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Texte de l'auteur (123 pages) en PDF
 
 
 
LES ARTS DE L'ESPACE
 
Première partie - LA PEINTURE
 
 
 

 
 
 
TABLE DES MATIÈRES
 
 
 
Chapitre 1 - L'attitude spectatrice et le sujet scénique
Chapitre 2 - La jouissance artistique et la beauté d'agrément
Chapitre 3 - La culmination artistique et l'absolu formel
Chapitre 4 - L'information artistique et le sujet pictural
Chapitre 5 - Les rapports du sujet scénique au sujet pictural
Chapitre 6 - Prédominance de l'absolu formel ou du sujet pictural
Chapitre 7 - Les moyens d'expression du sujet pictural
Chapitre 8 - L'esprit des techniques
 
 

 
 
 
LES ARTS DE L'ESPACE - LA PEINTURE
 
 
 

Chapitre 1 - L'attitude spectatrice et le sujet scénique

 

Un premier point de vue, le plus courant, considère le panneau peint comme une fenêtre par où nous serait offert un spectacle, réel ou imaginaire. A travers le rectangle du cadre, nous regardons s'étendre un paysage, se fermer un intérieur, évoluer un drame, surgir des monstres d'Apocalypse. On assiste et on prend part, du moins en esprit. L'œuvre livre alors ce que nous appellerons son sujet scénique. Celui-ci est déjà animé, dans ses contenus et dans sa présentation, par une intention spéciale, par une tendance à l'universel, propre à l'art.

 

1A. LES CONTENUS

 

1A1. Le documentaire

Lorsqu'il comporte un spectacle, le tableau a souvent le caractère d'un document. L'image se prête en effet au constat, comme le prouve l'emploi judiciaire de la photographie. Elle enregistre assez bien le fait brut. Le peintre a même le recours, comme le photographe, d'estomper ou au contraire de souligner les détails par l'éclairage, l'angle de vue, le cadrage, voire de commenter la scène par des insignes : auréole des saints, sceptre des rois, collier de la Toison d'Or, ou, de façon plus secrète, paon de sainteté, fleurs de paradis.

Mais si l'image picturale et photographique capte bien le fait ou l'emblème, elle réussit mal à nous en dire le sens. Qui distinguera après trois siècles, dans le sourire de cette abbesse de Lenain, ce qui fut suffisance, affabilité, joie, niaiserie ou simplement sénilité? Nos interprétations en ce domaine résultent d'idées préconçues, et Buytendijk fait justement remarquer que « si l'on tend à quelqu'un un portrait en lui disant qu'il s'agit d'un assassin, les traits composent à ses yeux un tout autre visage que s'il croit avoir affaire à un savant » [1]. La difficulté redouble dans les insignes et les cryptogrammes, dès que nous cessons de les traduire un à un pour chercher leur signification d'ensemble. Ainsi une fresque crétoise aligne une procession de femmes, mais s'agit-il d'action de grâces, de magie, de communion cosmique, de parade? N'accusons pas trop vite l'éloignement, puisque notre familiarité avec la Renaissance ne nous rend pas beaucoup plus déchiffrables les intentions enfermées par Vinci dans le sourire ou le paysage de la Joconde. N'accusons pas trop non plus l'immobilité du tableau ou de la photo, puisque le dessin animé, voire le cinéma muet échouent également à raconter des histoires circonstanciées. L'ambiguïté et la prolifération anarchique des sens semble une caractéristique de l'image comme telle, du moins quand on la compare au mot [2].

Et l'on oserait s'en plaindre, si cette faiblesse, bien comprise et bien exploitée, n'avait, en retour, des vertus. Voyons, dans le chef-d'œuvre du reportage photographique que sont les Images de guerre de Capa, le combattant saisi en pleine chute, ou encore les cadavres étendus raides sur une plate-forme de Castille. A part le fait brut de la mort en action ou de la mort accomplie, nous ne saisissons presque rien du sens particulier de ces scènes, et nous serions embarrassés d'en indiquer seulement l'heure. Mais, malgré cette lacune, ou à cause d'elle, nous voilà saisis par la mort en général, par quelque chose qui concerne l'être humain dans son tréfonds.

Le spectacle pictural a les mêmes pouvoirs. Comme narration d'un événement historique particulier, la Reddition de Bréda par Vélasquez est impossible à comprendre sans un commentaire verbal ou écrit qui l'accompagne. Mais néanmoins, et peut-être pour autant, elle exprime quelque chose de plus vaste qu'une victoire de l'Espagne sur la Hollande; elle touche la victoire et la défaite, la guerre et la paix, et en définitive la dignité et la fragilité de l'homme par-dessus les lieux et les temps, - tout comme le débarquement de Normandie de Capa sera aussi vaste, aussi jeune et aussi vieux dans un millénaire. Concerté par les maîtres, le spectacle du tableau est capable d'utiliser son ambiguïté, et ce que Malraux a magnifiquement appelé son silence, pour nous surprendre, mais aussi pour nous remettre dans la généralité du primordial, de l'essentiel.

 

1A2. L'imaginaire

Ce parti pris de l'universel, et l'on pourrait dire d'une vérité en profondeur, est encore plus sensible quand le peintre, quittant maintenant les faits qu'il a sous les yeux, se tourne vers l'imaginaire. Delacroix fasciné par la mort de Sardanapale, Rubens surprenant Vénus qui rend visite à Vulcain dans sa forge, Rembrandt voyant la lumière rayonner du Christ d'Emmaüs à la fraction du pain, inventent des gestes, des costumes, des architectures, mais c'est moins par désinvolture que pour atteindre et rendre la racine, la substance d'un événement historique, mythologique ou religieux.

Et les fictions restent au service de l'essence, elles y vont même plus droit, quand l'artiste, oubliant toute histoire, ose se livrer au démon de sa fantaisie. Alors - qu'il s'appelle Bosch, Bruegel, Goya ou Paul Klee - il ébranle un fonds commun de souvenirs et de réminiscences qui engage dans ce qu'il a de plus profond le rapport de l'homme et de l'univers, et par là nous concerne tous. La psychanalyse nous l'a assez rappelé, chacun de nous a commencé par séjourner longuement dans l'exiguïté et les ténèbres d'une matrice, viscère parmi les viscères; puis est passé, en en gardant un traumatisme inoubliable, par le goulot de la naissance; ensuite il s'est retrouvé dans un monde encore liquide et continu, celui des tumescences et des détumescences de la lactation; il a connu les ruptures brutales, agressives, du stade dit anal-sadique, qui n'est pas sans relation avec cet autre, que Jacques Lacan a appelé le stade du miroir, où se découvre notre caractère humain, de n'être jamais notre corps, mais de sans cesse nous projeter dans des doubles spéculaires, fragmentés et insaisissables; enfin il est parvenu, espère-t-on, à cette phase dite phallique, où, par-delà le continu et le discontinu opposés, se découvre la conjonction, en laquelle l'extérieur et l'intérieur, le soi et l'autre se compénètrent, s'échangent sans cesser de se distinguer.

Or telles sont les images qui hantent les rêves de la peinture : ces ventres gigognes où se creusent et se recreusent les dessins d'Henry Moore; ces fentes qui, chez Cranach, crevassent les troncs d'arbres, mais encore tous les objets par-dessus le sol glaireux; les serpents qui entourent le cou de la Simonetta ou descendent entre les yeux d'une lithographie d'Allen Jones; le lait somptueux des chairs rubéniennes; au contraire, les égorgements de femmes chers à Delacroix; les membres brisés, épars, incapables de se rejoindre, les formes toujours habitées d'autres formes et cependant sans épaisseur qui peuplent le pandémonium de Bosch [3], ainsi que la description acribique et furieuse des organisations viscérales et génitales de Vinci [4]; enfin, chez Braque, le broc et le bassin compénétrés, à moins que la Danaé de Titien, coupe ouverte, ne reçoive Jupiter sous la forme d'une pluie d'or. L'extrême fréquence de ces images viscérales et posturales [5] dans les cultures les plus diverses, les a fait attribuer par C. J. Jung à ce qu'il nomme, avec plus ou moins de bonheur, un inconscient collectif.

Ici la peinture n'est plus doublée par la littérature, comme dans son office de document. A l'inconscient, qui fait nos terreurs quand il se love et le prix de nos vies quand il se délivre, le langage et le tableau ont chacun leur accès irremplaçable. Que l'on considère un instant les deux Tentation de saint Antoine, celle de Flaubert et celle de Jérôme Bosch, d'égale densité poétique. La première dispose d'une ampleur de vision, d'une mobilité dans le temps, d'une résonance de sous-entendus ainsi que d'une virtuosité dogmatique que peut seul atteindre le discours. Mais la seconde, par son immobilité, sa simultanéité, son absence de toute explicitation, obtient ses rapprochements et ses écartèlements (plus pauvres) avec une vitesse, une frappe, une déroute de toute sécurité qui n'est qu'à elle.

On ne saurait donc marquer assez de réserve vis-à-vis d'un courant de la psychanalyse française qui privilégie indûment le langage. Bien qu'ayant prophétiquement marqué la part de la parole dans la structure et donc aussi le déchiffrement de l'inconscient, Freud n'exclut pas l'originalité du phénomène plastique, et ce n'est pas pour rien qu'à ses yeux le « travail du rêve » transforme les « pensées du rêve » en « images dramatisées » [6]. Il a même, du coup, formulé les deux grandes lois de formation des images picturales visionnaires : la condensation, par quoi plusieurs pensées inconscientes s'agglutinent pour engendrer [7], en s'additionnant, soustrayant, multipliant, divisant, surimprimant, des images à multiples sens; le déplacement, où les affects de tendresse, de terreur, etc. circulent, sous l'effet de la censure, d'une pensée, et donc aussi d'une image à l'autre.

Ceci explique même un trait commun aux fantaisies picturales (qui d'ailleurs se retrouve dans la peinture documentaire) : la restructuration selon un élément dominant, par exemple dans l'anatomie. Il est rare en effet que, chez un maître, un corps comprenne tête, bras, jambes, tronc; nous trouvons d'ordinaire l'une de ces choses drainant à soi le reste. Les femmes du Concert champêtre de Giorgione ne sont que des ventres, de l'épaule au genou : celle qui est assise élide son bras droit derrière elle, et le gauche dans le côté du triangle (de l'outre, de la courge) qu'elle forme. La Flora de Titien, également inarticulée et sans bras, est un sein unique qui gagne toute la poitrine et, à travers le cou, se répète dans la joue et le front. Au contraire, le Lucifer de Michel-Ange, réduit à des muscles, n'a pas de tronc : jambes remontant jusqu'à la ceinture, bras ne laissant passer du torse qu'un bourrelet, membre aussi, comme la tête enfoncée entre les épaules. Tintoret suit une voie intermédiaire, et sa Suzanne au bain, muscle et viscère à la fois, surgit en une ondulation reptile - péristaltique - du mollet à la tête, avant de se retourner, foudroyante, dans la descente des bras. Ainsi Renoir s'apercevra-t-il un jour que les yeux trop vifs contrarient l'épanouissement de ses corps fruités, et il décidera de les clore ou de les détourner pour qu'enfin la tête élargie se confonde avec la pulpe qu'elle couronne. Inépuisables sont l'inconscient et la sagacité des maîtres lorsqu'il s'agit d'unifier l'image d'un corps, d'un arbre ou d'un meuble selon un universel qui veut s'y délivrer.

 

1A3. Le mythique

Mais c'est sans doute dans le mythe, à mi-chemin du document et de l'imaginaire, que l'universalité du spectacle a été le plus cherchée. Nous entendons par là les représentations collectives, à la fois idées, images, impératifs, où les sociétés projettent leurs idéaux religieux, politiques et économiques d'une manière ritualisée, et avec un élan en partie irrationnel. La Croisade au XIIe siècle, dame Pauvreté au XIIIe, la Monarchie au XVIe et au XVIIe la Patrie, le Progrès au siècle dernier, détinrent la puissance du mythe. La peinture a joué à cet égard un rôle considérable, s'il est vrai que ces idées-images-forces agissent surtout quand on se dit, mais aussi quand on se voit engagé dans un certain ordre.

L'exemple décisif remonte aux origines de la peinture. Les animaux représentés sur les parois de Lascaux et d'ailleurs, et dont quelques-uns seulement portent des traces de coups de lance, ne sont pas, comme le pensait l'abbé Breuil, le gibier abattu en effigie selon un rite de chasse, mais, au contraire, des images du Masculin (chevaux) et du Féminin (aurochs, bisons) déployant une symbolique de la génération [8]. Jamais mythe visualisé n'eut autant d'efficace, car ces images, confondues avec la paroi des grottes, non seulement montraient sa signification cosmique à une société mais l'y impliquaient physiquement, par englobement, comme une architecture, lui dictant pour ainsi dire ses gestes.

Avec l'âge de raison, le mythe pictural se transforma en des programmes plus concertés, qui frôlent la propagande. Zélateur religieux, Durer contribue énergiquement à la Réforme en la dotant d'une imagerie où elle se reconnaît, comme Rubens, ami des Jésuites, soutient la Contre-Réforme, un siècle plus tard. Plus politiques, les processions de confréries vues par Gentile Bellini, le char de Frédéric de Montefeltre vu par Piero délia Francesca, trouvent leur point de départ dans des scènes réelles, mais désignent surtout le sens global que la société urbinate ou vénitienne se donne par élection implicite ou sous l'action d'un meneur de jeu. Les princes de la Renaissance furent des mécènes si généreux parce que la peinture non seulement créait d'eux des images flatteuses, mais proposait des programmes, et en particulier des images de la cité, souvent antérieures aux édifices et aux aménagements en projet [9].

Et, combinant le religieux et le politique, c'est encore un programme qui sous-tend le portrait des particuliers. Lorsque le bourgeois hollandais se fait figurer assis chez lui au milieu de sa famille, dans sa salle à manger, où a-t-on vu attroupement de cette sorte? La scène n'est pas vraie, elle n'est pas non plus un simple rêve; entouré de ses enfants et de son épouse, le marchand fait une composition mi-réelle, mi-imaginaire, qui correspond au sens qu'il veut donner aux choses et se donner à lui-même. Et l'effigie du bourgeois vénitien, habituellement seul, sans rappel de sa famille, crée une image différente, mais aussi irréelle et aussi efficace. Le portrait est partout mythique. Dans la vie courante, l'homme se tenait à peu près de la même façon au Moyen Age et à la Renaissance; mais, dès qu'on le portraiture, le médiéval se courbe sous le respect de la Transcendance, tandis que l'Italien se projette le port relevé, la main sur la hanche, la dissymétrie audacieusement affirmée, comme l'ancien s'était conçu derrière la majestueuse ampleur du drapé des toges.

Cependant même dans l'Occident rationaliste, le mythe poursuit parfois des fins plus secrètes et plus larges. Quand, avec la Vénus du Prado, Titien représente une femme nue, couchée, lacée d'un collier et d'un bracelet, la tête détournée, le regard glissant vers un chien qui se dresse en jappant sur le rebord du lit; lorsque, à ses côtés, il place un joueur d'orgue, vêtu de pied en cap, assis, ne découvrant que les parties actives de son corps, mains et visage, le regard tendu vers la femme offerte et vers le chien; enfin, lorsqu'il décide de continuer l'enfilade des tuyaux de l'orgue dans un paysage accroché au mur, mais qui épouse si sûrement l'alcôve que nous imaginons la scène en plein air, il nous livre une vision du monde où le mâle, dressé dans son vêtement chitineux d'insecte coruscant et redoutable, est pur sujet, où la femme, proposée, est objet, tandis que le paysage, arbres et horizon, est le macrocosme que l'un avec l'autre résument et accomplissent. Pareille façon de privilégier le masculin proclame assurément la Renaissance, mais elle la déborde et trahit un fonds qui a imprégné l'Occident depuis les Grecs jusqu'à hier.

Cette généralité est même souvent si grande que Jung et les psychologues junguiens ont cru reconnaître des mythes communs à toutes les cultures. Par exemple, on retrouverait un peu partout les quatre stades du développement du héros, - de la genèse de la psyché - que Paul Radin a décrits chez les Indiens Winnebagos [10]. De même la Sainte Anne de Vinci, comportant une femme très vieille une autre plus jeune, un enfant et un animal, figurerait à la fois les quatre âges de la vie, mais plus profondément quatre niveaux de l'intégration de l'âme. L évolution de Van Gogh serait un exemple particulièrement clair du symbolisme des éléments [11].

Quoi qu'il en soit, le mythe, sous ses divers avatars, est le moyen le plus élaboré mis en œuvre par le sujet scénique pour élever ses contenus à une universalité : celle de la classe sociale, de la cité de la religion toutes orientées vers un système des êtres et des choses. L'universel n'est pas l'identique sous toutes les latitudes. C'est ce qui d'une manière propre à chaque groupe humain, tente de situer l'homme dans le tout.

 

1B. LA PRÉSENTATION

 

Cependant, mieux que dans ses contenus, c'est dans leurs modes de présentation que le spectacle pictural poursuit l'intention universalisatrice et fondatrice de l'art. Lorsque dans la vie courante nous percevons ou disposons des objets, nous sommes peu conscients des initiatives que nous devons prendre pour obtenir ce résultat; nous sommes toujours enclins à croire que les objets nous sont évidents d'eux-mêmes; et nous les enregistrons comme des faits bruts, comme une suite de particularités. Au contraire, le spectacle pictural souligne notre intervention. Car il dépasse volontairement le trompe-l'œil. Les procédés qu'il utilise pour faire surgir la chose, il nous les montre, il nous les fait sentir comme tels. Et du coup nous voilà désenglués du fait particulier, accidentel, et contraints de saisir plus ou moins vivement une structure générale, les lois de construction (spatiales, temporelles, logiques, etc.) par lesquelles un individu ou une culture font qu'il y a des objets pour eux. En d'autres mots, nous sommes toujours reconduits, avec plus ou moins de profondeur, de l'événement brut au monde, du moins à notre monde, au système général qui permet aux événements de se situer, et donc de se manifester, d'apparaître, de vraiment « avoir lieu ». Déjà comme simple spectacle, le tableau est une prise de conscience du mystère de l'apparition.

 

1B1. Les moyens de représentation

Dès les cavernes, le peintre souligne ses principes de sélection. La course d'un homme tient alors en quelques traits, sans même de contour; le contour peut capter la masse d'un bison ou d'un cheval; un dégradé d'ombre lui adjoint le volume; la couleur ajoutée à ce volume rend les matières : cornes, sabots ou poils; si nous passons chez les Florentins, les objets échelonnés selon certains schémas forment une perspective dite linéaire, tandis que les Flamands obtiennent le même effet surtout par des pâlissements de la couleur, en une perspective dite aérienne; un nouveau pas, et les Vénitiens évoquent des objets enveloppés d'air par le clair-obscur; il ne reste plus qu'à attendre la décomposition de la touche (juxtaposition d'un rouge et d'un jaune pour obtenir un orangé) systématisée par les impressionnistes, pour que la peinture, en captant maintenant la lumière, nous ait fait faire le tour de l'illusionnisme.

Mais, à l'encontre du trompe-l'œil, dans les œuvres accomplies il n'y a pas d'illusion. Les moyens y ont une probité et même une violence, - songeons à la notation du volume chez Piero, de l'ombre chez Rembrandt, du contour chez Botticelli, - qui les fait apparaître comme moyens, comme des conventions appelées par le pouvoir qu'a l'homme de saisir le monde, mais en le construisant. Ainsi voit-on la profondeur picturale non seulement se situer par rapport à la surface, mais désigner la surface (comme la présence théâtrale désigne le plateau), en partie grâce à un jeu de compensations où les objets éloignés par le dessin sont rapprochés par la couleur, et vice versa.

 

1B2. La mise en scène

Toutefois, à cet égard, rien n'est plus explicite que la mise en scène. On peut y compter les figures de rhétorique (métaphores, métonymies, ellipses, amplifications, anacoluthes, chiasmes, etc.) que le tableau utilise un peu comme le langage : ce sont parfois de simples moyens de représentation, mais souvent aussi, par leur originalité ou leur nombre, de véritables débuts de mise en scène. Mais dans toute son ampleur, celle-ci est le parti général que prennent une société ou un individu dans l'organisation et le déploiement du spectacle de l'univers, y privilégiant le continu ou le discontinu, l'horizontal ou le vertical, l'homogène ou le hiérarchique, le champ profond ou étroit, l'obstruction ou le vide, les volumes cloisonnés ou engagés... C'est, en d'autres mots, l'armature fondatrice d'une vision du monde.

Et en effet, l'homme égyptien, conjuguant l'extase de la vie et la tension fascinante vers un au-delà, s'exprime assez par le rabattement dans le plan, visage de profil, œil de face. De même, la perspective renversée, où les objets s'élargissent à mesure qu'ils s'éloignent, témoigne de la manière dont certains Orientaux, loin de manipuler l'univers, s'y sentent inclus en rêve. Chez nous, la vision médiévale, où il n'y a point vraiment d'histoire parce que la Providence a tout décidé, est trahie jusqu'à l'intime par les mansions, tandis que la Renaissance commence à s'affirmer quand le mur du Christ aux outrages d'Angelico détache implacablement le protagoniste à la manière du théâtre antique [12]. Même leçon donnée par la distance : que l'objet recule dans les fonds chez Piero délia Francesca, qu'il commence à revenir de ce lointain chez Titien, qu'il s'approche encore chez Rembrandt, que nous le touchions presque chez Chardin, qu'il vienne à embuer le plan dans l'impressionnisme, qu'il rejoigne exactement le plan chez Cézanne, qu'il en ressorte, mais cette fois de notre côté, dans le cubisme, c'est toute l'histoire du rapport au monde de l'homme occidental, d'abord juge devant les choses, et contraint petit à petit à reconnaître qu'il ne peut s'atteindre qu'au milieu d'elles, engagé dans leur fonctionnement, nœud de leurs relations, en inépuisables transparences et infinis profils.

A ce propos, remarquons que la distinction entre contenus et présentation ne se tranche pas toujours en rigueur. C'est ce que prouve, par exemple, le regard peint, contenu par son expression, mise en scène par sa direction. Ainsi Jean Paris [13] a observé que le Pantocrator de Cefalù, regardant droit devant lui du fond de la coupole (cet œil de Dieu sur le monde), nous fascine et nous empêche de vagabonder sur son détail. Par contre, dans l'Appel de Tibériade de Duccio, les regards échangés du Christ et de saint Pierre referment l'œuvre, ce qui nous en sépare et nous laisse le loisir de l'étreindre, de nous arrêter même aux artifices de sa composition. Enfin, dans l'Allégorie de Titien, le regard d'Alphonse d'Este glissant sur le corps dénudé de Laura Dianti, celui de cette dernière se cherchant dans un miroir qui ne nous le renvoie pas [14], font un chassé-croisé qui nous mêle à la scène. C'est donc de manière parfois violente, mais aussi parfois secrète et détournée que le spectacle pictural nous éveille au mystère de l'apparition, nous refonde dans les racines perceptives où germe pour chacun de nous l'ordonnance d'un cosmos.

Pourtant, faut-il conclure, laissé à lui-même, le spectacle n'aboutit jamais pleinement à l'universel. Si libre qu'on l'imagine dans la manière de comprimer, de déplacer, de surimprimer les figures, si conjonctive que soit la mise en scène, il ne saurait éviter que ses éléments, par la nature de l'image, se cernent quelque peu, se juxtaposent et par là retombent à leur particularité. Sans doute pourrions-nous nous reprocher d'avoir trop considéré des images, toujours délimitées. Le propre des maîtres, ici comme en poésie, ne serait-il pas de dépasser l'image, encore cernée, vers un imaginaire plus fluide, plus profond, tissé de relations plutôt que de choses, fait non d'êtres particuliers, mais de la fraternité des êtres entre eux et avec nous devenue sensible, quoique échappant toujours, et qu'on pourrait appeler le fantasme? Le travail de l'artiste serait alors d'ouvrir, de mobiliser l'image pour y faire sourdre le fantasme, véritable universel. En dépit des tenants de l'Art Brut, il agirait ainsi à l'inverse de ce que font les fous qui, lorsqu'ils peignent, contractent, par peur d'exister, le fantasme en image. Et sa démarche romprait également avec celle des dessins d'enfants, où, en deçà de l'histoire personnelle, image et fantasme se développent du même pas.

Mais il nous semble que la libération du fantasme, qui touche au dernier fond de l'art, ne saurait se réaliser dans la sphère du simple spectacle; qu'elle ne peut s'accomplir qu'au niveau de structures plus radicales, celles de la peinture proprement dite, dans le pur jeu de la ligne, de la couleur, de la matière. Et ceci nous invite à de nouvelles attitudes devant l'œuvre.

 

 

Chapitre 2 - La jouissance artistique et la beauté d'agrément

 

Jusqu'ici nous avons interrogé le tableau pour en tirer des leçons. Pourquoi ne pas y chercher bonnement notre plaisir? Non cette volupté gloutonne qui porte la main sur ce qu'elle voit et veut posséder physiquement, mais la complaisance plus subtile que l'on éprouve à contempler sans vouloir prendre. La peinture ne nous décevra pas plus à la savourer de la sorte qu'à la considérer en spectateur. Elle offre à la jouissance artistique une matière également large et variée, que nous appellerons la beauté d'agrément, pour la distinguer d'une beauté plus haute, dont il sera question par la suite.

Tantôt nous sommes ravis par les objets présentés [15]. Il s'agit encore du spectacle, mais nous nous y attachons cette fois pour nous en délecter, non plus pour nous instruire ou éprouver des émotions édifiantes. Si la Vénus de Giorgioue venait à s'éveiller et à descendre de son cadre, elle tournerait bien des têtes; un propriétaire d'écurie se ruinerait pour un cheval de Delacroix; et il ferait bon se reposer dans une vallée du Lorrain. Il y en a pour tous les goûts. Les Madones de Raphaël procurent la jouissance du repos, de l'équilibre. La Diane de Cranach ou l'Olympia de Manet, celle du piquant, de l'inédit, de l'insolite presque baudelairien.

Tantôt la structure de l'œuvre nous séduit. Tant pis si Raphaël nous montre un Léon X obèse, et Titien un Paul III décrépit : couleurs, lignes, composition mettent notre œil en joie. Il y retrouve partout cette combinaison élémentaire de répétition et de variété qu'on nomme symétrie, et qui lui donne de rejoindre, selon l'élan de sa nature, l'un et le multiple. Il jouit de la stabilité des droites ou, au contraire, de l'ondulation et du jaillissement des courbes, et peut-être surtout de ces lignes en S que Hogarth appelait lignes de beauté lorsqu'elles sont ondoyantes, et lignes de grâce lorsqu'elles sont serpentines [16]. Il reconnaît à satiété, dans la composition d'ensemble comme dans le détail, carrés, rectangles, triangles, cercles, polygones, paraboles, hyperboles, bref toutes ces formes géométriques qu'on a tant de plaisir à parcourir et à combiner. Il dépiste même dé-ci dé-là ces fameux rapports simples, - le nombre d'or, par exemple, - déjà plus subtils à saisir que les figures élémentaires, et qui réalisent la merveille d'établir une unité sensible entre des éléments profondément divers [17]. Une fête plus bruyante est alors ménagée par les couleurs, qu'elles soient disposées en contrepoint, se répétant et se répondant par grandes taches de tonalités identiques comme chez les Primitifs, ou en harmonie, modulant en nuances un accord fondamental comme chez Vélasquez ou le dernier Rubens. N'oublions pas les joies de la composition : effet de mise en scène, mais aussi organisation formelle et spatiale qui enchante l'œil. Une fois de plus, les tempéraments opposés trouvent à se satisfaire : on croirait que le gracieux seul intéresse la jouissance artistique, mais le sublime l'alimente aussi; certains dessins, coloris et compositions délectent par leur moelleux ou leur nervosité, d'autres par leur grandeur.

