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Texte de l'auteur (7 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Première partie - TEXTURE ET STRUCTURE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
 
 

Théoriquement, on peut supposer qu'un certain nombre de photographies n'ont pas d'autre propos que de saisir la lumière sans préméditation.

MAX KOZLOFF, Photography and Fascination, 1979.

 

Disposons dans un fourré un appareil photographique qui se déclenche automatiquement toutes les minutes. Nous obtiendrons sur nos clichés un gris-noir homogène, des taches plus ou moins chaotiques, d'autres taches ayant peut-être des formes de plantes, d'animaux partiels ou entiers. Ce sont toutes des photos. On en prend ainsi des millions chaque jour. Tout le monde s'ait que beaucoup sont intéressantes scientifiquement, sociologiquement, voire esthétiquement. Cette situation n'a rien d'exceptionnel. Des photographes patentés se plaisent à déclencher leur appareil sans regarder dans leur viseur, et le journaliste qui attrape sa vedette par-dessus la tête ou entre les jambes du reporter voisin n'est pas loin de cette façon de faire, d'autant plus que son appareil se déclenche par rafales. Nous prendrons donc les photos aléatoires comme cas minimum de la photographie.

Qu'apprenons-nous ainsi ? Que, dans une photo, il y a toujours des empreintes lumineuses, c'est-à-dire que des photons sont venus de l'extérieur et ont impressionné une pellicule sensible. Il y a donc eu un événement, l'événement photographique : la rencontre de ces photons et de cette pellicule. Cela a certainement été. Quant à savoir si à cet événement physico-chimique en a correspondu un autre, un spectacle d'objets et d'actions, dont les photons empreints seraient les signaux en tant qu'émis par eux, c'est beaucoup plus problématique et demande à être soigneusement précisé. Vois-je là la réalité de choses et d'actions passées ? Ou seulement un certain nombre de photons émis par elles selon un système de sélection sévère et artificiel ?

Toutes les inexactitudes dans les théories de la photographie viennent de ce que l'on est passé un peu précipitamment sur le statut bizarre des empreintes lumineuses, empreintes très directes et très assurées de photons-, mais empreintes très indirectes et très abstraites d'objets. Nous allons donc essayer d'en dénombrer et décrire les caractères aussi scrupuleusement que possible, en sachant que c'est là que tout se joue.

Cartier-Bresson : Leningrad

 
 
 
Chapitre 1 - L'EMPREINTE ABSTRACTIVE
 
 
 

M. Biot pense avec M. Arago que la préparation de M. Daguerre fournira des moyens aussi nouveaux que désirables pour étudier les propriétés d'un des agents naturels qu'il nous importe le plus de connaître et que jusqu'ici nous avions si peu de moyens de soumettre à des épreuves indépendantes de nos sensations.

Compte rendu de l'Académie des sciences, séance du 7 janvier 1839.

 

 

1A. L'EMPREINTE PHOTONIQUE : L'APESANTEUR

 

La plupart des empreintes auxquelles nous avons affaire sont le résultat d'un impact, comme le coup de sabot du sanglier dans la boue, ou d'un contact matériel plus ou moins prolongé avec une substance, comme dans des taches marquant un tissu. Le photon qui traverse les lentilles de l'objectif et altère les halogénures de la pellicule n'est pas vraiment une substance et il ne produit pas d'impact. Il a une énergie, mais pas de masse. Nous connaissons cela par ailleurs, puisque nous prenons des bains de soleil et portons des marques de maillot qui nous transforment en photogrammes. L'apesanteur des photons donne à leurs inscriptions une apesanteur saisissante, et presque une immatérialité. Le brunissage n'est pas un maquillage.

 

 

1B. L'EMPREINTE À DISTANCE : LA MINCEUR DE CHAMP

 

Les photons qui imprègnent la pellicule sensible proviennent de sources lumineuses situées dans un certain volume (la profondeur de champ) distant de l'appareil, ce qui crée une première abstraction. Ce volume distant se définit à partir d'un plan où les photons réfléchis ou émis ont la meilleure différenciation sur la pellicule : c'est le plan de mise au point, repéré statistiquement dans le résultat, et qui crée une deuxième abstraction. Les photons de la profondeur de champ qui n'appartiennent pas à ce plan privilégié sont localisés par rapport à lui selon leur perte de différenciation, et la mise en espace ainsi créée est d'autant plus abstraite que cette perte croît sensiblement non seulement au-delà du plan idéal mais également en deçà. Ce qu'on a appelé la profondeur de champ s'appellerait aussi bien la minceur de champ. Et minceur est encore trop peu dire, car le mot fait songer à une tranche ou une coupe (histologique), ou à un référentiel immatériel mais désignable, alors qu'il s'agit ici d'une référence si évanescente, le plan de meilleure définition, qu'on ne peut en espérer qu'une approche indirecte, statistique. Si un spectacle extérieur est ainsi signalé, ce sera de façon très abstraite.

 

 

1C. L'EMPREINTE CADRÉE

 

L'empreinte photographique est délimitée par un bord, qui n'est nullement le cadre-nasse dans lequel le peintre ancien recueillait et concentrait son environnement, ni non plus la coupure active de l'environnement que pratiquait l'architecte. C'est une simple limite impassible. Un pas-plus-pas-moins latéral et vertical, qui de soi ne répond à rien dans l'empreinte directe des photons, et moins encore dans l'empreinte indirecte de l'éventuel spectacle, et qui ne peut avoir un effet plastique que sur ce qui se trouve à l'intérieur de lui-même, non à l'extérieur, dans l'ignorance superbe de tout hors-cadre. Encore faut-il noter que cette limite est faite de bords rectilignes se coupant à angle droit. Elle aurait aussi bien pu être circulaire, comme le suggérait la nature des lentilles. Sans doute la rectangularité était nécessaire pour arrimer le vague et l'évanescence que nous venons de remarquer dans la profondeur (minceur) de champ. Quoi qu'il en soit, notre limite rectangulaire doit fatalement intégrer certaines portions de l'empreinte et en troubler d'autres. Abstractive elle aussi. Mais calmement abstractive. Le cadre-limite de la photo n'a ni la violence d'un prélèvement ni celle d'une gravure. C'est l'arrêt sans drame d'une surface d'inscription.

