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Texte de l'auteur (29 pages) en PDF
 
 
 
LES ARTS DE L'ESPACE
 
Deuxième partie - LA SCULPTURE
 
 
 

 
 
 
TABLE DES MATIÈRES
 
 
 
Chapitre 9 - Les moyens d'expression propres au monde sculptural
Chapitre 10 - Les grands types de sculpture
 
 

 
 
 
LES ARTS DE L'ESPACE - LA SCULPTURE
 
 
 

Nous avons derrière nous une part considérable de notre itinéraire. Nous commençons à savoir ce que nous veut la peinture : l'architecture et la statuaire ne proposent rien d'absolument différent. Tous les arts de l'espace ont pour objet de créer une forme où réside leur message; qui s'est habitué à la déchiffrer dans l'un d'eux est introduit aux autres.

Ainsi, nous avions reconnu au tableau une rigueur formelle apportant une expérience sensible de l'absolu. Or, la statue et le monument sont si pourvus à cet égard que, parlant du peintre, nous avons eu besoin de précautions méthodiques pour ne pas évoquer les exemples, parfois plus frappants, de l'architecte et du sculpteur. Où l'unité est-elle plus inépuisable que dans les nefs de Vézelay, un fétiche nègre? Où le symbolisme plus universel qu'en ces métaphores cosmiques que sont Chartres et la pierre-lotus des Apsaras indiennes? Où la stupeur plus originelle que dans le mystère prénatal des temples de Paestum et d'un bronze d'Henry Moore? Et la durée peut-elle se contracter davantage que dans le bulbe élyséen du Tadj-mahal ou ces statues égyptiennes, dont Maillol disait que plus elles sont immobiles, plus il semble qu'elles vont remuer?

Et qui douterait que la sculpture offre par sa seule forme un sujet, le sujet sculptural? Abstraction faite de tout spectacle, le Moïse et la Vénus Victrix opposent aussi explicitement les visions de Michel-Ange et de Renoir que la Sainte Famille et la Grenouillère. Ils le font même en termes presque identiques, - dynamisme orgueilleusement maîtrisé d'une part, fécondité pulpeusement épanouie de l'autre, - car l'artiste confère à son espace le même sens fondamental, qu'il prenne le pinceau ou le maillet.

L'on parlera aussi bien de sujet architectural. Nous observions des différences marquées entre les peintures florentine, vénitienne et indienne. Elles se retrouvent également claires dans les plans mâles et nus du dôme de Sainte-Marie-des-Fleurs, à Florence, les replis sensuellement ombrés de la Libreria, à Venise, ou les turgescences panthéistiques de ces temples qui montent comme d'immenses cactus dans le ciel de l'Orissa.

Serions-nous au bout de nos peines, et suffirait-il d'appliquer à la statue et au monument ce que nous avons dit du tableau? Ce serait trop simple. Formes picturales, sculpturales, architecturales ont toutes pour mission de réaliser une rigueur et un sujet, mais en prenant un corps particulier. Et l'art, nous venons de le voir à propos des techniques en peinture, n'est jamais sans dépendre de son corps. Il ne lui est pas indifférent que le peintre s'exprime sur une surface à deux dimensions; le sculpteur, dans une pièce de marbre, de bronze ou de bois tridimensionnelle et massive; l'architecte, dans un étagement de blocs de pierre, qui s'échafaudent et se contre-butent par-dessus nos têtes.

C'est dire que, malgré leur consanguinité, chacun des arts de l'espace exige de son spectateur une attitude particulière. Au moral et au physique, on n'aborde pas une statue ou un édifice dans les mêmes dispositions qu'un tableau. Les questions posées sont différentes, les attitudes investigatrices sont différentes, - comme devant une orfèvrerie, une tapisserie ou un vitrail, qui pourtant réalisent aussi une rigueur et un sujet plastiques.

Éveillés par la peinture au monde des formes, nous allons apprendre des autres arts de l'espace quelles modalités elles revêtent selon leurs incarnations. Puisque nous avons pris pour clef l'œuvre peinte, il sera préférable d'envisager d'abord ce qui lui ressemble le plus : la statuaire. Du reste, c'est dans ses oppositions à la peinture que le sculpteur montre le mieux son originalité.

 

 

Chapitre 9 - Les moyens d'expression propres au monde sculptural

 

Pour découvrir l'originalité de la statue, la manière la plus simple et sans doute la plus efficace est de se laisser faire par elle. Rien ne renseigne davantage sur le sens d'une œuvre spatiale que notre comportement physique en sa présence : comment nous sollicite-t-elle de mouvoir les yeux, de diriger nos pas, de prendre nos distances, de l'aborder de l'œil ou de la main, de nous tenir dilatés, tendus ou déprimés? La statuaire est particulièrement riche en invitations de ce genre. Afin de saisir son secret, nous allons y répondre aussi exactement ou, comme disent les phénoménologues, aussi naïvement qu'il se pourra.

 

9A. LE DÉPASSEMENT VERS L'AMBIANCE

 

L'œil se limite au tableau. Nous disions qu'il y était enfermé dans un labyrinthe parfait. On ne juge pas d'une peinture en regardant autour d'elle pour voir ce qu'elle donne à son entourage et ce qu'elle en reçoit. Même dans l'art des cavernes, où elle ignore l'encadrement, introduit par les sociétés agricoles, même dans les dessins narratifs du Japon, où elle reste ouverte sur le mouvement des deux rouleaux, la peinture ne demande à l'ambiance que de la lumière, du recueillement et un fond de couleur où elle puisse se détacher. Le cadre ostensible du tableau occidental, explique Alain, donne à entendre où finit la vie quotidienne et où commence l'autre monde, celui du peintre. A telle enseigne qu'un panneau de la Renaissance désencadré souffre d'une sorte d'hémorragie : il est privé de cette frontière qui le protégeait contre l'intrusion des formes extérieures et l'empêchait en retour de perdre sa substance en s'écoulant. Lorsque le tableau veut envahir l'espace qui l'environne, il commence à perdre son intransigeance de grand art et à verser dans la décoration, chère au baroque.

La statue est tout autre. Par son absence de cadre, elle existe à la fois en soi et hors de soi. Elle donne et elle accueille dans tout l'espace qui l'entoure. La Victoire de Samothrace, à l'entrée du Louvre, n'est ni ce bloc de pierre limité à ses dimensions, ni les escaliers qui détachent leurs volées autour d'elle, mais l'ensemble des accords victorieux qui s'établissent entre l'élan du marbre et la réponse sereine et vaste du bâtiment.

Ces relations peuvent être de deux sortes. Dans la sculpture égyptienne, grecque archaïque et romane, ou chez Maillol, l'ambiance reflue vers le bloc, s'y recueille. La masse minérale repose si compacte, si pauvre de saillie, elle offre à la lumière une surface si cohérente et si nue, qu'on a le sentiment que l'espace extérieur la comprime, pèse sur elle de toutes parts. La relation est surtout centripète. Au contraire, dans la statue hellénistique et baroque, ou chez Rodin, la forme sculptée crée un foyer de mouvements dont le dynamisme harcèle ses entours avant de s'y arrêter et de se réfléchir vers sa source. Non seulement l'artiste dote ses figures de mouvements expansifs, mais son modelé abandonne le continu : il bosselle la surface, y accrochant les jeux de la lumière, l'animant de scintillations; le sculpteur va jusqu'à ouvrir la masse aux rayons lumineux pour mieux la dissoudre dans l'environnement. La relation est d'abord centrifuge [1]. Mais toujours il s'agit d'échange, de dialogue entre le marbre ou le bronze et le milieu. Même le haut-relief n'échappe point à la loi, sinon qu'il rayonne d'un côté, tandis que la ronde-bosse rayonne de partout.

La sculpture se montre ainsi décorative sans déchoir. Aucun tableau, si monumental soit-il, ne pourrait tenir, au Louvre, le rôle orchestral de la Victoire de Samothrace, ne serait-ce les Noces de Cana de Véronèse. Lorsqu'un peintre fait régner sur les cimaises d'un musée une même vision du monde, il s'établit un climat spirituel; il n'y a pourtant pas création d'une « acoustique », comme dans les expositions heureusement présentées de grands sculpteurs. Vis-à-vis de son ambiance, la sculpture est plus prodigue que le tableau.

Elle a plus d'exigences aussi. L'entourage n'étant point pour elle un simple lieu, ni même un cadre, mais un écho, il l'accomplit ou la dégrade. C'est pourquoi l'artiste qui sculpte envisage d'emblée des emplacements. Si la création précède la commande et qu'il ignore la destination de son ouvrage, il s'inspire au moins d'un environnement imaginaire - ce dont le peintre n'a cure. Rodin, soucieux d'acquérir à Paris le bâtiment et les jardins qui allaient devenir son musée, ne fait qu'illustrer la préoccupation latente de tout sculpteur. Le musée traditionnel, qui désavantage peu l'œuvre peinte et la sert même par les comparaisons qu'il suscite, est fatal aux statues : trop rapprochées, elles s'y mangent leurs champs de forces, se dérobant ainsi, l'une à l'autre, une part essentielle de leur expression.

Une connivence étroite entre la statue et son milieu fut réalisée aux moments les plus heureux de son histoire, en ses périodes « archaïques » : égyptienne, grecque primitive ou romane. Toute la sculpture de Vézelay, d'Autun, de Moissac et de Souillac s'harmonise à l'architecture dans sa forme, comme l'a montré Baltrusaitis: grandeur, proportions, pleins et vides, surfaces lisses ou cabossées y sont déduits du bâtiment. Elle s'y incorpore aussi par le rôle de sa matière, comme l'a précisé Focillon : prophètes, dragons, reptiles ou vendangeurs ne cessent jamais d'être mur; ils sont la muraille elle-même qui s'anime [2]. Il ne faudrait pourtant pas en inférer, ce qu'on fit maintes fois, une subordination de cette statuaire à l'architecture. Si, comme tous les styles, le roman a produit une sculpture ornementale, appartenant aux arts mineurs et obéissant à l'édifice, il a créé aussi une sculpture, art majeur, qui se suffit. Celle-ci a l'esprit du mur, sa forme et sa matière sont « murales », elle ne décore pas la basilique. Elle dialogue avec elle, d'égale à égale, d'autant plus librement qu'elle a même esprit.

Mais il n'est pas indispensable que cette connivence ait partout la même rigueur. A mesure qu'on s'éloigne des époques archaïques, la sculpture prend plus d'indépendance. Sans doute, l'Eau de Germaine Richier veut fraîchir sous un feuillage bas; le Balzac drapé de Rodin souhaite recueillir l'immensité de son geste dans une frondaison haute; l'Océanide de Laurens appelle une pelouse d'où elle puisse sourdre. De même, au tombeau des Médicis, Julien et Laurent postulent des architectures Renaissance. Mais point d'étroitesses. A part quelques figures comme le Jour et la Nuit, prévues pour épouser les courbes d'un sarcophage, la statue n'est pas sélective au point d'exiger « cet » arbre, « cette » pelouse, ni précisément cette niche ou ce mur. Elle a suffisamment de force pour s'imposer à des milieux divers. Dans son rapport à l'entourage, elle est plus organisante qu'organisée. Semblable à la corde du violon, elle forme le son : l'environnement assure la caisse de résonance ou mieux, comme nous l'avons déjà dit, un écho.

En toute hypothèse, et que sa correspondance avec son milieu soit stricte ou souple [3], on ne regarde pas la statue comme un tableau, en s'y limitant. Présence à distance, à la fois organisante et organisée, le spectateur, s'il veut la comprendre pleinement, doit la voir se réfléchir autour d'elle et, même dans la promiscuité du musée, lui ménager en esprit un vide où irradier. L'en priver, c'est limiter la fleur à sa forme, lui refusant l'expansion de son parfum.