Tantôt enfin nous jouissons du tableau dans sa matière. Déjà la surface lisse de la peinture du Quattrocento et des Primitifs flamands offrait le plaisir qu'on prend au poli ou au craquelé précieux d'un bel émail. Le xvie siècle vénitien inaugure d'autres jouissances. Il arrive de plus en plus que le maître, non content d'utiliser l'huile pour obtenir l'image désirée, s'y intéresse quelque peu pour elle-même, prenant plaisir à faire chanter la pâte. A voir de près certains Titien, Rembrandt, Chardin, Delacroix, Rouault, on éprouve la même délectation qu'à examiner le grain d'une céramique, une vieille écorce ravinée, un paysage volcanique. Et par opposition à l'artiste ancien, qui prenait soin d'effacer, à mesure qu'il peignait, les traces de son instrument pour ne pas compromettre la pureté de l'image, un Rembrandt, un Frans Hals et tant d'autres après eux, iront jusqu'à les souligner. Leur facture est souvent si apparente qu'après des siècles nous assistons encore au mouvement du pinceau, du couteau ou du pouce qui glissent, éclaboussent, triturent. Ainsi, non seulement leur matière délecte par soi, mais elle nous fait retrouver à leur côté la joie de peindre. Sans doute, il ne faudrait pas verser dans le travers de certains contem­porains qui finissent par placer dans ces méditations alchimiques le plaisir essentiel de la peinture. Goya, dans le plafond de San Antonio, a pris, comme Frans Hals, un plaisir évident aux balafres de son pinceau [18], mais on ne peut perdre de vue qu'elles étaient pour lui un moyen : celui de transmettre à distance - où on ne les voyait plus comme telles - certains accents de dessin ou de couleur. Ce serait donc un contresens de faire toujours du coup de pinceau et de la matière picturale l'objet d'une contemplation primordiale, comme il devient de mode. Mais à sa place, marginale et quelque peu clandestine, le plaisir que nous y prenons ne peut être ignoré.

Tel s'ouvre le champ de la beauté d'agrément dans le tableau. Cependant, à y regarder de près, il est à la fois plus large et plus étroit qu'il ne semble d'abord. Nous allons nous en rendre compte en levant deux équivoques qui ont pu se glisser dans notre façon de parler. La première serait de croire que la beauté d'agrément concerne uniquement la vue. En réalité, à travers les yeux, elle émeut tout notre système sensoriel. Berenson a marqué ce qu'elle apporte à notre toucher, et il aimait parler en ce cas de « valeurs tactiles ». Bien plus, les formes picturales sont des ébauches intentionnelles de mouvements. Si la ligne en S me plaît, c'est que mon œil la parcourt avec aisance, mais aussi qu'elle suggère à mon corps entier une action motrice agréable si je l'exécutais : la contre-courbe, où s'alimentent les formes de la danse. Une figure quelconque de Giotto ou Masaccio assure mes aplombs, comme la Bataille de Nus de Pollaiuolo me redresse. Les couleurs viennent ajouter à ces stimulations. Les unes m'attirent, les chaudes; d'autres m'éloignent, les froides; certaines activent ma vitalité, comme le rouge, dont on a souligné le caractère érotique, tandis que telle qualité de bleu ou de violet me déprime. Il n'est pas jusqu'à la matière de la peinture qui ne nous invite à des sensations motrices ou tactiles : caresse fluide, palpation, malaxement, plaisir que l'on éprouve à jouer avec la terre glaise ou à explorer un morceau de lave. Et Berenson prétendait même que Raphaël affecte (toujours « intentionnellement ») notre système respiratoire : les Stanze du Vatican dilatent nos poumons à la grandeur de leur espace. Nous ajouterions qu'à Venise il y va de toutes nos facultés sensibles sans exception : Giorgione, Titien, Tintoret, Véronèse cherchent à obtenir par la peinture une saisie qui dépasse la spécialisation de nos différents sens; l'alcôve du tableau vénitien, fermée pour mieux jouir, même quand elle ouvre sur un paysage, réalise ce qu'on pourrait appeler une sensation totale, à la fois regard, parfum, saveur, caresse et symphonie.

La seconde erreur voudrait que les trois éléments distingués - spectacle, structure, matière - soient équivalents pour la jouissance artistique. Or les deux derniers, dont la conjonction constitue la forme [19], sont indispensables au plaisir pictural et lui suffisent. Par contre, non seulement un tableau réjouit malgré son spectacle insignifiant ou laid, voire en se passant de spectacle, mais même lorsqu'il montre des objets plaisants, ceux-ci ne nous y charment pas d'abord par leurs vertus propres, mais en raison de qualités formelles, fruits de l'art. Cela fait une différence fondamentale entre le tableau et les autres images. L'affiche touristique et la carte de Noël, le portrait d'un ami, me séduisent en substituts : loin d'attirer l'attention sur leur matière, leurs lignes, leurs coloris, ils entraînent vers un objet supposé beau ou attachant par ses lignes, sa couleur, sa réalité. Le tableau, lui, concentre sur soi. Des Primitifs aux Baroques, le peintre occidental exerça plus d'une fois l'illusionnisme, mais sans s'y confiner jamais : il ne lui a tant sacrifié que parce qu'il était seul alors à satisfaire les besoins qu'assouvissent la photographie et l'écran. Le trompe-l'œil est au tableau une sorte d'excipient, un surcroît; même quand l'œuvre donne à voir des objets agréables, leur beauté veut attirer sur la sienne. A l'inverse de ce qu'accomplit la photographie sauf quand elle est œuvre d'art, Claude Lorrain me délecte moins par le paysage représenté que par la représentation du paysage. Une bonne affiche de la Provence ou de Venise m'incite à quitter mon travail et à prendre le train pour m'y rendre; les Provence de Van Gogh ou de Cézanne, les Venise de Titien et de Tintoret, même fidèles, n'éveillent pas la nostalgie de ces pays. C'est elles-mêmes, en tant que formes, - les­quelles exaltent du reste le charme de la Provence ou de Venise, - qui donnent à jouir.

On peut donc éprouver deux plaisirs bien distincts devant un tableau : une jouissance esthétique, comme devant un objet réel ou imaginaire : le tableau la dispense en substitut, et d'autant plus parfaitement qu'il disparaît davantage, qu'il est simplement le signe d'autre chose; mais en tant que tableau, il suscite une jouissance s'arrêtant à sa réalité de tableau, à la forme qu'il est (laquelle peut d'ailleurs évoquer un objet qui serait beau à son tour) : nous parlerons alors de jouissance artistique, c'est-à-dire de la jouissance esthétique propre à l'œuvre d'art.

 

2A. LA JOUISSANCE ESTHÉTIQUE

 

En première approximation, on pourrait définir la jouissance esthétique comme une correspondance momentanée entre une de nos facultés et un objet, lorsque cette correspondance se prend elle-même pour but et se fait terme de notre complaisance. Cette complaisance est évidemment désintéressée, puisque nous y visons le rapport de conformité entre l'objet et nous, et non l'objet lui-même, bien que ce soit en lui que nous la trouvions.

Mais ce n'est pas assez dire. La jouissance esthétique ne se limite jamais à une faculté isolée; elle concerne nos divers sens, notre intelligence, notre affectivité, voire les pulsions de notre inconscient. Ce qu'elle a d'original en effet, ce n'est pas que telle ou telle de nos puissances y trouve son bien, - je ne la ressens pas à savourer une praline ou lorsque je contemple une équation, - mais que toutes étant satisfaites par le même objet, elles s'alignent en quelque sorte l'une sur l'autre, coïncident centre à centre, et mettent ainsi mon être dans un état béatifiant d'intégration et d'harmonie.

Aussi l'objet de la jouissance esthétique est-il toujours la forme vivante. Vivants, nous n'avons de correspondance intégrale qu'avec le vivant. Un beau désert est celui dont les parties mortes elles-mêmes nous paraissent organiques et semblent répondre à cet organisme que nous sommes - comme il peut advenir aussi d'une belle machine, voire d'un système d'équations.

La peinture ancienne s'est servie de cet animisme. Le paysage y connut deux périodes éclatantes, l'âge Song en Chine, le XVIe siècle européen : deux moments où, même au niveau du spectacle, on le conçut comme un vivant gigantesque. Jao Tseu-jan, théoricien de l'époque Song, disserte en géomancien : « Les montagnes doivent avoir un pouls, de telle sorte qu'elles soient comme des corps vivants et non comme des choses mortes ». Tchang Yen-yuan compare les pics des peintures Wei aux doigts écartés de la main au bout d'un bras tendu. Pour les Chinois, des forces secrètes animent la croûte terrestre; elles conjuguent deux courants, le courant mâle et le courant femelle, yang et yin, dragon d'azur et tigre blanc; le tronc, les membres du dragon se dessinent dans les monts et les collines; on y aperçoit ses veines et ses artères, etc. Ces spéculations se retrouvent dans nos pays quand le paysage, jusque-là toile de fond, devient l'acteur principal de maints tableaux, autour de 1500 : Nicolas de Cuse, puis Ficin, Vinci, Bruno, parlent de la Terre, cet animal dont les poils sont les forêts. La différence est que, pour ces auteurs, « il s'agit plutôt de comparaison que de vision directe comme dans les topographies chinoises » [20]. Mais chez les peintres, c'est bien une vision directe qu'illustrent les montagnes zoomorphes et anthropomorphes, celles de Bouts, de Bosch ou de Bruegel.

Comment alors définir la forme vivante? Une étude de Wladimir Weidlé [21] nous en propose quatre caractères :

a) La « régularité irrégulière » : une feuille ou un corps d'animal obéissent à une règle, à un schème, à une symétrie, avec une certaine souplesse, où transparaît précisément la vie.

b) L'engendrement des parties par le tout : dans toute forme, le tout ne se laisse pas réduire à la somme de ses parties : il est saisi originalement comme un tout; mais dans la forme vivante l'unité est encore plus forte : elle précède organiquement ses parties et s'articule en elles de manière sensible.

c) Le dépassement (gratuité, surabondance) : il y a dans le vivant un excès de la forme; on trouve de la gratuité dans le zoologique et le botanique, par où se distingue l'animé de la machine.

d) La structure cellulaire : le tissu vivant se compose d'éléments homogènes, les cellules, noyau et protoplasme.

Et en effet, sans être nécessairement vivants, des objets quelconques supposent ces propriétés de la forme vivante pour que notre organisme s'y retrouve, s'y reconnaisse, et éprouve en se couplant avec eux cette concordance entière, heureuse, non consommatrice, qu'on appelle jouissance esthétique.

 

2B. LA JOUISSANCE ARTISTIQUE

 

Or, enchaîne Weidlé, si nous considérons l'œuvre d'art dans sa forme, nous y retrouvons les mêmes caractères.

a) Elle aussi connaît une « régularité irrégulière », qui oppose le travail créatif au développement stéréotypé.

b) La composition d'un tableau ne résulte pas, comme on le disait autrefois, de l'agencement de ses parties : celles-ci sont plutôt l'analyse d'une saisie globale, préalable, qui se différencie ensuite dans la composition.

c) L'œuvre d'art surabonde, et c'est pourquoi le concept de perfection s'y applique mal : elle ne se réduit jamais à ce qu'il « faut » pour qu'elle soit œuvre d'art; une tragédie de Racine est tout aussi en excès à sa propre loi qu'un drame de Shakespeare à la sienne.

d) Et regardons la texture d'un tableau ou d'une symphonie : elle se tisse d'éléments homogènes, d'unités de tension, où se combinent suivant un rythme propre à chaque œuvre deux forces contraires (systole et diastole), qui rappellent l'articulation cellulaire en noyau et reste du protoplasme.

Ceci pose une question. Si vraiment toute jouissance esthétique a pour objet la forme vivante, et si la forme d'un tableau est vivante autant qu'un bel arbre, un bel animal, même (par assimilation) un beau rocher ou une belle machine, pourquoi faire une place particulière à la jouissance esthétique devant l'art? Pourquoi l'opposer à la jouissance esthétique devant la nature plutôt que de s'en tenir à la notion de jouissance esthétique en général? - Serait-ce que la forme de l'art est vivante d'une autre manière que celle des objets naturels?

Son infériorité frappe aussitôt. Si je compare la Vague de Courbet avec une vague réelle, cette dernière garde l'avantage, comme disait Alain, que je puis y tremper mes pieds. Et si l'on objecte que la jouis­sance artistique ne vise pas tant cette vague que la forme picturale créée par Courbet, ai-je tant gagné? Quelques centimètres cubes de pâte sèche sont peu de chose face à la mer avec ses flots et ses grands vents, et l'on comprend mal, si je veux jouir, que j'aille au musée plutôt qu'à la plage. Non, la nature vraie, par sa réalité, par la profusion de ses nuances, par la variété des sensations kinesthésiques et cénesthésiques qu'elle éveille, apparaîtra toujours inépuisable au regard du tableau le plus somptueux. On dira qu'elle ne fait pas assez de place à l'imaginaire? Voire Qui a pratiqué la montagne ou surpris un mas de Provence au soleil couchant, y a trouvé le fantastique.

Néanmoins, la forme de l'art s'approprie des vertus exclusives qui légitiment qu'on distingue la jouissance artistique de la simple jouissance esthétique naturelle. Nous allons essayer de les dire en reprenant les quatre caractères de toute forme vivante selon Weidman, et en montrant comment la forme picturale les intensifie et en quelque sorte les systématise.

 

2B1. La « régularité irrégulière »

La « régularité irrégulière » du vivant, dont parle Buytendijk, se montre dans sa forme statique, mais n'est nulle part plus évidente que dans son mouvement. En manifestant ce mouvement « irrégulièrement régulier » et en le concentrant, en soulignant et en resserrant ses surprises, en communiquant même sa liberté à l'inanimé (la roche, le nuage, le fleuve), la forme picturale se donne la faculté d'intensifier et d'universaliser la vie. Mais comment, immobile, y parvient-elle?

Arrêtons-nous un instant devant le Saint Jean-Baptiste de Rodin : pour ce qui nous occupe, cette statue ne diffère pas d'une peinture, et elle présente l'avantage d'avoir été commentée par son auteur. L'ascète est immobile, et pourtant il marche. Remarquez donc, dit Rodin, que le pied gauche, talon au sol, a la position qu'il aurait eue en réalité avant le pas (instant t1) ; le pied droit, talon au sol, a celle qu'il aurait eue après (instant t2). Jean-Baptiste commence donc et achève son pas en même temps. Deux moments successifs de la durée, t1 et t2, réalisés chacun dans un des membres, se ramassent en un moment unique. Le temps se contracte. Et l'inerte surgit [22]. - Rodin pouvait en dire autant des bras du Baptiste, du tronc, de la tête, qui marchent aussi. Il a signalé le procédé pour les figures de Rude, à l'Arc de Triomphe ; on le retrouve dans le Joueur de pipeaux étrusque, ou chez les animaliers des steppes et des cavernes; le même encore dans les Esclaves de Michel-Ange ou Guernica de Picasso. Par l'artifice de l'art, la vie, toujours étalée et dispersée dans le successif, se ramasse, se gonfle, éclate.

Faut-il même, pour qu'elle vive, qu'une peinture nous présente un objet en mouvement? Comparons la Vénus de Botticelli à un nu réel. Dans ce dernier, l'œil barguigne, le long des limites indécises, dans les méandres de la chair; chez Botticelli, d'un élan, en cinq courbes con­tinues, presque tracées au compas, il a bondi du sol à la chevelure. Le regard a brûlé les étapes, il est allé de temps forts en temps forts. Ce qui se donnait à travers des somnolences, fuse d'un jet. - Le procédé se vérifie chez tous les peintres figuratifs, même dans l'abondance de Rubens, même dans le détail de Van Eyck. Giotto et Masaccio peuvent concevoir des formes d'une immobilité sculpturale insurpassable : l'abréviation de leur dessin les tend de forces occultes, militantes.

La peinture peut d'ailleurs, indépendamment de tout objet repré­senté, nous faire voir le mouvement dans son dessin, dans sa touche même. Il faut à cet effet que nous soyons renvoyés de la trajectoire inscrite, toujours morte, au dynamisme du geste inscripteur. Ainsi, la courbe continue AB fera place aux trois traits a, 6, c, dont la disposition suggère la force centrifuge de la main en ces points ; ils signifient son « virage », son « déportement ». De même, la tension qu'est un tournant brusque sera rendue, non par un angle unique B, mais par une suite d'angles d,e,f: manière de s'y reprendre deux ou trois fois qui traduit l'effort du freinage et de la réorientation [23] (cf. fig. 1, p. 36). - Ces discontinuités caractérisent mutatis mutandis tous les « peintres du mouvement » : un Rubens, un Fragonard, un Lautrec.

Et, en général, n'oublions pas que notre œil a ses habitudes dans la synthèse des lignes et des taches. Certains traits s'appellent et pour ainsi dire s'engendrent, tandis que d'autres s'excluent; de plus, la seule mise en présence de deux points, de deux lignes, de deux surfaces ou volumes, établit de l'un à l'autre une tension dynamique, un champ de forces, dont l'artiste sait capter les effets; ajoutons que certaines couleurs se repoussent, d'autres se complètent, s'évoquent. Par conséquent, il est possible, sans objet représenté, par des structures linéaires et coloristiques, d'alanguir notre œil ou de l'éveiller, lui resserrant son tempo pour qu'il découvre une forme plus vivante que le vivant. - On l'éprouve dans toutes les variétés de la figuration et de la non-figuration, l'arabesque musulmane ou l'entrelacs irlandais, dont Focillon remarquait qu'ils ont un temps propre.

Nous disions que la régularité irrégulière de la forme artistique apparaît surtout dans son mouvement. Au vrai, nous le voyons main­tenant, elle est son mouvement. Du seul fait qu'une forme est irrégulièrement régulière elle se meut, même si elle représente un objet immobile, ou pas d'objet du tout. Tel est le premier mouvement de l'art [24], de l'hiératisme égyptien aux déflagrations de Schwitters.

Notation du mouvement selon Lapoujade.

 
 

 

2B2. L'engendrement des parties par le tout

Dans la forme vivante, nous disait Weidlé, non seulement le tout n'est pas la somme des parties, mais il leur préexiste en quelque sorte, il les engendre. Un être m'apparaît d'autant plus animé que je vois mieux comment chacun de ses organes procède de l'organisme entier et se justifie par lui. L'art connaît deux façons de renforcer cette subordination déjà bien aperçue par Hegel.

Qu'un homme agenouillé tienne dans la main un vase de fleurs, cent détails de maintien échappent à son action. Les anges dans la Vierge en majesté de Giotto aux Offices, sont tout entiers agenouillement et offrande de fleurs. En simplifiant le geste, en le réduisant à l'essentiel, le peintre a souligné la subordination de ses moindres détails à sa signification d'ensemble. Le taureau que je vois dans la prairie ou même dans l'arène ne réussit pas à être taureau en chacun de ses membres et de ses bonds; le matador n'est jamais matador jusqu'au bout de ses rubans; au contraire, tout est taureau, matador, spectateurs et arènes dans les tauromachies de Picasso. Taine disait que l'art a pour but de dégager ce qu'il nommait le « caractère ». Si le lion est une mâchoire montée sur quatre pattes, au peintre de l'exprimer.

Mais, à tout prendre, l'essentialisation des gestes joue au niveau du spectacle de la peinture, non de la forme picturale elle-même. Aussi, l'artiste connaît un autre recours : il géométrise. Nous percevons d'autant mieux la subordination des détails d'une figure à son ensemble que ce dernier est plus construit; la forme picturale articule et fait saillir cette construction, estompée dans la forme vivante naturelle. Bien entendu, la géométrie artistique peut autant s'appuyer sur la couleur que sur la ligne, et nous ferions mieux sans doute de l'appeler simplement une organisation renforcée de l'espace; et d'autre part, sa rigueur n'est jamais abstraite, puisque toute forme vivante inclut une certaine liberté, que l'art intensifie encore. Mais bien comprise, la géométrisation sensible et créatrice, accentuant à la fois la rigueur et la souplesse, explique que, dans les œuvres figuratives ou non, la forme nous apparaît, quant à l'engendrement de ses parties par le tout, plus vivante que les formes ordinaires.

 

2B3. La surabondance ou la gratuité

En troisième lieu, Weidlé notait que dans la forme vivante tout ne se réduit pas à la pure et simple finalité. On l'illustrerait par les belles études de Portmann [25]. La structure animale est autre chose qu'un ensemble de fonctions, comme le pensait Darwin. A mesure qu'on monte dans les ordres, se font jour des caractères anatomiques qui vont parfois à rencontre de la destination pratique (téléologique) et n'ont qu'une valeur d'affirmation, de « représentation » (Darstellungswert) : bois, crinière, canine démonstrative, descente des testicules chez le mâle, etc. On peut déjà parler chez l'animal d'éléments culturels, qui à l'intérieur d'un groupe ont une valeur de surcroît et ne se mesurent pas à leur utilité immédiate.

La forme artistique offre ce caractère au paroxysme lorsqu'elle se pénètre des exigences du goût. Qu'est le goût, sinon un ensemble de conventions, d'artifices, ayant cours à l'intérieur d'une société définie, l'élite citadine, et dont le prix tient précisément à la gratuité? C'est même une convention à la deuxième puissance, car un homme et une femme n'ont du goût que s'ils ajoutent à la gratuité première, commune à tout le groupe, une sorte de gratuité personnelle, de convention seconde, qui leur appartient en propre. La forme picturale possède cette double surabondance. Les couleurs et les lignes qu'utilisent Michel-Ange, Rubens, Delacroix ou Braque ne sont pas tout entières nécessaires et rationnelles (qu'il s'agisse de leur fonction de représentation ou de construction), elles débordent d'éléments gratuits qui définissent le goût de la Renaissance, du Baroque, du Romantisme ou du Cubisme; et à ces éléments partagés avec d'autres s'ajoute une surabondance personnelle.

Du reste, l'art développe une prolifération sans plus même de' souci culturel et qui n'a d'autre objet que soi : il contient une part de jeu pur. A la différence de l'animal, qui joue par instinct, et de l'enfant, fasciné par son jeu, l'artiste se donne les conditions pour que la créativité du jeu se manifeste comme telle. La fugue musicale en est le meilleur exemple. Mais, en peinture, il y a jeu pur dans certaines minuties des Primitifs comme dans les balafres de Frans Hals, de Fragonard ou de Dufy. C'est aussi le cas dans toutes les recherches de combinatoire, - qu'il s'agisse de couleurs, de traits, de trames, - si fréquentes que des théoriciens, stimulés par les promesses de la cybernétique et une compréhension un peu courte du structuralisme, ont cru y reconnaître la clé des arts, lesquels seraient d'essence permutationnelle [26].

 

2B4. La structure cellulaire

Enfin, le tissu vivant offre cette double propriété d'être différencié d'après les parties du corps et cependant de reproduire partout une structure fondamentale semblable. Dans ses organes les plus variés, le corps, composé de cellules, reste lui-même en étant partout neuf.

Encore une fois, la forme picturale généralise et explicite ce que la nature fait de façon partielle et cachée. Les organismes naturels contiennent des zones inertes et, d'autre part, seule la science du biologiste devine que l'os, le nerf et le muscle ont une texture identique et sont tous trois composés de cellules, protoplasme et noyau, avec la même garniture chromosomique. Au contraire, là où la touche picturale est visible, comme chez presque tous les modernes, - qu'on songe aux derniers Van Gogh, - le tableau se constitue en chaque point et ostensiblement d'unités de tension, dont pression et détente se combinent de manière à la fois distincte et semblable. Là où la touche n'est pas apparente, comme chez les Primitifs flamands, ligne, couleur, matière ne s'en répartissent pas moins en éléments simples, cellulaires. Dans chaque parcelle d'un Picasso, d'un Rubens ou d'un Van Eyck, se retrouvent à la fois leur marque et les variations que lui imprime, sans la détruire, leur liberté. Par sa forme, la peinture trame le plus serré et le plus explicite des tissus vivants.

Nous pouvons nous résumer. La forme picturale présente les caractères des formes vivantes, comme il est demandé à l'objet de la jouissance esthétique en général. Mais elle apporte à ces caractères des originalités qui l'opposent aux vivants naturels : moins réelle qu'eux, elle a l'avantage d'offrir leurs qualités communes avec une concentration, une explicitation, une systématisation plus grandes. Pour autant, elle est l'objet d'une jouissance esthétique particulière, que nous appelons la jouissance artistique. Il nous reste à la juger.

 

2C. VALEUR DE LA JOUISSANCE ARTISTIQUE

 

A entendre une large fraction des amateurs d'art, cette attitude nous ferait toucher le fond de la peinture. Nos classiques, qu'ils fussent littérateurs, peintres ou musiciens, répétaient à l'envi que l'art est avant tout l'art de plaire. Déjà les philosophes médiévaux n'en doutaient pas : le beau est ce qui plaît à la vue, quod visum placet. Mais pourquoi remonter si haut : aujourd'hui encore, les critiques anglo-saxons aiment à justifier l'art en montrant qu'il satisfait nos instincts fondamentaux, qu'il les stimule et les tonifie. On trouve ces thèmes vitalistes chez des hommes par ailleurs aussi dissemblables que les critiques Berenson et Read [27]. Même des artistes prétendent s'en tenir là, sinon dans leurs œuvres, du moins dans la théorie qu'ils en font : Matisse voulait « créer un art qui soit pour le spectateur, à quelque condition qu'il appartienne, une sorte de calmant cérébral, de certitude agréable, qui donnent la paix et la tranquillité ». Le Français insiste sur le repos, « ordre et beauté, luxe, calme et volupté » ; les Anglo-Saxons, sur le stimulant. Mais de part et d'autre, on se propose la même béatitude de toutes nos facultés.

Et en effet, la jouissance artistique est une activité - ou une passivité- très haute. S'exerçant sur une forme vivante plus concentrée, plus explicite et plus homogène que la forme vivante naturelle, elle réalise une harmonisation intense de notre être. On la calomnierait en l'apparentant au rêve. Sans doute, l'objet qui provoque en moi cette harmonie n'est pas réel au sens plein, mais l'intégration qu'il accomplit l'est éminemment. En alignant mes facultés l'une sur l'autre, y compris mon inconscient, il me révèle la merveilleuse machine que je suis [28]. Il me fait éprouver une sorte de repos actif, contentement supérieur, à lui-même sa propre fin. Ainsi, la jouissance artistique confine à des formes, religieuses ou païennes, d'action de grâces.

Mais l'attitude a ses limites. Elle conduit droit à une conception relativiste de l'art. La définition scolastique : « Le beau est ce qui plaît à la vue », entraîne l'aphorisme également scolastique : « Des goûts et des couleurs on ne dispute pas ». Dès lors que je juge de l'art par la satisfaction qu'il apporte à mon système de facultés, comment trouver les critères objectifs qui permettraient d'en débattre? Conception vraiment commode, puisqu'elle établit en juge suprême la décision de mon instinct, et ne suppose aucune ascèse, sinon ce minimum de maîtrise qu'il faut pour jouir davantage! On comprend alors que le grand public, qui ne s'aviserait jamais de trancher des problèmes de mathématique, de physique ou même de sociologie, se croie capable, sans préparation, de condamner ou d'applaudir les œuvres d'art les plus complexes. Que la peinture ainsi entendue semble peu sérieuse à côté de la science, voire de l'empirisme de la vie quotidienne!

Et d'autre part, à ce niveau où le tableau est le pourvoyeur du beau agréable, il n'évite peut-être pas aussi facilement que nous l'avons laissé croire, les comparaisons injurieuses avec les formes de la nature. Celle-ci compense largement en variété, en ampleur et en profusion ce qui lui manque en concentration et en homogénéité, et elle garde le privilège de la réalité pleine. Objet de jouissance, l'art ne mérite sans doute pas la rhétorique dépensée à son propos.

On objectera que nous oublions une précision élémentaire. Devant les formes vivantes de la nature comme devant les formes vivantes de l'art, il n'y a pas un sens esthétique, mais deux. Le sens esthétique brut, que l'on retrouve chez tous les hommes, si incultes soient-ils, élit parmi les êtres un certain nombre de privilégiés qu'il traite de beau chien, de belle femme, de belle étoffe, de beau tableau : et cet instinct-là est en effet anarchique et s'embarrasse peu de distinguer l'art et la nature. Mais il existe aussi un sens esthétique cultivé, domes­tiqué, canalisé par la culture, et qu'on appelle le bon goût. Or, celui-ci échappe aux deux tares que nous venons d'attribuer à la jouissance artistique brute. Il possède une certaine universalité : par lui ma complaisance privée se rattache à des valeurs sociales, aux appréciations qui ont cours dans une collectivité culturelle. Il atteint même une objectivité qui dépasse le groupe social; affirmer que les Français ont, en ce qui concerne la mode, un sens plus sûr que d'autres, ce n'est pas énoncer un jugement individuel, et dont seul un Français conviendrait; la sobriété parisienne, son dépouillement suppose une éducation de la perception la rendant objectivement plus large, plus nuancée, en un mot plus parfaite. - Et par ailleurs, nous y avons insisté, le goût aide à ne pas confondre l'objet d'art et l'objet naturel. Les qualifications de bon ou de mauvais goût ne s'appliquent jamais à un paysage ou à une femme en tant qu'êtres de la nature, mais en tant qu'ils ont été travaillés artificiellement (ainsi dans la toilette) par une activité qui participe de l'art.

