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Texte de l'auteur (4 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Deuxième partie - LES INITIATIVES PHOTOGRAPHIQUES
 
 
 
Chapitre 10 - L'INITIATIVE DE LA NATURE
 
 
 

Dans les températures de 40 millions de degrés qui régnent au cœur des effondrements pré-stellaires, l'hydrogène finit par se convertir en hélium, en même temps qu'un photon de rayonnement gamma est libéré. Son énergie s'amenuisant à chaque pas, le photon entreprend son périple héroïque : il faudra un million d'années pour que sous forme de lumière enfin visible, il atteigne la surface et s'élance dans l'espace. Une étoile est née.

CARL SAGAN, Cosmos, p. 225.

 

La nature est au travail dans toute instrumentation quelle qu'elle soit. Les horloges activent les lois de la mécanique, les encres celles de la chimie. Mais, dans la plupart de ces cas, les lois naturelles sont dissimulées, et nous ne voyons guère que l'artifice. Au contraire, dans la photographie, la lumière est très présente, très explicite, et elle indique sa naturalité comme telle. Bien plus, elle dévoile la nature dans ses aspects tout à fait fondamentaux. En effet, la lumière n'a pas seulement la naturalité plus ou moins locale de l'eau, de l'air ou du rocher. Elle engage les structures de l'univers dans ce qu'il a de plus large et de plus ténu, dans ses communications à distance et dans ses minimes énergies. Ce qui revient à dire qu'elle comporte et exhibe les deux constantes cosmiques, c et h, que le photographe rencontre sensiblement.

 

 

10A. LA CONSTANTE C

 

Dans ses lentilles, le processus photographique exploite et concentre le principal messager de l'univers, les ondes électromagnétiques. Celles-ci ont des propriétés remarquables. Leur déplacement est linéaire, sauf effet gravitationnel énorme. Leurs réfringences, quand elles passent d'un milieu à un autre, sont soumises à lois fixes. Leurs franges d'interférences sont continues et calculables. Elles sont isotropes : dans le vide, leur vitesse est constante en toutes directions. Pour la Relativité, cette vitesse est indépassable au point d'être la constante cosmique c. Grâce à tout cela se créent des simultanéités et donc aussi un espace et un temps coordonnés, un espace-temps. C'est par les ondes électromagnétiques qu'existé entre des îlots d'espace-temps prodigieusement éloignés ou rapprochés, une espèce d'unité qui fait que tout événement appartient à l'Univers, au tourné-vers-l'un. Travailler sur ce lot de propriétés tournant autour de c est, pour l'ingénieur des lentilles et pour le photographe, une façon déjà remarquable de toucher à la nature des choses.

Bien plus, parmi les ondes électromagnétiques, certaines sont privilégiées dans le système solaire. Comme le soleil a une température extérieure de 5800 degrés Kelvin, son rayonnement électromagnétique le plus intense a une longueur d'onde tournant autour de 2,9 mm (longueur d'onde privilégiée du corps noir à 1° Kelvin) divisée par 5800, c'est-à-dire 500 nanomètres. Or, l'œil humain a précisément été sélectionné par l'Evolution pour son adaptation aux ondes allant de 400 à 700 nanomètres : 500 pour le vert au centre, 400 pour le bleu, 700 pour le rouge. Ainsi, moyennant d'autres performances optiques, l'homme saisit sa lumière de la façon la plus équilibrée et la plus intégratrice. Cette faculté remarquable est un des éléments qui, avec la station debout, la main, le larynx, le néocortex, l'alimentation omnivore, ont contribué à faire de lui l'animal signé, ce mammifère où ont pu éclore les signes analogiques et digitaux, c'est-à-dire l'humanité dans ce qu'elle a d'original. Le regard intégrateur est l'expérience pratique, scientifique, esthétique fondamentale de la complicité entre l'homme et le monde solaire, et au-delà l'univers. En d'autres mots, il fait de l'être humain l'animal cosmique, puis universel.

Tous les photographes se sont plu à souligner que l'appareillage photographique avec son obturateur, son diaphragme, ses lentilles, sa surface sensible, reprenait le dispositif de l'œil, avec sa paupière, son iris, son cristallin, sa rétine, le tout réglé autour des longueurs d'onde de 500 nanomètres et de l'isotropie de la lumière. Ainsi la photo également est solaire. Cependant, au lieu de conformer l'Univers à notre Cosmos-Monde, elle ouvre le Cosmos à l'Univers, et à certains égards elle l'y dissout : ses initiatives techniques nous ont montré que non seulement elle utilise les complicités entre la lumière et l'œil humain, mais aussi leurs conflits, qu'elle nous oblige à thématiser. Comme elle est techno-logique, la photographie est cosmo-logique.