Le regard se fait donc plus aérien devant la sculpture, plus mobile. Mais ce n'est pas assez que l'œil bouge; il y faut tout mon corps.

 

9B. LA FIGURATION TRIDIMENSIONNELLE

 

Si le tableau présente fréquemment un monde à trois dimensions, sa profondeur est trompe-l'œil. Me déplaçant devant la toile, je n'y verrai pas surgir d'objets imprévus; je pourrai me donner de nouveaux angles sur cette face du monde toujours la même, je ne découvrirai pas d'autres faces. Somme toute, une fois repéré l'endroit d'où une peinture s'intègre pour mon œil, je n'ai guère de raison d'en bouger, sinon pour réveiller mon regard. Le tableau s'étale sous nos yeux, et cette simultanéité est une des vertus de l'intuition qu'il ménage.

La sculpture a une profondeur réelle. Par l'office d'une troisième dimension véritable, elle découvre à chacun de mes mouvements de nouvelles figures, de nouvelles lumières et de nouvelles teintes. La chose se vérifie des statues adossées et même des hauts-reliefs aussi bien que des rondes-bosses : les statues adossées de l'époque romane et gothique, les hauts-reliefs d'une métope du Parthénon présentent des horizons différents selon la perspective que je prends sur eux. C'est pourquoi l'œuvre sculptée excite en plus de sensations motrices - déjà éveillées en peinture - des actions motrices. La ronde-bosse nous sollicite à faire le tour d'elle-même pour surprendre ses autres faces; la statue adossée et le haut-relief nous pressent de nous déplacer latéralement.

Ce n'est pas là conseil mais exigence. La signification d'une statue ne réside pas dans l'un de ses profils, même privilégié, même frontal, mais dans leur ensemble. Mieux encore que dans leur somme statique, elle se manifeste dans leur liaison dynamique, dans la génération de l'un par l'autre - un peu comme les images d'un film deviennent cinématographiques par leur succession. Mais ceci même est inexact, car la saisie d'une statue n'est pas cinématographique, et quand je la contourne, je n'enchaîne pas les perspectives continûment, comme les images de l'écran; au gré de ma promenade, j'en retiens quelques-unes, de manière discontinue. La vérité est donc que dans une bonne statue chaque profil se gonfle de tous les autres; ils s'évoquent; ils se précontiennent et s'appellent; ils s'impliquent mutuellement.

Pourquoi? Dans le monde courant, les diverses faces des choses se suivent sans nécessité : que ce meuble soit tel par-devant n'augure pas ce qu'il est par-derrière. Dans le monde de l'art, tout est à la fois libre et exigé : les notes de la phrase musicale ou les diverses parties du tableau s'engendrent de manière imprévisible et cependant inévitable. De même les faces de la statue. Contournons le Persée de Cellini : chaque profil réserve les suivants ; et néanmoins, sitôt aperçus, ceux-ci me font éprouver qu'ils étaient nécessaires. C'est en ce sens que tout profil appelle les autres, puisqu'ils lui adjoindront un élément imprévisible, fruit de la liberté créatrice; et qu'il les précontient, puisque après coup ils se révéleront inéluctables. Plus l'œuvre est forte, plus les anticipations et les rétentions se resserrent.

La statue apparaît alors d'une exceptionnelle réalité. Dans les lignes qui précèdent, nous avons instinctivement emprunté le langage du psychologue décrivant une perception d'objet réel. La table ici-devant-moi, à la différence de l'objet imaginé ou pensé, s'offre par profils annonçant d'autres profils; c'est même l'anticipation de ces autres Abschattungen, de ces autres perspectives possibles sur lui, qui fait que l'objet, débordant toujours ma connaissance, s'impose comme une existence indépendante de ma fantaisie. Mais alors la statue donne une perception de réalité accrue, puisque dans le monde quotidien le profil d'un objet ne fait qu'annoncer les autres, tandis qu'en elle il les précontient.

S'il y a donc du vrai dans le mot d'Alain, que le statuaire garde quelque chose du potier, - du tourneur tournant une forme également expressive de partout, - son travail est autrement complexe. Le vase s'arrondit sans avant ni arrière, identique à lui-même ou presque. Au contraire un bronze de Laurens développe circulairement une unité différenciée, vivante. Entre le potier, qui ne connaît qu'une tridimensionnalité uniforme et s'astreint à une expression linéaire en hauteur, et le peintre, qui exploite avec une liberté suprême toutes les combinaisons du plan mais en renonçant à la troisième dimension vraie, le sculpteur crée la liberté tridimensionnelle, imbrication de faces multiples, unes, jaillissantes et cependant reliées, donc éminemment « réelles ».

C'est même un de ses dons spécifiques : un œil qui voit et pense par enveloppements. Fascinés par le rôle du volume et de la masse, certains auteurs actuels ont trop tendance à sous-estimer cette propriété de la statue d'être une figure à trois dimensions. Dans The Art of Sculpture, Herbert Read traite assez cavalièrement Benvenuto Cellini, qui disait que le peintre s'occupe d'une face des objets, tandis que le sculpteur doit en embrasser huit [4]. Selon l'auteur anglais, il s'agirait là d'un coup d'œil pictural (painterly), visualiste, wölfflinien et hildebrandien, sur la statue, et on la réduirait ainsi à n'être qu'une peinture un peu plus compliquée. Et en effet, Cellini a le tort de tirer argument des profils multiples pour conclure à la supériorité du sculpteur sur le peintre; les deux arts ont chacun leur domaine avec ses difficultés, et nous observerons même par la suite que celui du sculpteur est sans doute moins complexe (non plus facile) que celui du peintre. Il n'empêche que Cellini avait raison de voir dans la liaison de profils multiples - nous préférerions dire : dans leur mutuelle implication - un des traits originaux de la statue. Une figure à trois dimensions, indépendamment de son volume proprement dit et de sa masse, du seul fait qu'elle demande une exploration circulaire, est tout autre chose qu'une figure à deux dimensions plus compliquée. La tridimensionnalité figurative dote la statuaire d'un coefficient de réalité très élevé, qui du reste, loin de contredire le langage du volume et de la masse, parle déjà dans leur sens.

 

9C. LA PLÉNITUDE DU VOLUME

 

Nous venons de considérer la profondeur vraie de la statue d'un point de vue surtout visuel : en tant qu'elle nous présente, au gré de nos déplacements, de nouveaux profils. Nous la limitions ainsi à un jeu de faces impliquées. Or, de par sa troisième dimension, la sculpture est aussi un volume qui, plus encore qu'à notre œil, s'adresse à notre tact et au sentiment interne que nous avons de la spatialité de notre corps.

Elle invite d'abord à la palpation, au moins intentionnelle, par le modelé. On a souvent dit que le modelé concernait la lumière, et en effet ses variations subtiles ou franches répandent les clartés et les ombres, de manière homogène dans la statuaire antique, en contrastes éloquents de Donatello aux baroques. Cependant la lumière même joue ici un rôle tactile. Par opposition à ce qui se passe en peinture où, comme le remarquait Vinci, elle est une propriété du tableau, elle touche la sculpture. C'est en la touchant qu'elle définit son modelé, et nous convie à le toucher d'une palpation caressante ou âpre, apaisée ou fébrile.

La statue invite encore à cette autre forme du tact, l'étreinte. Nous ne percevons vraiment un volume qu'en l'entourant de nos mains ou de nos bras. En commentant une statue, on esquisse des gestes enveloppants qu'on ignore devant un tableau. La statue veut être « embrassée ».

Il ne lui reste plus pour concerner notre tact tout entier - mettant à part la perception du poids, dont nous parlons plus loin - qu'à éveiller nos sensations cénesthésiques, et particulièrement le sentiment que nous avons des dimensions de notre propre corps. Objet volumineux face à l'objet volumineux que je suis, la statue m'aide à prendre conscience de la manière dont j'occupe l'espace. On trouvera ceci banal, puisque nous nous mouvons sans cesse au milieu d'objets tridimensionnels. Ce serait oublier que certaines choses ont un volume plus sensible que d'autres : le vivant paraît plus grand que l'inanimé (qu'on songe au don de « présence » des êtres qui vivent intensément). Et nous savons que les formes plastiques ramassent le mouvement, concentrent la vie, ce que la sculpture renforce du fait que ses divers profils s'impliquent. Mais surtout, nous nous déplaçons devant la statue, et en raison de sa profondeur vraie ces déplacements font poindre les nouveaux volumes; or, rien ne donne davantage la sensation d'un volume que de le voir apparaître par degrés, de l'apercevoir qui d'instant en instant surgit et se meut, changeant ses rapports aux volumes dans lesquels il s'articule : nous n'apprécions vraiment la prégnance de l'athlète que lorsqu'il se met en mouvement. Ainsi, par la concentration et le surgissement progressif de sa forme tridimensionnelle, toujours neuve et toujours unifiée, ce super-vivant qu'est la statue déborde de lui-même. Amédée Constant découvrit à Rodin sa vocation de sculpteur le jour où il lui dit que ses surfaces semblaient plates, et qu'il entrerait dans le monde sculptural en voyant chacune d'elles comme l'extrémité d'un volume, comme la pointe qu'un volume pousse vers nous [5]. Ces formules s'appliquent surtout à la sculpture centrifuge de Rodin, très différente de la sculpture centripète de l'Antiquité; elles font bien voir pourtant comment la statuaire donne toujours, quand elle est réussie, la sensation de débordement.

D'où son rapport au volume que je suis moi-même devant elle. C'est dans et par la spatialité interne de mon corps que j'éprouve l'ampleur de la statue, comme c'est dans mes mouvements autour d'elle que j'éprouve la prégnance de ses surgissements. Réciproquement, son volume intensifié me donne une conscience nouvelle, tonifiante, de la spatialité de mon être. Ici surtout Berenson aurait pu parler de « valeurs tactiles », plutôt qu'en peinture, où il détachait Giotto, Masaccio, Michel-Ange, tous peintres sculpturaux.

C'est pourquoi, dans le plaisir qu'éveillé la statue, quelque chose rappelle celui de la danse. Dans la danse aussi - que j'y assiste ou que j'y prenne part - s'obtient cet éclairement et cette épreuve intensifiée du corps d'autrui dans le mien, et du mien dans celui d'autrui. Néanmoins, la danse est art du temps : les partenaires s'y engagent dans une histoire, dans une progression sans cesse renouvelée, dispersée aussi comme toutes les histoires. La sculpture est immobile et j'évolue peu autour d'elle. Dans l'expérience qu'elle me donne de ma spatialité interne, elle a donc moins de ressources que la danse, mais elle gagne en recueillement. Si l'on était sûr de se faire bien comprendre, on pourrait dire que la sculpture nous offre le plaisir d'une danse immobile.