Avons-nous tant gagné? En définissant la forme picturale comme objet du goût, et non seulement du sens esthétique brut, nous lui avons accordé une certaine objectivité et l'originalité par rapport à la nature. Reste à savoir comment maintenir l'objectivité de ce qui est original à force de conventions? D'ailleurs, le bon goût suffit tellement peu à sauver l'art de la relativité que plus d'une fois on a le sentiment d'un antagonisme entre les œuvres majeures et lui. A le prendre pour juge, Rubens serait inférieur à Van Dyck, tandis qu'à l'aune de la création, l'inégalité se renverse, et cruellement. Beethoven et Corneille se virent préférer des médiocres plus raffinés. Et l'on pourrait invoquer des arguments quotidiens. Combien de fois le maître qui sur sa toile vient de relier avec génie les tons les plus rétifs est moins capable que le dandy d'harmoniser sa chemise et sa cravate. Inversement, les peintres dont les tableaux et la personne se sont fait remarquer d'abord par la sûreté de leur goût, finissent plus souvent que d'autres comme ensembliers ou portraitistes du beau monde. Et les femmes de jadis, maîtresses du goût, n'ont pas produit un seul grand peintre [29].

On nous pardonnera de nous être tant attardés à la jouissance esthétique devant le tableau. L'attitude, très riche en soi [30], a donné lieu, dès lors qu'on la considérait comme ultime, à de nombreuses méprises sur l'essence et la portée de l'art. Nous en avons cité quelques-unes : relativisme du jugement artistique, inutilité d'une préparation et d'une ascèse systématiques en ce domaine, vitalisme et naturisme, pauvreté inhérente à toute attitude hédoniste, despotisme narcissique enfin : le spectateur qui voit uniquement dans l'art une occasion d'harmoniser toutes ses facultés, conscientes et inconscientes, se sent frustré dès lors que l'œuvre ne lui procure pas une sublimation confortable de ses pulsions. S'en étant tenus là, du moins dans leur théorie, il était normal que nos classiques, comme leurs contemporains littéraires, aient été si souvent des artistes honteux, mal à l'aise vis-à-vis du soldat, du politicien ou du dernier président d'un présidial de province.

Pourtant, à voir les sacrifices gigantesques consentis par les grands créateurs au cours des siècles, on se prend à penser que leur quête passionnée n'a pas eu pour seul but de satisfaire un besoin largement subjectif. Il doit y avoir un autre sérieux de l'art, et une autre beauté [31].

 

 

Chapitre 3 - La culmination artistique et l'absolu formel

 

II y a entre les attitudes que nous avons décrites et celles que nous allons envisager maintenant, une véritable rupture.

Nous nous mouvions dans un monde ambigu, où il fallait sans cesse établir des bilans par profits et pertes; cette fois, nous accédons au domaine propre de l'art, et nous n'aurons plus à en rabattre. Nous n'avions pas perdu le contact avec le monde quotidien, et la peinture nous donnait des enseignements et des plaisirs substantiellement semblables à ceux que nous offrent les choses ordinaires : ils étaient seulement « idéalisés », « intensifiés »; et voici que tout ce que nous allons découvrir nous mettra en opposition, presque en conflit avec la réalité ambiante. Jusqu'ici, un public très large et sans préparation spéciale pouvait trouver son bien dans les toiles, au grand profit des galeries et des musées; désormais, nous nous sentirons plus seuls : moins de spectateurs, car peu ont fait la conversion du regard, et moins d'œuvres, car à ce niveau seuls les maîtres parlent sans équivoque.

De quoi s'agit-il? Au lieu de nous intéresser au spectacle du tableau, nous envisagerons sa forme, c'est-à-dire la structure constituée par ses lignes, ses couleurs, sa matière : pour autant nous n'aurons pas quitté la jouissance artistique, qui elle aussi s'attachait surtout à la forme de l'œuvre peinte, et ne voyait dans les objets représentés qu'un support ou une incarnation d'un système formel. Mais la jouis­sance artistique était subjective, elle utilisait l'œuvre pour éprouver un alignement de nos facultés dont elle cherchait d'abord à jouir, enfermée en elle-même. L'attitude que nous envisageons est orientée en sens inverse : elle ne s'intéresse qu'aux structures, - et par là elle n'est pas spectatrice, - mais elle les aborde dans un effort d'objec­tivité, d'ouverture active, qui rompt résolument avec la simple délectation.

Ai-je donc renoncé au plaisir? Ne répondons pas trop vite. Seule­ment, l'œuvre m'apparaît désormais comme le lieu d'une révélation supérieure. Sa forme témoigne de propriétés qui relèvent à une réalité nouvelle. Elle manifeste, à ce niveau, des vertus qui s'appellent inépuisabilité, universalité, radicalité, éternité, nécessité : toutes dénominations qui la font apparaître comme un absolu. On peut dire absolu, en effet, ce qui n'est pas relatif, ce qui ne dépend de rien d'autre, se suffit, trouve en soi sa raison d'être. Or, s'il est vrai que le tableau possède les attributs que nous venons de lui donner, il constitue un univers achevé qui ne renvoie qu'à lui-même, qui par lui-même a un sens, se justifiant sans avoir besoin d'être justifié. C'est un fragment du monde à lui seul un monde.

Mais alors mon plaisir, je m'en défierais presque. S'il y a un sérieux de l'œuvre d'art, il doit y avoir un sérieux de la contemplation artistique. Non qu'il s'agisse jamais en peinture d'un laborieux déchiffrement de théories ou d'idées : l'art ne se meut pas à ce plan abstrait et y répugne même, et s'il nous offre un absolu, ce doit être sous la forme sensible d'un absolu concret. Mais précisément parce que la sensibilité atteint ici une rigueur suprême, - l'adorable rigueur dont parle Valéry, - elle ne cherche plus d'abord à jouir : elle consent l'effort de s'éveiller ascétiquement, explorant activement toute sa richesse. Alors, oui, la jouissance nous sera donnée, mais comme changée de signe. Il y interviendra - comme dans l'acte sexuel et l'extase - la vie et la mort, le plein et le vide, le solide et le fragile, le féminin et le masculin, dans une réconciliation, ou plutôt une sus­pension, des contraires. Tel est ce que appellerons absolu formel, objet de la culmination artistique, et qu'il vaudrait peut-être mieux appeler tout simplement l'espace [32].

 

3A. L'UNITÉ INÉPUISABLE

 

Quand on parle de l'unité du tableau, on songe spontanément à son harmonie, c'est-à-dire à cette perfection des réponses entre ses lignes, ses couleurs et ses matières, par laquelle il stimule et repose notre œil et toutes nos facultés. Nous y avons insisté à propos de la jouissance artistique.

Cependant l'unité offre un autre sens en peinture. Elle continue alors à désigner les relations entre les diverses parties de l'œuvre, mais pour en remarquer moins le confort que l'inépuisable richesse, la diffusion. Envisagée de ce point de vue, la structure picturale apparaît comme un réseau inexhaustible de rapports qui se renvoient les uns aux autres d'une manière inlassable et toujours neuve, dans une fécondité sans fin. L'œil qui s'y engage et qui activement s'avance à sa découverte (au lieu de s'empâter dans sa jouissance) se sent bientôt engagé dans un labyrinthe toujours ouvert et toujours sans issue, dans un univers dont l'inépuisabilité démontre la suffisance. Telle est sans doute la première façon, la plus immédiate, dont le tableau s'offre comme un système clos, sans référence à rien d'autre, comme un absolu.

On pourrait être tenté, et d'aucuns s'y complaisent, de concevoir cette infinité sur un modèle principalement géométrique. Des commentaires abordent l'œuvre à grand renfort de tracés régulateurs, c'est-à-dire de ces lignes surimprimées à l'image, et qui en accusent les axes de construction [33]. Il en est de deux sortes. Les uns sont statiques et font ressortir les carrés, cercles, triangles, formats mouvants, sections dorées que remarquait déjà la jouissance esthétique; mais là où elle ne cherchait qu'une satisfaction, les esthéticiens « constructivistes » croient découvrir une insondable profondeur : formes et relations retrouvent à leurs yeux la signification transcendante qu'elles avaient pour Pythagore et Platon; elles ont une portée ontologique : nous y touchons la source où s'originent toutes choses, où elles puisent leur justification dernière, saturante. Mais on peut concevoir également des tracés dynamiques, à la fois plus et moins ambitieux. En effet, ils ne prétendent plus nous montrer l'inépuisable du tableau en y désignant un système de relations géométriques transcendantes; par contre, ils croient pouvoir indiquer concrètement, du moins pour l'essentiel, comment l'oeil, une fois engagé dans le réseau pictural, est conduit indéfiniment par un trajet balisé. Ainsi J. Streignaert a tenté d'établir le circuit selon lequel les Chasseurs dans la Neige de Bruegel saisissent notre regard, puis le renvoient de cet arbre à cet oiseau, de celui-ci à un autre, de cet autre à la pente d'une colline, pour le conduire au cœur de l'horizon, d'où il rebondit à nouveau en une méditation sans fin [34].

Et loin de nous de déprécier les études de ce genre : elles rendent d'incontestables services pour des peintres comme Piero délia Francesca, Uccello, Vinci, Bruegel ou les constructivistes contemporains, qui ont accordé un grand intérêt aux spéculations sur les proportions. Mais, même chez eux, - et a fortiori chez les autres, - elles ne sont qu'une introduction, toute préliminaire, à l'unité supérieure du tableau. Nous allons nous arrêter à ces insuffisances de la méthode, car rien ne montre mieux, en négatif, en quoi l'unité inépuisable consiste exactement.

1. Tout d'abord, les tracés statiques ou dynamiques laissent trop entendre que cette unité de la peinture serait toujours un phénomène de composition. C'est là une grave erreur. Berenson a eu raison de dire que, parmi les Italiens, qui pourtant sacrifièrent généreusement à ce dieu, seuls les peintres de l'Italie du Centre, Duccio, Piero, Pérugin, Raphaël, méritent le titre de « peintres de la composition ». Ainsi, les Florentins que sont le Giotto de Padoue ou le Michel-Ange de la Sixtine s'embarrassent peu de concevoir des structures d'ensemble dont toutes les lignes se combineraient; si leurs tableaux ont une unité, c'est que chaque figure, chaque parcelle de chaque figure, y possède une énergie qui la déborde, et détermine autour de soi un champ de forces qui va rejoindre le champ de forces de la figure voisine, saturant ainsi l'aire picturale. Chez ces deux dessinateurs, l'énergie de rayonnement est surtout linéaire, graphique; chez des coloristes comme les Vénitiens ou les Fauves contemporains, la saturation s'obtient plutôt par les irradiations de la couleur; chez les Impressionnistes, par l'expansion de la lumière : peu importe. Nous retenons que dans ces trois cas l'unité inépuisable ne se réduit pas à une unité de compo­sition. Et si on le voulait à tout prix, le mot prendrait un sens nouveau où la méthode des tracés géométriques n'aurait rien à voir.

2. Plus délicat dans cette méthode : elle ne s'applique même pas en rigueur aux peintres de la composition pour lesquels elle fut conçue.

En effet, une peinture, si mathématique soit-elle, se situe non dans l'espace pensé, rationalisé, abstrait, de la géométrie, mais dans l'espace vécu, éprouvé, concret, de la perception. En sorte que l'unité picturale n'est pas mathématique mais sensible, ce qui est tout différent.

Pour l'œil mental du géomètre, deux droites qui se coupent restent deux droites; pour l'œil vivant, qui est celui du peintre, du seul fait de leur mise en rapport, elles se modifient, elles donnent le sentiment de s'incurver selon qu'elles se repoussent ou s'attirent : isolé, mon bureau n'a pas une structure identique à celle qu'il prend lorsque j'en approche un fauteuil. De même, l'œil mental du géomètre définit un solide par ses surfaces uniquement, et y néglige la pesanteur; l'œil vivant du peintre saisit le poids, qui engendre une nouvelle perception des surfaces en déterminant des courbures dynamiques de leur forme. Pour le géomètre encore, une figure reste identique quelle que soit sa coloration; dans l'espace spontané de la sensation, les couleurs, par leur seule qualité d'être froides ou chaudes, provoquent des avancements ou des reculs dans la profondeur, troisième source de « déformations ». Pour le géomètre enfin, un système de surfaces ou de volumes reste intact quel que soit l'éclairage auquel il est soumis; au contraire, pour le regard spontané, la saisie par le tracé ne coïncide pas avec la saisie par la lumière, car, se réfléchissant de partout, celle-ci en fin de compte ne procède jamais d'une source unique, et son flottement, loin de suivre contours et volumes, les mange; d'autre part, le clair agrandit les surfaces tandis que le sombre les contracte. Et faut-il ajouter que pour le géomètre la forme ne dépend aucune­ment de la matière : peu importe à mes raisonnements que le triangle soit tracé à la craie ou à l'encre; en peinture, le rôle de la matière est tel que nous y avons défini la forme comme la conjonction d'une structure et d'une matière [35].

Il va sans dire que l'unité du tableau, qui se situe dans l'espace vécu, ne réalise son inépuisable réseau qu'en tenant compte de ces variations. Or, de tout cela les tracés statiques ou dynamiques n'ont cure. Quant à imaginer des graphiques plus complets, capables de suggérer les tensions dues à la plus ou moins grande proximité spatiale, au sentiment de la pesanteur, à la chaleur ou à la froideur des coloris, au flou de la lumière tournant autour des solides, enfin à la matière picturale elle-même, nous n'en sommes encore qu'au stade de la fantaisie. Si bien que ces désignations de l'unité supérieure du tableau, ou sont impuissantes à la démontrer, ou lui en substituent une autre, artificielle.

3. Plus grave encore, car jusqu'ici il s'agissait surtout d'incomplétude et d'imprécision : la méthode des tracés dénature l'idée même d'infinité des rapports en la concevant comme une structure générale, une organisation d'ensemble, alors qu'elle ne commence qu'avec le dernier, le plus subtil détail. Avant cela il n'y a qu'un schématisme qui est son contraire même. Il faut le miracle de la nuance infini­tésimale pour qu'un faisceau de relations abstraites accède à un être nouveau, et devienne réseau vivant (comme le voulait la jouissance artistique) et de plus réseau inépuisable, infini, total.

C'est pourquoi on peut faire d'excellentes spéculations sur les proportions, en d'estimables ouvrages de théorie, et ne produire que de la médiocre peinture si l'on est médiocre peintre, comme l'ont prouvé André Lhote, Gleizes, Ozenfant ou Jeanneret. C'est pourquoi encore, même si l'on est vraiment peintre, on peut, à force d'insister sur ces règles abstraites, tomber plus souvent que d'autres dans le schématisme, ainsi qu'en témoigne Gischia. Piero délia Francesca, Uccello, Vinci ou Bruegel furent de grands maîtres, non parce qu'ils appliquèrent tels systèmes de proportions, mais parce que, partant de ces systèmes, - du reste utiles à grande échelle, - ils surent communiquer à chaque parcelle de leur panneau ce jeu sensible de la couleur, de la lumière et des tractions spatiales qui en fit un univers insondable. Klee disait justement : « Qu'on ne confonde pas le constructif et le Total ». Pour lui, le travail organisateur (construction des figures, harmonisation des couleurs et des tons, mise en valeur des proportions de l'espace) était antérieur à la création proprement dite, qui seule introduit la vraie unité. Et ce détail infini, par lequel se réalise la transcendance de l'unité, quel tracé nous le rendra? Il s'atteint par l'épreuve sensible dans ce qu'elle a de plus exquis.

4. Enfin, et ceci nous introduit à une précision plus subtile, les schémas régulateurs laissent croire que l'unité inépuisable du tableau se trouverait toute faite, matériellement, sur la toile, et qu'on n'aurait qu'à l'y constater, comme un phénomène physique. De ce point de vue, les tracés dynamiques offrent déjà un certain avantage, car ils supposent que l'unité picturale n'est pas un simple donné passivement enregistré par l'œil, mais qu'elle trouve son origine dans le mouvement actif du regard sur la surface, ingénieusement balisée. Néanmoins, ils ont encore la raideur de concevoir ce mouvement comme un trajet fixe, un itinéraire qu'on pourrait en quelque sorte suivre du doigt.

En réalité, si le tableau est un labyrinthe, il n'a pas de fil d'Ariane. Les études expérimentales montrent que l'œil, loin de le parcourir linéairement, y bondit à une vitesse qu'aucun instrument isolé ne parvient à enregistrer. L'unité inépuisable n'est donc pas une propriété physique au sens habituel, et qu'on saurait désigner par des procédés idoines; elle se vit dans l'ouverture active à l'infinie richesse du réseau pictural. Elle ne réside pas sur la toile mais dans l'esprit du spectateur en travail avec la toile.

A celui qui la perçoit de la sorte cette unité se manifeste alors avec son merveilleux équilibre. Elle laisse loin derrière elle l'unité pauvre de l'affiche ou de la caricature, qui toutes deux créent une obsession en attirant l'attention sur un point, par exemple en obligeant mon œil à parcourir inlassablement ce long nez. Elle n'est pas non plus la rigueur squelettique du schématisme, dont le regard attentif a tôt fait de pressentir la loi de construction abstraite, donc mécanique. Et d'autre part, sa complexité ne répugne pas moins à la complication.

Nous touchons ici un premier paradoxe de la structure des maîtres : leur richesse ne nie jamais leur simplicité, et réciproquement. Dans une fugue de Bach, les thèmes resserrent leurs liens tandis qu'ils s'étagent et s'élargissent, de même que la science se rassemble pour le savant à mesure qu'il en découvre les ramifications. C'est pourquoi le dessin ascétique de Giotto ou d'un paysagiste chinois est plus prégnant que les rodomontades de Magnasco.

Ainsi, le cheminement sensible et attentif à travers la toile, cette épreuve de mon œil par laquelle il en prend le rythme, comme le nageur trouve la cadence qui épouse l'eau, puis tout le fleuve autour de lui, cette façon de « sillonner gaîment l'immensité profonde », nous fait apparaître le chef-d'œuvre comme un monde fermé, mais de la fermeture de l'infini. L'unité du tableau n'est pas l'étroitesse de la symétrie, c'est la dissymétrie atteignant l'équilibre en devenant inépuisable. Première façon pour la peinture de réaliser l'autonomie d'un absolu.

 

3B. L'UNIVERSEL

 

On ne compte pas les textes d'auteurs anglais qui nous disent qu'aux yeux du poète « l'univers est dans une coquille de noix » (Joyce), que « le monde tient dans un grain de sable et l'infini dans le creux de la main » (Blake), qu'on ne peut « toucher une fleur sans ébranler une étoile » (Thompson), Chez nous, songeons moins au trop illustre Sonnet des voyelles de Rimbaud ou aux synesthésies aléatoires des Correspondances de Baudelaire, et retenons plutôt la volonté du même Baudelaire de capter dans une chevelure « la langoureuse Asie et la brûlante Afrique ».

C'est toute la distance du symbole à la comparaison. Celle-ci, qu'elle soit simple, ou continuée comme dans l'allégorie, ou sous-entendue comme dans la métaphore, établit une liaison entre deux termes; elle se limite à une signification et s'avère d'autant plus accomplie que cette signification est plus arrêtée. Le symbole a d'autres ambitions : objet qui en évoque non un seul ou plusieurs, mais en quelque sorte tous. Il est symbole d'autant plus parfait qu'il se montre plus riche, qu'il s'étend plus loin. Ainsi entendu, il définit la poésie : d'Homère à Saint-John Perse, là où la vision quotidienne et scientifique ne voit que la séparation des choses, qui se distinguent analytiquement pour être utilisables, là où le philosophe saisit des rapports mais abstraitement, la poésie aperçoit concrètement, sensiblement, ce que Verlaine appelait les « nuances », ces transitions subtiles par quoi tous les êtres se rejoignent, deviennent un écho l'un de l'autre, jusqu'au bout du monde. En ce sens toute poésie est symbolique, même si elle n'est pas symboliste [36].

Il n'en va pas autrement de la peinture. Cette courbe d'une Odalisque de Matisse est-elle main ou fleur? Qu'importe, car les mains y évoquent les fleurs, et les fleurs, les mains. Dans le Naufrage de Rubens, dans les Barques de Van Gogh, où commence la mer, où la plage, où le ciel? On pense aux chevauchements de l'Illumination rimbaldienne, aux « courants de la lande » et aux « ornières immenses du reflux ». Ainsi l'église d'Auvers-sur-Oise de Van Gogh n'est pas sur le sol (comme chez un peintre du dimanche), elle continue sa substance; ou plutôt l'un et l'autre germent d'une substance commune où ils se rejoignent et s'échangent : le cahotement des cailloux du chemin se poursuit dans le cahotement des moellons; et l'embrasement de la même flambée tord la route, les murs du sanctuaire et la bleue incandescence du ciel.

Nous avons expliqué que par son unité inépuisable le tableau soutient une expérience de l'absolu, puisqu'il se présente comme un réseau de relations infinies, univers clos, suffisant. Cette fois, il est non seulement monde à côté du monde, mais clef du cosmos réel. Dans les cheveux d'un Botticelli, dans la robe d'une Vierge de Van Eyck ou d'une galante de Watteau, dans un arbre d'Angelico ou de Titien, se manifestent des rythmes graphiques et coloristiques, des schèmes visuels gros de toutes les structures possibles. Jean Bazaine l'exprime parfaitement : « La vraie sensibilité commence lorsque le peintre découvre que les remous de l'arbre et l'écorce de l'eau sont parents, jumeaux les pierres et son visage, et que, le monde se contractant ainsi peu à peu, il voit se lever, sous cette pluie d'apparences, les grands signes essentiels qui sont à la fois sa vérité et celle de l'univers » [37].

Sur ce point, tous les artistes tombent d'accord. Cézanne parle d' « unir des courbes de femmes à des épaules de collines ». Mais les Renaissants ne disaient pas autre chose quand ils concevaient le corps humain comme un microcosme résumant en lui, trait pour trait, le macrocosme : par les proportions, par l'exploitation de la perspective, par la conception du dessin et de la couleur, il faut que le fleuve et l'arbre rappellent l'homme, et que l'homme rappelle l'arbre et le fleuve; en sorte que, chez eux, la figure humaine n'est jamais placée, ou située dans un paysage, elle l'accomplit; partie la plus noble du Grand Vivant, elle le récapitule. Et les Orientaux ou les anciens Crétois avaient la même préoccupation, sinon qu'ils inversaient le rapport, et qu'au lieu que le macrocosme s'aligne chez eux sur le microcosme, le corps humain tentait d'épouser les rythmes de l'univers : les Apsaras se font lotus [38]. Quant aux arts dits primitifs, ils ont cultivé cette vertu au paroxysme. Devant une œuvre nègre, Bazaine se demande si elle est visage, feuille ou corps de femme. Il répond : les trois. Et en effet les rythmes syncopés d'un masque du Congo, de la Nouvelle-Guinée ou de la Côte-d'Ivoire joignent l'homme, l'animal, la plante, la pierre et les remous de l'eau.

Cette symbolisation, les maîtres la poursuivent évidemment selon leur époque et leur caractère [39]. Chez certains, elle est surtout affaire de dessin : Giotto donne à ses personnages une telle consistance linéaire qu'ils deviennent confraternels au rocher, à l'arbre, à l'architecture qui les entourent; dans mainte estampe japonaise, les lacets du graphisme relient si étroitement les courbes de la robe, du fleuve et de l'arbre qu'ils répondent non seulement à une exigence de grâce, objet de la jouissance artistique, mais réalisent une consanguinité cosmique. Chez d'autres, les correspondances tiennent à la couleur et à la lumière; et nous ne songeons pas seulement aux impressionnistes : même aux époques de classicisme, la couleur a toujours eu la liberté de donner aux êtres les plus disparates, par ses similitudes contrapuntiques ou harmoniques, de fascinants airs de famille. Enfin, chez un Piero, un Uccello, c'est la participation à la géométrie (vivante) de la composition qui fait communier toutes les formes dans un système de proportions communes. Mais peu importe que le peintre recoure à la ligne, à la couleur ou à la composition, ou, comme il arrive le plus souvent, aux trois; toujours il s'agit de créer dans l'étendue du tableau ces schèmes universels, qui en font un écho de toute chose, et le referment dans la complétude d'un absolu.

Les interférences ont même donné lieu à toute une peinture du fantastique, celle de Bosch, Bruegel, Goya, Picasso, Miro ou Chagall. Chez Chagall, par exemple, il est habituel que le poisson vole et joue du violon, que le ciel s'allonge en museau de bête, que le jongleur ait la tête d'un coq. Mais ici prenons garde : ce symbolisme a trait au spectacle du tableau; il reste scénique et n'a de soi qu'une valeur anecdotique. Le symbolisme dont nous parlons dans ce paragraphe, et qui concerne l'expérience artistique comme saisie d'un absolu, est proprement pictural : il s'exprime au niveau de la forme des objets, non de leur espèce. Si Chagall a une signification artistique, ce n'est pas pour avoir joué de ces métamorphoses faciles, mais parce que parfois - non souvent - il a su enfermer ces échanges dans des formes assez universelles pour que toutes les réalités s'y mirent les unes dans les autres, ontologiquement. Par conséquent, si l'on peut accepter la formule de Franz Marc, que la peinture est la « réapparition à un autre endroit », il faut l'entendre de l'universalité des formes, des schèmes, des structures, non des métamorphoses du spectacle.

Du reste, même au niveau de la forme, ce symbolisme doit être bien compris. On pourrait y voir un phénomène d'association, de glissement, et un peintre y réussirait d'autant mieux qu'il aurait l'astuce de créer des signes plus ambigus. Mais rien n'est plus contraire à l'intention de l'art. Une structure y est symbole non parce qu'elle est assez confuse pour en rappeler d'autres, - selon un jeu de résonances pour ainsi dire horizontal, - mais parce qu'elle a été saisie à une profondeur, à une intensité telles que s'y dévoile, en une sorte d'irruption, le fond commun où toutes les apparences s'originent. Elle est alors moins image que présence. C'est pourquoi le tableau ne devient pas cosmique en nous proposant la moyenne arithmétique de toutes les structures du monde, par affadissement, mais, comme l'avait observé Bergson, en accusant leur singularité. Pour dégager la signification « unanimiste » d'une poignée de fruits, Cézanne ne leur donne pas des allures de montagnes, de femmes ou de constellations. Il les détache, les isole même, et leur confère ce que Minkowski appelle le « retentissement en profondeur », une intensité où ils sont suffisamment pour être à la fois montagnes, astres et mamelles.

C'est en limitant, en ramassant dans une densité explosive que la peinture atteint l'universalité. Nous avions rencontré un premier paradoxe de l'espace des maîtres : d'autant plus riche qu'il est plus simple. Voici le second : d'autant plus universel qu'il est plus singulier.

 

3C. LA PRIMITIVITE

 

La structure picturale se manifeste encore comme un absolu dans un troisième sens, qui paraît tout différent, mais qui avoisine et peut-être fonde les deux premiers : elle nous remet dans un état de saisie originelle. Et cela à quatre niveaux que l'on ne distingue pas toujours assez soigneusement.

 

3C1. « L'heureux premier moment »

Alain a dit que la peinture nous restitue l'heureux premier moment devant les choses [40]. Elle nous rend en effet la virginité du regard, la candeur et l'étonnement devant les formes visibles.

Dans la vie quotidienne, notre habitude émousse l'apparence des êtres, même vivants. L'art en redonne le choc. Déjà au niveau de la jouissance artistique, il anime les formes mortes, et intensifie la vie des formes vivantes pour nous en stimuler. Mais la structure des maîtres va plus loin. Insatisfaite d'une intensification des phénomènes, elle nous oblige à nous étonner devant eux, - et pas seulement à en jouir, - à percevoir, non sans stupeur, le mystère de leur existence, le mystère de toute apparition. Ces signes qui, dans la vie courante, ne sont que des moyens de reconnaître des objets, ou de s'en délecter, s'imposent tout à coup à notre attention comme un miracle : celui de la présence.

