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Texte de l'auteur (4 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Deuxième partie - LES INITIATIVES PHOTOGRAPHIQUES
 
 
 
Chapitre 11 - L'INITIATIVE DU SPECTACLE : LES PHOTOGÉNIES
 
 
 

Je est un autre.

RIMBAUD

 

Jusqu'à l'invention de la photographie, les spectacles de la nature et de la culture étaient en nombre limité et perçus de façon anthropocentrique. Ce qui a frappé les photographes du XIXe siècle et leurs clients, c'est que nature et culture proposaient des spectacles inépuisables en nombre et en étrangeté. Et cela dans les grandeurs cosmiques (Herschel l'astronome), dans les grandeurs moyennes (Geographical and Geological Survey of the Rocky Mountain Region), dans les grandeurs petites (spécimens botaniques et zoologiques de Talbot ou des frères Bisson), dans les phénomènes très brefs (Muybridge et Marey) ou sous-marins (Thompson puis Boutant), dans les cultures en disparition (« The North American Indian » de Curtis), dans les classes sociales méconnues (Riis et Hine), dans les apparences innocentes (les « Alice » de Lewis Caroll). Et aussi dans les scènes de la vie quotidienne : qu'on songe au « Did She ? » de Rejlander.

Dans tout cela, les caractères spécifiques de toute photo, sur lesquels nous sommes revenus à loisir, et en particulier la minceur de champ et le cadre-limite, font qu'entre des objets, des personnes et des événements, normalement sans rapport, se déclenchent volontairement ou involontairement de véritables collisions dénotatives, connotatives, structurelles, texturelles, et surtout les courbures et inflexions d'effets de champ perceptifs, où s'apparentent le très grand et le très petit (photos aériennes et microscopiques).

Du reste, l'initiative du spectacle photographique ne se limite pas à un simple être-là. A tout moment, des hommes, des femmes, des enfants, isolés ou en groupe, prennent conscience d'être le thème d'une photo, et l'on a signalé à l'envi leur comportement très actif en ce cas. Par satisfaction d'être choisis, fait rare dans l'indifférence de la ville moderne. Par plaisir d'être un moment acteurs et d'avoir un public minimum. Par croyance dans la forme magique de l'image, chez les peuples peu industrialisés. Par espoir d'être élus comme vedettes dans les populations très industrialisées. En tout cas, l'être humain photographié n'est pas un objet. Presque toujours, même s'il est malade ou disgracié, il collabore avec sa photo, comme l'ont montré les êtres étranges pris par Diane Arbus. Marilyn Monroe, née dans la pellicule (sa mère était monteuse), est l'exemple parfait de cette invention du photographié à la fois par lui-même et par le processus photographique, autant et parfois plus que par le photographe, ce dernier s'appelât-il Bert Stern.

Il y a davantage. Dans une photo même conventionnelle, quelque chose apparaîtra souvent que ni le photographe ni le photographié n'auront cherché, ni même pressenti. Une zone morte d'un visage, la déclaration d'une épaule ou d'une cheville, un pli de vêtement émergeront parce qu'ils étaient là avant toute intention possible, irrécupérables par toute intention. Si celui qui vient d'être pris est souvent si anxieux de voir ce que ça a donné c'est que le « je » photographié est toujours un autre, inconnu et différent de lui, préalable à lui. Trahissant une vérité d'un autre ordre que la sincérité ou l'authenticité. Vieille comme nos existences, ou venant de plus loin encore dans le temps et dans l'espace. Le « ça » du spectacle photographique évoque celui de Freud, les codes des signes analogiques et digitaux préalables à l'individu, mais il trahit aussi le « ça » de Groddeck, les pré-significations des corps antérieurement aux systèmes de signes et en dessous d'eux, dans d'étranges interactions croisant les devenirs culturels et ceux des tissus et des espèces.

Pour la photographie, il n'y a pas de solution de continuité entre le spectacle offert par les paysages, les vies animales, végétales, minérales, et les stratifications des signes, des indices et des corps humains. C'est le côté exemplairement photographique d'Avedon d'avoir fait à la fois cette stratigraphie des corps et des esprits, jusqu'à celle de son père mourant.