Et ceci nous suffit à déduire quatre caractères importants de l'art du sculpteur. D'abord le rôle énorme, presque exclusif, qu'y tient le nu. En effet, la relation somatique entre le spectateur et la statue se renforce dans la mesure où celle-ci lui est semblable, où il réussit à établir une correspondance terme à terme entre elle et lui. Le nu n'est pas dans la sculpture une convention académique, c'est son objet essentiel. On pourrait aller jusqu'à dire que toutes les bonnes statues sont des nus, même habillées, car le vêtement y fait partie du corps : un prophète de Donatello peut être vêtu des pieds à la tête, son saint Georges se barder d'une cuirasse, on y sent toute la dynamique des membres; une Vierge romane se drape de tuyautés, et cette rigoureuse pellicule ne fait qu'un avec son volume interne. La peinture ici encore est tout autre. Dans une Vierge de Van Eyck, la robe importe parfois plus que le reste, car elle exprime souvent mieux le sujet pictural, alors que les pleurants des tombeaux bourguignons, réduits aux plis tourmentés de leurs immenses capes, ont la prégnance des fantômes : ils nous saisissent au premier regard, puis, dérobant le volume corporel, s'amenuisent. Aussi n'y a-t-il pas de natures mortes en sculpture; tout au plus, un vase, un bouclier, une lance, une plante interviennent comme accessoires. Si certains de nos contemporains, les futuristes, ont tenté de forcer la loi, c'est en la confirmant : ils se sont adressés au plus vivant des objets fabriqués, le plus proche du corps humain : la machine. Quant aux sculptures de plantes, on n'en connaît qu'un exemple, dans le Java Oriental du xve siècle, mais le rocher et l'arbre s'y font précisément animal, lion, chouette ou baleine. Non, si elle n'est pas toujours franchement nue et humaine, la statue ne cesse jamais de chercher le rapport le plus étroit avec nos configurations jusqu'en son sujet scénique. Et là où tout spectacle a disparu, comme dans l'abstraction d'aujourd'hui, un Pevsner ou un Gabo montrent qu'elle manifeste dans ses « membres » une organicité encore plus nue et plus motrice.

De même, cette conception de la statue comme correspondance de volume à volume avec le spectateur y justifie l'importance des canons, c'est-à-dire des proportions relatives des parties. Que Primatice peintre ait, après les maniéristes italiens, diminué la grandeur de ses têtes par rapport aux corps, nous le remarquons à peine; mais dans les sculptures qui s'inspirent de lui, cette différence apparaît brutalement.

On voit alors une troisième conséquence de la nature volumineuse et organique de la statue dans le rôle qu'y jouent les axes. En effet, puisqu'elle me présente des articulations et des rapports dynamiques de volumes, sa saisie dépend de la saisie des lignes de force suivant lesquelles les volumes s'engendrent et s'organisent - comme je ressens moi-même ma structure organique en elle et vis-à-vis d'elle selon des orientations privilégiées. Ces axes sculpturaux peuvent définir des organisations presque immobiles et d'une rigueur toute abstraite dans la statuaire égyptienne, grecque archaïque et romane; ils peuvent avoir une valeur expressive dans le gothique; ils peuvent être moteurs dans le baroque; c'est toujours à partir d'eux que s'engendrent et se perçoivent les engagements réciproques. L'unité du tableau, objet à deux dimensions, se définit élémentairement par des points, nœuds de la composition. L'unité sculpturale, tridimensionnelle, se définit élémentairement par ces lignes génératrices que sont les axes.

Enfin, la relation tactile de la statue avec le spectateur y explique l'importance capitale du jeu des pleins et des vides. Je n'ai pas conscience de mon volume interne ni d'un volume quelconque de manière simplement positive. Le vide en moi, comme dans les objets qui m'entourent, n'est pas la négation banale du plein, mais sa possibilité dialectique, sa négation hégélienne, lui donnant de saillir davantage. La statue me donne au maximum le sentiment de cette alternance qu'est tout volume et que je suis moi-même devant elle. Surtout, la relation de ses pleins et de ses vides par rapport aux miens, en ébauchant de mutuelles imbrications, me fait percevoir son volume non plus statiquement mais en genèse.

Et cette alternance nous montre que nous n'avions peut-être pas aperçu tout le pouvoir du volume sculptural. Car la statue y dépasse la relation dansée, et prend une signification qu'on pourrait dire ontologique. Avoir un volume, c'est en effet réaliser une certaine occupation de l'espace, déployer une capacité de présence et d'être par rapport au creux ambiant. Aussi, peu de manifestations sont plus révélatrices de l'âme d'une culture ou d'un individu que le rapport conçu par eux entre le plein et le vide ou, si l'on veut, entre l'être et le néant. Ceux-ci ont dans la statue un taux statique et un tempo d'engendrement réciproque qui la caractérisent mieux que toute autre chose. A envisager dans les animaux de Souillac le mouvement qu'ils racontent, leur combat, on les assimilerait au baroque, car ils s'entre-dévorent à plaisir. A considérer le taux et le tempo de leurs pleins et de leurs vides, on voit que le maître roman donne à son œuvre la consistance de l'espace-limite, négation même du baroque.

Cette signification du creux nous permet d'entrevoir dès maintenant pourquoi certains artistes contemporains concevront une sculpture ouverte : le vide sculptural a valeur si efficace que, le rapport s'inversant, il peut devenir un « plein » dans certains cas. Et nous sentons mieux aussi comment hauts et bas-reliefs - qui jouent de manière si lisible de ce taux et de cette alternance - appartiennent sans conteste à la statuaire.

L'importance du volume nous a révélé la statue comme capacité de présence. Nous verrons ce caractère se renforcer à tous égards.

 

9D. L'AUTORITÉ DE LA MASSE

 

Jusqu'ici nous avons opposé sculpture et peinture en observant que la première est tridimensionnelle ; d'où cette irradiation, cette circularité, ce volume. Les deux arts se distinguent encore autrement. De même qu'elle représente des choses volumineuses, la peinture peut représenter une chose pesante (Giotto, Masaccio, Piero délia Francesca y recourent au profit de leur vision sacrale), mais sans plus de poids véritable que de véritable profondeur. La forme sculptée pèse vraiment.

Et il ne suffit point de dire qu'une statue est un morceau de matière qui a forme et pesanteur. L'œuvre accomplie réalise une forme pesante. En elle, la structure rend sensible la masse du matériau; et la masse à son tour communique sa vertu à la structure, ajoutant à sa signification. Pour que le Balzac nu s'érige dans un effort aussi viril, il faut que le bronze soit dressé par le système éruptif de Rodin, mais aussi que ce système éruptif se gonfle de tout le poids du bronze. Poids et compacité font partie intrinsèque de la forme sculpturale. Ils sont une des sources vives de son autorité. Certaines sculptures d'aujourd'hui nous obligeront à préciser ce caractère ; elles ne le détruiront pas.

C'est pourquoi le sculpteur se tourne plutôt vers les matériaux durs. Pierres tendres, terre cuite, plâtre, cire se prêtent à noter les impressions fugitives ou à alimenter d'habitude les genres mineurs, comme à Tanagra; le paros, le carrare, le bronze, le fer, les bois compacts conviennent mieux lorsque l'œuvre prétend à la rigueur de l'absolu en exploitant toutes les ressources de l'expression sculpturale. Cela est si vrai que les arts qui affectionnent les matériaux légers débordent toujours un peu de la sculpture, comme souvent en Océanie, où non seulement les Malangan plutôt ciselés que sculptés de Nouvelle-Irlande, mais encore bien des œuvres proprement sculptées du Sépik ou des Nouvelles-Hébrides trahissent jusque dans le coup de couteau (comme on parle du coup de pinceau) et dans le traitement de la lumière, quelque chose de pictural. Il n'est pas toujours facile de décider, dans ces cas, si le goût de peindre a choisi le matériau léger, ou si au contraire c'est ce matériau, les végétaux du lieu, qui a suggéré l'effet pictural.

Tant et si bien que le sculpteur né conçoit généralement son œuvre à partir du centre de gravité d'un bloc. On l'éprouve surtout dans les techniques de l'épannelage où il travaille par retranchements successifs. Il part alors de la présence massive du bois ou de la pierre, et dans cette présence conçoit la figure, qui en garde l'aplomb et le foyer énergétique. La statuaire égyptienne, grecque archaïque et romane, ou le dernier Michel-Ange, comme aussi l'art nègre, en sont les exemples les plus frappants, mais le marbre phidiesque, en apparence purement formel, trahit encore le bloc générateur. Quant au modelage, qui prépare la coulée du bronze, le rôle de la masse centrale n'y est pas moindre. Sans doute, l'artiste ne procède plus cette fois par retranchements, il crée l'objet par additions successives. Mais la masse centrale est si fondamentale en sculpture qu'il sait le risque encouru. Toute technique a le sien : l'épannelage est solide mais peut manquer de liberté; le modelage, plus libre, plus sensible, suit les mouvements instantanés de l'invention créatrice, mais devient facilement grêle. L'artiste ne l'oublie pas : chez les plus conscients, chaque mouvement imprimé à la glaise l'est par rapport à son centre de gravité, et le sculpteur retrouve de façon volontaire ce que l'épannellement lui imposait. En sorte que le bronze achevé aura beau être creux au-dedans, lui aussi sera senti comme engendré, sinon du centre, du moins de l'intérieur de la masse où sa forme s'est prise.

Alourdie d'une pesanteur intrinsèque à son langage, la forme sculpturale relève donc non seulement de la géométrie mais de la physique. A trois dimensions, elle concernait notre toucher en tant que palpation, étreinte et perception de notre volume corporel. Par son poids et sa compacité, elle le stimule en tant qu'estimation de la résistance et de la consistance. Le trop célèbre Mercure de Jean Bologne, frôlant le sol d'un pied sans pesanteur, fait une acrobatie assez étonnante pour avoir envahi pendant trois siècles les cheminées bourgeoises, mais c'est de la mauvaise sculpture (sauf le torse qui pèse sur les hanches), et Marangoni observe bien qu'il est moins dynamique qu'un Michel-Ange assis. Dans le chef-d'œuvre, le mouvement le plus expressif ne nie jamais le poids (grand ou petit, peu importe), mais le confirme et s'en nourrit. Le Baroque a payé cher de l'avoir oublié.

Nous étions donc incomplets en parlant des correspondances somatiques entre la statue et nous. Les axes générateurs de volume, ou d'occupation de l'espace, y sont aussi des lignes de force, des trajets de tensions et de détentes charriant un poids de matière, et qui font alors que le créateur et le spectateur s'éprouvent non seulement comme spatialité interne mais comme foyer dynamique, comme système d'efforts vainquant des résistances. A qui en douterait, il semble qu'Herbert Read en a administré la preuve tangible [6]. En étudiant des statues, surtout primitives, il fut frappé par des étrangetés anatomiques : élongations considérables des mains levées, élargissement de la base du cou, rides accentuées de la face, etc. Or, il s'agit là de phénomènes que nous ne voyons pas, mais que nous éprouvons de l'intérieur : effort de l'élévation des membres supérieurs, de la déglutition (ou du port de tête), contractions émotives du visage, etc. Ces caractères se retrouvent dans les sculptures d'aveugles-nés. Pour le sculpteur primitif, la statue n'est donc pas uniquement la copie visuelle du corps d'autrui, mais la conjonction de deux images : celle du corps d'autrui, saisi visuellement, et celle de son propre corps, saisi de l'intérieur par ce qu'on pourrait appeler des sensations « haptiques », sentiment interne de la résistance vaincue. Et ce qui se manifeste de façon démonstrative dans l'art primitif, toujours si bien inspiré dans le domaine sculptural, vaut à sa façon pour tout autre. Nous avions donc raison d'assimiler le plaisir de la sculpture à celui de la danse, puisque je n'y saisis pas seulement mon corps comme simple volume en mouvement, mais comme lieu d'un effort, d'un élan, du reste immobile.

Forme alourdie des densités de la matière, masse organisée à partir de son centre, la sculpture n'est jamais sans rappeler la magie du bloc originel, dolmen ou menhir.

 

9E. LA CONSÉCRATION DE LA SUBSTANCE

 

Peinture et sculpture voient dans leurs matériaux la possibilité d'incarner une forme. Le peintre prend du cinabre, du cobalt, de l'huile ou de l'œuf pour réaliser une image qui soit expressive de sa vision. Le sculpteur choisit le bois, le bronze ou le marbre, et parmi les marbres, le paros, le pentélique ou le carrare, selon qu'il veut obtenir tel effet de lumière, de matité ou de transparence. Mais tableau et statue exploitent ces diverses matières dans un esprit très différent.