Ainsi, la structure picturale nous dépayse salutairement. Par les déformations du coloris et du dessin? Si l'on veut, à condition de comprendre que cette déformation ne poursuit pas la surprise vulgaire et mécanisante de l'affiche ou de la caricature, qu'elle veut nous déshabi­tuer en profondeur, nous rajeunir, en nous présentant les choses, ou plus généralement les signes sensibles, dans ce moment où ils ne sont pas reconnus, classés, neutralisés par les concepts (ceci est un chat, une femme, un triangle, une ellipse) mais encore palpitants de la perception immédiate (ce chat, cette ligne, cette tache absolument unique que voici). Le peintre cherche à rejoindre l'instant ineffable où le monde visuel possède encore la fraîcheur de l'impact, et est cependant assez proche de l'intelligence et de la désignation rationnelle pour être exprimé. Merleau-Ponty a défini en ces termes l'art de Cézanne [41]; au vrai, il décrivait l'intention de toute grande peinture : Cézanne n'a fait que la vivre de manière plus explicite. Dans l'expé­rience d'une toile de maître, je suis toujours restitué à la jeunesse de mon regard. Je retrouve l'étonnement existentiel de celui qui verrait le monde pour la première fois.

On objectera qu'il y a eu des peintres du calcul et de l'objectivité impersonnelle qui rentrent mal dans cette description. Ainsi, les Renaissants étaient obsédés par les problèmes de la perspective. Mais précisément, la perspective fut alors une découverte, une création qu'ils accomplissaient au jour le jour, d'œuvre en œuvre, dans une exultation indescriptible : ces épures avaient un sens mystique, ces graphiques étaient bandés d'émotion. Si le monde d'Uccello incarne une mathématique, cette mathématique est une fièvre. Et ne croyons pas trop vite qu'il le doive à sa couleur! Dès le noir et le blanc, peu d'œuvres nous remettent aussi crûment dans l'étonnement primitif de la sensibilité, dans la candide stupeur. On en dirait autant du réalisme de Van Eyck. Il est certain qu'il y eut chez l'initiateur de l'école flamande un immense effort scientifique pour dominer les moyens de représentation par la couleur. Mais, outre qu'à ce moment, comme l'a dit Bazaine, toute apparence était encore sacrée, et donc frémissante de ferveur, il est certain que la découverte de la peinture à l'huile se fit dans un enthousiasme des moyens révélés qui électrisait leur emploi. Qu'on mesure la charge sensible animant le paysage de la Vierge du chancelier Rolin. Ce calcul est éblouissement. Focillon affirmait que si nous regardions la réalité avec ces yeux-là, nous aurions le vertige.

Point de conflit d'ailleurs entre l'innocence visuelle et le calcul. Elle n'est pas l'insouciance enfantine, mais au contraire le fruit mûr de l'ascèse et de la réflexion. On ne dira jamais quelle hauteur d'esprit, quelle rigueur de méditation il faut pour retrouver la virginité du regard, pour remonter aux principes du sensible. Goethe nous en avait convaincus en littérature, Bergson en philosophie. Les peintres achèvent la démonstration : il y a plus d'étonnement vrai chez les calculateurs Uccello, Vinci, Michel-Ange, Van Eyck ou Bruegel, que dans les explosions des fauves ou dans l'écriture automatique des surréalistes.

Nous touchons donc ainsi à un troisième paradoxe de l'espace chez les maîtres. Nous savions déjà qu'il est d'autant plus riche qu'il est plus simple, d'autant plus universel qu'il est plus singulier; ajoutons qu'il est d'autant plus originel qu'il est plus réfléchi. Comme nous avions raison de ne pas confondre l'étonnement de l'art avec la surprise des affiches et des caricatures! Celle-ci n'est forte que dans le premier moment, pour se détendre aussitôt; celui-là, qui échappe souvent au premier regard, grandit à mesure qu'on y pénètre. Fruit d'une réflexion, d'un retour ascétique à la pureté de l'œil, l'art appelle notre patience. Il réalise alors ce miracle d'une surprise qui progresse, d'une virginité qui se conquiert [42].

 

3C2. L'espace topologique

Cette naïveté du regard nous conduit à des modalités de l'espace considérées habituellement comme déroutantes. Pour l'adulte occidental, vivant au sein d'un univers technique où tout se mesure et se situe en rigueur, les objets sont réels ou du moins possibles quand ils prennent place dans un espace qui conjoint les propriétés de la géométrie euclidienne et de la géométrie descriptive; ils s'y inscrivent par rapport à des axes de coordonnées stables, sont soumis à des étalons de mesure inamovibles et répondent aux lois de la perspective linéaire, permettant de déterminer comment ils apparaîtraient d'un point de vue autre que celui de l'observateur. Naguère encore, d'aucuns estimaient que l'art, s'il ne veut pas verser dans l'inconsistance, doit être euclidien-projectif en ses créations.

En réalité, les choses sont moins simples. Au plan de la science pure, une branche tard venue des mathématiques, l'analysis situs, s'intéresse à des propriétés spatiales indépendantes des impératifs euclidiens et projectifs : ce sont, par exemple, la proximité, la séparation, l'ordre, l'enveloppement, la continuité; un espace envisagé pour ces seuls caractères est dit topologique. L'on sait d'autre part que bien des phénomènes astronomiques et atomiques sont décrits par la physique relativiste et quantique dans des espaces riemanniens, voire polydimensionnels. Or, les psychologues ont fait observer que ces structures déroutantes pour le sens commun ne concernaient pas uniquement les spéculations de la haute science, mais jouaient un rôle actif dans notre vie quotidienne. Poincaré notait déjà que l'espace de nos sensations tactiles est à plus de trois dimensions. Piaget, pour sa part, estime que la perception de l'enfant (tout comme, plus tard, sa représentation) commence par être topologique et ne devient euclidienne-projective qu'au prix d'un long apprentissage [43]. Les anthropologues remarquent à l'envi que, chez les primitifs, le mythe, comme connaissance, et la magie, comme action, se situent également dans un espace où jouent surtout des rapports de proximité, d'enveloppement, etc. Et toutes ces vues consonnent à celle des phénoménologues, aux yeux de qui nos besoins et nos désirs plus immédiats (ceux de l'enfant et du primitif) n'ont pas à répartir les objets du monde selon des axes de coordonnées et des enchaînements rigoureux de perspectives. C'est pourquoi il ne faut pas trop vite conclure que l'homme civilisé a dépassé une fois pour toutes les espaces non-euclidiens et non-projectifs; lui aussi a une vie affective et une vie biologique qui continuent à en appeler à des structures topologiques et polydimensionnelles : quand je jouis de cette prairie en pente, je ne l'organise nullement selon les courbes de niveau d'un cartographe. Bien plus, nous n'avons pas à rougir de cette imprécision scientifique, comme s'il s'agissait d'une régression : Merleau-Ponty, entre autres, a souligné que l'espace émotif n'est pas moins réel que celui du monde de la mécanique et de l'industrie : au contraire, c'est lui qui supporte notre sentiment originel de la réalité, dont l'espace euclidien-projectif n'est qu'une spécialisation opératoire, utile et appauvrissante comme toutes les spécialisations [44].

Nous n'aurions pas tant insisté, si l'art précisément ne nous reconduisait toujours vers ces espaces qui déconcertent le sens commun. Il est trop clair que s'il veut nous rendre l'heureux premier moment devant les choses, s'il veut de plus nous faire percevoir dans toute réalité le symbole des autres, il ne le pourra qu'en abandonnant les structures objectivantes et impersonnelles de l'espace euclidien-projectif pour nous réveiller aux structures topologiques et polydimen­sionnelles de la sensation vécue, celles aussi du mythe et de la magie.

La chose s'affirme hautement dans les peintures extra-européennes et dans toute la peinture européenne antérieure à la Renaissance, sauf la grecque. Que ce soit dans les cavernes, en Egypte, dans l'Inde, dans le paysage chinois, dans les images romanes et gothiques, les êtres ne sont jamais mesurés par des étalons et des perspectives fixes; ils sont seulement reconnaissables; quant au reste, ils se configurent selon des unités et des points de vue divers, traduisant toutes les nuances du sentiment. Pour ces cultures il n'y avait là aucun problème, puisqu'elles ne comportaient pas de science expérimentale ni de technique développée. Là où la science a des accointances avec le mythe et la magie, comment s'étonnerait-on des démarches du plasticien? Là où la technique même est érotisée, le maniement des ustensiles harmonise déjà l'artisan aux espaces de l'art. Et rien ne fait mieux comprendre les prodigieuses facultés créatrices de ces civilisations.

Le cas de la Renaissance est plus complexe, puisque sa révolution fut de passer à une conception unitaire de l'étendue [45]. La fin propre du tableau devient la création d'un espace préexistant aux objets qui y prendront place, par opposition au Moyen Age, où l'espace n'était qu'une propriété des choses, variant avec elles. Cette découverte, qui semble avoir été celle de Brunelleschi dans la coupole de Sainte-Marie-des-Fleurs, et de certains Donatello, découverte d'abord implicite et vivante comme toutes les créations, se sclérose dans les règles imposées par Alberti aux représentations d'objets : cube, triangulation, quadrillage, fenêtre d'Alberti [46]. Mais précisément, cette conception « réaliste » d'Alberti est une sclérose. Dans leur pratique, les Quattrocentistes recourent à deux modes de représentation des lointains : ou bien ils choisissent dans une vaste étendue quelques plans qu'ils échelonnent avec clarté en élidant les intermédiaires : c'est la méthode de la ségrégation des plans ; ou bien ils insèrent dans un premier plan des vues fragmentaires de plans éloignés : c'est le procédé de la fenêtre-paysage, de la veduta. Dans les deux cas, le spectateur rétablit menta­lement l'unité. L'espace du Quattrocento n'est donc pas aussi unitaire qu'on l'a dit. Et si le Cinquecento se montre plus sévère sur ce point, c'est avec beaucoup de liberté encore. Ne parlons même plus de cette animation du détail par quoi sa géométrie s'ouvre en l'infinité des rapports. Mais, on ne l'a pas assez remarqué, quand un Cinquecentiste déforme, et ils déforment tous, il perçoit non un objet déformé dans un espace euclidien-projectif, mais spontanément, un objet non déformé dans un espace non-euclidien. Et la couleur de la Renaissance a le même pouvoir de transfiguration. Largement irréaliste, elle contribue à rendre les choses à leurs relations fluides.

Quant aux modernes, on s'attendrait à ce que nous concluions d'un mot. Lorsque Degas ou Van Gogh adoptent, d'après les compartiments de leur toile, des centres de perspective et des étalons de mesure différents, ils quittent évidemment l'espace euclidien homogène et unitaire. Cependant il ne suffit pas, comme on s'en contente souvent, d'affirmer qu'ils reviennent ainsi à l'espace topologique. S'ils renoncent à la Renaissance, ce n'est pas uniquement pour retrouver la vision primitive : leur art témoigne d'un nouvel espace « objectif » inauguré sous nos yeux en physique, en philosophie, en littérature, en psycho­logie, dans les relations sociales et économiques, et que Francastel dit inquisitif. Cet espace sous-tend moins des perceptions d'ensemble que des saisies fragmentaires mais lucidement analysées, si lucidement que, lorsqu'on les juxtapose, elles mettent en déroute la belle continuité d'autrefois. C'est aussi l'espace d'hommes qui ont pris conscience que le monde ne se ramène pas à une collection de faits étalés devant eux et à enregistrer seulement : notre regard a un rôle actif dans la consti­tution des choses, et pour savoir ce qu'elles sont il faut réfléchir autant sur nos modes d'appréhension, avec leur fugacité et leur subjectivité, que sur les objets « donnés là-devant-nous ». Cette précision apportée, reconnaissons que nos contemporains n'abandonnent pas l'espace topologique; ils lui ont même donné une part accrue; Merleau-Ponty le rappelait pour Cézanne, on pourrait en dire autant de Van Gogh, Gauguin, Picasso, bref, de tous. Rien d'étonnant, puisque l'espace « objectif » moderne est une tentative de ressaisir d'aussi haut que possible vers sa source la prise que nous avons du monde.

Ainsi, toute grande peinture est originelle, primitive, dans un nouveau sens du terme. Et ce que nous avons dit des Renaissants et des Modernes, tout pénétrés de préoccupations scientifiques, comme ce que Griaule a révélé de la philosophie des Noirs montre assez que cette primitivité n'est point synonyme de barbarie. Au contraire, par une autre forme du paradoxe qui conjoint virginité et calcul, elle peut si bien s'accommoder des manifestations les plus hautes de l'esprit, que sa présence, dans les grandes époques, propose la différence que font les Allemands entre la culture, restée en contact avec ses sources, et la civilisation, cette sclérose d'une culture qui commence à se dévitaliser en formules abstraites.

 

3C3. Les schèmes originaires

Mais on peut aller plus loin et indiquer qu'au sein de cet espace topologique l'artiste majeur retrouve toujours un certain nombre de schèmes privilégiés, qu'on désignerait assez bien comme des archétypes. Le mot a été diffusé par Jung, dans un sens proche de celui où nous y recourons, mais la pensée du grand analyste, souvent confuse au dire même de ses partisans, a été l'objet de tant de polémiques qu'il vaut mieux essayer de redéfinir les termes. Voici donc ce que nous voulons dire.

On retrouve dans toutes les cultures, dans tous les arts, certaines formes fondamentales : la stèle ou au contraire la dalle; la sinusoïde horizontale appelée tchi (nuage); la croix verticale, la croix de Saint-André, la croix gammée, ou svastika, en différentes orientations; le cercle inscrit dans un carré à son tour inscrit dans un cercle, et ainsi de suite, c'est-à-dire le mandala; le trilobé et le quadrilobe, non sans rapport avec le mandala; l'accolade, etc. Tels sont, au sens de Baltrusaitis, les motifs. Et l'on rencontre aussi inlassablement ce que cet auteur appelle des thèmes : les roues solaires, les guirlandes planétaires, les polycéphales, les figures reptiles, les tourbillons.

Or on peut bien montrer comment tout cela est objet d'influence d'une région, d'une époque à l'autre, et Baltrusaitis a proposé à cet égard des trajets géographiques ; mais, outre que souvent les emprunts sont contestables et qu'on se trouve en présence de créations spon­tanées, il faudrait encore expliquer pourquoi, même là où emprunts il y a, ceux-ci se font si vite et si profondément. En sorte qu'on est incité à reconnaître qu'il existe certaines organisations spatiales élémentaires qui doivent tenir d'assez près à la structure physique et existentielle de l'être humain pour se retrouver partout et toujours plus ou moins présentes. Ce ne sont pas des contenus de pensée, ce ne sont pas même des représentations fixes, et c'est d'une manière grossière que nous les avons désignées comme motifs et surtout comme thèmes. Ce sont plutôt des dispositions absolument générales de nos corps et de notre être-au-monde qui font que nous commençons par engendrer ces figures particulières, que nous nommons alors mandala, svastika, stèle ou tchi.

Et justement ce qui caractérise l'absolu formel des maîtres c'est qu'habité, comme toute représentation humaine, de motifs et de thèmes, il ne les donne pas déjà élaborés en stéréotypes, comme le fait la décoration ou la simple beauté d'agrément; il nous reconduit à leurs racines, à cette sorte d'espace d'avant l'espace où l'espace va devenir, en genèse de ses schèmes et dimensions essentielles. Et ces schèmes et dimensions, qui ne sont pas encore la structure symbolique dont nous parlions plus haut (ail thé world in a nutshell), la nourrissent à son principe. Ils sont archétypaux.

Ceci nous met en garde une nouvelle fois et nous montre que les plus primitifs en ce nouveau sens du terme ne sont pas ceux qu'on pense. Et, par une troisième forme du paradoxe qui lie primitivité et calcul, le galbe de la Vénus de Botticelli ou d'une colline de Bruegel contient plus de forces telluriques, de grouillements ancestraux, il renvoie plus profondément, par la seule texture de l'espace, à ce qu'on appelle souvent, de manière un peu imprécise, un inconscient collectif, en tout cas aux archétypes tels que nous les avons définis, que les images de Max Ernst, de Tanguy et de bien d'autres surréalistes.

 

3C4. « Et le premier soleil sur le premier matin »

Enfin, l'espace des maîtres nous reconduit à la jeunesse du monde. On ne remonte pas aux sources de la sensibilité sans retrouver quelque chose de l'instant premier où l'homme et l'univers n'étaient pas encore nettement distincts, et se confondaient dans une ineffable sympathie.

Repris dans la structure originelle de Botticelli, de Titien, de Rubens ou de Renoir, le nu féminin ressuscite autour de lui l'âge d'innocence. Les paysans de Permeke furent conçus quand la Terre n'était point encore séparée d'avec les Eaux. Les monstres de Goya viennent d'être vomis par le Chaos. Les soleils des Provence de Van Gogh appartiennent au Paradis perdu, à moins que ce ne soit à la Parousie. Encore un coup, primitivité et culture ne s'excluent pas : au très urbain foyer de l'Opéra de Paris, les danseuses étoiles retrouvent sous le pastel de Degas le premier pas de la première femme, et les figures souveraine­ment calculées de Michel-Ange sont aussi évocatrices de l'origine que la Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau.

Ainsi, c'est en quatre sens que la peinture est un pèlerinage aux sources. Elle nous reconduit à la virginité étonnée de la sensation, à la topologie de la conscience émue, magique et mythique, aux schèmes originaires, enfin à la jeunesse du monde. Pour autant elle s'aligne sur les autres expressions de l'art. Proust s'enfonce à la recherche du temps perdu; Baudelaire décrit la vie antérieure; Valéry compare le poète au rameur remontant, dos tourné, vers la source où cesse même un nom. Bergson aussi voyait toute vie spirituelle comme un effort à contre-courant vers les données immédiates de la conscience. Nouvelle manière pour la peinture d'être une expérience de l'absolu : monde d'avant la règle, racine lui-même de toute loi.

 

3D. L'ÉTERNITÉ RETROUVÉE

 

A propos de la jouissance artistique, nous avons fait longuement remarquer que le tableau contracte la durée, et rassemble le successif dans le présent. Mais alors nous voyions dans cette intensification une simple stimulation vitale, suivant la perspective des valeurs tactiles de Berenson. Ici, au niveau de l'expérience artistique, la structure des maîtres n'opère pas seulement une concentration horizontale du temps; elle nous en ouvre une dimension nouvelle, que Guitton appelle sa profondeur. Bergson avait déjà dit des choses semblables : à mesure qu'on monte dans les règnes de la vie, la durée se fait à la fois plus large et plus drue; à la pointe de l'esprit, elle peut devenir si intense qu'elle prend un sens nouveau et culmine en éternité.

C'est une expérience de l'absolu comme éternité retrouvée que Vinci demandait à la peinture et qui lui faisait dire qu'elle est l'art suprême [47]. Au vrai, le tableau ne l'emporte pas sur la musique, ni ne lui cède. Le musicien se donne d'emblée le mouvement, il s'installe dans la succession temporelle, et cherche par ses artifices à réduire le consécutif au simultané; cet effort atteint son point culminant chez Jean-Sébastien Bach. Le peintre prétend au même résultat mais procède à rebours, il se donne au départ l'immobile : la toile, le cadre, les axes de la composition. Laissée à elle-même, cette immobilité-là serait non pas l'éternel, mais l'inertie muette de la matière. La peinture veut ouvrir cette mort au mouvement, y fixer celui-ci toujours plus large et serré, toujours plus intense, sans lâcher le présent. Et elle y réussit quand, par l'infinité des rapports et l'universalité symbolique de son espace, elle fait en sorte que ses parties soient, en même temps que distinctes, toutes et sans cesse présentes les unes aux autres, écho simultané les unes des autres, cet immobile nunc, cet immobile maintenant, qui définit l'éternel.

Il va sans dire qu'en parlant de la sorte nous ne privilégions aucune philosophie. Si nous avons cité Bergson, Vinci et d'autres, ce n'est pas que la peinture démontrerait et imposerait telle conception du temps. Il y a toutes les formes de temporalité chez les peintres. Certains doivent se comprendre dans une perspective médiévale, d'autres spinozienne, hégélienne, bergsonienne, sartrienne, etc. Que l'on parcoure de ce point de vue les excellentes études sur le temps humain de Georges Poulet, et l'on verra combien la durée chez les littérateurs est variée selon les époques. Il en va de même en peinture. Mais toujours l'artiste poursuit une concentration dans le présent. Nous avons employé le mot « éternel » pour la désigner. Il n'y a là aucune postulation médiévale ou autre.

Et nous voici donc à ce qu'il faut bien appeler un quatrième paradoxe de l'espace des maîtres. Nous savions déjà qu'il est vivant; nous voyons maintenant qu'il l'est d'autant plus qu'il accède au parfait repos. Que la pluralité temporelle vienne à manquer, et la peinture demeure inerte; mais que cette pluralité échoue à se récapituler dans l'instant, et tout gesticule : l'affiche ne rassemble pas la durée, car elle est dispersée comme un cri; la caricature crée une obsession pauvre qui parodie l'éternel. Au contraire, Michel-Ange reste un des plus grands plasticiens de l'histoire parce que personne n'a autant concilié l'explosion des forces et leur équilibre, en d'autres mots, noué la durée. Masaccio, Vermeer, Van Eyck sont si vivants parce qu'invinciblement immobiles; comme Rubens finit par devenir immobile à force d'être universellement vivant.

 

3E. LA NÉCESSITÉ LIBRE

 

Enfin, la structure des maîtres envisagée comme expérience de l'absolu nous met en présence d'une dernière proposition paradoxale. Que j'en voie une partie quelconque, j'ai le sentiment que les autres sont imprévisibles; il n'y a pas de loi qui me permette, devant une portion de la toile, d'en déduire le reste : sinon le travail apparaîtrait mécanique, si raffiné soit-il. Et pourtant, dès que ces portions se dévoilent, elles se donnent comme ne pouvant être que ce qu'elles sont.

Il en va de même dans tous les arts : dans la succession des actes de la tragédie, des chapitres du roman, des mesures de la symphonie ou des pas de la danse. Rien, à chaque instant, ne me permet de deviner la suite, et pourtant dès qu'elle advient, elle s'impose avec l'évidence du nécessaire. Ainsi, dans le Vase bleu de Braque, la nuance du bleu ne suffit pas à conclure qu'il voisine avec cet orangé, bien que mon œil abordant à l'orangé le jugera seul possible. Telle est la pénétration réciproque de liberté et de nécessité dont parlait déjà Schelling.

Il y a une logique dans l'œuvre, celle du style même, non d'une loi ; ou plutôt la logique de ce qui est à soi-même sa propre loi, imprévisible et toujours rigoureuse. La liberté a surmonté la contingence.

* * *

Telles sont les propriétés paradoxales qui constituent le tableau comme expérience d'un absolu concret. Unité de prégnance, symbolisme de singularité, primitivité calculatrice, éternité dynamique, nécessité spontanée, chacun de ces couples fait de lui un système clos, relatif à rien d'autre, complet comme un univers et par lui-même justifié.

Nous comprenons maintenant que, lorsqu'on parle de beauté artistique, on peut entendre deux choses très différentes : cette beauté relative, ou beauté d'agrément, objet de la jouissance artistique, qui cherche l'occasion d'éprouver l'harmonie de nos facultés en une fruition un peu courte et égotiste comme tout plaisir attendu pour lui-même; et cette « adorable rigueur », cette beauté absolue, objet de l'expérience artistique, sensible elle aussi (car l'art n'a que faire d'abstractions), mais où la sensibilité devenue attentive renonce provisoirement à son plaisir, s'ouvre activement à un système de formes d'autant plus fécond qu'il est différent d'elle, et se prépare ainsi à ce plaisir objectivant que nous appelons joie ou béatitude.

Nous ne pouvons néanmoins terminer ce chapitre sans marquer un dernier trait fondamental de la structure des maîtres. Nous avons présenté celle-ci d'une façon exclusivement positive, alors qu'elle comporte une puissance de mort. Et non seulement du fait qu'elle nous met au-dessus de la condition normale du vivant, et pour autant inquiète la vie, mais dans sa trame même. Le pur jeu de la ligne, de la couleur et de la matière, chez Michel-Ange ou Goya ou Titien, voire Angelico et Raphaël, à la fois nous apporte une présence infinie et une absence infinie. Sans doute ne retourne-t-on jamais aux origines du perçu, au dévoilement initial, sans manifester en même temps le voilement initial. Sans doute aussi l'infinité des rapports, qui fait que l'œil est toujours ici en même temps que là, là en même temps qu'ici, réalise une proximité dans la distance qui implique, qu'on nous passe le jeu de mots, une distance de la proximité. La foudroyante présence de l'œuvre d'art est, sans aucune digression dans l'imaginaire, sans quitter le plan des démarches perceptives et motrices où nous nous sommes strictement tenus, l'épreuve de la plus grande absence. Seulement d'une absence tout entière égale à la présence, pour devenir l'existence même en toutes ses dimensions. Une absence qui ne limite pas la présence, mais la tend pour l'alimenter.

Du reste, l'absolu pictural est affecté d'une autre relativité qui, loin d'être une tare, permet son ultime accomplissement. Mais pour le percevoir, il nous faut envisager une dernière attitude fondamentale devant le tableau.

 

 

Chapitre 4 - L'information artistique et le sujet pictural

 

Le problème pour nous n'est plus d'accéder au monde propre de la peinture. La démarche précédente nous y a définitivement établis. Mais nous pouvons nous lasser de contempler l'absolu dans son indifférence. L'homme cherche l'homme. Et il faut bien avouer que l'absolu, tel que nous l'avons envisagé jusqu'ici, demeure impersonnel. Que l'œuvre maîtresse soit une, cosmique, originelle, vivante par l'éternité retrouvée, c'est vrai, et je m'en rassasie. Je n'en reste pas moins une singularité qui appelle une autre singularité avec laquelle elle vive en échange. L'absolu lui-même me déçoit dès lors qu'il me prive de la présence ineffable de la personne.

Aussi ne puis-je m'empêcher de poser au tableau une question ultime. Cette structure formelle qu'il présente, est-elle seulement infinité et perfection, ou bien ne porterait-elle pas dans sa trame une liberté, la marque de l'autre, l'incarnation de quelqu'un? Bref, en même temps qu'une prétention d'absolu, la peinture comme peinture ne serait-elle pas le lieu d'une rencontre humaine, d'un dialogue? Offrant alors une signification différenciée, elle nous proposerait un nouveau sujet. Et comme celui-ci s'exprime non par le spectacle mais par la structure de l'œuvre, il faudrait bien l'appeler, par opposition au sujet scénique, le sujet pictural. En d'autres mots, indépendamment de toute scène représentée, et par le pur jeu de ses couleurs, de ses lignes, de son espace, de sa lumière, de sa matière, bref de sa forme au sens le plus large du mot, le tableau délivre un message.

 

4A. LE SUJET PICTURAL

 

Faisons abstraction des scènes représentées et demandons-nous ce qui caractérise la structure des « bons » Rubens, de ceux où l'on reconnaît évidemment sa main.

Si l'on s'en tient au dessin, un premier fait s'impose. Le maître d'Anvers utilise des cercles, des demi-cercles, des arcs de cercle, il tolère même les droites, mais en définitive tous ces éléments statiques sont repris dans des courbes dynamiques. Ces courbes à leur tour peuvent sommeiller paisiblement, voire s'arrêter, elles seront ressaisies bientôt par des structures plus larges qui indiquent le mouvement.

Quant au mouvement, il lui arrive de se refermer sur soi, mais ce n'est jamais qu'une étape qui toujours, infailliblement, le relance vers une expansion. Enfin, l'expansion peut se produire par saut, par déflagration brusque, mais elle est aussitôt freinée et mise au rythme d'une propagation triomphante et calme.

En d'autres mots, dès que l'on cesse de regarder le dessin de Rubens comme une inscription statique pour retrouver les forces qui s'y jouent, on découvre que, sans être fait uniquement de spirales, il est toujours « spirale ». Une giration infiniment souple, insinuante, qui s'épand avec puissance et peut-être surtout avec facilité [48], anime chaque partie en la ramenant au centre sur ses ondes; et de ce centre elle repart pour gagner de proche en proche, ne connaissant aucun cerne et sollicitant tous les univers possibles. On ne sait du reste si le mouvement part ou revient. Centripète et centrifuge, cette sorte d'effet-trombe opère un rassemblement qui est en même temps une expansion radieuse. On songe à la formule d'Hermès Trismégiste, reprise par Pascal : « un cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part ».

La couleur a la même structure. A mesure que Rubens avance, elle se dissout en touches multiples dont l'alchimie fait que chacune, en s'affirmant distincte, rappelle toutes les autres. Plus de taches se juxtaposant à des taches, - comme il en restait dans la Descente de Croix, - mais une fluidité continue où la division de la touche, laissant au chromatisme son intensité, permet, par d'infinitésimales transitions, de tout rejoindre et de tout répandre, sauvant à la fois la ferveur et la diffusion. Cette couleur qui s'argente n'a pas le plus d'éclat, mais c'est la plus rayonnante.

