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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Troisième partie - LES CONDUITES PHOTOGRAPHIQUES
 
 
 
Chapitre 15 - LA CONDUITE SCIENTIFIQUE, DOCUMENTAIRE, TESTIMONIALE
 
 
 

Brassaï avait la vision normale. Il avait l'œil cosmologique.

HENRI MILLER

 

On a dit que l'intention des premiers photographes avait été picturale. On a dit aussi qu'elle fut scientifique. Les deux affirmations se recouvrent. Pendant deux mille cinq cents ans, peinture et science occidentales se sont renvoyées l'une à l'autre, à la recherche de la réalité, qu'on supposait composée de substances, lesquelles avaient une essence, c'est-à-dire un genre, une espèce, et aussi une individualité. La science était plus abstraite, la peinture plus sensible. Mais dans les deux cas, il s'agissait de saisir la réalité ainsi embrassée. Dans son premier temps, la photographie voulut parachever cette visée. En 1839, Daguerre capte l'esprit des Tuileries. Une photo de la Lune date de 1853. Dans un médaillon ovale, en une face et huit profils, Southworth veut totaliser les aspects d'un visage féminin, en 1855. Nadar tente aussi de pénétrer les personnalités rayonnantes de Daumier, Delacroix ou Baudelaire. Muybridge, au moyen d'obturateurs fonctionnant au 720e de seconde, enregistre, autour de 1880, des états brefs dont l'addition expliquerait, à ses yeux d'associationniste, les conduites complexes que sont le galop du cheval ou la crise de nerfs. Demeny fait la même chose pour la parole. Les Américains entreprennent de se donner une vue d'ensemble, bien désignée par le terme de « survey », de leurs paysages et de leurs populations. On sait le reste.

En vérité, la pratique photographique démontra justement qu'il n'y avait ni substance, ni essence, ni genre, ni espèce stable, ni individualité rayonnante, ni atomes de comportement. Qu’il n'y avait même pas de vraie situation, c'est-à-dire des ensembles d'événements réductibles à un sens global articulé. On a mélangé des photos de criminels et de gens paisibles, et on a demandé de les trier : les personnes interrogées les confondaient. Il n'y a pas, pour la photographie, de criminels nés, ni de saints, ni de fous, ni de sages, ni plus généralement de vérité des êtres, d'authenticité. Il n'y a que des actions, des signes et des indices en dissémination. Rien mieux que des photos ne vérifie la thèse qu'il n'y a nulle part de grands systèmes, dont le reste ne serait que des sous-systèmes, mais au contraire, toujours et en tous ordres, de petits systèmes locaux et transitoires ouverts, qui se compatibilisent tant bien que mal et ne se maintiennent un temps qu'en fonction de ces compatibilités. En langage biologique, la photo est populationniste, et non essentialiste, ni générique, ni spécifique, ni biographique, et moins encore hagiographique. Du reste, elle fait toucher du doigt comment toute vue est une prise de vues, où il y a d'emblée échelle, angle, perspective, sensitométrie, temps d'exposition, minceur de champ, c'est-à-dire une implication réciproque de l'objet pris et de l'instrument prenant, où se dénie toute objec-tivation pure, même comme terme lointain ou idéal.

Bref, la photographie impose l'idée d'une science qui ne soit pas un savoir, mais justement une pratique de non-savoir, à la fois précaire, problématique, rigoureuse, se heurtant d'instant en instant, d'angle en angle, non à la réalité, une et confortable, mais au réel, aux réels, disparates et inconfortables. Qu'elle capte des nébuleuses spirales, un soldat tombant à la guerre, un chancre dévorant un visage, un sourire d'enfant, une poignée de mains, toute photo montre non un cosmos-monde, mais l'univers comme un fouillis de quasi-relations en quête de relations, elles-mêmes productrices de nouveaux bruits, et de nouvelles relations.

 

La prévisualisation (Minor White), ou simplement la visualisation (Ansel Adams), consiste à voir comme verront (enregistreront) les épreuves négatives et positives, en tendant généralement à la sériation la plus complète de la lumière entre le noir solide et le blanc mort, the range of light. Et cela grâce à des choix réglés par le système des dix zones (zone system d'Ansel Adams) autour de la cinquième (correspondant au gris 18 %). Comment mieux rendre l'expérience (la perception vive, émotion comprise, dit Adams) de cet œil de Bouddha que Henri Miller attribuait à Brassaï ? Et justement à Yosemite National Park, terre sainte de la sériation de la lumière, sous le titre le plus pertinent qu'ait jamais trouvé un photographe : Yosemite and the Range of Light (Thames and Hudson, 1979).

Ansel Adams : Brassaï à Yosemite, 1974, in B. Newhall, Photography, Essays and Images.