Quand le peintre utilise le cobalt, le cinabre, ou l'huile, c'est afin d'incarner une forme (peut-être « matérielle », chez Hosiasson ou Pollock), non pour que nous regardions le cobalt comme cobalt et le cinabre comme cinabre. Le sculpteur recourt également aux matières avec un but formel, mais en sus il les laisse nous parler d'elles-mêmes. Sans doute, comme l'a dit Focillon, « le bois de la statue n'est plus le bois de l'arbre; le marbre sculpté n'est plus le marbre de la carrière; l'or fondu, martelé, est un métal inédit ». Néanmoins, le bois ne se résorbe pas tout entier dans la forme sculptée; il y reste un morceau de chêne, avec sa dignité de chêne. A la différence de la peinture, qui ne retient des terres ou du cadmium que leurs propriétés formelles, le bronze, la pierre ou le bois ne se contentent pas de conférer à la figure sculptée des qualités de couleur, de transparence, de grain ; ni même de lui apporter leur poids et leur consistance d'êtres matériels; ils lui communiquent encore une vertu spéciale du fait qu'ils sont telle matière. Une statue en bronze est du bronze, un bronze, et, loin d'en rougir, elle s'en targue. Le sculpteur capte à son profit ce que nous appellerons, faute de mieux, la « substance » du matériau.

On le voit bien dans la taille directe : lorsque, au fur et à mesure de son travail, l'artiste décide d'exploiter ou de contrecarrer cette veine, cette opacité, ce nœud du bois ou du marbre, il délivre ou tue non seulement une qualité structurelle mais la vie magique. Et quand, à l'autre extrême, il exécute par exemple un bronze suivant un modèle entièrement défini d'avance, - ce qui n'est jamais exactement le cas, parce qu'il reste un accent de l'exécution, - son projet même tient compte de la substance de la matière, qu'il voit déjà faisant partie de la forme.

Cette magie des substances est confirmée par les sculptures peintes. L'art nègre recourt à des patines qui soulignent le matériau et l'ennoblissent plutôt qu'elles ne le dissimulent [7]. L'art égyptien, lui, admet un vrai coloriage, quoique assez monochromatique : bleu, ocre, rouge-brun. Mais il l'applique d'habitude aux pierres tendres, douées par conséquent de maigres vertus substantielles, tel le calcaire, surtout réservé à l'art familier; tandis que les pierres dures et intenses, le grès, le granit, le basalte, la diorite, que préférait l'art monumental et princier [8], ne recevaient qu'un polissage renforçant leur présence magique. Et le bronze, soit coulé, soit en tôle martelée sur une âme de bois, se contentait de ses propres pouvoirs, ou s'enrichissait de feuilles d'or et d'argent, d'émaux et de pierres précieuses, en des effets tout proches de l'orfèvrerie.

Quant à la statuaire grecque, la rareté actuelle de ses bronzes, due à leur refonte dans les périodes de désastres, nous fait oublier qu'elle conçut en ce métal la majorité de ses productions. Or, le bronze grec, avec ses yeux en pâte de verre, ses lèvres de cuivre, ses dents d'argent, et régulièrement nettoyé pour prévenir l'oxydation qui eût compromis sa rutilance d'or, avait une présence substantielle éclatante. Dans les marbres, si les cheveux, les yeux, les lèvres et les détails du vêtement étaient peints, les chairs ne recevaient qu'une cire claire, que Pausanias appelle ganosis, et qui agissait à la manière d'un polissage raffiné, puisque le paros fut apprécié pour avoir rendu la transparence floconneuse des chairs.

Seule la sculpture romane nous déroute. Les grands portails du xiie siècle étaient peints, et de façon, semble-t-il, à dissimuler leur matière. Faute de goût chez un peuple grossier? C'est peu probable à côté du raffinement prodigieux de l'architecture de Vézelay ou d'Autun. Indifférence pour la noblesse du matériau? Moins probable encore quand on voit l'appareil polychrome du même Vézelay ou du cloître de Notre-Dame du Puy. Nécessité de rehausser, dans l'obscurité des portails, des sculptures en pierre assez sombre? Mais il est rare qu'un artiste pallie des défauts de ce genre en perdant la moitié de ses moyens. Une autre interprétation se présente. Si l'on songe que l'orfèvrerie connut à ce moment son apogée occidental, les Romans n'auraient-ils pas conçu portails et chapitaux un peu comme des orfèvreries géantes, si bien que leur polychromie, loin d'indiquer un mépris de la matière dans la sculpture, y poursuivait au contraire l'effet précieux, magique, propre à l'art de l'orfèvre, - impression qui se renforce quand on sait qu'ils les « estoffaient » de rehauts d'or? Malheureusement, ce qui nous reste de leurs sculptures peintes ne nous permet pas d'en juger. Quoi qu'il en soit, même s'il fallait déplorer sur ce point quelque défaillance, leur erreur - hypothétique - ne diminuerait pas la leçon de toute l'histoire de la sculpture. Normalement, les vertus de la substance d'une statue font partie de la forme sculpturale et sont une des ressources essentielles de son langage.

Nous avons déjà dit que la statue manifeste la charge d'être, toute la concrétude de ce morceau du monde où elle s'inscrit. Il faut le répéter ici. En se gonflant de la substance du matériau, elle renforce encore la présence que lui donnaient déjà son volume, sa tridimensionnalité vraie et son poids réel. Tout contribue à en faire un objet évident.

 

9F. L'ÉVIDENCE DE LA NUDITÉ

 

La richesse et la variété des procédés rendent le tableau infiniment complexe. Rien que la couleur est un monde dont les rapports, les fluidités, les résonances échappent à l'analyse. Et il faut y ajouter les valeurs, le clair-obscur, l'arabesque et une composition très raffinée.

Au contraire, tout ce que nous savons de la sculpture lui impose d'être simple. Elle vit en échange avec son milieu : première invite à la sobriété. Elle prétend réaliser une unité circulaire dont les faces soient prégnantes l'une de l'autre : comment y parviendrait-elle sans le souci d'être pure? Volume appelant la palpation, l'étreinte, l'épreuve membre à membre, la réponse organique entre elle et moi sera à la mesure de son dépouillement. Et le poids, la compacité, la masse inhérents à sa forme s'éprouveront d'autant mieux qu'elle se proposera nue. Il n'y a donc que le respect des substances qui pourrait l'entraîner vers la complication (nous verrons l'orfèvrerie accueillir les assemblages les plus hétéroclites). Mais précisément, contrainte par ses autres caractères à la frugalité, la sculpture choisit de préférence des matières homogènes, - marbre, bronze, bois, - presque monochromes quand on les compare aux mille feux qui contrastent sur la palette du peintre [9].

Somme toute, le broyeur de couleurs est un magicien qui puise à tant de prestiges que nous ne savons jamais au juste - qu'il ne sait pas exactement lui-même - par quels sortilèges il nous tient. Pour être moins riche, la nudité sculpturale nous donne le plaisir de saisir une forme, une matière à vif, en une possession d'autant plus intense qu'elle est plus dépouillée.

De là le sentiment que l'art de la sculpture se réduit à quelques principes élémentaires. Nous avions expliqué l'importance des canons par la relation « dansée ». Nous en trouvons ici une justification nouvelle. Dans la machine compliquée d'un tableau de Tintoret, c'est à peine si nous voyons le rapetissement des têtes par rapport à Titien. Dans la nudité de la statue, l'introduction du canon de Lysippe, où le corps comprend huit fois la tête pour sept fois chez Polyclète, est un événement capital et dénonce sans ambiguïté le maniérisme de la statuaire grecque au ive siècle.

De même, on pénètre déjà profondément la différence entre la statue hellénique et celle de Michel-Ange, en observant avec Rodin [10] que la première, vue du dessus, se répartit en quatre plans - épaules, bassin, genoux, chevilles - se coupant deux à deux et déterminant une cadence onduleuse; tandis que la seconde s'articule en deux plans, celui du tronc, celui des jambes, d'où le sentiment d'effort et de concentration. Ce qui se précise lorsque Rodin ajoute que l'antique est convexe, exposé à la lumière, tandis que le renaissant se replie en console.

Devant tant de sobriété de moyens, on ne s'étonnera pas que la statuaire ait été traditionaliste. Comparée à la peinture, elle a connu peu d'écoles, peu de tendances, et celles-ci ont toujours gardé une forte teinte de classicisme. La sculpture est art classique, disait Hegel. Toutes les formes d'exubérance, de témérité, de fugacité lui répugnent. Le Baroque, si remarquable en peinture, de Titien à Rubens, lui joue des tours ou s'inverse : vrai baroque que Bernin, mais décadent, tandis que Michel-Ange porte l'étiquette avec un dépouillement qui la contredit. Et il en va de même, au xixe siècle, du romantisme et de l'impressionnisme, pourtant si riches en peinture, de Delacroix à Monet : vrai impressionniste que Carpeaux, par la fugacité de ses pas, de ses sourires et de ses touches de lumière, mais il s'évapore, cependant que Rodin, dans la plastique de son âge mûr, n'a plus guère de romantique et d'impressionniste que le nom. Comparons encore peintres et sculpteurs d'aujourd'hui : ceux-là toujours impatients de courir les aventures, ceux-ci résistant longtemps à l'abstraction et, à présent que certains y sont parvenus, y cherchant encore, comme Arp ou Brancusi, Gabo ou Lippold, un surcroît d'ascétisme.

 

9G. LE PARADOXE DE LA MATIÈRE

 

Nous nous sommes laissés croire que les divers moyens expressifs de la statue vivaient dans la concorde, qu'ils concouraient même à en faire un paroxysme d'évidence et de présence. En réalité, si on voulait résumer d'un mot toutes les qualités spécifiques de la sculpture, celles qui l'opposent au tableau, on devrait la dire plus matérielle. Or, la matérialité est chose ambiguë.

Elle confère à la statue une évidence et une autorité sans pareilles; elle lui apporte aussi mystère et contingence. Par un côté, la matière entretient des relations avec l'esprit : son éclat, son aplomb, sa consistance l'expriment. Mais en même temps elle lui échappe. Si bien qu'en insistant sur la matière, en captant sa tridimensionnalité, son poids, sa substance, - et pas seulement sa couleur, comme le tableau, - la sculpture se donne le statut paradoxal d'un art à la fois beaucoup plus lisible et beaucoup plus mystérieux. Insistons-y.

La forme sculpturale, par sa troisième dimension réelle, gagne en fermeture, en intelligibilité. Mais en même temps quoi de plus insaisissable que la profondeur vraie? J'ai beau anticiper et retenir les profils, je ne ferai jamais simultanément le tour de la ronde-bosse, je ne totaliserai jamais tous les angles du relief. Nulle part nous ne sentons davantage la joie d'étreindre; nulle part aussi nous n'éprouvons plus explicitement que toute saisie humaine est « perspectiviste » et incapable d'embrasser. - La pesanteur de la statue ajoute à son autorité. Mais qu'y a-t-il de plus buté, de plus sourd, de plus imperméable à l'esprit que la masse? Le poids est force, il est aussi inertie obtuse. En le soulignant, le sculpteur introduit dans son œuvre autant de ténèbres que de robustesse. - Enfin, par la voix des substances, la forme sculpturale gagne en actualisation et en concrétude. Mais elle accueille ce qui dans toute substance, dès lors qu'on la considère en elle-même, est irréductible à l'esprit : cette vie indépendante dont s'animent les choses. Dans le vers de Hugo : « Le dolmen monstrueux songe sur la colline », passe l'inquiétude de l'opacité millénaire et hostile, du bourgeonnement et du grouillement chaotique du bloc de granit. Le vieux métal ou le vieux bois ne troublent pas moins. Toute matière est là, épaisse, aveugle, muette, insolite en ses empâtements. Or, une fois de plus, le sculpteur ne dissimule pas cet aspect, il l'exploite. Quand une peinture vire, on dit qu'elle se dégrade; qu'une statue vieillisse, on dit qu'elle se patine. De bronze ou de bois, elle accepte délibérément l'évolution de sa substance avec son imprévisibilité - comme elle accepte les contingences de la lumière qui tourne autour d'elle et la transforme, selon les heures du jour, en déplaçant ses ombres et ses tons.