Quant à la matière, Fromentin déjà observait combien elle est mince pour l'opulence qu'elle charrie. C'est qu'elle aussi veut s'épandre avec aisance, soutenir le triomphe du geste qui l'anime, ni lourde ni maigre, richement fluide. Son rayonnement c'est de courir sans lenteur, sans hâte, sans cahot, sans détour, sans giclement, en des compénétrations propagées.

Voilà une analyse bien sommaire, qui pourtant nous suffit. Car enfin, dans ces seules ligne, couleur et matière, et indépendamment de tout spectacle, ne se révèle-t-il pas une conception du monde? L'homme qui, prenant en main des pinceaux, leur imprime ce rythme, ce tempo du regard, cette façon de se mouvoir sur la toile et de l'organiser, ne réalise-t-il pas une façon déterminée et originale de dévoiler l'univers, bref ce que nous entendons par sujet pictural?

 

4A1. La détermination du sujet pictural

Pour nous en convaincre, revenons à cette spirale linéaire, colorimétrique, matérielle, et essayons de ne plus l'observer d'une manière froidement technique, comme nous l'avons fait jusqu'ici, mais de l'éprouver, de nous laisser pénétrer par la signification humaine et cosmique qu'elle dégage. Nous dirons alors qu'elle transmet une vie large, forte; mieux : dilatante, progressive, victorieusement conquérante. Suivons ce pinceau, et nous le verrons tracer non seulement une réussite accomplie mais un déploiement; non une unité mais une unification; non la jouissance du glouton mais une délectation charnelle et sensuelle sans luxure [49], car la luxure referme pour étreindre, tandis que chaque trait, chaque accent chromatique est ici ouvert. Infinité qui ne se souvient pas du panthéisme animiste de la Renaissance remplissant la nature de forces occultes, qui n'annonce pas davantage un panthéisme more geometrico, mais virile et se plaisant à la liberté de ses jeux. Vraiment, par la seule structure de son espace, cet homme accomplit la gloire d'une Présence dont il s'embarrasse assez peu de marquer la transcendance ou l'immanence, tant il s'en trouve proche et cocréateur dans l'originelle générosité.

Il n'est nullement question d'affirmer que l'homme Rubens fut tout cela. A lire sa correspondance, on le découvre « souvent mesquin, avare, âpre au gain, vaniteux, humble avec les grands et dur envers les petits », c'est-à-dire le contraire de ce qu'a imaginé sa légende [50]. Nous parlons de Rubens peintre, et il nous faudra revenir plus loin sur ces contradictions fréquentes dans la vie des artistes, comme aussi des poètes et des philosophes, entre leur vie quotidienne et le message profond qu'ils délivrent. Peu nous importe pour l'instant. Nous retenons que les peintures de Rubens comme peintures, c'est-à-dire indépendamment de leur spectacle, offrent un sens remarquablement riche. La structure rubénienne n'est pas seulement une forme qui viendrait s'ajouter à un contenu - le sujet scénique - pour l'idéaliser. Elle est elle-même un contenu. Elle est un sujet, tout comme le spec­tacle qu'elle revêt, et l'opposition traditionnelle du « fond » et de la « forme » ne sied pas ici. Il y a deux « fonds » dans le tableau, deux « contenus », et celui de la structure mérite seul le nom de sujet pictural. En art, disait Hebbel, la forme est le suprême contenu.

 

4A2. L'originalité du sujet pictural

Nous avons montré que la structure rubénienne offre un sens; nous devons ajouter que ce sens est propre à Rubens, qu'il résulte chez lui comme chez tout artiste majeur, d'une création irréductible. Pour le prouver exhaustivement, il faudrait, semble-t-il, parcourir toute l'histoire de la peinture et montrer comment rien ne s'y rencontre de semblable. Par bonheur, nous pouvons faire l'économie de ce détour infini : si les peintres les plus proches de Rubens en sont déjà tout différents, comment les autres ne le seraient-ils pas davantage? Nous allons donc vérifier son originalité par rapport à ses inspirateurs, continuateurs et collaborateurs immédiats.

Voici d'abord ces Vénitiens, coloristes comme lui, et auxquels il a tant emprunté : Titien, Tintoret, Véronèse. Or, la couleur de Titien caresse dans sa première manière, elle se fait coruscante aux heures d'expressionnisme, toujours elle savoure, palpe, hume, enveloppe ses objets par tous les sens, dans l'alcôve parfumée du tableau. Comment contredire plus clairement l'expansion rubénienne? Quant à Tintoret, ce furieux, non seulement il déguste, mais il dévore; son étreinte lacère; au lieu de se dérouler à partir d'un centre, formes et coloris explosent en déflagrations entrecroisées, qui font de son espace un des plus éruptifs de l'histoire de l'art, à cent lieues de la continuité fluide du maître d'Anvers. Reste Véronèse. Chez lui la passion se détend, le chromatisme devient chant facile, ondulation égale, respiration aisée; mais c'est avec une richesse qui ne va pas sans quelque froideur de sensation : Venise, pleine de toutes sciences, se désabuse; nous quittons le génie épique et lyrique de Titien et de Tintoret; sommes-nous plus près du généreux Rubens?

Et l'originalité s'accuse si l'on se tourne vers ceux qui se sont réclamés de lui et qu'on a appelés les rubéniens. A plusieurs reprises, Watteau exécute de vrais décalques de Rubens : ainsi le couple enlacé de la Surprise vient droit de la Kermesse [51]. Delacroix a fait une copie en bonne et due forme des Miracles de saint Benoît, conservée au musée de Bruxelles. On ne peut être mieux nanti pour percevoir des similitudes : ce sont néanmoins les oppositions qui nous frappent. La couleur fluide, onduleuse, insinuante de Rubens, crépite tout à coup chez Watteau en un froissement d'étincelles; au lieu d'irradier, elle crible. Dans les fêtes galantes, la brillance corrode, le luxe a des reflets de soufre, la magie colorée confine à la mise en question. Et Delacroix? Lac de sang, dit Baudelaire : la spirale, au lieu de s'épandre, s'enfièvre; les rouges et les verts cessent de triompher pour crier une angoisse. Par conséquent, loin de Watteau, qui ne crie jamais. Plus loin encore de Rubens, qui ne clame - avec quelle paix souveraine - que la joie. Et l'on perçoit mieux encore la différence en voyant la matière. Alors qu'elle court chez Rubens, elle devient chez Delacroix l'organe d'une confession pathétique : il jouit de sa pâte, comme tout artiste, mais en même temps il la souffre; comme l'avaient soufferte Rembrandt ou Goya, comme la souffrira Van Gogh [52].

Mais Renoir? Qui eut, à trois siècles de distance, - nous parlons toujours du peintre, non de l'homme, - la même joie calme et détachée de vivre, la même facilité, la même conjugalité radieuse? Et combien Rubens, du moins dans les dernières années, eût applaudi à ce monument funéraire où l'épouse défunte est représentée allaitant son enfant! Pourtant, voyons les admirables nus de Sâo-Paulo ou n'importe quel paysage de Renoir, examinons la texture de la ligne et de la couleur, et disons si cet espace n'est pas gorgé comme une poitrine, juteux comme un fruit, velouté comme une pêche, puis, dans les dernières toiles, « crevant en gemmes rouges de jus », telles les grenades de Valéry. Mais alors l'inspiration n'est rubénienne qu'en apparence. Ces rondeurs fermées, le saignement de ces derniers rouges, cette chaleur de fruit blet, nous bornent à l'acceptation confiante d'un univers clos. Dans cette pulpe et ce panthéisme bon enfant, nous quittons la diffusion du soyeux, du rayonnant et du très théiste Rubens.

En dernier recours, cherchons alors dans l'ambiance même du maître, à l'intérieur de l'école d'Anvers. Jordaens ne vit pas dans l'atelier mais il respire le même air; il peut, examiner à loisir les œuvres aussitôt qu'elles sortent et se mettre au courant des procédés. Et en effet, il construit des morceaux entiers de couleurs, il échafaude des courbes, il campe des nus de telle manière qu'on ne peut s'y tromper : nous sommes bien sur l'Escaut au XVIIe siècle. Il va jusqu'à partager avec Rubens le goût des formes opulentes et du débordement de la vie, et le titre d'une de ses compositions les mieux venues, la Fécondité du Musée de Bruxelles, trace un programme rubénien. Malheureusement - ou heureusement car c'est là son génie - tout est comme algébriquement changé de signe. Les courbes ne s'élancent que pour s'arrêter aussitôt en visages, en poitrines, en pieds ronds, sphériques. Le coloris, au lieu d'irradier, s'exclame et se délimite en taches volontairement blafardes : le lait bleu des chairs de Jordaens. La composition, loin de s'épandre, cherche le tassement, l'effet d'obstruction. Nous sommes en face d'un éruptif qui veut la déchirure, d'un tactile qui sollicite à pleines mains une possession forte et un peu pauvre, sans beaucoup d'horizon. Rien n'est plus proche technique­ment, ni plus éloigné pour le sens, que le rayonnement rubénien et cet espace rebondi et soufflé.

Reste Van Dyck. Lui fut vraiment de la maison. Il eut accès à toutes les recettes et personne ne lui a contesté une prodigieuse capacité d'assimilation. Son exemple est d'autant plus instructif. Il ne faut pas regarder longtemps le Charles Ier du Louvre ou la Pietà d'Anvers pour se rendre compte que le dynamisme de la spirale, la vaste santé rubénienne ont disparu. Le prince charmant de la peinture étale une nonchalance qui n'exclut pas le nerf, un abandon racé, un instinct de la demi-teinte pathétique, une délicatesse presque souffrante qui s'arrange du badinage. Précocité, aisance, incapacité de mûrir, dialectique du raffinement et de la débauche, et jusqu'à cette mort par usure : on songe plus à un certain côté de Musset qu'à Rubens.

Nous aboutissons ainsi à une première conclusion ferme. Non seulement Rubens, mais tous les peintres auxquels nous l'avons comparé, ont une structure formelle qui leur est propre et que l'on retrouve dans l'ensemble de leurs œuvres. Cette structure offre un sens différencié, spécifique de chacun, définissant son « univers », dont les œuvres particulières apparaissent comme des phases de développement.

 

4B. LES INDÉCISIONS DU SUJET PICTURAL

 

Néanmoins, bien qu'elle soit unique et qu'on la retrouve dans toutes ses œuvres, la vision d'un peintre n'est pas aussi tranchée que nous venons de le dire. D'une part, sans se dédire, elle évolue à travers l'existence de l'artiste ; d'autre part, elle entretient des accoin­tances plus ou moins sensibles avec des visions voisines, au sein d'une même époque, d'une même école. Il nous faut considérer ces deux aspects - génétique et taxonomique - qui en montrent bien le caractère vivant.

 

4B1. L'évolution de l'artiste

4B1a. Un développement linéaire : El Greco.

Malraux a bien illustré le premier type de croissance en reproduisant les trois versions successives de Jésus et les marchands : celles de Venise, de Rome, de Tolède.

Domenico Theotocopouli naît en 1541 à Candie, alors colonie vénitienne. Il y est élevé dans un christianisme plus intérieur que celui d'Italie. Il voit autour de lui cette florissante école de peinture crétoise, qui s'exprime populairement par l'icône, savamment par des fresques où se retrouvent les formules et l'esprit de l'icône : fuyant l'opulence, cherchant le hiératisme, voyant en ce monde une image de l'autre. Mais comme tous les peintres de son pays en ce milieu du xvi8 siècle, le Greco quitte Candie pour la capitale, Venise, tout empourprée des feux de son couchant. Il n'aura qu'à puiser à pleines mains : il travaille sans doute chez Titien, s'inspire de Tintoret, prend des leçons de dessin en copiant Michel-Ange. Puis c'est Rome, où il découvre la grandeur monumentale. Cet apprentissage italien se résume dans les deux premières versions de Jésus et les marchands, celle de Venise, celle de Rome, la première plus pittoresque, la seconde plus architecturale. Elles ont en commun de s'opposer à l'esthétique de l'icône : tout y est largeur, opulence, goût du décor, recherche de la profondeur, valeur tactile et mouvement. Cependant un quelque chose, un malaise, annonce déjà Greco.

Ainsi naît un sujet pictural. La création commence par le pastiche : ce n'est pas en observant la nature mais en regardant des tableaux qu'on s'initie au dessin et à la peinture, dit Renoir [53]. Il était normal que le jeune Cypriote fût fasciné par Titien, Tintoret, Michel-Ange, et oubliât pour un temps les madonneri de Chypre et leurs Vierges « noires » : il va faire vénitien, puis romain. Mais chez un maître, le pastiche bouge. Ce peut être sans rupture : Titien s'est rencontré si bien avec Giorgione qu'il paraît le prolonger, et Berenson disait de Masaccio qu'il était Giotto reprenant sa quête à un siècle de distance; par contre, Cézanne a connu le sentiment d'une rupture angoissée : « Je suis le primitif de l'art que je commence ». Le Greco est un exemple moyen. A son su ou insu, il introduit dans la peinture italienne un élément qui la contredit et la disloque. Et tout serait facile et clair si ce facteur nouveau était isolable de l'ancien. Au vrai, il s'en dégagera par une mue progressive, qui durera une vie, qui ne sera peut-être pas achevée avec la mort.

Le sujet pictural du Greco commence à s'affirmer dans la troisième version de Jésus et les marchands, celle de Tolède. Il ne suffît pas d'y noter l'allongement matériel des figures : celui-ci préexistait dans les icônes crétoises, dans le gothique espagnol, comme aussi chez Tintoret. Mais dans les icônes, l'étirement fut hiératisme un peu stéréotypé; dans le gothique espagnol, pathétique facile et maniérisme; chez Tintoret, déflagration de l'espace et trajectoire de ses explosions. Chez le Greco il exprime « la vive flamme d'amour » telle que l'entendait son exact contemporain, Jean de la Croix. De même que tout est spirale chez Rubens, tout est torche chez le Greco. Sa composition est rideau igné. Plus de troisième dimension véni­tienne : le mur du fond se bouche et se rapproche. Plus d'air : il n'y en a pas où le feu brûle. La surface se bosselle, gondole sans rien perdre de son unité, comme en un brasier. Mais ne croyons pas surtout qu'il s'agisse d'incandescence passionnelle, comme dans la torche de Van Gogh, ou de feu de joie, comme en quelques Dufy : ce bossellement est repris dans une géométrie qui affirme à la fois et nie le volume, cessant de le faire « tourner » (ce qui le rendrait terrestre et palpable) pour le penser par des juxtapositions d'aplats, aplats fuyant toute arabesque à la Gauguin, tout pittoresque à la Manet. Ainsi la torche s'architecture, elle n'a plus de jeu. Elle est apparition de transcendance, todo y nada.

Et la couleur à son tour passe de la luxuriance vénitienne à la théophanie du « tout et rien ». Titien avait préparé la voie. On sait que lorsque le Greco aborde à Venise, l'octogénaire inaugure cette dernière période qui a déçu ses contemporains : au lieu de « la finesse et du soin incroyables » que Vasari, entiché d'illusionnisme, admirait tant, voici qu'il recourt à des macchie, des taches, dont le même Vasari déplore qu'on ne puisse les regarder de près. Le grand Crétois va reprendre cette liberté de facture, à la différence que les coups de pin­ceau du Titien sont excitation : chez ce sensuel, même la fugacité des choses est voluptueuse. « Garde-toi de cheminer par esprit de saveur », dit Jean de la Croix : chez le Greco, les borrones rendent non plus la gustation mais le détachement. Antonina Vallentin définit ce coloris comme « féeries de la manière dissoute » [54]. Et l'expression est excellente si elle désigne une incandescence refroidie, où la torche de la couleur, - comme tantôt la torche du dessin, - au lieu de chanter ou de crier, se résorbe en muette et douloureuse adoration.

Mais de la sorte ne dépassons-nous pas Jésus et les marchands, œuvre du milieu de la carrière, pour décrire les expressions ultimes, le Repas chez Simon (1608), l'Ouverture du cinquième sceau (1610) ou la Visi­tation (1612-14)? En vérité. Et nous avons été complices de ce glisse­ment parce qu'il illustre la façon dont nous lisons le sujet pictural d'une peinture lorsque son auteur a connu un développement linéaire. Instinctivement, nous dépassons les œuvres moins explicites vers celles qui le sont davantage, et qui appartiennent souvent à la fin de son parcours. Celui-ci en effet présente une purification incessante, une mue, disions-nous. Parti de la vision crétoise, nimbée de la lumière et de la forme intérieure de la Transcendance orientale, puis reparti sur nouveaux frais de la vision vénitienne, confluent de toutes les valeurs d'affirmation, de luxe, de grandeur de l'Immanence occidentale, le Greco sera vraiment lui-même le jour où il aura corrodé celle-ci par celle-là, mieux, où il aura réalisé l'univers paradoxal qui les exprime l'une par l'autre.

Est-ce donc que chez un peintre à évolution linéaire, seules les dernières œuvres compteraient? Mais l'artiste ne change pas nécessai­rement en mieux. Soit que sa vision assez pauvre s'épuise à la longue, comme ce fut le cas de Matisse, qui ne redevint jamais le maître de 1918. Soit lassitude : ainsi Watteau et Vermeer retombant peut-être dans le pittoresque, l'anecdote, qui guettent incessamment le peintre de genre [55]. Soit, au contraire, que la vision devenue trop intense fasse éclater la technique comme chez Rembrandt ou Michel-Ange vieillissants (mais peut-on parler alors de déclin?). Soit tout simplement que la main se mette à trembler - bien que les créateurs aient un don prodigieux d'inventer des techniques adaptées à leurs faiblesses - ou que certains traits personnels, équilibrés dans l'âge mûr, se dur­cissent en tics.

Du reste, toute étape a son prix, même la plus inchoative, parce que le peintre veut formuler l'impossible. Impossibilité que l'espace du Greco : brûlure froide, incandescence géométrisée, volume sans profondeur, immanence transcendante. Il s'y trouvera donc des voies multiples, des oscillations autour d'une direction centrale. Puis, les commencements ont une vertu propre. A voir le Saint Sébastien de 1577, à la cathédrale de Palencia, encore empreint de Tintoret et de Michel-Ange, on touche une réalité spécifique, qui a disparu - malgré une autre, supérieure - dans les Apôtres de 1604-1606.

C'est dire que le développement d'un maître n'est jamais parfaitement linéaire. Il offre une certaine dialectique. Mais ceci nous conduit au cas suivant.

4B1b. Un développement dialectique : Picasso.

Picasso est le parfait exemple d'une autre signification des périodes. Il s'agit si peu chez lui d'évolution rectiligne qu'on l'a défini comme génie de la liberté, spontanéité créatrice naissant chaque fois de rien comme un monde et se confirmant elle-même dans ses ruptures. Par contre, la vaste rétrospective parisienne de 1955 a souligné l'unité de l'œuvre. Point là de contradiction. Ce mélange de sautes et de logique, cette dialectique reliant dans un ordre non interchangeable les retours les plus imprévisibles, s'explique par un sujet pictural d'un genre particulier.

On commencerait à l'approcher en remarquant que l'œil de Picasso jouit d'une prodigieuse capacité de dissociation. Ce terrible regard rencontre l'objet avec une force de percussion qui le fait éclater. Il décompose toute réalité, comme ferait une charge explosive, selon les coupes les plus surprenantes, et les recompose d'une manière plus surprenante encore. Et cette formidable puissance analytique ne s'en prend pas seulement au front des choses, elle les attaque par toutes leurs faces, dans toutes leurs dimensions. On ne s'étonnera pas que Picasso ait été un des créateurs du cubisme, dont la découverte essentielle fut la vision simultanée des angles externes et internes d'un objet. Et ce n'est pas pour rien qu'il multipliera, depuis les années 30, les visages aperçus à la fois de face et de côté.

Mais cette description ne suffit pas. Sauf par le caractère paroxystique, sa voie se confondrait alors avec celle de Braque et d'un grand nombre de contemporains, tous hantés par ce que Francastel appelle un espace inquisitif. Le propre de Picasso est d'exercer cette vertigineuse analyse dans un espace bidimensionnel. Et entendons-nous bien, car presque tous les peintres d'aujourd'hui alignent leur tableau sur deux dimensions; mais leurs toiles gardent une résonance en profondeur, une troisième dimension vécue, qui fait leur coefficient de réalité, leur poids d'existence : on vérifierait la chose pour Braque, Matisse, Rouault, Bazaine, même chez Juan Gris. L'espace de Picasso n'est pas techniquement mais existentiellement sans épaisseur. S'il s'acharne pendant des années à réduire la troisième dimension, - ce qu'il atteindra dans les Demoiselles d'Avignon (1907), - si en 1948 il refait des études sur la « profondeur plate », ce n'est pas pour répondre à une exigence technique mais par un sentiment de l'existence le plus spontané. On dirait un œil qui n'aurait jamais aperçu le poids d'être. Le plus grand inventeur de formes de ce siècle ne fut guère sculpteur : la sculpture est par essence tridimension, consistance, densité du réel; nous rattacherons plus loin sa production de statuaire, du reste remarquable et prophétique, à l'orfèvrerie, art de sorcier.

Analyse paroxystique et bidimensionnalité vécue ne sont pas vraiment distinctes : le regard décompose et recompose si facilement les fragments éclatés du monde parce qu'il les voit glisser l'un sur l'autre dans un même plan, comme certains décors de théâtre. Et elles expliquent aussi la troisième propriété de cet espace : son caractère passablement cérébral. Bien entendu, comme en tout artiste, la créa­tion opère chez Picasso au niveau de la sensibilité, et son analyse n'est pas le fait de l'intelligence mais de l'œil, ou plutôt de la main : cependant celle-ci déploie une telle virtuosité à disséquer le monde en un découpage de formes plates qu'elle finit, dans ses combinaisons si complexes et si simples, par ressembler à une opération mentale. Aussi est-ce toujours le dessin, plus intellectuel, et jamais la couleur, plus charnelle, qui tient les commandes. Antonina Vallentin, après d'autres, a souligné qu'à chaque nouvelle période, Picasso redevient monochromatique, et ne retrouve la couleur que petit à petit, avant de finir dans un feu d'artifice annonciateur de crépuscule [56]. Les périodes bleue et rosé, les premières productions nègres et cubistes, même Guernica en 1937, se réduisent au camaïeu. Et quand le chromatisme triomphe, du reste infaillible, il se découpe comme le dessin : dynamique mais sans épaisseur, sans densité d'être. Le goût des plans brillants et du ripolin est significatif à cet égard.

C'est la grandeur et la limite de cet art. Toutes les créations majeures sont spécialisées. Jamais peintre n'a fait pareilles synthèses de mouvements, parce qu'aucun n'avait été capable de pareilles dissections instinctives. Jamais non plus artiste n'a laissé aussi loin derrière lui la chaleur et l'intimité de la vie. Le pur regard analytique et bidimensionnel tue le contact. Il est tout proche de l'ironie, d'un certain rire qui se plaît à jouer avec les monstres. Dans cet univers hypothétique, ce Wels aux oh, l'émotion n'est pas absente, mais elle s'alimente surtout à la frayeur des désintégrations qu'elle opère. Rien n'est plus significatif à cet égard que l'érotisme de Picasso peintre : folle motricité, mais sans vraie prégnance charnelle. Qu'y a-t-il de plus excitant et de plus glaçant que cette chair qui n'est que mouvement, sans densité et sans repos?

Mais alors, rien d'étrange si l'esprit analytique, ou plutôt la sensibilité analytique poussée jusque-là, s'articule en phases non pas linéairement mais dialectiquement organisées. Comme le regard de Picasso, ramenant tout à l'inépaisseur du plan, se donnait des possibilités surprenantes dans le découpage des formes, ainsi se réservait-il des possibilités non moins immenses de conversion. Engagé dans l'épaisseur du monde, Braque s'enfonce aux replis des choses suivant un chemin où les écarts brusques seraient difficiles, sinon impossibles. Il en alla de même pour Cézanne. La vision analytiquement plate de Picasso lui permit les plus subites et les plus radicales métamorphoses.

Qu'on ne s'y trompe pas pourtant. Ces changements se font plus lentement qu'il ne paraît. Les mues qui conduisent de la période bleue à la période rosé, puis à la période nègre, puis aux diverses périodes cubistes s'étalent sur des semaines ou des mois : l'étape précédente est déjà grosse de bien des signes avant-coureurs, et la suivante est encore pénétrée de toutes celles qui précèdent. Par la prodigieuse mémoire visuelle de Picasso, ces interpénétrations jouent même à trente ou quarante années de distance, par-dessus nombre de périodes intermédiaires. Et ce tissu est si unifié, les changements eux-mêmes y procèdent si bien d'un unique sujet pictural, comme chez tous les grands maîtres, que ces « manières » ne sont nullement interchangeables. On ne voit pas comment intervertir l'ordre des périodes bleue, rosé, nègre, cubiste, surréaliste, etc.; ni même comment, à l'intérieur du cubisme, on modifierait celui des cubismes analytique et synthétique. La sensibilité a beau être sans épaisseur, elle porte dans sa durée la loi qui l'explique.

4B1c. Caractère commun aux deux développements : la cohérence de la liberté et du « milieu intérieur ».

Le développement du sujet pictural d'un peintre peut donc affecter deux formes : tantôt approfondissement linéaire, tantôt exploitation dialectique de virtualités diverses. Mais il ne faut pas forcer la distinction. Il y a généralement des deux dans l'évolution des maîtres. On trouve chez le Greco, chez Cézanne ou chez Braque, en même temps qu'une méditation rectiligne, des sautes passagères qui contrastent comme des thèses et des antithèses. Et chez Picasso, quand on regarde l'œuvre de haut, on a l'impression d'une maturation progressive, où les périodes bleue et rosé, puis les différentes périodes cubistes, malgré leur valeur intrinsèque, apparaissent comme les préparations d'un épanouissement qui culmine aux environs de Guernica. Partout, continuités et ruptures prennent leur sens dans l'unité de la vision.

Aussi ne saurait-on trop se défier de ce qu'on appelle parfois les conversions des peintres. Il y aurait eu un phénomène de cette sorte chez Renoir, passé d'une vision en ronde bosse à la pure irradiation de la couleur. Au vrai, du Moulin de la Galette - le rosé qui fut peint, non celui qui a viré au bleu sous l'action du temps - aux Nus écorchés de Sâo-Paulo ou du Louvre, c'est toujours le même espace, s'approfondissant et trouvant des virtualités nouvelles dans un apparent retournement technique : au début, cette pêche juteuse, pour manifester sa maturité, a encore besoin de se gonfler dans la profondeur; à la fin, il lui suffira d'étaler sa peau humidement rougeoyante pour qu'éclaté sa plénitude. C'est partout le même chant de la pulpe. Et l'on marquerait aussi facilement la continuité profonde des deux Botticelli : sans doute, Savonarole est intervenu entre les Vénus et les Vierges païennes, d'une part, la Madone de Saint-Barnabé, de l'autre; mais ces deux moments se répondent dans la même sensibilité presque maladive, dans la même acuité giclante de l'arabesque, qui font que chez ce quattrocentiste la volupté est mystique et la mystique voluptueuse. Le tout est de voir que le sujet pictural ne se réduit pas à un thème identique qui se déroulerait mécaniquement. C'est un foyer d'invention, le cœur vivant d'une vision du monde, continue et toujours renouvelée.

Le développement d'un style offre, portés à la limite, les caractères généraux de la liberté. Celle-ci est possibilité indéfectible d'échap­pement : une grande peinture repart toujours sur nouveaux frais, et il n'y a pas de jactance dans le vieux Picasso disant à Antonina Vallentin devant une œuvre récente : « Vous voyez, je commence »; dès qu'un art se répète, il devient son propre académisme. Mais ne perdons pas de vue qu'il s'agit d'une réorganisation et que l'invention par conséquent a lieu sur l'acquis. C'est pourquoi chaque personnalité dégage un style, sorte de projet global qu'elle dévoile et invente à la fois en chacun de ses actes. Sincérité et fidélité ne s'excluent pas. Les plus créateurs sont les plus unifiés [57].

Cependant, nous ne pouvons plus esquiver une question écartée jusqu'ici. Quand nous parlons de sujet pictural, de développement interne, que faisons-nous des facteurs qui s'exercent du dehors et doivent plus d'une fois mettre en déroute cette belle unité : amours, deuils, misère ou prospérité, arts étrangers dont on s'inspire, pulsions de l'inconscient, pressions multiples de l'opinion, qui vous classe? Ne faisons-nous pas bon marché des influences artistiques ou extraartistiques qui commandent la création?

