle érosion/recyclage. Il s'agit cette fois de l'ustensilité, de la « Zuhandigkeit » heideggérienne (qualité-d'être-pour-la-main), pensée dans les mêmes années. Comme le rôle-métier vis-à-vis des corps fut le motif de Sander, l'ustensilité des ustensiles vis-à-vis des corps fut le motif de base d'Evans, et le catalogue de sa rétrospective au MOMA (MO), en 1971, se termine déclarativement sur la photo d'un fauteuil et d'un repose-pieds de 1970, pris de front, dans leur étalement maximal. Déjà en 1937, des réfugiés d'une inondation en Arkansas s'étaient réduits à deux écuelles qui pendaient au bout des mains elles-mêmes pendant le long du corps (BN,266). Beaumont Newhall, qui retient l'exemple, a dû voir que tout Evans était là : deux ustensiles suppléant deux êtres humains ; et quoi de plus pleinement plan que ces plats, - dignes des canotiers de La Havane, - dont l'un des deux est strictement parallèle au plan frontal?

Somme toute, Evans fut un archéologue poète, comme Adams fut un géologue poète. Il ne s'occupe pas des gens humbles et de leurs ustensiles parce qu'ils appellent la pitié, comme peut-être (mais est-ce sûr?) chez Dorothea Lange, ni l'encouragement social, comme parfois chez Hine. Le fameux reportage de 1936, dont le texte était d'Agée, a pour titre un verset de psaume : Let Us Now Fraise Famous Men. Et le catalogue du MOMA, qu'Evans a supervisé et inspiré, s'ouvre sur un texte de Walt Whitman sans ambiguïté : « I do not doubt there is far more in trivialities, insects, vulgar persons, slaves, dwarfs, weeds, rejected refuse, than I have supposed... ». Ce qui s'éclaire encore de ce qui précède : «I do not doubt but the majesty and beauty of de world are latent in any iota of the world...». Où on remarquera «beauty», mais surtout «majesty». Et où l'on se rappellera que le «world» anglais, par là très différent de notre « monde » (non im-monde), vient de «woruld», l'environnement en tant qu'il est l'horizon de tous les ustensiles saisissables par le corps et le cerveau de l'homme. Décidément, à travers Watkins, Stieglitz, Weston, Dorothea Lange, Ansel Adams, Walker Evans nous n'arrivons pas, dans la photographie américaine jusqu'ici, à quitter les échos du transcendantalisme de Ralph Waldo Emerson et du pragmaticisme mystique de Charles Sanders Peirce.

Quel changement, par conséquent, dut se produire quand Evans passa des plaques 8 x 10, ou 4 x 5, fascinantes mais encombrantes, au 35 mm très transportable et lui permettant d'aller photographier les voyageurs dans le métro new-yorkais? «Ce sont assurément des activités photographiques très différentes (quite différent photographie activities) », dit-il à l'Etudiant 17, mais la vision-construction est fondamentalement la même. Comme le montrent les Subway Portraits de 1940 (**MO,149), les parois des voitures de métro offraient, pour son regard à lui, le même référentiel que les bâtiments de Havana et que les murs des intérieurs et extérieurs de Let Us Now Fraise Famous Men : plan strict, fermé, ferme, carré, solide, et également assez petit pour que le rapport entre le spectacle et limage reste frontal, avec le même très léger biaisement par rapport à l'horizontale pratiqué par lui depuis longtemps. Non, il y a quand même une différence, c'est que la texture est maintenant plus lisse avec les films rapides, qui détaillent moins le matériau que ne le faisaient les plaques, ce qui permet d'introduire dans la fluidité globale la vectorialité des regards. L'épigraphe de Whitman est alors conclue : «interiors have their interiors, and exteriors have their exteriors».

 

Walker Evans s'est quintessencié dans une photo de 1969, Jack Heliker's Bedroom Wall (***MO,177), au moment du pop'art et du minimal : sur un mur blanc de chambre à coucher, quelques vêtements suspendus, un bout de toile et un billet piqués. Faisons modestement quelques remarques. (A) D'abord c'est un mur : le mur et le panneau accompagnent toute la carrière d'Evans comme référentiel de son plaqué magnifiant, et il avait pu dans Havana photographier un attroupement de gens venant à lui (HA,80), ou indifférents à lui (HA,26), justement parce que, assez serrés et pris de haut, ils se distribuaient comme un mur. (B) Le groupe d'éléments suspendus, non seulement comporte un écrit, mais joue sur ce mur comme une écriture sur un panneau ; or, le panneau mural écrit est un motif archétypal d'Evans, et dans Looking at Photographs, où Szarkowsky s'est imposé de ne garder qu'une photo par photographe, c'est le Penny Picture Display de 1936 qui a été retenu, sans doute parce que les 225 photos d'identité disposées là en rectangles horizontaux superposés (3 x 5 x 3 x 5) y font à nouveau un mur, mais aussi parce que le mot STUDIO, dressé sur l'ensemble en grands caractères rectangulaires et cernés (LP,116), achève de faire de cette vitrine un panneau mural écrit strictement frontal. (C) Ensuite, comme nous le savons depuis CARNICERIA (HA,p.6,cl.l4), l'écriture murale comporte des effets de champ perceptivo-moteurs intenses, et si les vêtements, le carton, la toile «écrivent» ainsi sur le mur de Jack Heliker selon la graphologie evansienne, c'est que la chemise suspendue, donc trop flottante, est recouverte par la chute rigide du pantalon tombant de ses pinces, mural encore; que chaque pli des étoffes plaquées donne avec le pli voisin une résultante qui maintient le plan tendu ; que les valeurs (Evans, entiché du plan de la plaque, est depuis Havana 1933 un infaillible valoriste) se compensent également de partout; et pour cela une ombre en bas à droite vient compenser les morceaux de toile et de carton blancs. (D) Enfin, comme d'habitude, les objets sont peu nombreux pour que le regard domine tous les rapports de tension. L'archéologue trouve là son compte. Le plasticien aussi. Le transcendantaliste whitmanien également. Est-il concevable alors que Walker Evans ait ajouté aux siennes certaines photos faites par d'autres, comme c'est deux fois le cas dans Havana (HA,p.6,cl.26,30) ? Oui, si elles suivent le même programme plastique et sémiotique. Ce qui pouvait arriver en particulier à La Havane de 1933, où le spectacle était à la fois si contraignant et si consonnant avec Evans qu'il produisit parfois du Evans chez les autres.

 

Il ne faut pas oublier la dimension de temps, de réminiscence, de cette archéologie magnifiante, au point que les photos d'Evans ont invité d'autres photographes à revenir par après sur les lieux, dans les lieux, qu'il avait traversés, lui, in front of. Ce fut le cas de Gilles Mora, en 1982, mais déjà de Christenberry, Alabamien qui s'aperçut un jour qu'il était né en 1936, l'année même du grand reportage. Il reprit en couleur, seul, ou parfois accompagné d'Evans et de Friedlander, des cabanes semblables à la Cabin de 1936 (M0,81), et en 1975, l'année de la mort d'Evans, une tombe d'enfant semblable à la Child's Grave de 1936 également (MO,101). Ces remémorations viennent d'être éditées avec des fragments du texte d'Agée sous un titre significatif : Of Time and Space. Généralement, le temps suit l'espace. C'est l'inverse cette fois. Et c'est bien, puisqu'il s'agit d'archéologie poétique.

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.