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre pourquoi la sculpture est le plus magique des arts supérieurs. Pleine d'une matière dont la tridimensionnalité échappe, recelant les pouvoirs mystérieux de la masse, morceau de nature encore vibrant des énergies du Tout (de là sa connivence avec le plein air), muette aussi, la statue évoque irrésistiblement le mystère qui nous déborde, le sacré. Siège des dieux, - non pas de Dieu, considéré dans les religions ancestrales comme irreprésentable, - elle sera fétiche, présence de divinités intermédiaires, ou bien encore amulette géante, bénéfique et maléfique. Et parmi les divinités et les pouvoirs cosmiques, elle figurera avec prédilection les puissances génératrices : elle leur est liée tant par la manière « haptique » dont elle s'éprouve que par la façon dont elle capte et libère dans sa forme les énergies du bloc originel. Il ne faudrait pas voir là une interprétation de la sculpture réservée aux peuples primitifs. Tout grand art est primitif; la sculpture, par sa vie de substance et de nature, plus que tout autre [11].

Mais alors, si le sculpteur insiste pareillement sur la matière, et si la matière est elle-même un élément paradoxal présentant des propriétés contraires, la statue sera le siège d'un conflit. Nous atteignons ainsi le dernier élément de son langage.

 

9H. LA LUTTE ORIGINAIRE DE L'ART

 

Que la statue soit le siège d'un antagonisme ressort évidemment de ce qui précède. Mais où tirer la ligne de démarcation entre les partis? On nous pardonnera deux ou trois alinéas de distinctions un peu scolaires, mais touchant à l'essence du sujet.

L'ambiguïté de la matière sculpturale mène à la conclusion que dans la statue se heurtent trois couples d'opposés : 1° une matière et une forme; 2° un morceau de nature et une intention humaine; 3° un mystère et une intelligibilité. Et tout serait clair si l'on pouvait répartir ces éléments en deux camps, groupant d'une part la forme, l'intention humaine et l'intelligibilité, et d'autre part la matière, la nature et le mystère.

Au vrai, nous le savons déjà, les choses sont plus complexes. La matière a évidemment partie liée avec la nature, et ainsi avec le mystère, mais elle contribue à l'intelligibilité de l'œuvre en apportant à l'intention de l'artiste l'autorité de son volume, de son poids et de sa substance. De même, la forme s'origine à coup sûr dans l'intention et dans l'intelligibilité humaines qui président à l'ouvrage; mais elle recèle une part de mystère, comme toute forme artistique, et de plus, en sculpture, elle se veut perméable aux ténèbres de la matière qui la porte.

Néanmoins, il n'est peut-être pas indispensable de tout compliquer. Sans doute la matière porte-t-elle l'intention humaine et l'intelligibilité de la sculpture, mais en tant qu'elle est assumée par la forme. Et inversement, il y a dans la forme et dans l'intention de l'artiste un recoin de mystère, mais c'est précisément en tant qu'elles s'ouvrent à ce qui n'est pas humain, - qu'on le nomme Nature ou Transcendance, - et qui en sculpture s'exprime toujours par une certaine insistance sur l'autonomie de la matière. Bref, à condition d'y apporter mentalement les précisions indispensables, il semble commode de s'en tenir à la distinction traditionnelle de la matière et de la forme, et de l'interpréter comme l'opposition, dans la statue, du morceau de nature et de l'intention créatrice, - celui-là représentant plus particulièrement le pôle de mystère et celle-ci le pôle de l'intelligibilité.

Ainsi entendu, le conflit sculptural prend toute son éloquence au moment où l'artiste se met à l'ouvrage. A cet instant, sont en face l'un de l'autre, encore intacts, l'intention de l'homme s'ébauchant dans la forme projetée, et le bloc initial, prêt à collaborer avec cette intention, mais au prix d'un arrachement et d'une ruse, et en se réservant toujours un ultime refuge d'indépendance. La lutte s'engage avec âpreté, car il y a quelque chose d'athlétique dans cet art, et l'on a fait remarquer que l'atelier du sculpteur était désordonné comme un champ de bataille [12]. Encore cet affrontement ne s'achève-t-il pas avec l'œuvre, mais s'inscrit dans son résultat. Le sculpteur ne veut pas que Vénus devienne ce marbre, ni que ce marbre devienne Vénus. Il prétend réaliser une statue, à la fois présence de l'esprit et mystère de la nature : marbre et Vénus.

Le peintre ignore cette tension de la matière et de la forme; du moins elle n'existe pour lui qu'en cours d'exécution et disparaît dans le tableau achevé où, faut-il le redire, les substances ne parlent jamais d'elles-mêmes. Quant à l'architecture, si on y retrouve cet antagonisme, il se disperse dans l'ampleur du bâtiment. La sculpture offre le combat dans sa nudité [13]. Elle le consacre, l'éternisé.

Pour autant, elle est par excellence art héroïque, et les plasticiens dont la vision du monde fut héroïque devaient spontanément s'y exprimer. Témoin les Grecs. Témoin Michel-Ange, dont l'espace comme peintre et comme architecte s'alimente au thème de l'opposition vaincue. Comment ne se serait-il pas complu d'abord et surtout dans cette lutte de l'idée et du marbre, où les contraintes ne sont pas des amoindrissements mais des résistances donnant leur dimension de mystère aux forces et aux lumières qui les domptent.

Ainsi, la sculpture nous fait éprouver de la façon la plus simple, la plus originelle, l'acte artistique. Qu'est-ce que l'art, sinon l'entreprise d'imposer une forme spirituelle à une matière qui ne l'est pas, et dont néanmoins, pour s'y mirer, l'esprit doit capter les pouvoirs, dans un combat jamais achevé? Or, la résistance du matériau que le grand sculpteur choisit d'ordinaire hostile, le poids même des outils (non les légers pinceaux, mais le ciseau, le maillet, ou du moins quelque doloire, herminette, couteau, gouge, grattoir, plus durs que ce qu'ils attaquent) expriment de la façon la plus saisissante l'effort par lequel l'homme - cet être-au-monde - tente d'arracher la forme de son esprit à la matière sourde et sonore de la Nature. Cet effort essentiel se révèle ici d'autant mieux qu'il n'est pas, comme dans les autres arts, un moyen, un moment, mais partie intégrante du but.

 

 

Chapitre 10 - Les grands types de sculpture

 

La statue est assez proche de la peinture pour se voir appliquer les quatre classifications du tableau. Elle a connu en nos pays la même évolution allant du parallélisme strict entre les deux sujets, scénique et sculptural, à l'abstraction contemporaine. Classique et baroque, maniérisme et expressionnisme s'y retrouvent assez clairement. Elle aussi fut linéaire (Grèce archaïque), coloriste (Baroque), luministe (Olympie), composée (Phidias), clair-obscuriste (Inde). Enfin, les techniques de la taille directe ou au ciseau, de l'épannellement ou du modelage, du marbre, du bronze ou du bois, y définissent chacune un esprit. Mais outre l'ennui de la répétition, ces catégories seraient moins parlantes en sculpture, en vertu de sa simplicité et de son caractère traditionnel.

La distinction de la statue et du relief est déjà plus topique. La statuaire proprement dite, ou art de la ronde-bosse, travaille dans l'» espace » : l'œuvre vise à être appréhendée de tous côtés, ou du moins de plusieurs; elle excite au maximum mes sensations tactiles, car je puis l'étreindre, établir avec elle une relation membre à membre, en la contournant plus ou moins. Au contraire, le bas-relief se développe dans l'» étendue » : chacune de ses figures se détache sur un fond; il stimule peu mes sensations tactiles, car il n'a guère de volume : je le vois étalé devant moi ou, s'il se dispose en frise, je le parcours successivement, je le lis. En d'autres mots, la ronde-bosse est pleinement sculpturale, tandis que le bas-relief se rapproche de la peinture. En Egypte, par exemple, il fut la « peinture du riche » : le chromatisme étant très pauvre dans le Proche-Orient (bleu, ocre, rouge-brun), le léger relief du mur gravé ajoutait à la couleur des effets d'ombre, ignorés du peintre de l'époque, - sans compter le privilège, insigne pour l'égyptien, de la solidité. Si bien que le champ du sculpteur s'étend du sculptural pur au pictural pur (ou presque) en passant par une suite continue d'intermédiaires : ronde-bosse de Moore à regarder de partout; statue de la Renaissance faite pour être vue principalement de face, comme le David de Michel-Ange; statue adossée du Moyen Age et même parfois statue-colonne; haut-relief des métopes du Parthénon; bas-relief des stèles funéraires grecques; dessin gravé des tombeaux égyptiens. Tels sont les degrés du sculptural et du pictural, autant dire du tactile et du visuel en ce domaine [14].

Mais la classification la plus fondamentale semble tenir au fait que la sculpture est le siège, nous l'avons vu, d'une tension entre sa forme et sa matière. Or, en bonne logique, il y a quatre façons d'envisager les relations entre deux éléments : on peut les confondre, privilégier le premier, privilégier le second, tenter une synthèse des deux. Dans le cas qui nous occupe, nous désignerons ces solutions des noms de sculpture magique, sculpture formelle, sculpture matérielle et sculpture ouverte.

 

10A. LA SCULPTURE MAGIQUE

 

Un fétiche nègre présente cette propriété remarquable d'affirmer au même titre la figure et le bloc de bois. Cela ne tient pas seulement à l'esthétique du « pieu », à savoir que le Noir attaque à l'herminette un tronc d'arbre, et modèle sa statue en respectant le cylindre générateur. Chaque détail concourt au même effet : œil, nez, bouche, moignons de membres, tout est ligneux, tout conserve, dans sa structure, la puissance mystérieuse du bois. Et la maîtrise que montre l'artiste africain dans l'usage des patines ne fait que renforcer cette impression.

C'est peut-être plus surprenant chez les égyptiens. Car on s'explique encore la réussite des Noirs parce qu'ils élaborent des formes élémentaires, donc proches des puissances telluriques. Mais l'Egypte a poussé très loin le raffinement de l'expression psychologique, et les Grecs n'ont pas inventé le plus subtil des sourires : néanmoins, dit Samivel, y a-t-il sculpture où la pierre soit plus humainement une joue, où la joue soit plus minéralement une pierre?

Tel est le privilège du monde animiste. Rien ne s'y sépare. Les choses ont une âme, et l'esprit est une chose, indissolublement. Règne la Force, la Force-Mère dont tout participe et où tout se réconcilie. La pierre n'a même pas à devenir la joue du Pharaon, puisqu'elle l'a toujours été : le ciseau l'y dégage, comme l'herminette dégage le fétiche, l'âme de l'ancêtre, dans le bois. L'artiste primitif n'a pas à accomplir de synthèse : il vit encore dans l'ineffable confusion de l'objet et du sujet, de la sensation et du sentiment, de l'énergie des matières et de la structure de l'esprit.

Ce moment a existé aussi chez les peintres. Les peintures rupestres d'Altamira ou celles que l'on découvre chaque jour en Afrique du Sud, ont des vertus semblables. Pour l'homme du paléolithique, les animaux représentés n'étaient pas de simples images, mais, comme l'a montré Leroi-Gourhan, la présence génératrice du Masculin et du Féminin. En ce temps, le dessin était plus que réaliste, il était réel. Que la représentation fût fidèle ou qu'elle s'orientât vers le symbolisme, peu importe : chaque ligne, chaque couleur manifestait le Chiffre du monde par où l'on touche et possède toute existence. Mais la figuration des bisons d'Altamira se fait encore par l'intermédiaire de signes (couleurs et traits), et reste donc vision; le sculpteur, lui, élabore un objet sans intermédiaire imaginatif, un véritable morceau du monde : ce tronc d'arbre, ce fragment de grès, que je peux voir et toucher directement, aussi bien que le corps, le sourire ou le regard qu'il porte, qu'il est.

