Retour - Back    |    Accueil - Home    |    English version
 
 
 
Texte de l'auteur (6 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Deuxième partie - LES INITIATIVES PHOTOGRAPHIQUES
 
 
 

Celui qui compte le moins, peut-être, en photographie est finalement celui qui la prend.

GILLES MORA, Les Cahiers de la Photographie, n° 2.

 

Jusqu'à l'entrée en scène de la photographie, l'être humain de nos pays avait, presque en tous les domaines, un sentiment de maîtrise, de création. Artisan ou artiste, dessinant, sculptant, écrivant, il était responsable de son projet tout autant que des moyens mis en œuvre. Si son cerveau avait mal composé le modèle ou mal choisi les traits et les mots à produire, il n'avait qu'à s'en prendre à lui, et il en allait de même si sa main avait tremblé en maniant le pinceau, le ciseau ou la plume. Inversement, les réussites lui appartenaient en propre. Le travail d'information qui s'opérait dans ses cellules cérébrales, il l'appelait orgueilleusement : mon esprit. Et les heureux hasards de l'œuvre, car on savait bien qu'il y en avait, portaient le nom prestigieux d'inspiration.

Ce système de relations se résume dans la peinture de chevalet. Debout ou assis, un homme tenait sous son regard dominateur à la fois le modèle un peu éloigné et la toile à portée de sa main. Le trajet du modèle à l'image passait entièrement par lui. H refaisait ainsi le monde, s'il était romantique, ou en dégageait l'essence, s'il était classique. En tout cas, il jouait à être un dieu, et c'est pourquoi il croyait si facilement en Dieu, démiurge comme lui. Si la toile du peintre ou la pierre du sculpteur étaient remplacées par le papier de l'écrivain, rien n'était substantiellement changé au triangle du modèle, du créateur et de l'œuvre. Quant à la technique, elle était un simple instrument, un simple moyen au service des intentions humaines, seules vraiment respectables et initiatrices. La cause instrumentale ne figurait pas parmi les quatre grandes causes. Elle s'y ajoutait un peu honteusement.

La photographie change radicalement cette situation, c'est-à-dire tout le dispositif des cultures traditionnelles. Et cela principalement parce que l'initiative de l'homme photographe y intervient après d'autres initiatives : celles de l'homme technicien, celles de la nature avec ses lumières, celles du spectacle avec ses structures et ses acteurs. Il faut suivre cet ordre de dépendance pour comprendre quel nouveau système de relations a été ainsi institué. L'homme imagier, de maître et de principe premier qu'il était, devient une instance subordonnée et souvent facultative. Il est difficile, avec un appareil photographique à la main, de croire que l'homme est le microcosme, ou de s'exclamer : Je pense donc je suis, comme Descartes, ou Je suis Je, comme Fichte. Nous quittons assurément l'anthropocentrisme et l'humanisme, pour une vue plus technique, plus universelle, plus biologique, plus sémiotique et indicielle. Et même pour une saisie des mutations incessantes de tout cela, qui créent une mentalité techno-logique, cosmo-logique, physio-logique, sémio-logique, indicio-logique.

 
 
 
Chapitre 9 - L'INITIATIVE DE LA TECHNIQUE INDUSTRIELLE
 
 
 

Vous me demandez si, à supposer que les performances techniques du 35 mm aient été les mêmes il y a trente ans qu'aujourd'hui, si j'aurais travaillé au 8 X 10. C'est ça votre question ? Eh bien, ma réponse, gosh, est que je ne sais pas. Oui, je crois que je l'aurais fait. Il y a une telle fascination, par exemple, à voir votre image, bien que ce soit haut bas et gauche droite, sur la plaque de verre. C'est un genre d'action tout à fait autre. Vous ne faites pas ça avec un 35 actuellement. Ce n'est pas assez puissant (big) pour vous exciter comme vous l'êtes déjà sur un 4 X 5, et certainement sur un 8 X 10. C'est vraiment quelque chose d'excitant à voir (an exci-ting thing to see). Ainsi, j'aurais fait tout ça.

WALKER EVANS, Université du Michigan, 1971.

 

La technique a toujours eu une initiative importante à l'égard de son utilisateur. Non seulement l'introduction du grand piano-forte permet à Beethoven les dernières formes de sa musique, mais il les lui suggère, les lui met littéralement sous les doigts, comme un stradivarius ou un bergonzi propulsent un violoniste ou un violoncelliste.