 

 

1D. L'EMPREINTE ISOMORPHIQUE

 

Les photons photographiques, focalisés par les lentilles des objectifs selon des déviations impitoyablement régulières, obéissent à des équations continues. Cette régularité permet de situer rigoureusement leurs sources, et donc aussi un spectacle éventuel, par rapport à des coordonnées d'espace, comme on le voit dans les photos géologiques et astronomiques. Mais du même coup elle soustrait le spectacle ainsi plaqué aux accentuations locales qui constitueraient justement un vrai lieu. Isomorphique, et du reste monoculaire (cyclopéenne), toute photo, étant rigoureusement spatiale, est un non-lieu.

 

 

1E. L'EMPREINTE SYNCHRONE

 

De même, une empreinte photographique est datée au milliardième de seconde près. Quels qu'aient été le temps d'exposition et le moment d'impact dé chaque photon particulier, l'arrivée de tous, pour finir, est datée de l'arrivée du dernier d'entre eux. Dans le cas d'un mouvement des1 sources, et donc du spectacle éventuel, la succession d'arrivée des photons ne peut jamais donner que ce que l'on appelle très judicieusement un bougé. Ainsi, tout comme l'isomorphisme des lentilles et de l'empreinte évacue le lieu concret au profit d'un espace purement situable, l'alignement sur le passage du dernier photon expulse la durée concrète pour un temps physique, tn, seulement datable.

Mapplethorpe : Feet, 1976, in "Creatis" n° 7.

Den Hollander, Nouvelle Photographie Hollandaise, Contre-jour.

 
 

 

 

1F. L'EMPREINTE POSITIVE-NÉGATIVE : LE BATTEMENT

 

En fin de compte, une épreuve positive est un négatif de négatif. Tout tirage conserve de cette double conversion une hésitation de l'obscur et du clair, de l'opaque et du transparent, du convexe et du concave, qui lui confère une sorte de battement. Battement qui ajoute une nouvelle forme d'abstraction, le positif invitant à se lire comme négatif, et inversement. C'est ce qui a fait dire que les dentelles et les trames étaient un thème photographique par excellence. Et ce qui explique aussi la fascination particulière des contre-jours, qui sont des négatifs de négatifs de négatifs.

 

 

1G. L'EMPREINTE ANALOGIQUE ET DIGITALE

 

On reconnaît, dans les taches foncées et claires d'une photo figurative, des formes qui ont des proportions (analogies) avec celles d'un spectacle extérieur signalé indirectement par les photons empreints : ces taches sont donc analogiques. Mais, en même temps, elles sont obtenues par la conversion de grains d'halogénure d'argent selon, pour chacun, le choix noirci/non noirci, c'est-à-dire le choix oui/non, ou 0/1 : elles sont donc également digitales (chiffrables). Et cette digitalité, déjà manifeste dans toute épreuve photographique, devient presque ostentatoire dans les tirages agrandis, où le grain est flagrant. Encore une fois, ce qui pourrait être naïvement concret est travaillé d'abstraction. Je vois bien que la Grande Ourse, que je saisis analogiquement, ne m'est donnée là que sous forme d'une distribution de grains statistiquement étudiable. A telle enseigne que, si sur cette photo d'une région du ciel je ne reconnais pas une constellation ou une étoile connue ou suspectée, je puis toujours, étant astronome, étudier numériquement (digitalement) la distribution des points noircis en cet endroit pour voir s'il n'y aurait pas des singularités s'écartant des valeurs moyennes attendues, et ainsi reconnaître la présence d'objets probables.

 

 

1H. L'EMPREINTE SURCHARGÉE ET SOUS-CHARGÉE

 

A certains égards, toute photo est sous-informée. Si l'on compte les singularités visuelles du spectacle et ce qu'il en reste sur l'empreinte photographique, la perte d'information est considérable, et pour les couleurs (quelques dizaines au lieu de milliers), et pour les traits, devenus des sortes de taches effilées. Mais, inversement, une photo même médiocre des façades devant lesquelles je passe tous les jours dans ma propre rue me révèle, grâce à son immobilité et à sa disponibilité sous mes yeux, des milliers de choses que ma perception, mouvante et de parti pris, n'y avait jamais aperçues. Et c'est encore une abstraction par rapport au concret de l'existence courante que ces représentations à la fois filtrées et surabondantes.

* * *

Si l'on veut bien embrasser d'un seul regard les huit qualités de texture et de structure que nous venons de considérer, on s'aperçoit que chacune en particulier et toutes ensemble contribuent à donner à toute photo deux caractères apparemment contraires : une extrême évidence spectaculaire à certains égards, et un extrême flou à d'autres égards. Et de plus, le rapport du flou et du net n'y est pas symétrique : le spectacle éventuel apparaît toujours en émergence à partir du non-spectacle. En d'autres termes, les informations nous sont données comme émergeant fragilement et problématiquement du bruit, d'un bruit de fond. Toutes les propriétés de la photographie et toutes les conduites à son égard s'organisent fatalement au sein de cette polarité et de cette convection.

 
 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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