Aussi est-ce chez lui que la mentalité originelle demeure le plus longtemps vivace. Quand il aura perdu la croyance animiste, il conservera un mode animiste de sentir. Au moment où les égyptiens dressèrent les images les plus parfaites de l'unité initiale, leur civili­sation commençait à quitter la mentalité primitive. De même, le Moyen Age grec s'acheminait déjà vers une civilisation technique, lorsque la statuaire archaïque conçut l'Héra du Louvre tout engainée dans son marbre. De même encore, le barbare christianisé qui sculpta nos Christs et nos Vierges du xiie siècle croyait de moins en moins au monde ancestral, alors que ses œuvres restent un témoignage sans équivoque de l'énergie des matières. L'on en dirait autant des figures des temples indiens, khmers et chinois.

Le caractère magique de la sculpture primitive explique toutes ses autres propriétés. Lorsqu'elle est liée à une architecture, comme chez les égyptiens ou les Romans, l'union de la matière et de la forme la rend aussi murale que possible; l'impératif mural justifie le culte de la masse ainsi que l'espace centripète; cet espace à son tour entraîne la modestie du modelé, l'indifférence aux contrastes de la lumière; d'autre part, la liaison au mur veut que la statue ne soit généralement pas ronde-bosse, mais relief ou statue adossée. Par contre, là où elle n'est pas liée à une architecture, la sculpture primitive laisse à la magie son éruption : si les Ba-Luba lissent des rondeurs pleines, la plupart des statues et masques nègres cherchent le franc ressaut, et la photographie expressionniste d'aujourd'hui ne fait que leur rendre l'éclairage mobile et fantastique des cérémonies sacrées. Tout se tient dans une vision d'art.

La victoire des théologies, des philosophies, enfin des sciences, allait compromettre cette familiarité sacrale. En se mettant à penser méthodiquement le monde, l'homme en émerge. La rupture eut lieu surtout en Occident où l'élaboration rationnelle prit une place prépon­dérante. En Inde, en Chine, à Angkor, la pensée, plus irrationnelle, entretint l'appartenance au cosmos; ainsi dieux, déesses, dénions, et bodhisattvas continueront longtemps de puiser leur force à l'énergie des matières. Par contre, dans la Grèce intellectualiste du ve siècle, comme dans le Moyen Age scolastique du xiiie et la Renaissance scientiste du xve, le langage des substances va s'effacer devant celui de l'esprit, de la forme.

 

10B. LA SCULPTURE FORMELLE

 

Dans la Grèce du ve siècle, ce fut une sorte d'explosion. L'être humain confondu dans la nature et dans le clan, voici que brusquement il se découvrait la possibilité enivrante de décoller des choses, de les comparer, de les critiquer, d'en chercher le fondement. Les Grecs n'inventèrent ni la société, ni le langage, ni la beauté, ni la religion, ni la technique, ni la nature, mais ils donnèrent à tout cela cette dimension de rationalité, de conscience lucide, de calcul systématique qui en fit le Droit, la Politique, la Littérature, la Philosophie et les Sciences : bref ce qui, pour nous encore, définit l'avènement de l'esprit.

La sculpture, avec sa clarté et sa décision, fut un témoin particulièrement sensible de ce retournement. Dans ces matières où l'artiste avait toujours vu une réserve d'énergie-mère qu'il avait pour mission de révérenciellement dégager, il n'allait plus considérer désormais qu'un véhicule dont la vertu principale serait d'être malléable et solide, docile à la forme qu'on voudrait lui imposer. Et cette forme même ne serait plus un rythme que l'artiste épouserait en une communion sacrale, mais le résultat d'un calcul anatomique et géométrique, fruit libre de sa raison. L'homme avait cessé d'être une force du monde pour se faire le regard indépendant qui le juge et le façonne. De source, la pierre devenait le réceptacle de l'idée.

Qu'on nous comprenne bien : les égyptiens aussi avaient montré un sens aigu de la forme, voire du trait physiologique ou de l'action pittoresque; l'Aménophis IV de Karnak ou le Scribe assis du Louvre ont une individualité, une vie quotidienne que la sculpture grecque ne connaîtra que très tard. Mais chez eux la frontalité, distribuant symétriquement les parties du corps autour d'un axe, ainsi que l'idéographie de la vision magique, donnaient aux éléments réalistes une immobilité, une consistance, une éternité qui les faisaient littéralement descendre dans l'objet, dont ils paraissaient alors l'émanation. C'est ce qu'on entend par hiératisme. Au contraire, en brisant la frontalité et en remplaçant l'idéographie par l'anatomie, les Grecs classiques allaient dissoudre les matières dans les corps. Les sculptures égyptiennes écrivent, comme le Scribe assis, marchent, comme Ka Aper, aboient de tout leur être, comme les Anubis ; elles gardent le poids, la consistance, la distribution architectonique de la matière génératrice. Avant d'être un bloc de marbre, l'Héraclès d'Egine est un tireur qui bande son arc, accroupi et revêtu de la parure virile de ses muscles.

Non que les Grecs n'aient plus accordé d'intérêt aux substances. Rodin observe que le dos d'une Vénus, lisse au premier coup d'œil, se granule à la lumière frisante, découvrant sa vie à la fois charnelle et minérale. Seulement, au lieu de faire parler les matières pour elles-mêmes, comme dans l'art magique, la sculpture classique réduit leur rôle à n'être que l'exact soutien des formes. Dans le Combat des Lapithes et des Centaures au fronton d'Olympie, le marbre exploite son poids, sa robustesse, sa netteté de marbre, - sinon nous sortirions de la grande sculpture, - mais toutes ces qualités ne sont plus aperçues comme ses vertus propres : elles passent dans les gestes des lutteurs qui sont pesants, robustes et nets.

Le reste est trop connu. La forme libérée illustra les phases de développement que Focillon attribuait à toute forme : l'archaïsme, le classicisme, le raffinement et le baroque - et qu'on ne retrouve pas avec la même décision dans les arts magiques [15]. Vers 480, les figures du temple d'Egine ont encore la structure anguleuse de l'archaïsme.

Mais au temple d'Olympie, puis dans le Doryphore de Polyclète, s'élabore la synthèse classique (le célèbre « canon » représente bien cette époque de force souple virilement trapue), tandis que Phidias et ses élèves conçoivent pour la frise, les métopes et les frontons du Parthénon un monde d'immortels et d'hommes dont la liberté ne compromet pas la noblesse. Cependant, dès la fin de ce ve siècle, la Victoire de Paeonios atteste que le sculpteur grec « raffine » : il cherche un art plus mouvant, plus chaud, plus coloré, gonflant et déprimant les ombres aux plis des draperies collantes. Ce glissement vers le lyrisme et la fluidité s'accentue au siècle suivant : Praxitèle, non sans émotion religieuse, dénude Vénus, et son Hermès est parcouru, autant qu'elle, d'un trouble frémissement [16]; Lysippe crée un canon nouveau, dont la tête plus petite confère à son Apoxyomène une élégance fragile; déjà avec Scopas s'était amorcé le « baroque » : les alter­nances de l'ombre et de la lumière s'y faisaient pathétiques. Il y a loin d'Egine à Lysippe. Mais tout cela possède un dénominateur commun : Dionysos accompagne Apollon, - et c'est la sève de cet art, - mais franchement en retrait.

Telle fut la sculpture grecque formelle. Telle sera désormais la sculpture chaque fois que l'être humain décollant du monde et cessant de se considérer comme une force parmi les forces, voudra imposer aux choses les images qu'il aura rationnellement ou sensiblement, en tout cas librement conçues. Ainsi en notre Moyen Age, au début du xiiie siècle. A Chartres, les figures protogothiques du Portail Royal sont encore des statues-colonnes, proches de la magie de Saulieu et d'Autun, mais à partir de 1200, tout change. Après une courte période bien représentée par le Jean-Baptiste du portail nord, dont la structure anguleuse rappelle l'archaïsme d'Egine, voici qu'au portail sud les Confesseurs dégagent leurs membres, les visages s'animent, la matière se résorbe dans la forme, en même temps que triomphe un humanisme encore héroïque, comme à Amiens. Nous sommes au Parthénon chrétien. Les sourires et la liberté des axes apporteront bientôt à Reims un raffinement évocateur de Praxitèle, en attendant qu'après le creux du xive siècle, le crépuscule gothique, celui de Claus Sluter et des gisants, rappelle la vision pathétique de Scopas.

Et la même conception de l'art allait évidemment dominer cette époque de lucidité scientiste que fut la Renaissance. Nous y retrouvons les moments habituels : depuis les rudesses de Donatello et l'équilibre de Verrochio, jusqu'aux féminités plus souples de Primatice ou de Goujon, en attendant le baroquisme du Bernin et le pathétique de Pujet. Depuis lors la Renaissance n'a pas cessé, et jusqu'au début de ce siècle nous retrouvons ses alternances de statisme, de langueur ou de lyrisme coloré.

Il va sans dire que la sculpture formelle est une des créations les plus admirables de l'esprit. On peut même croire que, chez les Grecs, elle en marque l'avènement, en proclamant la prise de distance de l'homme sur les choses. Néanmoins, nous n'y voyons plus aujourd'hui, comme autrefois, le sommet par rapport auquel tout se situe : la préparant, la réalisant, puis la perdant, en attendant de la renouveler. Il nous arrive d'éprouver devant les Parques du fronton du Parthénon, et surtout devant l'Hermès de Praxitèle, la nostalgie de l'Héra archaïque du Louvre. De même, nous n'affirmerions plus candidement qu'il y a progrès des statues-colonnes de Chartres aux figures raffinées de Reims, mais seulement progrès dans le mouvement, le naturel, l'eurythmie - toutes choses appréciables, qui ne sont pas le dernier mot de l'art.

Au vrai, il ne faut pas choisir de la sculpture magique ou de la sculpture formelle. Elles ont chacune leurs vertus. Tout système esthétique est bénéfice et déficit. La Grèce à partir du ve siècle gagne en lucidité, en humanité, elle perd en mystère, en magie de l'objet. Ses prestiges sont assez grands pour qu'elle ait paru à d'aucuns la seule sculpture valable. Mais ses faiblesses sont assez voyantes aussi pour que la redécouverte des arts primitifs et des arts exotiques, au début de ce siècle, nous ait fait mesurer de quel prix elle avait payé sa grandeur. On comprend alors l'effort de quelques-uns de nos artistes pour retourner aux sources.

 

10C. LA SCULPTURE MATÉRIELLE

 

L'affaire est assez ancienne, puisqu'on en trouve les premiers signes, et combien éclatants, chez Michel-Ange. Un coup d'œil sur ses quatre Pietà témoigne à quel point et dans quel sens il a évolué. Celle de Saint-Pierre appartient à la pure tradition classique : la dureté du carrare porte les cadences de la forme, et la pesanteur des matières est d'autant mieux vaincue que la verticale de la Vierge assise est coupée par l'oblique onduleuse du cadavre du Christ. Mais, cinquante-deux ans plus tard, à Sainte-Marie-des-Fleurs de Florence, une autre sensation nous attend : c'est encore de formes qu'il s'agit, mais l'imbrication étroite des masses déchirée par le zigzag pathétique du corps donne à la pierre quelque chose de si écroulé et de si nocturne que ce groupe, destiné par le maître à couronner son tombeau, prend une signification presque minérale. Enfin, à quelques pas, au musée de l'Académie, le renversement s'achève. Car la Pietà da Palestrina n'a pas reçu son dernier coup de ciseau, mais sa conception proclame qu'elle ne voulait plus être d'abord une figure; ce bloc où les personnages se compénètrent et renforcent leur effet architectonique par le paral­lélisme vertical des pesées, est avant tout l'épouvante colossale d'un quartier de roche. Et la Pietà Rondanini, à Milan, accuse le même dessein.

