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Texte de l'auteur (2 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Première partie - TEXTURE ET STRUCTURE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
 
 
Chapitre 5 - REPRODUCTION ET TRANSMUTABILITÉ : PROCESSUS ET RELAIS
 
 
 

Plutôt que de reproduire le réel, la photographie le recycle — c'est un des processus clés des sociétés modernes. Sous la forme de ces images, les événements et les choses assument de nouvelles fonctions, se voient assigner des significations nouvelles, qui dépassent les distinctions habituelles entre le beau et le laid, vrai et faux, utile et inutile, entre bon et mauvais goût.

SUSAN SONTAG, La Photographie, 1976.

 

Quand il s'agit de sonates, de statues, de tableaux, de textes, ce n'est pas impunément qu'on coupe et redécoupe, qu'on éclaire et obscurcit, qu'on analogise ou digitalise. Au contraire, la photo se prête et invite à toutes les métamorphoses.

Cela tient à son caractère ostensiblement digital, qui fait que, lorsqu'elle passe de l'état d'épreuve positive à celui d'imprimé dans un journal, il n'y a pas de changement de nature, ce qui n'est pas le cas d'un tableau, tout analogique au départ, et pour qui la digitalisation de l'imprimé est un changement de régime ; la photo est, dès sa première empreinte, une impression. Puis, son recadrage n'est pas fatalement plus illégitime que son cadrage, qu'il s'agisse de cadre-limite ou de cadre-index, tous deux largement aléatoires, comparés au cadre-nasse du peintre. Sa sous-charge et sa surcharge d'informations sont telles que des ablations et additions y sont souvent innocentes. Une non-scène s'accouple facilement avec une autre non-scène, ce qui n'est vraiment pas le cas d'une scène avec une autre scène. Et des indices indénombrables, en chevauchements et en perpétuelle émergence à partir d'un fond où ils s'immergent en retour répugnent peu à perdre ou à s'agréger quelques nouveaux compagnons. D'autre part, une chose qui tient en tant d'états successifs et discontinus (image latente, épreuve négative, épreuve positive de contact, épreuve positive agrandie, version imprimée, lay-out divers) pourrait-elle ne pas bifurquer à chacune de ses étapes ? En rigueur, on ne peut même pas dire qu'une photo change, puisqu'elle est largement indésignable. A part peut-être dans son image latente (mais qui la fréquente là ?), son identité tient-elle dans son négatif ou dans ses tirages ? Ce qui compte le plus en photographie, disait Stieglitz, c'est la page imprimée. Mais alors laquelle ? Celle réalisée par le photographe ? Beaucoup ne font pas leurs tirages eux-mêmes. Et, même quand ils les font, pourquoi pas d'autres? Alors que le titre d'un tableau est lié à ce tableau-ci à cet endroit, le titre d'une photographie ne renvoie qu'à un processus, qui ne peut se concrétiser qu'à travers des états multiples, et indéfiniment.

Nous retombons sur l'idée de déclenchement. Clic et déclic. Clic de la guillotine de l'obturateur. Clic de l'émergence de l'image latente se développant en négatif. Clic du blowup à travers les agrandisseurs. Clic des coups de ciseaux du cadrage et des recadrages. Clic des entre-choquements du lay-out dans la mise en pages des magazines. Clic de la multiplication foudroyante à chaque tour de rotative. Clic de l'œil au détour du feuillètement. Clic du couple œil-cerveau quand, à travers la mémoire et les mécanismes perceptifs, ces bouts d'empreinte se réinjectent parmi d'innombrables autres bouts d'empreintes tout aussi inclassables, dans un recyclage sans fin. La plus absolue dissémination.

La photo précise ainsi des aspects de la théorie de l'information. Elle nous rappelle d'abord qu'il faut être prudent quand on parle de dégradation de l'information à travers les copies. Assurément, de copie en copie, le nombre de bits noir-blanc contenus dans une première épreuve d'une photo ne peut que se dégrader. Mais la théorie dit aussi qu'il n'y a d'information que par rapport à des systèmes récepteurs et sélecteurs, qui décident si ceci est ou non une information pour eux. Or, en raison de la texture et de la structure photographiques, des dégradations de bits y font souvent apparaître d'autres indices ou d'autres chevauchements pour les codes du lecteur. Sans compter qu'une multiplication aussi exorbitante du Même, serait-ce dégradé, augmente les chances de coïncidences fécondes avec d'autres empreintes indicielles aux quatre coins du monde.

Ces déclenchements répétitifs et bifurquants, ces accrochages et décrochages, cette implication réciproque de la reproduction et de la transmutabilité s'apparentent aux fonctionnements fondamentaux de la Vie. Là aussi, que ce soit dans la reproduction de l'ADN ou dans celle de nos mémoires cérébrales, cela se répète des milliards de fois, et en même temps cela se transmute sans cesse. Nous savons de mieux en mieux, depuis une trentaine d'années, que l'un ne va pas sans l'autre, qu'il n'y a de transmutation inscriptible que grâce à une quantité énorme de répétition. En amont, pour qu'il y ait des chances d'imprévu. En aval, pour que l'imprévu ne soit pas aussitôt annulé.

Dès que la photographie est apparue, sa transmutabilité a été ressentie et mise en œuvre de façon très populaire. Le pêle-mêle fit se fondre et se confondre les photos en tous sens. Le magazine (le magasin où l'on trouve tout) les fit glisser et se chevaucher de page en page dans son feuillètement.

 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983