Ceci situe la photogénie, étymologiquement la façon dont on est engendré par la lumière. (C'est le mot que Talbot avait choisi avant que Herschel ne propose « photographie ».) Il y a la photogénie immédiate de ceux qu'on reconnaît facilement en photo, sans perte appréciable de ce qu'ils sont dans la vie courante. Il y a la photogénie médiate de ceux dont la photo révèle des zones de « ça » psychologique et de « ça » biologique imprévisibles en i dehors du placage du cliché. Enfin, il y a encore une sorte de photogénie transcendante, celle de ceux dont les apparences survoltent le processus photographique lui-même, comme il y a des acteurs de cinéma, tel Chaplin, dont la motricité exalte le processus cinématographique comme tel. Et il va de soi qu'en ce cas ce sont moins les traits dénotatifs et connotatifs qui importent que des effets de champ (perceptifs, moteurs, sémiotiques, indiciels) avec leurs courbures et inflexions.

Et cela fait du même coup trois espèces de pose. L'arrêt rapide de celui qui sait qu'il n'a qu'à être lui-même ou s'imaginer lui-même pour « passer ». L'arrêt insistant de celui qui cesse de s'imaginer et laisse son organisme faire que « ça » passe : figement d'action chez Diane Arbus, de rôle social chez Sander, d'échantillon anthropologique chez Avedon. Enfin, la pose de Marilyn, sorte de disponibilité absolue à l'égard de la pellicule, du papier photo, de l'écran cinéma ; où la seule vie et même le seul « ça » sont ceux de la photographie comme telle. Cette dernière photogénie est peut-être la plus philosophique. C'est elle qui montre qu'il y a des images qui sont, dans le sens plein, un monde à part du monde. Pour saisir les implications déréalisantes de cette expérience-là il faut prendre au pied de la lettre l'expression de métier (valable aussi, bien qu'autrement, au cinéma) : « C'est bon dans l'image. »

 

Coïncidence du spectacle et du médium. Le visage amoureux vire, la pellicule aussi. Comme chez Cartier-Bresson (14), la flaque et les reflets de Leningrad correspondent à la flaque de lumière-ombre qu'est toute empreinte lumineuse.

Martin Holger : Visages d'amour, 1982

 
 

Ainsi tout est thème de photographie, non parce que l'être humain en général s'intéresserait à tout, ce qui est faux, mais parce que pour nos lentilles et nos pellicules l'univers crée quasiment de point en point des spectacles autres partout et toujours, à toutes les échelles. En sorte que s'est développé le désir de tout rencontrer, strictement tout, du beau au laid, à l'horrible, du regard d'Einstein à celui de l'idiot, du baiser de paix de Cameron à l'exécution des Pakistanais de Laurent. On a voulu voir dans la manie de déclencher sans cesse l'obturateur une forme de la compulsion de répétition, dont parlait Freud. Ce peut être le cas. Mais l'objet infini de la prise de vue photographique suffit largement à expliquer une soif inextinguible. Walker Evans dut mettre fin brusquement et arbitrairement à ses photos du métro de New York parce qu'il sentait sa raison sombrer dans l'inépuisabilité de l'inventaire. Semblablement, les quelque dix mille négatifs du seul Weston archivés à l'Université de l'Arizona causent une sorte d'effroi par leur nombre à la fois énorme et dérisoire.

Dans les débuts, proches de la peinture, les photographes s'acharnaient à composer leurs spectacles, soit en rassemblant des décors, soit en disposant savamment leurs personnages. Pour la publicité et la pornographie, on compose encore avec minutie ; les romans-photos sont des suites de figures ; et la « staged photography » artistique a montré sa vitalité dans une récente exposition à Rotterdam. Il n'empêche que ce sont les initiatives cosmologiques, physiologiques, sémiologiques et indiciologiques du spectacle spontané qui ont été jusqu'ici la source des originalités les plus déconcertantes. La photographie vérifie la thèse de la Zoologie fantastique de Borges : tous les efforts de l'imagination humaine ont à peine inventé une centaine d'espèces animales là où la nature en a créé des millions, et souvent plus curieuses. A cet égard aussi, la photo nous déboute de la réalité vers le réel.

 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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