A la fin du xixe siècle, Rodin retrouvera la leçon. La Danaïde de marbre de 1885 immerge ses chairs lisses dans la pierre brute dont elle germe ; même le portrait de la Duchesse de Choiseul garde le souvenir de la matière génératrice. Pourtant, ce n'est encore là qu'une vue de l'esprit : Rodin, marbrier académique, ne déploie vraiment ses prestiges que dans le travail du métal, où il ne reçoit plus toute faite la substance, mais la combine, la condense, l'attise selon ses désirs. Ainsi, la Femme accroupie de 1882, comme les deux Balzac, enfin tous ses bronzes (portraits compris) bourgeonnent, coruscant dans les coulées et les enroulements de leurs scories. La pâte volcanique bout encore, habitée de puissances maléfiques et splendides.

Cette volonté tellurique devient explicite chez notre contemporain Henry Moore. On dirait qu'au cours de sa promenade, l'artiste a avisé un tronc desséché qui le regarde, une racine, une pierre étrange, presque humaine. Nous sommes aux premiers jours de la Création, quand les choses inanimées songèrent à devenir la vie. Et voici que l'œuvre s'ébranle. Dans l'esprit du sculpteur et bientôt sous ses mains, la souche et le grès précisent peu à peu leur allusion au vivant. Du corps de la bûche, des méandres de la pierre moussue, le bras et la jambe vont se détacher, s'arquer peut-être en un appui. Mais qu'on prenne garde : ce soulèvement d'une chose vers l'organisation, c'est moins le minéral ou le bois cédant à la femme ou à l'homme qui s'éveil­lent, que cette femme ou cet homme rêvés par l'artiste qui, venant à la rencontre de l'informe, retrouvent leur origine, cette indistinction première où ils étaient reliés au Cosmos dans une familiarité terrible et béatifiante. La structure, par un singulier paradoxe, ouvre davan­tage à l'informulable qu'à l'esprit. Et l'usage des patines sur le bronze et la pierre nous rappelle curieusement une caractéristique de la statuaire noire.

Il y eut des affinités entre cette sculpture et le cubisme, épris de pénétration de l'objet. Laurens, poussé par les forces du bronze, remonte à des morphologies encore indistinctes, communes à tous les vivants : et son Océanide est un hybride de mammifère et de poisson. Jean Arp fait lever la pâte minérale dans ses Concrétions, synthèses de bourgeons, de branches, de ventres et de cuisses. Mais l'orientation peut être très différente, et nous voyons Brancusi, parti lui aussi des formes organiques d'Adam et Eve, poursuivre, sans trahir jamais entièrement l'ovoïde initial, un fuselage et un polissage où la matière de l'Oiseau dans l'espace, dynamisée par des décalages et ouverte par ses reflets, semble acquérir une sorte de vitesse immatérielle, qui fait penser à Malevitch. Et c'est aussi à une dématérialisation, plus silencieuse celle-ci et plus mortifère, on oserait dire plus impalpablement poussiéreuse, que nous invitent ces figures de Giacometti, où le trai­tement luministe attire moins l'attention sur le bronze que sur l'espace qui l'entoure, qu'il découpe, tend par ces découpures (sans altérer sa vacuité) en tensions hertziennes.

Ainsi, la sculpture matérielle, engagée dans une recherche con­sciente des vertus substantielles que le primitif saisissait dans l'indistinction, finit par passer la main à un courant plus libre de poursuivre la mobilisation externe et interne de l'objet.

 

10D. LA SCULPTURE OUVERTE

 

La statue traditionnelle présentait aussi des ouvertures : un personnage s'y écartait d'un autre; un bras, d'un tronc. L'alternance des pleins et des vides a toujours fait partie du langage essentiel de la statuaire. Mais le classique évitait les vides intérieurs. On connaît le mot de Michel-Ange : l'œuvre parfaite doit être si bien fermée qu'elle puisse dévaler sans dégât la pente d'une montagne. Au contraire, en certaines statues actuelles, le vide joue partout.

 

10D1. La sculpture interne

Henry Moore a été amené, au cours de sa carrière, à pratiquer toujours davantage une sculpture ouverte : dans certaines œuvres, un corps se figure même en trois tronçons distincts. Ainsi, la statue n'est plus entourée par le paysage ou le milieu urbain, et il sied mal de se demander si elle est centripète ou centrifuge. Elle travaille en eux, ils travaillent en elle. Elle y fonctionne comme une grille de déchiffrement, comme un principe de familiarité, de rapprochement de ce qui est insolite et lointain; en retour, eux y pénètrent et y ouvrent ce qui se clôt, s'empâte, ou simplement se suffit. Cependant, chez Moore, cette sculpture garde un accent traditionnel, en ce sens que le vide y demeure au service du plein. Le paysage l'ouvre moins qu'elle ne le recueille, et les béances du métal ou du bois, au lieu d'exclure la palpation, lui donnent de nouveaux accès. Nous allons voir cette approche se retourner.

 

10D2. La sculpture énergétique

Dans beaucoup d'oeuvres typiquement contemporaines [17], on trouve des tôles et des barres soudées, qui semblent contredire le monde du sculpteur. Le Danois Jacobsen a soin de ne pas refermer ces surfaces en solides et de leur garder la qualité de plans, comme pour contrarier le volume. De plus, il choisit le matériau le moins dense ou le moins noble (fer, nickel, zinc) comme pour éviter toute magie de la substance. Des tentatives plus radicales n'utilisent même plus de plans, - les surfaces imbriquées restent volumineuses et massives, - mais des éléments linéaires. Chez Lippold, Gabo ou Pevsner, l'œuvre se compose souvent de tiges, de tubes, parfois de simples fils métalliques, fournissant une armature. Une autre manière d'atteindre le même résultat, celle de certains Gabo et Pevsner, est de recourir à des corps transparents, comme les matières plastiques et les pâtes de verre. Sommes-nous encore en sculpture? De tous ses caractères spécifiques : dépassement vers l'ambiance, tridimensionnalité vraie de la configuration, volume, masse, substance, ambiguïté de la matière, lutte originaire de l'art, ces nouveaux objets ne retiennent que les trois premiers. Dirons-nous que, pour mieux atteindre ses fins, l'artiste a toujours le droit de certains sacrifices, et que nul ne peut obliger le sculpteur au respect de la masse lorsqu'on voit Rembrandt, Goya, Vinci renoncer presque à la couleur? Mais avant de parler d'amputation, il faudrait se demander si Jacobsen, Lippold, Pevsner ou Naum Gabo abolissent vraiment la masse et la substance, ou s'ils en donnent une version nouvelle, conforme à l'univers contemporain.

Nous avons répété que l'artiste, le philosophe, l'homme religieux, le savant exprimaient dans des langages différents, et avec plus ou moins d'avance ou de retard, une même saisie fondamentale du monde, variant selon les époques. Or, pour la physique moderne depuis Einstein, la masse et la substance des matières sont réductibles à l'énergie, et l'énergie elle-même se définit par des courbures de l'espace. Pourquoi dès lors le sculpteur ne serait-il pas tenté de rendre la masse par une suggestion d'énergie, elle-même obtenue par une structure spatiale, où le vide serait le véritable plein? Il ne s'agit nullement pour l'artiste de traduire, de transposer, d'enjoliver « esthétiquement » une découverte du savant, mais d'exprimer par ailleurs, et au niveau sensible qui est le sien, une nouvelle perception du monde qu'il partage avec le savant ou le philosophe. Devant la Variation n° 7 de Lippold, quelque chose nous rappelle les schémas atomiques des manuels de physico-chimie, mais à un autre niveau : par la rigueur de l'absolu et le sujet sculptural, la schématisation abstraite et impersonnelle du savant devient vision du monde. Contrairement à ce que pense Read, nous ne sommes pas en présence d'une sculpture sans masse : la masse a simplement pris l'aspect plus subtil que lui donne notre nouveau sentiment du réel. Et contrairement à ce que suggère Brion, une Variation de Lippold ne s'éclaire pas par des formules mathématiques, même en tenant compte des flottements que la sensibilité de l'artiste y apporte : l'art du sculpteur reste toujours une réalité physique (« massive » encore) et ce sont les représentations physiques récentes, du reste mathématisées, qui peuvent éventuellement nous aider. L'expérience des œuvres est sur ce point aussi concluante que ce texte de Pevsner et Gabo : « Nous utilisons l'espace comme un élément nouveau et plastique, une substance qui cesse d'être, pour nous, une abstraction, devient une matière malléable et s'incorpore à nos constructions ».

 

10D3. La sculpture mobile

Mais si la masse est réductible à l'énergie, et celle-ci à des rapports spatiaux, où donc une structure sera-t-elle plus énergétique, et ainsi plus « massive », que dans l'espace-temps? La sculpture contemporaine devait logiquement s'adjoindre le mouvement réel, et cela en trois directions.

a) L'artiste peut spéculer sur le mouvement du spectateur. Ainsi, Vasarely a fait ce qu'il appelle des « études cinétiques profondes sur écrans transparents » : un échelonnement de grilles réalisées en métal ou gravées sur verre développe, à mesure qu'on se déplace, non pas des figures mouvantes, mais, en raison de la polyvalence instantanée des compositions vasarélyennes, de véritables concentrations et dilatations d'espace, et donc de « masse » sculpturale.

b) On peut imaginer alors un mouvement quasi spontané. Les Mobiles de Calder sont de minces plaques d'aluminium reliées par des chaînettes ou des tiges d'acier, en équilibre instable, et que le moindre branle, le moindre souffle d'air fait bouger. Ici encore, ce qui compte c'est le vide, un pur jeu de relations spatiales, non le plein. Dressé ou suspendu, le mobile n'est pas un être substantiel, arbre ni plante grimpante : ses feuilles ne sortent pas de branches, qui ne sortent pas d'un tronc; leurs liens sont de raccord, de réactions mutuelles, non d'appui, ni de croissance; et le vent qui les meut, au lieu de souffler contre elles, souffle en elles, de partout et de nulle part.

c) Enfin, on concevrait un mouvement de la statue provoqué par le spectateur ou par un moteur quelconque. Laissons de côté le cas où l'œuvre tourne d'une pièce autour d'un ou de plusieurs axes : au lieu d'y gagner, nous perdons plutôt le bénéfice des saisies fixes, propres à la vision sculpturale. Mais Nicolas Schoeffer, en animant des parties en mouvements multiples, en les peuplant de lumières (parfois de sons) qui s'y réfléchissent, les traversent, les projettent dans le milieu, dissout radicalement la matière sculpturale et va sans doute aussi loin que possible dans la création d'une masse, d'une substance qui, loin d'être premières, comme dans la sculpture traditionnelle, résultent tout entières d'un pur jeu de relations, d'un champ spatial.

Ainsi en s'adjoignant le mouvement - il vaudrait mieux dire : la mobilité [18] - le sculpteur, après le peintre, instaure en art le primat de la relation sur l'être, c'est-à-dire la nature artificialisée, l'artifice naturel, la « réalité médiane », que la science, la technique, l'industrie triomphantes ont donnés pour nouveau paysage à l'homme. Et nous ne serons donc pas étonnés que, rejoignant ainsi l'Op'Art, la sculpture s'allie enfin à cette autre tentative d'instituer une « réalité médiane » : le Pop, dernier avatar d'une sculpture et d'un art ouverts [19].