 
 

C'est pourquoi, même quand elle aborde des thèmes fortement articulés par la réalité, comme la guerre, la famine, l'amour, la fête, bref la vie, on retrouve souvent, en dessous de toutes ses conduites, une attitude spécifique, moins réaliste que réelle, et qu'on pourrait désigner comme conduite testimoniale. Un témoin n'est pas un propagandiste ni un dénonciateur. C'est quelqu'un qui, comme le saint Jean de l'Epître, dit : voici ce que j'ai vu, voici ce que j'ai touché. Je vous le transmets avec le maximum de souci du réel, et le minimum de souci de la réalité. Après, c'est à vous de voir. Etant une empreinte, bien qu'abstraite, la photo a cette impartialité, et quand elle est indexée, elle peut être un voici. Nous avons insisté sur le fait qu'elle est déjà elle-même, et peut nous intéresser vivement comme pur enregistrement automatique, sans aucun index, et sans aucun voici, donc sans aucune conduite humaine, sinon très détournée (avoir déposé quelque part un appareil se déclenchant automatiquement). Le simple voici de la photo témoignage est alors l'index minimum, donc le degré minimum de la photo intentionnelle. On pourrait dire que c'est la conduite qui respecte le plus la photo dans sa nature photographique.

Ce côté testimonial travaille le reportage, et c'est peut-être pourquoi beaucoup estiment spontanément que les reporters sont les photographes par excellence : Walker Evans, Dorothea Lange, Capa, Plossu, etc. Parce que leurs documents sont saignants, ou richement psychologiques, sociologiques, politiques, religieux ? Ou justement parce que, pour finir, ils comportent un voici dont il n'y a rien à dire, et qui nous met d'emblée au-delà ou en deçà de toute psychologie, sociologie, politique, dans une pénétration de la réalité par le réel à quoi ne convient que l'adjectif de Miller : cosmologique. Dans ce cas, le cadre-index est généralement très discret, il a la spontanéité d'un simple cadre-limite. La photo témoin est toute différente de la photo engagée.

Et elle ne concerne pas que le reporter. Photographiant une racine de cyprès ou une dune, et des corps ou des maisons comme des cyprès ou des dunes, Weston parle de l'impartialité de l'œil de la caméra, ne transmettant assurément aucun message. Le nu d'O'Keeffe par Stieglitz est du même ordre. Voici, du dessus des seins jusqu'au-dessus des genoux, des empreintes lumineuses de la partie végétative du corps humain, celle qui est le lieu des échanges organiques, sans aucune des partie actives (la région conservée du bras droit, restituant l'absence du reste, est passive). Voici les trois sites et les trois temps des échanges génériques : le passé du nombril, le futur des mamelles, le présent du sexe. Voici les pointes, l'enfoncement, la broussaille. Les jours, les ombres, la nuit. Touchés vus. Soustraits à la réalité, mais avec beaucoup de réel. Et, du coup, non construits, ni pensés, ni perçus, ni imaginés, mais comme une physique, une chimie, une physiologie vraiment extérieures, celles du poids et de la croissance des seins sur le tronc, celles du tronc sur les colonnes des cuisses, celles de la végétation pubienne. Assurément, Stieglitz est tout pénétré de la Vénus de Milo et des techniques du clair-obscur. Mais aucun peintre, même Titien, n'a pu suivre cette dérivation d'un corps non selon nous, mais selon lui-même. Quand la Jeune Parque disait sur ce thème, et presque à ce moment : « Je me voyais me voir, et dorais de regards en regards mes profondes forêts », tout était saisi à partir d'une pensée. Il n'y a que dans une photo qu'on trouve le silence et la fascination du pur et cosmologique voici. Voici, sinon cela, du moins l'effet de photons qui ont touché ceci et cela.

 

Alfred Stieglitz : Torso, 1919.

Metropolitan Museum of Art. N.Y.

 
 

* * *

Tout compte fait, nous avons peut-être mal formulé la question. Nous nous sommes demandé quelles conduites pouvaient tirer parti de la photographie, et nous avons répondu : des conduites pragmatiques comme la pornographie, la publicité, la mode, le sentiment ; des conduites artistiques, quotidiennes ou extrêmes ; des conduites scientifiques ou testimoniales. Mais cela en quelque sorte, c'était faire rentrer la photo dans les mondes qui lui étaient antérieurs, dans les conduites déjà définies avant elle. Alors que sans doute elle introduit une conduite vraiment neuve, qui est justement la conduite photographique, défiant à la fois l'art, le pragmatisme, la science, le témoignage au sens traditionnel. Ou alors les redéfinissant de fond en comble. Dans toutes les conduites anciennes, c'est assurément le silence testimonial qui est le moins étranger à son silence. Mais quel bruit fait encore un silence humain en comparaison d'un silence photonique, intersidéral !

La photographie étant plus proche de l'univers que du cosmos-monde, il fallait que sa pédagogie soit surtout négative. Non, non, c'est encore trop ceci ou trop cela, semble avoir répété le plus souvent Brodovitch, ne disant surtout jamais oui. Il y a là quelque chose du zen ou de la vieille théologie négative. Car c'est vrai que l'univers est justement ce qui n'est jamais ni le ceci ni le cela du monde, ni même ce monde-ci ni ce monde-là. Toute photo qui fait penser à la photo a sans doute en propre d'être strictement indéfinissable. Et tout autant la conduite qui l'a produite et qui la recevra.

 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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