 

 

10B. LA CONSTANTE H

 

Elle l'est encore dans un second sens. Au moment où la lumière du spectacle éventuel franchit les lentilles sous forme ondulatoire et continue et qu'elle atteint la pellicule sensible, s'introduisent des discontinuités, des granularités, et donc des effets aléatoires de plusieurs sortes. Et l'aléa et grain sont aussi fondamentaux dans la nature que la rigidité figurale.

D'abord les cristaux d'halogénures ont beau être disposés le plus régulièrement possible dans l'émulsion fixée sur le support rigide, leur position et leur orientation n'ont jamais la régularité des ondes lumineuses qui les atteignent. Ils sont affectés par elles selon des discontinuités qui donnent lieu à un premier genre de fractionnement, ou de grain.

Plus chimiquement, les ondes lumineuses qui opèrent la transformation des sels d'argent en argent (noir), créant ainsi le négatif photographique, obtiennent cet effet par des apports d'énergie lumineuse. Or cette dernière n'est pas un phénomène continu, comme les ondes ; comme toute énergie, elle ne peut apparaître qu'avec une valeur qui soit un multiple de la seconde constante cosmique, h ; elle est granulaire, corpusculaire, quantique. Au moment où les ondes lumineuses continues atteignent les halogénures d'argent, à l'endroit de tel cristal elles ont une énergie égale à un multiple entier de h et suffisante pour induire la transformation, ailleurs non. Les cristaux sont atteints discontinûment.

D'autre part, les transformations ainsi opérées dans certains cristaux sont si faibles qu'elles sont invisibles, elles ne donnent qu'une image latente. On fait donc en sorte que les cristaux transformés induisent leur transformation dans des cristaux voisins non encore transformés. Cette opération de colonisation est le développement. Comme il s'agit à nouveau de modifications chimiques, donc de transferts d'énergie, cette action donne lieu à une image visible cette fois, le négatif, mais où les discontinuités de l'image latente sont accrues par de nouvelles discontinuités.

Enfin, quand l'image négative de la pellicule est inversée en une image positive sur le papier, comme il s'agit toujours de modifications d'halogénures, et donc d'énergies chimiques, une quatrième granulation s'établit, recueillant en soi les trois précédentes. C'est le grain de l'épreuve, le grain auquel on pense d'abord quand on parle de photo, et qui est d'autant plus ostensible qu'il y a davantage agrandissement.

Ainsi, le processus photographique, après avoir fait toucher les continuités figurales liées à la constante cosmique c, met en œuvre et thématise maintenant l'autre aspect fondamental de l'univers : son caractère quantique, granulaire, aléatoire, et donc aussi ses changements irréversibles, son historicité réelle, liés à la deuxième constante cosmique, h. Les granulations successives de la prise de vue, du développement, de l'impression y donnent lieu à des répartitions prévisibles comme distributions statistiques, mais ceci n'abolit pas les singularités figurales que les modifications de quelques cristaux subordonnées aux sautes de quelques grains d'énergie peuvent déclencher. Il n'y a guère d'exemple plus simple de la façon dont, partout et tout le temps, des événements microscopiques de soi insignifiants donnent lieu à du bruit mais aussi à des phénomènes macroscopiques significatifs, et ainsi éventuellement à un nouveau cours des choses.

Une nébuleuse. Et deux développements, l'un direct (à gauche),
l'autre physique (à droite), dans un document Kodak, E.U.

 
 

Assurément, dans la peinture et la sculpture, l'homme rencontrait aussi l'aléa : le pinceau s'épaississait, le ciseau déviait et la pâte avait des renflements imprévus. Mais tout cela était sans cesse repris dans des rectifications aboutissant à une intention finale. Seule la ruine introduisait un aléa et des craquelures dans les œuvres anciennes, et c'est ce qui faisait son caractère sacré. Dans le processus photographique, l'aléatoire n'attend pas la défaillance humaine ni la ruine. Il est là dès que les ondes lumineuses affectent les cristaux d'halogénures granulairement.

* * *

Bref, dans toute sa pratique de c et h, la photographie lie cosmo-logie et techno-logie de manière si étroite qu'elle est sans doute le lieu où le plus clairement l'artifice et la nature, la réalité et le réel se croisent, comme il convient à une industrie avancée, en une réalité médiane.

 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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