La réponse est trop facile pour des peintres comme Matisse qui établirent une cloison étanche entre leur vie quotidienne et leur art : « Un artiste ne vit que pour ses tableaux », répondait avec agacement le maître du fauvisme. Mais que dire de Picasso I En chacune de ses périodes, cent toiles font état de sa vie amoureuse; Guernica sort du bombardement d'une petite ville basque par l'aviation allemande pendant la guerre civile espagnole, en 1937; des tableaux de 1942-44 font allusion au rationnement, tandis que d'autres, de 1945, sont tout à la joie de la Libération. Et, au niveau formel, la période nègre ne date-t-elle pas du jour où, survenant chez Gertrude Stein, il avait trouvé Matisse en train d'exhiber des statuettes africaines? Et pourtant, disions-nous, à regarder l'histoire de ce style, on a le senti­ment d'une cohérence interne, de cette logique contrastée mais continue qu'on appelle dialectique. Comment concilier ces deux aspects?

Les échanges entre une vision créatrice et les influences qu'elle éprouve s'éclairent à partir d'une notion biologique, celle de « milieu intérieur », conçue par Claude Bernard pour définir les échanges entre un organisme et son entourage, et qu'il considérait comme sa création scientifique la plus importante [58]. Par opposition à l'être inanimé, explique le grand physiologiste, qui se trouve en contact immédiat avec le monde ambiant et en reçoit directement la causalité, l'être vivant forme un système clos ne subissant que des influences indirectes. Pour qu'un aliment ou un poison quelconque agissent sur le corps, il faut qu'ils commencent par entrer dans sa logique. Ce n'est pas l'acide carbonique qui tue, ce n'est pas la viande qui nourrit, c'est l'organisme qui, réagissant à l'acide carbonique ou à la viande selon ses lois, s'en tue ou s'en nourrit.

Rien ne donne une idée plus juste du rôle des influences sur un style. Celui-ci peut être affecté par les circonstances extérieures ou intérieures de la vie de l'individu, mais toujours selon sa « physiologie ». A Mougins, les habitants ont la passion des sucettes. En vacances dans le bourg, en 1938, Picasso s'amuse de ce trait, et en fait le leitmotiv d'une série de toiles. Mais, note pertinemment Antonina Vallentin, « ce motif s'insère fort bien, avec sa forme pointue, dans son univers d'alors, fragmenté, rayé, où les cheveux sont traités en copeaux, les sourcils en épis, la bouche en stries, les muscles du visage en spirales, les doigts en botte de carottes, les pointes des seins en biberons ou en étoiles » [59]. Sans Mougins, pas de sucettes; mais les sucettes de Mougins ne suffisent pas à expliquer l'œuvre du peintre; elles agirent à travers le « milieu intérieur » qu'était sa vision artistique d'alors, laquelle pouvait s'en accommoder. Et si les statuettes africaines de Matisse ont collaboré à la création d'un style nouveau, c'est que, sa période rosé épuisée, la retraite de Picasso à Gosol l'avait déjà mené à un renouvellement de l'espace qui le rapprochait des arts primitifs par V intérieur - d'où l'on comprend qu'il ait toujours rejeté l'épithète d' « art nègre » pour désigner cette manière. Rubens disciple de Titien, Tintoret ou Véronèse; El Greco disciple de Titien, de Tintoret ou des gothiques espagnols, nous avaient appris que les maîtres empruntent mille formules mais en leur imprimant un sens nouveau. Nous pouvons préciser maintenant qu'ils n'empruntent que ce qui déjà rejoint ce sens, y est en quelque sorte prédestiné : sucettes ou dissymétries expressives de l'art africain. On voit la portée, réelle mais relative, qu'il faut attribuer aux sources formelles d'un art.

On en dirait autant de ses sources sentimentales. Sans la destruction du village de Guernica, il n'y aurait pas eu Guernica, et Picasso avait quelque raison de répondre à l'Allemand qui lui demandait : « Qui a fait cela? » - « C'est vous. » Mais le bombardement n'a pas réalisé l'œuvre, il ne l'a même pas influencée. Il s'est proposé à ce « milieu intérieur » qu'était l'art de Picasso, à un moment où celui-ci, en vertu de sa croissance, y trouvait un aliment : ainsi fut élaborée la substance miraculeuse. Sinon, il aurait été rejeté, comme les matières toxiques ou inassimilables sont éliminées par l'organisme. A moins qu'elles ne le détruisent. C'eût été le cas si Picasso avait entrepris Guernica sans exigences artistiques - comme il advint, en 1951, du Massacre de Corée, si inférieur.

Les passions amoureuses sont soumises aux mêmes lois. Les femmes qui se succèdent dans l'existence du maître apportent à son art de nouvelles modalités; elles ne le transforment pas; il se transforme à leur propos. Antonina Vallentin observe que longtemps après qu'une aventure amoureuse est venue rendre un sens à sa vie quotidienne, Picasso peintre reste fidèle à son climat souvent dépressif : un style mue du dedans. Trait plus probant encore : tout à la joie d'un nouvel amour, Picasso fait accomplir à sa conquête le « pèlerinage de ses styles antérieurs », les plus détendus comme les plus austères, les plus bruyamment joyeux comme les plus angoissés, les plus monstrueux : même Paloma, fille d'un père qui l'adore, n'échappe pas à cette logique impitoyable de la vision. Enfin, comme pour marquer à quel point il est indépendant des circonstances affectives, Picasso pratique souvent deux styles simultanés, l'un de solitude, l'autre d'euphorie, contrastant au gré d'antithèses plus stylistiques que simplement vitales. Est-ce à dire que le rôle de Fernande Olivier ou de Dora Maar ait été négligeable? Nullement, et sans Fernande Olivier, Picasso ne serait pas passé de la période bleue à la période rosé; mais celle-ci n'en reste pas moins un style de Picasso, faisant suite, comme style, à la période bleue. Une bonne ou mauvaise alimentation stimule ou déprime un organisme; il connaît toutefois la prospérité ou la stagnation selon son idiosyncrasie, reconnaissable jusqu'en ses plus profondes mutations.

Ajoutons que cette conception du sujet pictural comme « milieu intérieur » éclaire les rapports entre l'art et l'inconscient, mis à la mode par la psychanalyse. L'œuvre résulterait, pour une large part, des pulsions réprimées. Et en vérité, selon le mot de Bachelard, le complexe fait l'artiste. Il faut, dirait-on, un léger déséquilibre pour que le créateur naisse : asymétrie permettant de voir ce que d'autres ne voient pas. Point de Recherche du temps perdu si Proust n'avait souffert d'un vice de la mémoire qui lui révéla un aspect latent chez l'homme « normal ». Point de Picasso sans l'angoisse de la solitude, et Carrel disait déjà que nous n'aurions pas eu la Divine Comédie si Dante avait épousé Béatrice. Vouloir normaliser toute l'existence, comme s'en préoccupent comiquement certains Américains et Scandinaves, c'est d'avance la stériliser.

Mais, à la différence du malade qui subit son complexe, l'artiste l'utilise. En d'autres mots, l'inconscient, comme toute influence qui s'exerce du dehors ou du dedans sur la création, n'a d'effet qu'assimilé et donc transsubstantié en ce milieu intérieur qu'est le style. Du poison pour un autre, l'artiste fait un levain. Loin d'être symptôme, c'est-à-dire effet mécanique d'un complexe tyrannisant l'âme du malade, le tableau réalise un univers volontaire et réfléchi, dont le complexe n'est plus cause mais occasion. D'où notre perplexité devant l'anormalité de l'artiste. Anormal en ce sens que chez lui le complexe est partout évident. Normal, et plus que tout autre, parce qu'il a été capable de transformer le déséquilibre même en ce critère de toute normalité : la faculté créatrice [60].

Aussi faut-il bien s'entendre quand on parle de sa sincérité. Il ne peut être question d'y voir un reflet, ou comme on dit parfois, un témoignage de son existence journalière. La psychologie actuelle nous a révélé la diversité de nos visages selon nos niveaux de con­science. Cette femme de grande vertu simule des tentations démo­niaques, sans pour autant être menteuse; le Père Surin conjoint folie et mysticisme éclairé [61] ; Molière le comique fut assez morose et Sophocle le tragique un gai luron; Van Gogh, ce Surin de la peinture, sombre dans la démence sans que ses tableaux fassent un art de fou ; et Goethe, d'abord Sturm und Drang puis classique, illustre bien la possibilité de n'être pas ce qu'on est. Valéry a mille fois insisté sur ce point. Tromperie donc que l'art? Sa sincérité appartient à un autre ordre. Authentique plutôt que sincère, l'artiste manifeste ce qu'il vit précisément comme artiste. Il est « vrai » non en tant qu'il réaliserait effectivement et quotidiennement sa vision - Van Gogh n'avait pas à voir les arbres comme des torches, ni Monet comme des nuages - mais parce que son style touche sur un point au cœur du réel. Le génie n'a pas la faculté, qu'on lui octroie naïvement, de voir et de sentir le monde des objets autrement que l'homme de la rue : pareils « accidents » ne lui arrivent que s'il est déséquilibré; inversement, le déséquilibre et l'hyperesthésie n'ont jamais suffi à engendrer l'artiste. Celui-ci devient créateur dans la mesure où il transpose l'existence banale, ou son déséquilibre éventuel, dans une vision cohérente et intériorisée.

Ainsi nous revenons toujours à la liberté. La vie des styles en illustre les deux faces. Ils nous la montrent à la fois jaillissement imprévisible et continuité. Ils prouvent aussi qu'elle vit en échange avec les apports externes et internes à travers son « milieu intérieur ». Si bien qu'on pourrait dire qu'elle n'est jamais influencée mais qu'elle s'influence [62]. Le sujet pictural comme vision d'un peintre reste une des expressions les plus hautes de la spiritualité. Il en réalise au suprême degré le double paradoxe : d'être une inventivité fidèle et une réceptivité créatrice.

 

4B2. Les ressemblances d'école et d'atelier

On parle du style de Rubens ou de Durer, mais aussi du style baroque ou classique, du style flamand ou allemand, du style catholique ou protestant, voire d'un style coloriste ou dessinateur. Il ne s'agit plus alors de la vision propre à l'artiste, mais de celle qu'il partage avec une époque, un groupe racial, confessionnel, caractériel. Bref, il y a deux niveaux dans un sujet pictural : l'un personnel, l'autre collectif. Lorsque entre plusieurs peintres s'établissent un grand nombre de ces convergences, on parle d'école. Si l'école est fortement unifiée, comme à Venise ou à Florence, il devient même difficile d'attribuer l'une ou l'autre œuvre avec certitude. Chez les Toscans, la Simonetta est-elle de Piero di Cosimo ou de Pollaiuolo? Chez les Vénitiens, le Jeune homme à la flèche est déjà passé à Giorgione, à Gatti, à Lorenzo Lotto, à Cariani et au Corrège. L'histoire de la peinture contemporaine signale de ce point de vue un cas des plus remarquables : pendant plusieurs années, de 1908 à 1914, c'est-à-dire durant la grande période de création du cubisme, Braque et Picasso travaillent en union si étroite, ils considèrent leurs œuvres comme si indissociables qu'ils les signent au revers, pour en marquer l'anonymat. Plus tard, il leur fut impossible de trancher l'appartenance de quelques tableaux.

De plus, beaucoup de maîtres anciens avaient leurs maniéristes, peintres qui s'étaient si bien assimilé leur « manière » qu'ils devenaient capables de les suppléer. Les maniéristes étaient principalement utilisés pour les copies, fréquentes à l'époque. Ils faisaient encore les fonds des tableaux : ainsi François Wouters, Lucas van Uden et Jean Wildens pour Rubens. Il leur arrivait même de peindre des morceaux entiers, surtout animaux et natures mortes [63]. Cela pouvait aller très loin. Raphaël mourant confie à Jules Romain d'achever ses travaux. Dans le Portrait de Charles Quint de 1548, dûment signé par Titien, Crowe et Cavalcaselle se demandent s'il y a du maître autre chose que la tête et le col [64].

Mieux encore, un coup d'oeil sur les arts qui n'appartiennent pas à l'Europe post-renaissante - art animalier des cavernes et des steppes, art nègre, arts proche et extrême-orientaux, art médiéval, arts grec et romain - suffit à nous montrer que la personnalité y tient peu de place. Non que l'individualité de l'artiste en soit absente : on reconnaît parfois l'auteur d'un paysage Song, d'une fresque d'Ajanta, d'une statue gothique, d'un fétiche nègre, d'un marbre grec, mais cette individualité n'intervient pas dans le sens de l'œuvre. Par exemple, au Portail Royal de Chartres, la distinction entre le maître de la baie centrale et ses émules nous renseigne sur la qualité des statues, voire sur la différence d'esprit entre le style de Saint-Denis et le style bourguignon; elle ne veut rien dire sur la vision propre de l'artiste, qui ne s'est pas mis lui-même dans son œuvre, sinon incidemment. Et en effet, le « primitif » est immergé dans le groupe et dans la nature; le Grec décolle de la nature, mais pour se greffer sur la Raison universelle qu'incarné la Cité et ses Lois; chez les Orientaux, toute la pensée s'attache à dissoudre l'individu dans les forces cosmiques qui le débordent et l'accomplissent; enfin, pour le christianisme médiéval, l'homme assiste à une « histoire sainte » si évidente et si grandiose qu'il ne songerait pas à sortir du rôle de narrateur.

Voici qui semble compromettre la singularité du sujet pictural. Mais ne nous hâtons pas. La collaboration Picasso-Braque, loin de confondre les génies, accuse leur originalité : malgré le commerce quotidien, malgré la volonté d'impersonnalité, malgré l'exacte similitude des moyens, les cubismes de Picasso et de Braque restent, si l'on excepte quelques œuvres expérimentales, presque diamétra­lement opposés : le premier, plan, éruptif et désinvolte, le second, cherchant la densité, la résonance, dans le respect méditatif. Pour les tableaux vénitiens ou toscans litigieux, il s'agit d'œuvres secondaires, peu représentatives de l'esprit de l'artiste ou bien appartenant à des catalogues mal fournis, tel celui de Giorgione, qui nous a trop peu laissé pour que nous cernions son génie.

Quant au maniérisme, un cas nous fait saisir sur le vif ce que peut être une collaboration semblable : celui de Renoir perclus se tournant vers la statuaire et suggérant à Guino, du bout d'un bâton accroché à sa main rhumatisante, les formes victorieusement jeunes de la Lavandière et de la Vénus Victrix. Renoir ne dicte pas à proprement parler à l'élève de Maillol; sinon, la statue eût été morte. Renoir indique et Guino réalise activement. Si bien qu'il s'établit entre les deux hommes un rapport de co-création. Guino y met du sien, il est spontané, il invente dans l'inspiration de Renoir; il crée en second. Sa causalité plus qu'instrumentale, formelle, a besoin toutefois d'être ébranlée par la causalité formelle, plus large et plus radicale, du génie. Et en effet, après la mort de Renoir, Guino ne fit que médiocrités [65]. Ainsi donc, l'originalité artistique ne signifie pas que le créateur soit inimitable et insuppléable. Il est possible à Joseph Vanderveken de remplacer le panneau volé de l'Agneau mystique de Van Eyck. Il est possible à Guino de travailler à la Renoir sous la conduite du maître. Il est même possible à Van Meegeren, avec beaucoup de talent et d'application, de faire de nouveaux Vermeer qui déroutent les spécialistes. Il suffit au génie d'être seul à créer la vision et la technique de Van Eyck, de Renoir ou de Vermeer. Après ou à côté, rien n'empêche que d'autres se les assimilent plus ou moins parfaitement.

Enfin, les arts extra-renaissants montrent seulement que là où la vision du monde est personnelle, le sujet pictural s'affirme personnel, là où elle est collective, il se fait à son tour collectif, comme en certaines peintures de poteaux de la Nouvelle-Guinée, où toute une équipe coordonne son travail par des chants (il ne s'agit pas seulement d'appliquer des canons établis, mais, dans les cas favorables, d'une création de groupe : l'individu n'obéit plus à son milieu, ni ne lui commande, il l'est). Encore cette situation est-elle exceptionnelle, et, même dans les sociétés à forte intégration, l'artiste a d'ordinaire un statut spécial, selon ses aptitudes et, peut-on dire, sa vocation; souvent aussi, même s'il ne signe pas ses œuvres, il jouit d'une renommée qui le distingue [66]. Il faut donc bien comprendre l'idée de sujet pictural collectif. L'homme y reste présent dans son travail, il y incarne sa vision, mais celle-ci, par la culture, est moins individuelle que celle de nos Renaissants, et vise d'emblée, avant le trait singulier, les rythmes cosmiques et sociaux définis par le groupe.

Et nous pourrions conclure cette présentation du sujet pictural s'il ne nous faisait une dernière et importante difficulté.

 

4C. SUJET PICTURAL ET ABSOLU FORMEL

 

La structure du tableau vise un absolu. Cette même structure manifeste une signification particulière ou collective différente pour chaque œuvre. Ne débouchons-nous pas en pleine contradiction? Au vrai, ce paradoxe est le fond de l'art. C'est même la différence qu'on peut établir entre une « écriture » et un « style ».

L'opposition s'illustrerait bien par notre parallèle esquissé de Van Dyck et de Rubens. Nous n'avions pas eu de peine à montrer leurs dissimilitudes, mais sans marquer l'inégalité des niveaux. Nervosité, distinction racée, abandon, aisance, séduction, tout cela est anecdotique : ce sont traits de l'individu Van Dyck, ne nous renseignant que sur lui. Au contraire, la structure formelle de Rubens et de tous les autres maîtres que nous lui avons opposés ne nous parlait pas seulement d'eux mais de l'univers. En ce sens, Van Dyck n'a même pas de vision du monde. En passant, à Anvers, de la salle Rubens - qui pourtant pullule de médiocrités - à la salle Van Dyck, on ne descend pas d'un monde à un autre, mais d'un monde à l'absence de monde. Ceci explique que Van Dyck ait été un portraitiste fêté et le premier des peintres mondains : peu embarrassé par une vision profonde, il était libre d'obtenir la ressemblance et de donner à son modèle des grâces flat­teuses. Avoir tout le métier de Rubens et n'en avoir pas le sérieux, que fallait-il de plus pour faire un portraitiste à succès? Van Dyck est un peintre de grand talent : il nous entretient avec esprit de la psychologie de ses personnages et de la sienne propre, et il réussit des choses plaisantes. Mais il n'a pas créé, dans la plénitude du terme, un style.

Tout le monde a une écriture picturale, c'est-à-dire une certaine manière de dessiner et de colorier où se traduit un tempérament, et on peut faire à propos de n'importe qui une graphologie picturale, comme on fait une graphologie de l'écriture ordinaire [67] : quand le coup de pinceau n'est pas lisible, comme chez les anciens, il suffit de le radiographier. Le style, apanage des maîtres, est tout autre chose. Il réalise un dernier paradoxe : celui d'être à la fois singulier (individuellement ou collectivement) et universel, universel dans la mesure où il est singulier, singulier dans la mesure où il est universel. L'œuvre d'art vérifie la loi constante de l'esprit : l'absolu et le point de vue ne s'excluent pas, ils se supposent; j'atteins d'autant mieux l'essence du réel que ma perspective sur lui est plus ferme, plus accusée, plus consciente d'être perspective. L'absolu et le singulier sont si intimement unis chez les maîtres qu'il serait vain de se demander lequel précède dans leur intention ou dans leur travail. Il n'est pas question pour eux de chercher d'abord la rigueur formelle et ensuite un sujet pictural, sauf dans les travaux préparatoires. Dans leurs œuvres décisives, les deux ne font qu'un, ou plutôt ne sont que les deux faces d'une saisie ontologique. C'est si vrai qu'avant de se prononcer sur la rigueur d'un tableau il faut entrer dans son sujet pictural considéré comme perspective définie, et on ne pénètre dans son sujet pictural que si l'on voit comment il se fait prise de point de vue dans la rigueur de l'absolu [68].

Nous avons dénié au spectacle peint, en raison de sa nature d'image toujours cernée et fragmentaire, la capacité d'atteindre vraiment à l'universel et à l'immédiat que poursuit l'art; nous ajoutions que ce dernier a pour fin la libération du fantasme, cette relation native que la conscience et l'inconscient de chacun, du seul fait d'exister, découvrent entre les choses et les choses, entre les choses et soi. Le sujet pictural c'est le fantasme libéré, le lien initial où tous les êtres redeviennent l'un l'autre; où nous sommes eux, et eux nous.

* * *

Ainsi, en même temps qu'elle instaure un fragment du monde à lui seul un monde, l'œuvre majeure est le véhicule de la plus profonde communication. Qu'il l'ait ou non cherché, - et sans doute chez les plus grands le désir de créer précède le désir de communiquer, - l'artiste livre non seulement ses vues, mais, au sens propre, sa vision. C'est dire qu'il communique des réponses et des interrogations passionnées à un niveau où il n'accède pas entièrement lui-même, et qu'il faudra des siècles, idéalement toute la suite des siècles, pour déchiffrer. On voit alors les parts du créateur et du spectateur dans la compréhension de l'œuvre maîtresse. Le créateur s'est trouvé avec elle dans une relation opérative qui lui en donne une connaissance irremplaçable. Par contre, le spectateur a l'avantage de l'altérité : « Les chefs-d'œuvre, ce sont ceux des autres », a dit Picasso, et Maurice Blanchot remarque que l'écrivain peut lire tous les écrivains sauf lui-même. De plus, le recul permet à l'interprète de situer l'ouvrage et de l'enrichir de sens nouveaux. Il y a une connaissance du Cid et de Cinna que seul put avoir le génie qui les conçut; mais les « Examens » de Corneille sur ses tragédies semblent pauvres à côté de ce que Sainte-Beuve, Péguy ou Nadal en ont écrit. De même, nous n'éprouverons jamais ce que les cubistes ont ressenti quand ils créèrent leurs premières toiles, ni même le choc d'Apollinaire à leurs côtés; mais nous voyons mieux la signification du cubisme entre l'impressionnisme et l'abstraction.

Il n'y a donc pas de sens purement objectif et inamovible d'une œuvre. Déjà son créateur l'a conçue en fonction d'un milieu culturel : un langage se réfère à un moment de civilisation. Et de plus, si le propre du chef-d'œuvre est de dépasser l'époque pour transmettre un message universel, ce n'est pas, comme on le voulait autrefois, en se situant dans l'empyrée des réalités immuables, des « perfections » éternelles, mais au contraire en se montrant capable de délivrer des sens chaque fois nouveaux, parfois presque contradictoires, pour soutenir avec toutes les cultures ce que Malraux a appelé un « invincible dialogue ». Son sens véritable n'est donc ni celui de l'auteur, dont nous venons de dire qu'il n'en pénétrait pas toutes les virtualités; ni celui jamais achevé de la postérité, puisqu'il y aura toujours des interprétations nouvelles; ni non plus un sens matériel, inhérent à l'objet d'art en soi, indépendamment de son auteur et de ses spectateurs. Le sens complet de l'œuvre tient dans les rebondissements de son présent, de son passé et de son avenir, de sa réalité matérielle et des interprétations qu'elle suscite. La tâche de la Critique est à la fois de rechercher infatigablement le sens initial - celui visé par l'auteur - et de le féconder par tout ce qui le dépassait sans lui être étranger.

Ceci fait bien comprendre le rôle de la conceptualisation dans l'œuvre d'art. Sans doute, puisque celle-ci est un absolu concret, pour le double motif qu'elle est incarnation dans une matière et expression de la liberté, elle échappe à la pensée systématique, et relève de l'intuition sensible plus ou moins élaborée par la culture et par le développement historique. Pourtant, le concept accompagne nécessairement l'interprétation progressive, l'enrichissement sémantique de l'œuvre au cours des temps. Et il sous-tend non seulement l'interprétation mais la création artistique : Griaule a montré comment, même dans les arts de l'Afrique, une spéculation est partout sous-jacente; la période glorieuse de l'art grec, la Renaissance du Quattrocento furent des temps de fermentation spirituelle en tous ordres [69], de même que le renouvellement cubiste, futuriste, constructiviste et surréaliste au début de ce siècle. En sorte qu'en réfléchissant tout à l'heure aux influences subies par le sujet pictural d'un peintre, nous aurions dû compter au premier rang l'opinion, ce jugement public qui, en le définissant à ses propres yeux, oriente le créateur et le purifie, à moins qu'il ne l'enfle, le détourne ou le sclérose [70].

Mais alors, s'il est vrai que ses interprétations contemporaines et posthumes ne sont pas dissociables de l'œuvre même; s'il est vrai qu'elles ne sont pas seulement affaire de sensibilité mais aussi d'élabo­ration conceptuelle, il faut reconnaître que notre saisie de l'art s'accomplit toujours à travers un jeu de catégories qui ne lui sont pas extérieures, mais appartiennent en quelque sorte à son message. Nous ne pouvons donc pas les négliger. C'est vers elles que nous allons nous tourner en envisageant les diverses classifications de la peinture dans les quatre chapitres qui suivent.

 

 

Chapitre 5 - Les rapports du sujet scénique au sujet pictural

 

Feuilleter des reproductions, fussent-elles classiques, nous apprend que des peintres d'égale valeur ont attaché au spectacle des importances diverses, allant de l'attention minutieuse à la désinvolture. Si nos planches contiennent des modernes, nous verrons que beaucoup vont jusqu'à le supprimer. Et là même où le peintre nous ménage un sujet scénique, ce dernier se comporte différemment vis-à-vis du sujet pictural. N'oublions pas qu'il s'agit de deux « sujets », ayant chacun un sens déterminé : les uns cherchent avec zèle leur conciliation, les autres ne s'en soucient guère.

Les rapports du sujet scénique au sujet pictural nous font assister à une aventure passionnante : celle par laquelle la peinture occidentale s'est acheminée progressivement vers l'abstraction. Ce qui pourrait n'être qu'étagères mortes est étapes d'une histoire, et dans cette histoire toute la relation de l'Art et de la Nature est engagée. Néanmoins, nous ne procéderons pas historiquement : il y faudrait des développements énormes. Nous devrons nous contenter d'envisager les rapports possibles entre les deux sujets d'une manière logique, pour ainsi dire a priori. Mais serons-nous si loin de la vie? La logique souvent la préfigure. A la condition de considérer les choses d'assez haut, nos sept phases théoriques rappelleront assez bien les âges de la peinture en Occident.

Et par un heureux hasard - qui n'est fortuit qu'en apparence - nous croiserons, chemin faisant, la classification traditionnelle d'après les sujets scéniques : histoire, portrait, paysage, nature morte, « genre », fantastique, nu, peinture religieuse, abstraction. Nous observerons seulement que ces espèces ne se retrouvent pas partout avec le même bonheur. Leur épanouissement relève chaque fois d'une phase particulière. Notre disposition typographique en rendra compte : les sept types de rapports du sujet scénique au sujet pictural formeront les en-têtes de nos paragraphes; et, dans chacun d'eux, nous marquerons en sous-titres les espèces classiques (histoire, nature morte, etc.) qui leur sont plus particulièrement liées.

 

5A. LA CONCILIATION

 

L'artiste qui veut évoquer les mystères d'une religion, se voit imposer des conditions précises, dictées par le théologien. Le peintre d'histoire connaît les servitudes de la vérité et celles de la courtisanerie. Quant au portrait, la petite chronique conserve mille anecdotes amusantes sur les exigences des modèles. Même le peintre de « genre », s'il ne représente que des choses futiles, est contraint à la fidélité : le travail d'une dentellière ou une leçon d'épinette avaient des rites auxquels Vermeer ne pouvait trop déroger. Enfin, il n'est pas jusqu'au fantastique qui n'ait ses lois : si je représente un hybride de femme et d'ours, le piquant du spectacle exige qu'on reconnaisse assez la femme et l'ours, et il n'y a rien de plus « lisible » que la plupart des tableaux surréalistes.

Nous ne serons donc pas surpris que ces formes de peinture se soucient de l'exactitude de leur spectacle et qu'elles visent à ce que leurs deux sujets, scénique et pictural, soient parallèles et concourent au même effet. Mais, comme cette conciliation est malaisée, nous comprendrons aussi que les réussites en ce domaine aient été rares et que ces types de peinture, si l'on s'en tient aux chefs-d'œuvre, aient eu la vie assez courte. Nous allons examiner de ce point de vue les problèmes propres à chacun.