De ce point de vue, les utilisateurs de la photographie sont dans une situation semblable à celle des artisans anciens. Walker Evans est le photographe de la view caméra 8" X 10", avec sa saisie stabilisatrice et intégratrice. Weston, des pellicules à haute définition. Cartier-Bresson, du « moment décisif » permis par le 35 mm. et spécialement dans le couple Contax f/1,5 sur boîtier Leica. Gène Smith, des angulosités explosives des flashes, même quand il travaille en lumière naturelle. Klein, des grands angulaires. Ernst Haas, du Kodachrome 1, puis après un temps d'adaptation difficile du Kodachrome 2, au rendu différent. Ces initiatives de la technique peuvent prendre des voies curieuses. Coburn, au tournant du siècle, a pratiqué des « défauts », que Bernard Shaw a joliment résumés à propos de son portrait de Chesterton : « Vous pouvez dire, si ça vous plaît, que le cadrage de la tête est raté, que la mise au point est ratée, que le temps d'exposition est raté ; mais Chesterton, lui, n'est pas raté. » En vérité, rien n'était raté, il s'agissait d'une exploitation particulière, celle du bougé noir et blanc, dont Coburn explore les ressources, depuis l'effet dynamiste jusqu'à l'effet futuriste, avant que Haas ne taquine les panoramiquages suggérés par la couleur. En multipliant les exemples, on verrait que les classiques de l'histoire de la photographie se sont quasiment partagé les différentes combinaisons techniques distribuant le processus photographique à leur époque, chacun en poussant une à son extrême, comme les artistes anciens l'avaient fait pour les techniques de leur temps. Le « sujet photographique » d'un photographe, c'est-à-dire son exploitation systématique de certains effets de champ perceptifs, est profondément lié à ce choix, comme le « sujet pictural » des peintres l'était aux supports, pigments et véhicules dont ils disposaient.

Cependant, un photographe ne dépend pas de ses appareils et de ses pellicules de la même façon que Beethoven de ses facteurs de piano, qui étaient seulement quelques-uns et vivaient pas trop loin de chez lui. L'homme utilisateur photographique dépend d'un homme technicien photographique qui comprend des milliers d'individus répartis de par le monde, lesquels sont eux-mêmes dépendants d'un gigantesque processus planétaire, la Photographie.

En effet, pour que tels objectifs de prise de vue ou d'agrandissement, pour que telles pellicules, développateurs, fixateurs soient possibles à tel moment, il faut que soient réalisées au moins trois conditions. Que les ingénieurs du marketing aient repéré les désirs conscients et inconscients d'un marché vraiment international. Que ces désirs, qui souvent forment des combinaisons techniquement incompatibles, aient été distribués en combinaisons compatibles par d'autres ingénieurs, physiciens pour les lentilles, chimistes pour les pellicules, qui s'activent d'un bout à l'autre des continents. Que ces combinaisons une fois connues, leurs moyens de production aient été mis en concurrence internationale sévère de fabrication et de distribution. Il y a assurément des émergences singulières, comme Edwin H. Land, à la fois concepteur, réalisateur et commercialisateur du Polaroïd. Mais, même dans ce cas, la plus large communication industrielle et scientifique est supposée. Land n'a rien d'un artisan. La photographie situe celui qui l'utilise au sein d'un réseau technique multidimensionnel et planétaire, engageant pour ainsi dire l'espèce au travail.

 

 
Marianne Lambert : « J'avais seize ans. Il avait réparé mon vélo. Je les ai d'abord pris au 50 mm, pour eux, avec leur gamin. Puis je les ai pris au 24 mm, pour moi. En regardant les contacts, j'ai trouvé que celui-là valait un agrandissement. Non; je n'ai pas osé le leur montrer. A la prise de vue, je n'avais pas remarqué la fente du mur, qui vient très bien. C'est vrai, j'avais vu des Diane Arbus. Depuis, j'ai fait un an de photo, puis un an de cinéma. Maintenant, je suis inscrite en anthropologie... » II y aurait un autre commentaire encore : au-dessus, par le 24 mm, un état d'univers, presque effrayant ; en dessous, par le 50 mm, un petit cosmos, symboliquement centré sur un ballon.

 
 

Ce processus international définit une sorte d'homo photographicus. Ce dernier a sans doute commencé par être un réaliste. Ce qui lui importait alors c'était que les représentations fournies par les empreintes photographiques donnent les choses non pas telles qu'elles agissent physiquement, mais telles qu'elles nous apparaissent dans nos corrections perceptives. Les objets sont bleutés dans l'ombre, rougeoyants le matin et le soir, fortement affectés par les couleurs des objets voisins ; une même colonne est grande ou petite selon qu'elle est proche ou lointaine, comme elle est droite ou courbe selon qu'elle est située en face ou sur les côtés. Notre perception régularise, rationalise tout cela, en donnant aux choses une couleur dite locale (indépendante de leur environnement) et une perspective orthogonale, avec des étalons de mesure « corrigés ». Il est certain que les ingénieurs physiciens et chimistes continueront à dépenser des trésors d'ingéniosité pour satisfaire ce réalisme-là, non réel, mais perceptif, en luttant contre les « déformations » en barril ou en fuseau des objectifs, et en jouant des filtres pour « améliorer » les couleurs. Dans cette démarche, c'est l'homme technicien et la technique qui se subordonnent à l'homme utilisateur, surtout occidental.