 

10D4. La sculpture du ready-made

Nous ne comprenons pas sous cette rubrique tous les sculpteurs qui travaillent avec des objets fabriqués. Ainsi Louise Nevelson aligne et superpose des casiers faits de simples planches de caisses et d'autres matériaux standard, mais, comme l'indiquent ses titres (Hommage à l'univers...), ces humbles objets demeurent magnifiés chez elle par une structure cosmique, qui en retour magnifie leur substance; et quand elle soude des cages transparentes en plexiglas, c'est pour organiser des courants lumineux comme d'abord elle organisait des ombres. De même, nous ne songeons pas ici aux Métamécaniques de Tinguely, ces machines faites avec des pièces de machineries anciennes, et dont le matériau vieilli, le caractère poussif, l'inutilité flagrante provoquent la nostalgie pour maudire, pleurer ou rire, dans un esprit néo-dada. Dans les deux cas, nous ne quittons pas l'émotion ancestrale du sculpteur devant les matières.

Mais le Fauteuil en léopard d'Oldenburg, comme son frère géant érigé par Schippers dans un parc hollandais, crée un tout autre objet. Dans un cas de ce genre, un sculpteur d'autrefois eût trouvé son bonheur à tailler des planches, à les assembler, à les recouvrir d'une peau choisie pour la caresse de sa substance. Oldenburg part, dans le propos du moins, d'un fauteuil déjà fait, plus exactement du postiche d'un fauteuil fait, couvert de fourrure synthétique. Il lui imprime alors une déviation qui elle-même n'est pas un geste sculptural, mais l'élongation archiconnue du mobilier photographié. Et ainsi, de la rencontre de trois stéréotypes - le fauteuil standard, l'image photographique du fauteuil standard et le coussin rond (déjà femme publicitairement allongée) - il espère obtenir, sans quitter le ready-made (nouvelle étoffe du monde pour l'âge industriel), une inépuisabilité des rapports, une universalité, un déroutement, une concentration de la durée, une nécessité dans le gratuit, bref, ce que nous avons décrit comme l'intention permanente de l'art.

La sculpture pop n'est pas ouverte à la manière de Gabo, de Calder, de Schoeffer ou de Vasarely. Mais elle appartient au même monde, du fait que ses matières, ses images, ses manipulations sont également désubstantialisées, relationnelles. Par là elle est légère, volatile, jusque dans ses produits les plus grossiers. Par là, comme l'Op et l'abstraction, elle se montre architecturale, non en convenant à l'architecture, mais en empruntant quelque chose de son esprit : jamais surface, ni centre, mais atmosphère et emboîtement autour de nous. C'est même ce refus du centre, et de la surface en tant qu'elle se référerait à un centre, qui a suscité un des derniers avatars de la sculpture : le minimal. Dans des volumes ou des résilles absolument simples, si simples qu'ils ne sont plus vraiment composés, ni donc analysables en parties, la sculpture minimale n'abandonne pas le sentiment cosmique. Mais elle le fait naître en aidant celui qui l'aborde à s'engager dans une perspective interminable, qui au lieu de faire converger les lignes à la façon classique, et d'enfermer un événement, ouvre un processus sans foyer et sans limites, dont le participant est désindividualisé.

 

Henri Van Lier
Les Arts de l'Espace, Casterman, 1959

 
 
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Notes: 
 

[1] Cette distinction entre sculpture centripète et sculpture centrifuge n'est pas différente de la célèbre distinction entre espace-limite et espace-milieu, intro­duite par focillon dans L'Art des sculpteurs romans, et résumée par lui dans la Vie des formes, pp. 40-41 : « Dans le premier cas, l'espace pèse en quelque sorte sur la forme, il en limite rigoureusement l'expansion, elle s'applique contre lui comme fait une main à plat sur une table ou contre une feuille de verre. Dans le second cas, il est librement ouvert à l'expansion des volumes qu'il ne contient pas, ils s'y installent, ils s'y déploient comme les formes de la vie. Non seulement l'espace-limite modère la propagation des reliefs, l'excès des saillies, le désordre des volumes, qu'il tend à bloquer dans une masse unique, mais il agit sur le modelé dont il réprime les ondulations et le fracas et qu'il se contente de suggérer par des accents... Au contraire, l'espace interprété comme milieu, de même qu'il favorise la dispersion des volumes, le jeu des vides, les brusques trouées, accueille, dans le modelé même, des plans multiples, heurtés, qui brisent la lumière. »

[2] Cf. baltrusaitis, La Stylistique ornementale dans la Sculpture romane, 1931, focillon, L'Art des sculpteurs romans, 1931.

[3] Cf. grodecki, Domaine et destin de la sculpture, Critique, n» 118, p. 221 : « Toute l'évolution de l'art occidental tend, depuis des siècles, à la « libération » de plus en plus grande de la plastique. Chaque étape de cette évolution - naissance de l'art gothique, apparition du « réalisme » à la fin du xive siècle, avènement de la Renaissance, puis de l'art baroque, enfin du romantisme ou de l'impressionnisme de Rodin - crée un nouveau rapport, de plus en plus lâche, entre la sculpture et son cadre architectural. S'il y eut des périodes de « ‘régression » dans cette marche vers l'indépendance (l'art néo-classique de 1800 ou l'académisme moderne, depuis Hildebrand en Allemagne, depuis Bourdelle en France), ces errements n'ont rien de valable. » Aujourd'hui pourtant nous assistons à un retour à l'intégration, chez Kemeni par exemple.

[4] Herbert read, The Art of Sculpture, London, Faber and Faber, 1956, pp. 62-63. - L'opinion de Cellini, qui parle ailleurs de « quarante profils », est exprimée dans sa réponse au questionnaire de Varchi, auquel avait également répondu Michel-Ange, sur les mérites respectifs de la peinture et de la sculpture. Cf. E. G. holt, Literary Sources of Art History, Princeton, 1947.

[5] RODIN, L'Art, Entretiens avec Gsell, Grasset, 1911.

[6] Herbert read, op. cit., pp. 30-31.

[7] Cf. Henri lavachery, Statuaire de l'Afrique noire, 1954.

[8] Pour diverses raisons sociales et peut-être géographiques, l'Egypte a toujours distingué nettement la vie de cour et la vie familière, les spécialisant chacune dans leur sens. D'où deux formes d'art, chronologiquement parallèles : un art de cour, hiératique, abstrait, cherchant le matériau dur, et un art familier étonnamment réaliste, cherchant des matériaux souples. L'opposition a été développée par wohrinoer dans son classique Aegyptische Kunst, Problème ihrer Wertung, 1927. Il faut évidemment faire une exception pour l'époque amarnienne, où l'art de cour lui-même fut réaliste.

[9] Dans les bronzes grecs, les incrustations de divers métaux ne jouaient qu'à la façon à'accents - tout comme le travail délicat du burin, après la fonte, accentuait le modelé. Quant aux effigies chryséléphantines de Phidias, ce ne sont plus exactement des statues, mais cet intermédiaire entre la sculpture et l'architecture qu'on nomme le monument.

[10] RODIN, L'Art, Entretiens avec Gsell, 1911.

[11] Cf. GBODECKI, Destin et domaine de la sculpture (Critique, ° 118, p. 223) : « De l'amulette-fétiche favorisant la reproduction de l'espèce - les Vénus « callipyges » de la préhistoire ou les figurines en forme de violon des Cyclades - aux statues ithyphalliques de Min en Egypte, d'Hermès en Grèce, aux déesses mexicaines de la fécondité, représentées hurlantes, en pleine parturition, et jusqu'aux sculptures de la Renaissance et des temps modernes (on pense à telle « structure organique » de Jean Arp ou à Adam et Eve de Brancusi), la sexualité et l'invocation de l'acte fécondateur ne disparaissent jamais tout à fait de la sculpture. » Quant à la parenté de la statue avec l'amulette et le talisman, c'est une des idées maîtresses de Herbert Read, op. cit.

[12] Nous ne résistons pas à la tentation de citer le texte du Traité de la peinture où Vinci exprime son dédain pour un art qui provoque « une abondante transpiration » : « Le visage du sculpteur est poissé et barbouillé de poudre de marbre, ce qui lui donne l'apparence d'un boulanger, et il est couvert de minuscules paillettes comme s'il surgissait d'une tempête de neige. Sa demeure est malpropre et remplie de poussière et d'éclats de pierre. Combien différent est le sort du peintre ! Bien habillé, il manie un pinceau trempé dans une couleur délectable. II est vêtu à son goût et son intérieur est net et plein de délicieuses images. Souvent il jouit de l'accompagnement de la musique ou de la compagnie de gens de lettres qui lui lisent divers beaux ouvrages, qu'il peut écouter sans l'interposition du martelage et autres fracas. »

[13] Aristote, lorsqu'il veut faire comprendre sa théorie de la matière et de la forme, recourt par prédilection à l'exemple du sculpteur. C'est en effet l'art où elle est le plus sensible. Elle est inopportune en peinture, en musique, même en poésie, du moins quand on considère celles-ci dans leur résultat.

[14] La différence non seulement de technique mais d'esprit entre la statuaire proprement dite et le relief, a été bien soulignée par Malraux, qui les a présentés en deux volumes séparés du Musée imaginaire de la sculpture mondiale, 1952-54.

[15] Il semble bien en effet que les arts magiques tolèrent mal la théorie des quatre phases. On ne peut la vérifier par exemple dans l'art égyptien où l'hiératisme et l'humanisme ne se succèdent pas mais vivent côte à côte. De même, comme l'a fait remarquer Malraux, en appliquant cette théorie à l'art roman on aboutit à des absurdités : le baroque y est alors séparé par vingt ans au plus de son archaïsme et on doit y considérer comme classiques des œuvres antérieures au primitif. Et il n'en va pas autrement de la statuaire noire. - En vérité, les arts magiques sont seulement soumis à la loi universelle qui veut qu'une création vivante donne bientôt lieu à la stylisation sèche, à l'académisme, à la « production ».

[16] Un bon nombre d'archéologues mettent en doute l'authenticité de l'Hermès d'Olympie, qui répond pourtant bien à ce que nous savons de Praxitèle. - C'est sans doute le lieu de rappeler que la plupart de nos œuvres helléniques sont des copies d'époque romaine qui ne donnent aucune idée de la « rigueur de l'absolu » ou du « sujet sculptural » des créateurs grecs. Copies que le Discobole de Myron, le Doryphore de Polyclète, la Vénus de Médicis, l'Apollon du Belvédère, etc. Nous ne pouvons accuser le sculpteur grec de l'insipidité de ces œuvres, que Malraux classe justement non dans l'art grec, mais dans l'« antique », et dont l'influence a été si grande à la Renaissance et surtout dans l'académisme moderne. C'est pourquoi nous n'avons cité des statues de cette sorte que dans les cas où il fallait juger non de la valeur artistique de l'original mais de ses caractères historiques : le « canon » dans le Doryphore et l'Apoxyomène, la nudité de la Vénus de Praxitèle.

[17] Cf. Charles SEYMOUR, Tradition and Experiment in Modem Sculpture, Washington, 1949; Carola GIEDION-WBLCKER, Contemporary Sculpture, New York, 1955; Herbert READ, The Art of Sculpture, London, 1956.

[18] Il n'est pas sûr en effet que Vasarely ou Schoeffer manipulent le mouvement ou le temps, à quoi Gabo ou Pevsner prétendaient encore. Leurs polyvalences, plutôt que des genèses, offrent des devenirs instantanés, qui font songer, dans un tout autre ordre, au présent fascinateur du surréalisme. C'est leur audace et aussi leur danger, comme le montrent les suiveurs, contents du simple choc perceptif.

[19] Et où la temporalité se réduit également à des instants plus ou moins intenses.

 
 
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