5A1. La peinture confessionnelle [71]

La grande Annonciation de Fra Angelico, à Florence, offre un sujet scénique des plus explicites. Nous reconnaissons sans peine un de ces cloîtres dans la manière de Brunelleschi, où la pauvreté est gracieuse, comme en celui de San Marco. Nous identifions aisément l'Ange et la Vierge, et il ne peut nous échapper - car Angelico cherche l'édifiant - que celle-ci est en extase, si transfigurée qu'elle ne pèse plus sur le tabouret où nous la croyions assise. Il n'y a point là de choses, toujours lourdes, mais la seule lumière, parce que la lumière, pense Fra Giovanni, est l'essence des choses et que le peintre doit rendre l'essence. Tout, dans ce spectacle, embaume l'abandon comblé, la candeur à la fois naïve et rationnelle, la transfiguration par l'humilité, l'absence de toute distinction entre l'apparence corporelle et l'intériorité translucide des âmes. L'immanence vit extatiquement de la Transcendance.

Considérons maintenant le sujet pictural de cette fresque de maturité, aboutissement des recherches plastiques de son auteur. Que voyons-nous? Le dessin n'y délimite rien : il n'oppose pas les figures entre elles; sans trembler, il est poreux. A quoi? On voudrait dire : à la couleur. Mais la couleur à son tour n'a point de réalité distincte; elle s'évapore dans ses transparences. Va-t-elle se résorber en jeux de lumière? Même pas. La lumière ici cesse d'être quantité, elle ne se dégrade ni ne s'intensifie, partout pareille à soi, sans éclat, sans ombre; elle ne tombe pas sur les formes, qui la réfléchiraient, elle les pénètre et les alimente. Ainsi, l'espace n'est pas la géométrie intelligible qui, à l'époque, fascine Alberti : Angelico, thomiste [72], rejette ces spéculations platoniciennes. C'est un lieu sans étendue, où malgré des éléments de perspective, les plans ne sont pas vraiment lointains ni proches. La lumière y est ubiquité.

Traduisons alors en langage courant ce que nous venons de dire en langage plastique : le sujet pictural de cette fresque nous oblige à redire mot pour mot toutes les caractéristiques que nous reconnaissions, il y a un instant, à son sujet scénique. Cet espace où tout s'évapore, où chaque objet renonce à sa limite dessinée, à son volume, à son poids, à son plan, pour se reposer dans l'omniprésence d'une lumière qu'il ne réfléchit pas mais qu'il reçoit du dedans comme son être (lumière-essence), cet espace qu'est-il sinon abandon comblé, candeur à la fois naïve et rationnelle, transfiguration par l'humilité, absence de toute distinction entre l'apparence corporelle et l'intériorité translucide des âmes, immanence vivant extatiquement de la Transcendance? Il y a parallélisme strict entre les deux sujets.

Et cette connivence se vérifierait dans l'Agneau mystique de Van Eyck : le littéraire et le pictural montrent la même compacité et la même minutie salvifiques. Dans la Crucifixion de Grünewald : même stridence angoissée. Dans les Christ de Rembrandt : même bord à bord de l'être et du néant. Dans la Pietà d'Avignon : même rupture muette. Dans Saint Pierre délivré de La Tour : même paix nocturne. Dans Saint Jean à Pathmos de Giotto : même foi qui se dit, non plus par l'éclat et le détail magnificents, comme chez Van Eyck, mais par l'essentialité des parties et l'inconfusibilité des aplombs. On ne peut donc nier que l'alliance des deux sujets semble être une caractéristique des peintres confessionnels.

Alors, une question se pose. Qu'Angelico peigne l'Annonciation, il imprime à la scène l'espace que nous avons défini : et nous éprouvions le sentiment d'un parallélisme. Mais qu'il vienne à peindre Marie-Madeleine frôlant la robe du Christ, dans le jardin, au matin de Pâques, Noli me tangere, ou bien encore la Crucifixion, comment, s'il est vrai que le sujet pictural ne varie pas, la correspondance demeure-t-elle intacte?

Qu'est-ce à dire sinon que le spectacle confessionnel est plus souple qu'il ne paraît. Nous définissions l'espace d'Angelico par un mélange d'humilité acceptante et de joie liliale, et on peut interpréter de cette manière l'histoire de l'Annonciation. Mais le Noli me tangere supporte une compréhension semblable : il suffit d'y mettre l'accent sur la fraîcheur de l'aurore pascale - ce que ne manque pas de faire l'Angelico. Même le Golgotha est compatible avec pareille atmosphère : et comme les auteurs des icônes orientales, Fra Giovanni y voit le Christ déjà glorieux, l'ordre rétabli plutôt que le supplice. Ainsi, le peintre tire, en quelque sorte, le sujet scénique à son sujet pictural; ou plutôt il n'y retient que ce qui lui correspond. Chose d'autant plus aisée que son espace n'est pas un message particulier mais une vision du monde : universel comme l'esprit, il éclaire des réalités très diverses en se les assimilant.

La conciliation a pourtant ses limites. Revenons une dernière fois au couvent de San Marco. Dans la grande Crucifixion de la salle capitulaire, la logique du spectacle suggérait que les Confesseurs versent quelques larmes. D'ordinaire, le fresquiste ne s'embarrasse pas pour si peu et présente au pied de la croix des personnages impassibles, presque distraits; mais cette fois il voulut satisfaire au bon sens. On connaît l'issue : Berenson notait déjà la grimace de ces pleurs au sein de l'espace-lumière. On ne transpose pas dans un sujet pictural un sujet scénique discordant. Giotto même en donne la preuve, lui dont la vision, faite d'essentialité divinisante, était infiniment plus large que celle d'Angelico et paraissait capable d'assimiler toutes les formes du mystère chrétien. Or, voici que dans la galerie des Vices, à la Cappella degli Scrovegni de Padoue, il rencontre l'Inconstance. Scéniquement, comme il serait suggestif de la montrer perdant l'équilibre! Mais la structure giottesque, s'exprimant par la sécurité des aplombs, ne peut représenter l'ébranlement sans se contredire. Et pour une fois, l'inconfusible échoue si bien que Marangoni se demande si la figure est de lui.

Résumons-nous. Ce coup d'œil sur la peinture confessionnelle aura confirmé que, même chez les peintres qui se soucient d'une donnée objective, le sujet pictural de chacun est unique. S'il est parallèle au sujet scénique, c'est qu'il a commencé par se l'assimiler, et non l'inverse. Dans cette assimilation il ne se manifeste pas comme une réalité particulière, mais comme un climat universel, une optique. Enfin, la conciliation a des limites, et celles-ci franchies, les deux sujets en pâtissent.

C'est pourquoi les vrais peintres de ce genre sont rares. Nous en avons nommé peu : le maître d'Avignon, Giotto, Angelico, Van Eyck, Grünewald, El Greco, Rembrandt, La Tour. Même en étant plus généreux et en y comptant, par exemple, Van der Weyden, Memling et Van der Goes, on doublerait difficilement ce nombre. Et cela se comprend. Le peintre confessionnel trouve devant lui une « histoire sainte » déjà très élaborée, et qu'il doit respecter pour l'essentiel; d'autre part, il ne peut changer son sujet pictural, car celui-ci est son âme, et l'on ne change pas son âme. Il faut donc qu'il existe entre les deux une connivence spontanée.

Cet accord réussit suprêmement chez un Van Eyck, un Giotto et quelques autres : dans les siècles de foi, la vision fut souvent elle-même confessionnelle et donc se portait sans compromis au-devant de motifs semblables. Du jour où elle deviendra profane, l'art ne produira plus en ce genre que des sujets scéniques, non des sujets picturaux : il ne sera plus peinture confessionnelle. Il y a quelques années, les Pères Régamey et Couturier tentèrent d'intéresser les maîtres à l'art d'église, et les réalisations de Matisse à Vence, de Bonnard, Léger, Lurçat, Bazaine à Assy, de Bazaine encore et de Léger à Audincourt, comptent parmi les œuvres plastiques importantes de notre temps. Mais ce sont là phénomènes épisodiques (ces travaux occupent une place infime dans l'œuvre de leurs auteurs), et passablement artificiels, la plupart de ces maîtres étant incroyants [73]. Somme toute, depuis la mort de Rembrandt, l'Occident n'a plus produit qu'un seul grand peintre religieux : Rouault. Encore est-il plus sacral que confessionnel ou même religieux.

 

5A2. La peinture d'histoire

La peinture d'histoire pose des problèmes presque identiques, et nous n'aurons pas à nous y attarder. Il lui faut aussi représenter des événements définis d'avance, sur lesquels le peintre n'a qu'un pouvoir réduit. Puisqu'un maître ne change pas son sujet pictural, ce dernier devra donc consonner à l'atmosphère des événements. Or, si dans les siècles de foi la vision venait souvent à la rencontre des mystères, combien il est improbable, en tout temps, qu'elle épouse ces choses fortuites : une bataille, un sacre, un traité!

Pourtant la coïncidence eut lieu. L'espace rubénien a trouvé une matière prédestinée dans la vie de Marie de Médicis : la galerie du Louvre en fait foi, comme aussi la prestigieuse Entrée de Henri IV à Paris des Offices. De même encore, la structure sanguinaire, affolée, de Delacroix devait s'accommoder assez bien de la Mort de Sardanapale ou des Massacres de Scio.

Du reste, ces réussites ne font que souligner la difficulté du genre. Rubens traite la vie de Marie de Médicis à la manière d'une fable, comme Delacroix la mort de Sardanapale. Et le morceau le mieux venu de la galerie du Louvre, n'est-ce pas ces trois Néréides, aussi peu historiques que possible, qui s'enlacent sous le pont du Débarquement ? On a l'impression que les maîtres de la peinture d'histoire ne sont grands que lorsqu'ils y échappent : quand ils la transposent en mythologie. Tandis que les fidèles, les Delaroche, les Vernet, même le David du Sacre de Napoléon (il est tellement plus sûr ailleurs), succombent.

évidemment, il reste la Reddition de Bréda, par Vélasquez. Voici des faits réels, sans la moindre liberté : Justin de Nassau s'incline devant Spinola vainqueur, en la présence des deux armées, où l'on reconnaît sans confusion les Hollandais et les Espagnols. Et voici, en même temps, de la pure peinture sans aucune concession à l'anecdote. Mais Vélasquez était né pour peindre cet événement, et l'événement avait eu lieu pour être peint par Vélasquez : rencontre miraculeuse des deux sujets. Dans ce premier crépuscule de l'Espagne, la scène historique comme les jeux de la ligue et de la couleur firent, chacun à leur niveau, la même confidence : celle de la grandeur un peu flétrie, de la magnificence subtilement surannée, de la claire vue des choses dans l'indulgence, digne et tendre, de ceux qui savent.

Le miracle ne fait pas école, et chez les vrais peintres, - sauf Delacroix, autre prédestiné, - la peinture d'histoire tomba vite en discrédit.

 

5A3. La peinture de genre

Les scènes familières, qu'elles se passent à l'intérieur de la maison bourgeoise, dans la cour de la ferme ou dans le jardin du château, n'auraient guère mérité notre attention s'il n'y avait Vermeer et Watteau. Le « genre » fut en effet l'apanage des « petits maîtres ». Les Jan Steen en Hollande, les Teniers en Flandre, les Le Nain en France, les Bassani en Italie, possédant peu ou pas de sujet pictural, trouvèrent dans la représentation de la vie quotidienne l'occasion de montrer un excellent métier plutôt qu'une véritable vision.

Mais il y a Vermeer. Devant son espace, on répéterait de prime abord la description de l'Angelico. Ici également les couleurs se muent en clarté : non pas rayonnantes, ni éclatantes, ni miroitantes, mais transsubstantiées en lumière; point vraiment d'ombre; le dessin conduit chaque chose à son repos, et résorbe tout dans l'Essence. Pourtant le monde de Vermeer contredit celui de l'Annonciation. Dans la fresque de San Marco, la couleur, le dessin, l'espace entier s'évaporait lentement, comme sous l'effet d'un soleil invisible : il embaumait, disions-nous; son sommeil était paisible fragrance qui monte vers le Transcendant. L'espace de Vermeer n'embaume pas, il ne s'évapore pas, il ne murmure aucun cantique; c'est l'apparition muette et aveuglante de l'Immobile. Le repos du dessin se fait fascination de l'immuable. La clarté est partout, mais au lieu de confondre les plans dans sa buée translucide, elle les articule; au lieu de dérober aux objets leur épaisseur, elle la nourrit. Ce ne sont plus les choses qui s'abolissent humblement en lumière, mais la lumière qui prend la consistance, l'étendue, le poids matériel d'une chose. Et voici que l'Immanence, imperturbable et translucide, nous regarde, obsédante : Vermeer est le plus intense des peintres. L'accidentel ne « renvoie » plus à l'essentiel, la matière à l'esprit : ils se sont rejoints. Le Mode est la Substance elle-même qui se manifeste, la Substance dure et logique comme un univers de cristal. Tout se tait, suffisant, nécessaire, éternel, tel le monde de Spinoza, l'exact contemporain. - Alors, pourquoi voudriez-vous que cet homme quitte Delft, sa petite ville immobilement alignée, la géométrie de sa demeure avec le rectangle impassible de la porte et les losanges du pavement, et sa femme éternelle, jeune ou âgée, même enceinte [74]? La coïncidence des deux sujets, pictural et scénique, atteint à un parallélisme absolu.

Elle s'est rencontrée encore, à un siècle de distance, chez Watteau. En l'opposant à Rubens, nous avons décrit sa couleur et sa ligne comme un crépitement, un froissement d'étincelles, qui criblent au lieu d'ir­radier : brillance qui corrode, luxe qui a des reflets de soufre, magie colorée qui confine à la mise en question. Or, quel spectacle pouvait mieux entrer dans cette forme que celui des mondains et des mondaines du XVIIIe siècle avec le décor de leurs marivaudages :

Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres

Comme des papillons errent en flamboyant,

Décors frais et légers éclairés par des lustres

Qui versent la folie à ce bal tournoyant.

Spectacle et style se confondent. L'espace même fronce et crépite dans les étincelles des étoffes et du feuillage. Ces hommes et ces femmes-papillons ne brillent qu'en approchant d'une flamme qui les menace, suggère Baudelaire, mais cette flamme n'est nulle part, ou plutôt elle est partout dans l'éclat sulfureux qui consume chaque parcelle en l'exacerbant. Vermeer universalisait par la fascination de l'immobile une mort qui devient révélation de la vie; Watteau universalise par la dissolution une frénésie de vie qui donne le frisson de la mort. Et s'accomplit de part et d'autre la même rencontre infiniment improbable du monde familier et de la vision.

Se reproduira-t-elle jamais? Peut-être chez Chardin, si intense qu'il fait penser à Vermeer, mais dans le détail plus que dans les ensembles. Chez Fragonard, ce Beaumarchais de la peinture, et dont le pinceau désinvolte trouve d'emblée la cadence de tous les Hasards de l'Escarpolette, mais sans s'élever à la rigueur de l'absolu. Non vraiment, s'il n'y avait Vermeer et Watteau !... Et comme pour montrer que leur art fut une gageure, que le « genre » ignore normalement le grand style, il semblerait qu'eux-mêmes aient failli, s'il est vrai, comme le soutient Huyghe, que vers la fin ils furent repris par l'anecdote.

 

5A4. Le portrait

Avec le portrait classique nous touchons à la plus forte résistance du sujet scénique. Il faut se souvenir à quel point tout y était réglé, jusqu'au détail du vêtement, du bijou, du décor, du geste. La question de savoir comment le peintre, voué à sa vision du monde, peut s'ac­commoder des contraintes du spectacle, se pose donc ici de manière cruciale [75].

Une fois de plus, mettons à part Vélasquez. L'harmonie préétablie entre sa structure - en son de cloche voilé - et la vie de l'Escurial au premier déclin, allait réaliser le prodige de la plus stricte fidélité physionomique et psychologique alliée à la plus farouche indépendance formelle : Philippe IV, les infantes scrofuleuses et pourtant racées, les ménines, avaient été créées pour lui. Et joignons-lui Frans Hals, dont on se demandera même s'il devait être d'une époque pour rencontrer des modèles qui lui conviennent. Ce style de la saillie, dont chaque parcelle est un décochement, une stimulation vitale, devait faire sa matière de toute aspérité, du dernier accent de l'individuel - où, comme et quand il fût.

Mais à l'exception de ces prédestinés, ceux qu'on est convenu d'appeler les grands portraitistes se rangent en trois catégories beaucoup moins rassurantes. Devant Catherine de Montholon par Tassel, nous nous sentons d'emblée à l'âge des moralistes, de Retz, de La Rochefoucauld, bientôt de La Bruyère et de Saint-Simon. Les maîtres du portrait français des XVIIe et XVIIIe siècles eurent le don de saisir la personnalité loin de la mystique germanique, loin de la minutie des Primitifs flamands, loin du « geste » italien, au niveau du comportement global. Et en effet, le jeu de quelques rides, de quelques boursouflures et décharnements, suffît à croquer la rigueur, la perspicacité, la sécheresse de cette religieuse âgée. Par malheur, le spectacle est si intéressant, si curieux, que ni le public ni le peintre ne se soucient plus guère d'un sujet pictural quelconque. Malgré l'impeccable facture, voici un document ou une évocation des morts, plutôt qu'un tableau.

Une seconde catégorie est bien illustrée par le Charles Ier de Van Dyck. Sans doute, le peintre s'attache à la ressemblance, et nous savons qu'il sacrifie au goût du client, cherchant, selon les pays qu'il traverse, la hauteur, l'intimité ou le flegme, mais il a trop bien assi­milé Rubens pour que son métier s'en tienne au rendu : sans accéder à la rigueur de l'absolu, il manie des éléments spécifiquement picturaux, qu'après lui on retrouvera dans le portrait anglais durant deux siècles.

Enfin, la troisième catégorie compte Titien, comme aussi Véronèse, Tintoret, El Greco, Ingres, Goya, Raphaël et dix autres noms prestigieux. Ici le pictural est roi, il s'affirme impérieusement, quelles que soient les images qu'il magnifie : le portrait fait toujours d'abord un tableau. Mais reconnaissons aussi que ces maîtres offrent moins d'exactitude détaillée, moins de diagnostic psychologique qu'un Français des XVIIe et XVIIIe siècles, un Dumoustier ou un Duplessis. Dans l'huile de Titien, Granvelle ou Paul III restent eux-mêmes, mais ils sont surtout des Titien de telle ou telle manière. Quant à Rembrandt, en nous laissant vingt versions contrastées du même personnage (sa mère, son père, Saskia, ses autoportraits), il a trahi combien il était libre.

La qualité picturale du portrait n'est donc pas fonction de sa fidélité : à considérer dans leur ensemble nos trois classes, on retire même l'impression contraire. Comme dans la peinture d'histoire, l'artiste semble gêné par la particularité du spectacle, et il réussit d'autant mieux qu'il se montre à son égard plus cavalier. Titien est davantage Titien dans Danaé ou Nymphe et Berger, œuvres d'imagination pure, ou même dans la Vénus d'Urbino, peinte « d'après » modèle, que dans Jacopo da Strada. Et si Charles Quint à la bataille de Mühlberg prend place parmi les toutes grandes choses qu'il ait faites, n'est-ce pas que l'armure et le paysage y sont plus importants que les traits personnels du souverain - de même que les portraits de Rembrandt rejoignent ses créations supérieures parce que le singulier s'y perd dans la méditation universelle de la figure humaine?

Alors, comment justifier qu'à la différence des peintres religieux, des peintres d'histoire et de « genre », qui se comptent sur les doigts, les bons portraitistes aient pullulé? On répondra : parce que la vanité des princes et des bourgeois a favorisé la demande, et que l'artiste doit vivre. Mais l'appât du gain explique le zèle, non la réussite. Au vrai, sans admettre les conclusions forcées de Taine, il est normal qu'entre la vision d'un maître appartenant à telle race, à tel milieu, à tel moment de l'histoire, et l'apparence extérieure de personnages incarnant la même race, le même milieu et le même moment, il y ait des rapports assez étroits. Il fallait s'attendre à ce que les visions de Titien, de Véronèse et de Tintoret trouvent à exprimer, l'une sa chaleur, l'autre sa brillance, l'autre encore sa frénésie, dans cette bourgeoisie vénitienne à la fois chaude, brillante et frénétique, et dont l'attitude avait les dimensions et jusqu'aux gestes qui convenaient. Pourquoi Rubens se serait-il senti mal à l'aise devant ces rougeauds bourgeois d'Anvers, prêts à entrer dans sa spirale et son rayonnement? Ou Goya devant les royautés pourries sous la dentelle, en l'Espagne de 1800? N'y avait-il pas une connaturalité entre Durer ou Cranach peintres et ces réformateurs inquiets, marquant le divorce allemand de l'homme avec la nature? Tout comme la placidité médiévale du Chanoine van der Paelen ou de sa propre femme attendait le pinceau placide de Van Eyck, déjà moins assuré devant le visage plus mobile d'Arnolfini.

Ainsi le portrait, où le sujet scénique est le plus impératif et par conséquent a le moins de chances de rencontrer un sujet pictural qui s'en accommode, connut de nombreuses réussites. Même les peintres modernes, impatients de toute contrainte du spectacle, y produiront de rares mais incontestables chefs-d'œuvre. Les portraits et autoportraits de Van Gogh, de Cézanne, de Juan Gris, de Picasso sont parmi les productions les moins discutées de l'époque : il y eut entre la vision de Picasso en 1906 et le visage de celle qu'il a appelée sa seule amie, Gertrude Stein, la même contemporanéité qu'entre le Chanoine van der Paelen et la vision de Van Eyck.

Et nous pourrions croire que nous avons achevé le tour de cette première attitude, qui poursuit la conciliation des deux sujets du tableau. Les mystères religieux, l'histoire, le « genre » et le portrait n'épuisent-ils pas les formes « réalistes » de la peinture? Il est assez déroutant de rencontrer la même préoccupation à l'autre extrémité du champ pictural : dans le pur imaginaire!

 

5A5. Le fantastique

II faut d'abord s'entendre : tout spectacle pictural contient un aspect insolite. Mais dans le tableau « fantastique », l'étrange n'est plus un halo onirique ou imaginaire. Il devient le sens propre, le foyer de la représentation. Le Jérôme Bosch du Portement de Croix, le Bruegel de Dulle Griet, le Goya de la Maison du Sourd ont l'intention première de nous proposer des objets inquiétants; le Douanier Rousseau de la Charmeuse de serpents, des objets exotiques; le Chagall de la Vache à l'ombrelle, des objets mystiquement fantaisistes; le Paul Klee des Schneehühner, un mélange de rêve métaphysique et d'ironie. Sans compter les œuvres où inquiétude, exotisme, fantaisie et ironie se conjoignent.

Nous avions cru que la résistance du spectacle culminait dans le portrait. On peut se demander si elle n'est pas ici presque égale. Il faut que la convergence des deux sujets soit aussi rigoureuse que possible, car la moindre disparité anéantirait l'insolite. Rien de plus vulnérable que l'imaginaire. Aussi une foule de peintres sont disqualifiés en l'espèce. D'abord, bien entendu, ceux qui n'ont pas de vrai sujet pictural : c'est le cas de tant de nos surréalistes, un Magritte, un Delvaux, un Dali, pleins d'intentions littéraires qui ne parviennent pas au style. Sont également exclus les maîtres dont le sujet pictural répudie l'étrange : Giotto, Rubens, Angelico, Matisse, Dufy, Juan Gris.

Mais une fois de plus, il y eut des prédestinés. Qu'on examine la couleur et le dessin de Bosch, de Bruegel, de Goya, de Turner, de Chagall, de Rousseau, d'Ensor, en tant que pures formes, et cela dans n'importe laquelle de leurs œuvres, et l'on verra que leur vision se définit par l'insolite diversement nuancé : plus médiéval chez Bosch; plus renaissant chez Bruegel; pervers chez Goya; féerique chez Turner; d'une fantaisie raffinée chez Chagall, naïve chez Rousseau, truculente chez Ensor. La matière à fournir à cette vision, Bruegel ou Bosch la trouvèrent dans le paysage, Goya dans le portrait et jusque dans les royautés décadentes. Tous aussi la cherchèrent et la cultivèrent dans le fantastique proprement dit.

Le nombre des élus fut même considérable et curieusement constant à travers l'histoire. Nous avons retenu ceux qui ont porté le genre à son paroxysme, mais il faudrait y rattacher certains côtés de Cranach, de Delacroix, de Vinci et tant d'autres. Le fantastique semble être une des structures les plus profondes de l'âme humaine, et plonger ses racines dans notre fond ancestral le plus reculé. Jung dirait qu'il trouve sa source dans un inconscient collectif plus originaire que l'inconscient individuel. Les études de Baltrusaitis ont montré son extension historique et géographique déconcertante : les tératologies romanes, gothiques et renaissantes empruntent à l'Antiquité, à l'Islam, au Proche et Extrême-Orient. En particulier, la fin du Moyen Age fut témoin d'un immense courant d'exotisme, et les démons chinois du XIe siècle à ailes de chauve-souris, - par exemple ceux du dessin de Li Long-mien au Musée Guimet, - connaîtront, depuis le XIIIe siècle, une postérité occidentale qui ne sera pas éteinte chez Goya et Ensor [76].

Mais quelle que soit la puissance du fantastique, il n'a jamais été qu'une fraction de la peinture. Par ailleurs, notre étude des formes « réalistes » de l'art nous a appris que la coïncidence parfaite des deux sujets est demeurée exceptionnelle. Pour qu'elle devienne quelque peu probable, il faut qu'ils aillent à la rencontre l'un de l'autre : que la vision soit imprégnée du respect des choses existantes; que les choses existantes aient par elles-mêmes une dignité qui les dispose à entrer dans la vision. Deux conditions souvent réalisées jusqu'à la fin du XVe siècle, et de plus en plus rares par après. Dès lors, nous ne nous étonnerons pas si, très tôt, les exemples abondent où sujets scénique et pictural se désolidarisent.

 

5B. LE DÉSACCORD

 

La chose n'est pas pour nous entièrement nouvelle. Parlant de l'Angelico, nous observions que son espace radieux le rendait inapte à représenter la douleur et, devant la grande Crucifixion de Saint-Marc, nous accordions à Berenson que les larmes des Confesseurs y font sourire. Mais il s'agissait là d'un détail, d'une contradiction involontaire et furtive, et par conséquent d'un échec. Chez certains peintres l'opposition fut délibérée.

 

5B1. La « fausse » peinture confessionnelle

Les Offices de Florence possèdent de Michel-Ange une composition circulaire bien connue, la Sainte Famille. Le titre ne permet aucune hésitation : les trois personnages figurent la Vierge, Joseph et l'Enfant Jésus. On peut même leur prêter une action plausible : la Madone se retourne vers l'enfant porté par le genou du vieillard, qui veille sur tous deux en les dominant.

Là s'arrête notre bonne volonté. Car, sauf le fait qu'ils sont trois et d'un âge qui s'accorde avec l'évangile, rien dans le contournement callisthénique de cette jeune femme agenouillée, dans l'eurythmie calculée de ses mains, dans l'impassibilité du vieillard, dans l'équilibre sans intériorité de l'enfant, dans la disposition suprêmement artificielle de ces trois protagonistes, rien qui rappelle la vérité ou seulement la vraisemblance d'une sainte Famille. La vie de Nazareth s'interprète de cent façons, - elle est compatible avec la transparence de Fra Giovanni, avec la robustesse de Giotto, avec le silence de La Tour, - mais une chose lui répugne absolument : la recherche de l'attitude, l'orgueil de sa beauté propre, l'affirmation de sa suffisance, bref, la virtù renaissante qui éclate dans ce trio. Il faut bien le dire, Michel-Ange se moque là du mystère évangélique. Et si l'on en doutait, qu'on regarde les seconds plans : ces éphèbes nus nous donnent des leçons d'anatomie auxquelles l'incomparable dessinateur prend tant de plaisir païen qu'il n'a pu y chercher un contraste.