Mais la mise en place d'un homo photographicus planétaire produit aussi une subordination inverse, où la technique mue par sa logique propre modifie les habitudes perceptives et mentales de l'être humain. Témoin la nouvelle cartographie, où on voit la photo couplée à l'ordinateur proposer les situations géographiques et historiques dans des espaces courbes, où elles ne sont soumises ni à des dispositions orthogonales, ni à des couleurs réalistes, ni à des étalons de mesure reconnaissables. Pourtant, nous ne sommes pas gênés, nous avons plutôt un sentiment de concentration et de mise en évidence. La photographie, en accord avec d'autres processus planétaires, comme l'ordinateur, le son, l'automobile et l'avion, a donc donné naissance, par-dessus les différences culturelles, à une nouvelle saisie, plus topologique que géométrique, activant moins conceptuellement et idéellement et plus opératoirement les schèmes mentaux, vision informaticienne, moins soucieuse de réalité et de réalisme que de réel.

Ceci est plus sensible encore si nous prenons le cas violent des Treize portraits de Susan, réunis il y a longtemps déjà par Dicter Lübeck pour la revue suédoise X, avec la collaboration d'une douzaine de laboratoires de recherche et d'une trentaine de photographes. Ce que nous avons là sous les yeux est bien le résultat de la rencontre physique d'une jeune femme vivante avec des techniques diverses : radiographie, agfacontour, duplicateur thermique, stéréo-photogrammétrie dans l'abord des reliefs, hologrammes et microscopie électronique pour les textures, ultrasonoscopie, barogrammes et thermogrammes, multiplicateurs d'intensité lumineuse du type « œil de hibou », etc. Or, devant ces structurations qui n'interviennent d'aucune manière dans notre monde perceptif, nous savons simultanément : que ce que les appareils ont saisi, ils l'ont bien vu, et correctement vu ; que nous ne le verrons jamais ; que, même après que les appareils nous l'ont transmis, nous ne pourrons jamais vraiment le percevoir. Nous percevrons l'empreinte, mais pas le spectacle ; ou alors un spectacle sur une « autre scène », en non-scène, en anti-scène.

Or, il faut bien voir que ce cas limite ne fait que pousser à l'extrême les provocations des photographies courantes. Nous n'apercevons même plus les déformations en barril des photos de reportage. C'est sans doute en partie que notre couple œil-cerveau fait les « corrections » optiques souhaitées. Mais c'est assurément aussi que la photographie nous habitue aux espaces courbes, où le regardeur construit mentalement, informatiquement, sans percevoir vraiment. La photo a si bien changé nos épistémologies et nos esthétiques que les raccourcis des très grands angulaires de Bill Brandt, dans lesquels la saisie de l'appareil déborde franchement les pouvoirs perceptifs du couple œil-cerveau, ont pu devenir des classiques populaires. Là, l'« autre scène » côtoie la scène quotidienne, interférant avec elle, dans un apprivoisement réciproque.

L'initiative de la technique est telle dans la photo que, durant près d'un siècle, jusqu'à ce que Beaumont Newhall ouvre d'autres voies, les historiens ont conçu son histoire comme celle d'une suite de découvertes et d'astuces de techniciens. Aujourd'hui encore des magazines à grand tirage annoncent mensuellement les transformations des objectifs et des pellicules à des fins commerciales, mais aussi en une sorte de célébration rituelle. Quiconque a assisté à des conciles de photographes, comme à Arles, a vu ce mouvement mi-fraternel mi-agressif, par lequel les appareils passent de main en main, chacun les touchant, les pesant, les manipulant, moins pour découvrir ce qu'il sait déjà, que pour participer à un rite, un culte. L'appareil photographique n'est pas un objet. C'est un relais dans un processus ou dans un réseau. Comme le magnétophone, son frère sonore. Et le réseau, remarquait Simondon, est devenu un des lieux du sacré contemporain. Entre autres, nous venons de le voir, parce que c'est là que parlent des Pythies que nous entendons sans les comprendre.

Dans le Cosmos-Monde ancien, dont l'homme était le Microcosme, les initiatives matérielles et instrumentales étaient ancillaires, au point de ne pas être considérées comme pertinentes dans le système de représentation. Dans l'information-bruit et les signes-indices de l'Univers, auxquels nous nous ouvrons, les débordements incessants de l'homme par ses moyens techniques, ou plus exactement par son milieu technique, qui n'est pas un simple moyen, sont souvent ce qu'il y a de plus pertinent dans le système. Du reste, qu'est-ce que la pertinence dans des empreintes lumineuses, éventuellement indicielles, et éventuellement munies d'index ?

Ainsi, la photographie est un des trois ou quatre lieux, avec le son, les éclairages, l'ordinateur, l'automobile, l'avion, où se manifeste la vraie nature initiatique de la technique dans le monde contemporain. En ce sens, elle n'est pas seulement technique, mais techno-logique.

 

 
 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
Retour - Back    |    Accueil - Home