Tout s'explique si l'on se souvient que le sujet pictural d'un peintre ne fait pas de concession. Et quel est celui de Michel-Ange? Un édifice de lignes et de couleurs où se manifeste la résistance vaincue; une pesanteur, une opacité, à la fois présente et dépassée; un goût du déséquilibre et de la négation qui n'est si grand que pour faire éclater une affirmation et un équilibre plus péremptoires : bref, un espace qui trouvera son expression plénière dans la lutte avec le carrare, et qui se traduit en peinture en refroidissant les couleurs et en bandant les tractions du dessin. Mais le sujet littéraire était là : il fallait une sainte Famille. Tant pis! Gardons le titre, maintenons les trois personnages du récit évangélique, et changeons entièrement leur sens. Qu'au mépris de l'authenticité, l'humble vie cachée prenne l'assurance et le maintien qui s'harmonisera avec le monde formel, tout autoritaire, où elle doit entrer! Et Marangoni notera « cette formidable torsion du corps vibrant de la tête aux pieds comme un ressort tendu; cette tête toute comprise en des plans sphériques, qui paraît symboliser le cosmos; ces bras qui continuent la tension du corps cambré sous le poids élastique de l'enfant; en un mot, cette concentration fabuleuse d'énergies balancées, symbole de la Renaissance adulte et apparition visible de l'âme héroïque et ardente de son créateur. » [77]

œuvre de jeunesse? Mais Michel-Ange ne s'amendera guère. Quand, à la Sixtine, il peindra un chérubin, - être que la tradition veut tout amour, il le sait, - c'est un visage furibond et des cheveux en serpents qu'il lui donne. Il avait vu au Baptistère de Florence ce qu'était la sérénité du Christ jugeant les vivants et les morts, et il n'ignorait pas que le Fils de l'Homme revenant sur la nuée apporterait la Justice mais aussi la Miséricorde; et pourtant, lorsqu'au Jugement Dernier il le fait apparaître, au grand scandale de ceux qui attendaient une leçon d'eschatologie chrétienne, il conçoit un Hercule foudroyant.

Est-ce à dire que Michel-Ange ne rencontre jamais l'écriture? Si. Il y a dans l'Ancien Testament, des figures terribles et dominatrices ; il y a même dans le Nouveau Testament, des heures d'une tragique âpreté, tel le crépuscule où le corps supplicié du Christ vient de quitter la Croix et pèse de sa froideur pétrifiée contre la stature chancelante et minéralement muette de la Mère. Cette fois, Michel-Ange regarde, car il peut regarder sans se trahir. Alors, les Prophètes tonnent, comme de vrais prophètes, au plafond de la Sixtine. Alors, la Pietà da Palestrina pleure, gigantesque et écrasée, sur le véritable Calvaire. On précisera seulement que, même en ce cas, le terrible Renaissant paraît plus sacral que confessionnel, et que ses Prophètes ressemblent étrangement aux Sibylles qui les accompagnent.

En agissant de la sorte, Michel-Ange se trouvait en excellente compagnie. Que font d'autre Piero, Botticelli, Raphaël ou Vinci, rendant leurs Vierges et leurs Saints si profanes pour les accorder à leur espace? Ne pas le reconnaître, c'est risquer, dans l'interprétation des classiques, des contresens dignes de Vasari : « Michel-Ange fait voir dans la Madone qui tourne la tête et tient les yeux fixés sur son Fils, le merveilleux contentement et l'émotion joyeuse qu'elle veut partager avec le saint vieillard, lequel saisit l'enfant avec autant d'amour que de vénération et de tendresse, comme bien on le remarque au premier coup d'œil. » Assez artiste pour sentir que le tableau était bon, mais convaincu qu'un bon tableau l'est par des histoires édifiantes, l'auteur des Vite écrit cela sans rire.

Il nous reste pourtant une question. Si, chez les grands humanistes, la donnée scripturaire n'est plus qu'un prétexte, pourquoi ce prétexte plutôt qu'un autre? Il y eut à cela un motif extérieur : la peinture d'église demeurait l'objet des commandes les plus nombreuses, surtout des commandes importantes, de celles qui consacraient un peintre. Plus profondément, l'artiste lui-même était encore si imprégné des mystères que les thèmes de l'écriture lui semblaient seuls convenir à la grandeur de l'art. Si Michel-Ange maintient un minimum de vraisemblance dans la Sainte Famille, c'est pour rassurer ses clients, mais aussi parce que Marie, Joseph et l'Enfant Dieu se meuvent au niveau de sa vision souveraine. Comme la Cène sera seule digne de porter pleinement l'espace de Vinci, la Dispute du Saint Sacrement celui de Raphaël, ou la Flagellation celui de Piero délia Francesca.

Mais ceci justifie le changement qui se prépare. Le jour où la commande se fera moins ecclésiastique; où l'artiste lui aussi sera moins convaincu de la dignité suréminente du religieux; comme d'autre part, il faut bien le dire, le peintre classique garde la nostalgie de la conciliation des deux sujets, nous allons le voir se tourner vers des thèmes plus malléables que les mystères de l'écriture.

 

5C. L'ABSORPTION

 

Trois thèmes, définissant trois espèces picturales, allaient fournir aux maîtres cette étoffe solide et souple à laquelle ils pourraient imposer toutes les formes, au gré de leur vision. Ce furent le paysage, le nu, les mythologies, dont l'importance et la liberté ne cesseront de croître jusqu'au seuil de la peinture moderne.

 

5C1. Le paysage classique

Le morceau de nature ne fut longtemps en Europe que le décor d'une scène biblique ou profane. Ainsi de la veduta italienne, cette fenêtre-paysage découpant le mur des intérieurs et par laquelle l'espace, ignoré du Moyen Age, commence d'envahir le tableau au Quattrocento italien et flamand. Puis les vedute gagnent en importance : dans le Saint Sébastien de Mantegna, la colonne centrale en sépare deux, indépendantes par leur centre de perspective. Un pas encore, et le paysage devient toile de fond unique, tombant verticalement comme un décor de théâtre derrière le plateau du premier plan, où se déroule la scène, et séparé de lui par une transition : cette composition en deux plans, déjà présente chez Uccello ou Piero, subsistera jusqu'à Gauguin et au-delà. Enfin, les années 1500 marquent l'avènement du paysage pur, où les personnages, souvent microscopiques, ne sont plus qu'un prétexte. Cette lente émancipation, nous savons maintenant qu'elle fut le résultat de la découverte humaniste de la nature, sous l'influence de l'Antiquité comme aussi de l'Extrême-Orient [78].

Et l'on vit quelle matière ductile s'offrait là. Qu'on ne s'y trompe point : je puis écrire sous une toile « Paysage »; je puis faire en sorte que l'on reconnaisse au premier coup d'œil un arbre, une colline, un fleuve, et cependant créer des sujets picturaux aussi opposés que ceux de Vinci, de Rubens, de Poussin ou de Watteau. Le titre cette fois n'engage presque à rien. Le paysage, sans se déjuger, s'accommoda d'espaces froidement rationnels à Florence, virginalement aérés dans l'Italie du Centre, voluptueusement orageux à Venise, fantastiques et irréalisants chez Bosch et Patenier, avant de devenir la physiologie du Grand Vivant dans le Bruegel des Vues alpestres.

 

5C2. Le nu classique

Mais c'est la nudité, surtout féminine, qui eut les prédilections des Renaissants et des Baroques. Au niveau du sujet scénique, la découverte de l'Erôs, à partir du Quattrocento, allait tenir une place immense dans l'atmosphère poétique de l'Occident : et nous avons vu que la peinture fut une pourvoyeuse de mythes. Au niveau de l'agrément esthétique, la représentation du corps humain fournissait une matière également privilégiée : le bien-être des sens ne suppose t-il pas la correspondance la plus exacte entre l'objet et le spectateur? Au niveau de la rigueur formelle, et particulièrement de la structure symbolique du tableau, le nu, ce microcosme, devait s'épanouir, nous y avons insisté, en fleur et en fruit du macrocosme.

Les exigences du sujet pictural ne pouvaient que renforcer cette suprématie. Comme le paysage, le nu, surtout féminin, est assez souple pour porter les espaces les plus divers : on le vit tour à tour exprimer la tension héroïque de Michel-Ange, les gourmandises de Titien, les raffinements insolites de Cranach et de l'école de Fontainebleau. Mais mieux que le paysage, il offrait ces espaces sous une forme ramassée, les rendant plus sensibles et plus rationnels ; ses carnations permettaient des variétés de coloris que ne prévoyaient pas les tons d'un feuillage; son dessin formulait d'autant mieux son accent qu'il élaborait un objet plus connu. Et pour voir combien, par sa simplicité jointe à sa richesse, il fut capable de trancher l'originalité des visions, qu'on observe comment une même gorge paraît radieuse chez Rubens, soufflée chez Jordaens, mutinement porcelainée chez Cranach, explosivement saillante chez Tintoret, d'un compas aigu chez Botticelli, d'un compas serein chez Fouquet.

 

5C3. Les mythologies

II n'y avait plus alors qu'à combiner la liberté du nu et celle du paysage : ce furent les mythologies. A quoi m'oblige de choisir pour sujet « L'Enlèvement d'Europe » ou « Vénus rendant visite à la forge de Vulcain »? A rien ou à si peu : la fable est la fable. Pourquoi donc la garder? Elle fut dans un monde profane la garantie de la dignité du spectacle, comme les mystères bibliques l'avaient été dans le monde encore chrétien de Michel-Ange. Singulière trouvaille que la mythologie, qui permit à la peinture de se livrer à tous les jeux de sa fantaisie en se donnant l'assurance de raconter l'histoire des dieux!

Car il faut oser le dire, le paysage, le nu et les mythologies classiques sont un moment de singulier bonheur : un instant où la liberté et la nature furent miraculeusement conjuguées. Non que la vision de l'artiste s'y soit montrée plus souveraine dans son emprise sur l'objet : tous les peintres sont libres dans la mesure où ils sont grands, Van Eyck, Giotto ou Masaccio autant que Rubens ou Titien. Mais la structure formelle de Van Eyck, Giotto ou Masaccio était faite de respect; malgré son originalité et son empire, elle s'ignorait en quelque sorte elle-même (à les entendre on eût dit qu'ils copiaient, eux qui copièrent le moins). Au contraire, Titien, Tintoret ou Rubens, non seulement impriment leur style, mais ce style est conscience de liberté et de création. Il est liberté et création apparues. La littérature de l'époque passe du « commentateur » à 1' « écrivain », faisant profession de personnalité [79].

Mais pourquoi parler de moment unique et de merveilleux équilibre? Parce que la liberté réfléchie et explicite de la vision reste alliée, chez les Renaissants et les Baroques, à l'intimité avec les choses. Leur structure formelle se plaît à l'indépendance dans la variation infinie du détail sans perdre néanmoins les articulations d'ensemble. Grisés d'audace, les sujets picturaux font naître dans un arbre ou un corps de femme les mondes les plus déroutants, mais en y poursuivant la représentation d'un arbre et d'un corps de femme. Aussi le créateur, tout conscient qu'il soit de ses pouvoirs, ne s'isole pas : il continue de travailler dans la familiarité de l'ordre universel, de ce qu'il appelle encore le Cosmos. Et à travers ce Cosmos, c'est avec l'unanimité des esprits qu'il reste en liaison : le cas du dernier Rembrandt, méconnu de ses contemporains, est exceptionnel dans la peinture classique.

Cet éveil où l'indépendance ignorait la révolte, ne pouvait durer qu'un moment. De par l'évolution de la culture occidentale, la liberté sera vécue de plus en plus comme solitude : les rapports confiants entre l'Esprit et le Monde se détendent. Comment les visions picturales n'en témoigneraient-elles pas? Le paysage, le nu et les mythologies classiques avaient révélé aux artistes l'aventure de la création, dans la connivence avec l'universel Logos. Que cette connivence soit ruinée, et un nouveau type de peinture allait surgir.

 

5D. L'INSIGNIFIANCE

 

Nous voici parvenus à ce qu'on a coutume d'appeler la peinture moderne. Toutes les considérations qui précèdent donneraient à croire qu'on s'y achemina sans hiatus, par transitions presque insensibles, comme un jour Masaccio avait remplacé les gothiques, et la vision des Baroques celle des Renaissants.

Au vrai, de la fantaisie souveraine des Baroques à l'insignifiance du sujet scénique, il n'y avait qu'un pas - pour nous qui voyons les choses de loin. Mais en art, la théorie retarde sur la pratique. Si la structure formelle de Rubens et de Titien était résolument créatrice, elle se donnait la bonne conscience de décoller de la nature dans le détail pour mieux la manifester dans l'ensemble. Si bien que, théoriquement, ils n'eussent jamais admis l'idée que leurs spectacles étaient, même en partie, insignifiants. Ce fut alors une de ces crises fréquentes dans l'histoire de l'esprit. Une nouvelle étape est amorcée; cette étape est dans la logique de celle qui précède; mais brusquement celle-ci, comme affolée par la claire vue de ce qu'elle implique, se freine, et pour mieux désavouer ses propres postulations, se répudie et retourne à son passé. Devant l'inversion de son destin, qui de servante des objets l'en faisait maîtresse, mais en lui ôtant la sécurité d'une prétendue imitation, la peinture se cabre. L'académisme [80], ce raidissement des peintres angoissés devant leur avenir, retourne par-delà Greco et Rubens, voire le dernier Titien et le dernier Michel-Ange, à la vision rassurante de Raphaël et de Vinci. Pendant deux siècles, depuis la fin du XVIIe jusqu'au milieu du XIXe, l'art de peindre suscitera encore quelques grands maîtres, ceux qui précisément répondront aux appels : Tiepolo, Goya, Watteau, Delacroix, Ingres dans ses tableaux de chevalet. Il ne donnera plus lieu à d'amples courants, et ses soubresauts sporadiques apparaîtront au milieu du contresens et de la mauvaise humeur.

Il fallut attendre le pré-impressionnisme de Corot et de Manet, surtout l'impressionnisme de Monet, Sisley, Pissaro, et plus particulièrement le post-impressionnisme [81] de Van Gogh, Gauguin, Cézanne, Renoir, Degas, Seurat, pour que de nouveau les noms se pressent, comme autrefois à Florence et à Venise. Sans doute, du fait que la vision sera dominée par le sentiment de la solitude, de l'irréductibilité du génie créateur, le peintre n'éveillera plus autour de lui cette unanimité dont jouissaient les classiques, et ses méventes deviendront légendaires. Cependant, les relations qui s'établissent entre ces hommes, puis entre eux et un public restreint mais averti, témoignent qu'en cette fin du XIXe siècle et surtout au début du XXe, s'est reformée autour de la peinture une patrie spirituelle, une république des esprits où l'on parle la même langue et où s'éprouve une fraternité. Malgré la mort du mécénat bourgeois, princier ou étatique, effarouché par l'accent révolutionnaire de cet art, malgré le caractère de hors-la-loi qui s'attache désormais à l'artiste et le confirme dans sa révolte, Cézanne est, tout compte fait, moins incompris de ses contemporains que Watteau ou Delacroix. Une prise de conscience collective, une résolution partagée venait d'avoir lieu, inaugurant un des moments les plus riches de l'art en Occident.

En quoi réside-t-elle? Voyons bien, d'abord, que l'audace des modernes n'est point dans la déformation : tous les peintres ont déformé; pas un geste des Prophètes ou des Sibylles de Michel-Ange qui soit possible; dans la Sainte Famille, la jambe droite de saint Joseph double presque ses proportions normales et s'inflige une contorsion inexplicable. Leur audace ne tient pas non plus à un penchant pour le laid ou l'angoissé : les Vierges nommasses de Giotto ne sont pas belles, et Michel-Ange, Bruegel, le Greco, Rembrandt ou Goya ont inventé des cauchemars devant lesquels les machines pseudo-psychanalytiques de nos surréalistes sont des plaisanteries. A l'inverse, Rouault qui déforme et enlaidit à l'extrême est somme toute un peintre traditionnel, pratiquant le parallélisme strict des sujets scénique et pictural caractéristique du peintre religieux (ou « sacral ») : ses Clowns, ses Filles et ses Juges nous fournissent des spectacles pleins de leçons, sociales et autres, et des leçons qui correspondent en rigueur à la structure formelle de ses tableaux. Non, le passage à la peinture contemporaine ne s'opère ni par un renchérissement de la déformation, ni par une revanche de la laideur, mais par l'acceptation lucide de l'insignifiance du spectacle.

Tel fut le tournant de l'impressionnisme, osant soudain, après deux siècles, achever le pas qu'avait esquissé le baroque. On s'est souvent demandé s'il était le dernier état de la peinture ancienne ou le héraut de la peinture présente. Il faut répondre : les deux. En allant planter leur chevalet dans le paysage, en « travaillant sur le motif » pour être sûrs de mieux saisir le dernier rai du jour, Monet, Sisley et Pissaro ont représenté un paroxysme de l'objectivité, plus serviles, en cette époque de positivisme, que les maîtres du passé ne le furent jamais. On veut peindre ce que l'on voit. Or, notre vision se faisant par l'intermédiaire des rayons lumineux, il faut conclure en bonne logique que nous ne voyons jamais les objets, mais les réflexions de la lumière à leur surface. Qu'on peigne donc ce miroitement, cette vibration. A cette fin, électrisons nos couleurs par des traces de violet, et surtout décomposons la touche : pour obtenir un orangé vibrant ne mettons pas tout fait sur la toile un mélange de rouge et de jaune, mais rapprochons-y une touche de rouge et une de jaune, que l'œil synthétisera de façon dynamique. Nous aurons ainsi restitué la sensation objective et vivante [82]. - Mais ces formules sont ambiguës. Inaugurant une vision où le monde se réduit à des jeux de lumière (non la lumière-essence d'Angelico ou de Vermeer), l'impressionnisme dissolvait les choses, il les privait de toute signification propre, pour en faire le lieu anonyme où danse la clarté. Peindre exactement ce que l'on voit, quoi de plus respectueux [83]? Mais aussi quel moyen plus sûr de tout réduire à sa sensation. Dans les Cathédrales et les Nymphéas, « séries » du dernier Monet, l'objet naturel n'est plus qu'un prétexte évanescent.

Ce qu'on appelle parfois le post-impressionnisme de Gauguin, Van Gogh, Cézanne, Seurat, Degas, Renoir - et qui, en réalité, constitue l'impressionnisme véritable, dont celui de Monet, Sisley, Pissaro n'est que le tremplin - va confirmer cette désintégration. Sans doute, ces maîtres réagissent-ils contre les « déliquescences » de leurs prédécesseurs (ou contemporains) qui, croyant mieux capter les jeux de la lumière en surface, avaient souvent mué le champ pictural en une pâte feuilletée sans consistance : les post-impressionnistes, tout en sauvant la leçon luministe, cherchent à rétablir l'articulation, voire un certain volume. Ils n'en confirment pas moins l'objet dans son insignifiance : Gauguin le dissout par le dépaysement exotique, cher au symbolisme de l'époque; Van Gogh le lacère de ses torsions expressives ; Cézanne laboure son apparence pour mieux étreindre ses volumes intérieurs; Seurat le neutralise en le stérilisant, par réfrigération; Renoir le confond dans sa pulpe universelle; Degas prend sur lui des perspectives plongeantes (japonaises et précinématographiques) qui le rendent insolite. Encore n'est-ce là que l'atteinte qui touche droit au spectacle. Ils le démonétisent indirectement, mais plus sûrement, en l'incluant dans un nouvel espace. Ne l'oublions pas, ce qui donnait à l'objet classique son autonomie et sa réalité de substance (« ens in se »), c'était d'apparaître comme un solide étendu selon les trois dimensions, et continu. Or, chacun à leur manière, les post-impressionnistes nient cette continuité et ces profils : ils sont les vrais initiateurs de la peinture contemporaine en instaurant une composition sans perspective et un volume sans profil. Après Manet, Gauguin montre que, si certaines couleurs avancent (les chaudes) et d'autres reculent (les froides), de larges aplats convenablement contrastés peuvent signifier l'échelonnement des plans sans pour cela creuser l'espace; et pour accentuer la bidimensionnalité, il cerne ses figures par des arabesques qui les relient au cadre, les alignant dans le plan; peu importe qu'il y ait là chez lui un désir de faire « décoratif » et « mural », comme d'utiliser les leçons de l'estampe japonaise alors à la mode; on ne saurait mieux s'y prendre pour que l'objet perde sa qualité de solide physique à trois dimensions, et devienne figure picturale, n'en ayant plus que deux. - Van Gogh lui aussi revêt le monde de couleurs qui disent l'espace sans le creuser : il continue la destruction du ton local [84] déclenchée par l'impressionnisme; mais il lui porte un nouveau coup en poussant à ses dernières limites l'expressionnisme de la couleur : « J'ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines. » (A Théo, 8 sept. 1888). - Cézanne, par contre, semble à première vue tout préoccupé de troisième dimension traditionnelle : ne se propose-t-il pas de traiter l'objet par « la sphère, le cylindre, le cône »; n'est-ce pas lui qui s'inquiète que la lumière mange la couleur, et à travers elle la consistance des choses, si bien que le peintre ne devrait connaître que la couleur, pas la lumière? Mais, prenons-y garde, la consistance et le volume cézanniens n'ont rien de la troisième dimension de l'objet réel classique; ils résultent d'une profondeur par simple densité, que le maître obtient grâce à une technique à lui : ni la virgule impressionniste (trop légère), ni l'aplat gauguinien (trop mince), ni la balafre de Van Gogh (trop mobile), plutôt ce qu'on pourrait appeler l'aplat moyen, dont les modulations [85] allaient transformer les surfaces en une imbrication précubiste de facettes, donnant à l'objet une prégnance unique dans l'histoire de la peinture, et néanmoins toute différente d'une fuite réelle dans la perspective : « Il faut que ça tourne et que ça s'interpose à la fois »; et comme pour définir ce volume par profondeur colorée : « Lorsque la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » - Quant à Seurat, bien qu'il ait déclaré (par on ne sait quelle contradiction propre à tant de boutades de maîtres) que la peinture est l'art de creuser une surface, il n'en invente pas moins un pointillisme qui fait écran à toute perception de la profondeur; du reste, il est obsédé par l'équilibre des zones de clair et de sombre, qu'il conçoit à la manière d'un rythme de la surface picturale, préparant directement la peinture abstraite à deux dimensions. - Degas, lui, développe les cadrages déroutants et surtout les perspectives multiples simultanées, abandonnant la vision monoculaire basse d'Alberti : nouvel apport à l'explosion de l'objet classique continu et à la découverte de l'espace plurisensoriel contemporain. - Enfin Renoir, pourtant peu embarrassé de système, collabore à l'avenir dans ses derniers paysages où, malgré le goût du volume, la saturation coloristique confond les plans dans une égale intensité.

Ces découvertes furent mises à profit par le nabisme et le fauvisme, autour de 1900 : Vuillard et le premier Bonnard les tempèrent en un intimisme et un valorisme un peu fades, mais distingués; par contre les fauves Matisse, Derain, Vlaminck les exaspèrent, en leurs débuts, jusqu'à l'éruption, et les petites touches juxtaposées du pointillisme de Seurat deviennent chez eux coulées éruptives. En tout cas, nabis et fauves s'accordent à maintenir ou renforcer la dilution de l'objet dans la couleur, et l'on souligne aujourd'hui l'influence des admirables Bonnard de la maturité sur un courant de la peinture non-figurative que nous appellerons l'abstraction naturelle.

A telle enseigne qu'on se demandera quelle émancipation nouvelle put apporter le cubisme. D'autant qu'il prit d'abord un caractère traditionnel et ressuscita l'ambition d'objectivité des impressionnistes; et si, comme le post-impressionnisme, il se flatte d'éviter la « déliquescence », c'est encore par souci accru d'être objectif. A cet effet, il se préoccupe de construction et de proportions simples à la manière du Quattrocento ; il opte résolument pour le volume, puisqu'il choisit « la sphère, le cylindre et le cône », quitte à les interpréter plutôt en saillie qu'en fuite; il affectionne les arts primitif s (nègres entre autres) pour l'énergie de leurs reliefs; surtout, il se défie de la couleur, trop apparente, trop fluente, et fait fond sur la structure, essayant d'atteindre l'essence spatiale de l'objet par une analyse de formes presque cérébrale : on a parlé à son propos d'une peinture du concept. Saurait-on être plus classique, plus loin de l'insignifiance de l'objet? Cependant, tout comme l'impressionnisme, parti lui aussi à la conquête du monde tel qu'il est vraiment, le cubisme ne se contente pas d'être objectif, il s'évertue à l'hyperobjectivité, et pour cela reprend au plan de la figure (qui lui paraît devoir mieux convenir à cette entreprise) un certain nombre d'exigences que son aîné avait introduites au plan de la couleur. L'impressionnisme avait préconisé la décomposition des tons pour nous obliger à restituer activement leur synthèse : le cubiste décomposera surfaces et volumes pour forcer notre œil à les reconstruire de manière également active et dynamique. L'impressionnisme avait cessé de poursuivre le contour pour s'intéresser aux réflexions lumineuses par lesquelles l'objet irradie vers les autres (à tel point que dans les Cathédrales de Monet, tout est dans tout) : le cubisme concevra moins les objets isolés que les tensions entretenues par leurs surfaces et leurs volumes; mieux encore, chaque surface s'ouvrira pour nous laisser voir ses volumes intérieurs, déchirée qu'elle est par les forces de répulsion ou d'attraction exercées par et sur les volumes ambiants. Enfin, l'impressionnisme avait moins capté la couleur que le miroitement, c'est-à-dire les angles multiples sous lesquels apparaît un point coloré selon l'incidence des rayons qui le frappent; et le cubisme ne se contentera plus, comme le faisaient les classiques, d'aborder l'objet d'un seul point de vue, il voudra l'étreindre de tous à la fois : chaque portion de ce visage de Maurice Raynal par Juan Gris ou d'Ambroise Vollard par Picasso nous est rendue en même temps de face et de profil; on en montrera même, nous venons de le dire, les faces intérieures. Peut-on être plus hyperobjectif, et le cubisme n'est-il pas, dans la fin comme dans les moyens, un impressionnisme du dessin? - Mais alors, qui n'attendra des résultats semblables? A la poursuite de l'objet, de l'essence de l'objet, la décomposition cubiste en arrive à l'évanouissement de la figure, mangée par le miroitement des valeurs et des relations spatiales, comme l'impressionnisme l'avait été par le miroitement et les relations de la lumière : il engendrera lui aussi une déliquescence. Le « cubisme analytique » de Picasso, Braque et Juan Gris connaîtra bientôt une phase « hermétique », où l'objet disparaît presque. Et quand Picasso s'acheminera vers le « cubisme synthétique », cherchant à retrouver la couleur et les grandes articulations de la surface [86], ce ne sera pas au profit du volume vrai classique, mais pour appliquer la leçon de Gauguin (que l'échelonnement des plans peut être signifié par des aplats de couleurs où la bidimensionnalité est sauve), et pour traduire la sphère, le cylindre, le cône par des « rabattements » à la façon de la géométrie descriptive, où ils deviennent cercle, rectangle, triangle. Mêmes procédés chez Juan Gris et Braque. Ce dernier ira jusqu'à traduire en langage bidimensionnel la densité et la chaleur par la seule consistance de la couleur et l'invagination du dessin [87].

Nous pourrions nous arrêter ici, car les mouvements figuratifs postérieurs ne firent que confirmer la déroute du spectacle. Le futurisme, qui disputa Paris aux cubistes durant la Grande Guerre, trouva que les objets traditionnels - compotier, mandoline, pipe, visage humain - avaient encore une existence trop indépendante, trop « naturelle ». Il leur substitua la machine par souci de modernité, mais aussi par intuition plastique : elle est plus franchement qu'une pipe un arte fadum, une pure création humaine, prédestinée à cet autre arte fadum qu'est le tableau moderne; de plus, elle innove un mouvement d'un nouveau type, non plus mélodique et continu mais syncopé. On ne pouvait rêver objet plus apte à porter l'espace inquisitif, plurisensoriel et entièrement recréé par l'homme, que la peinture poursuivait depuis Cézanne. Bien entendu, la bidimensionnalité y trouva son compte. Chez Severini et Boccioni, les rayons énergétiques émis par les objets les uns vers les autres s'entrecroisent de manière à boucher toute perspective. Dans le futurisme cubiste de Fernand Léger, l'articulation discontinue [88] de la surface et la prégnance des formes ne compromettent pas l'impression que « ça s'interpose »; dans les dernières œuvres, l'artiste recourt à une recette déjà utilisée par Dufy : les contours pléniers des ustensiles, des corps, des troncs d'arbres sont traversés par de larges bandes d'aplats qui les alignent sur le mur.

Quant au surréalisme, il faut quelque prudence pour en parler. Dirons-nous que, malgré la place qu'il semble faire au spectacle, il l'ébranlé par l'imaginaire, l'onirique, l'inconscient qu'il y insuffle? Mais cela se retrouve probablement dans toute bonne peinture. Faut-il penser alors que Chirico, Tanguy, Magritte, Delvaux, Dali, Ernst irréalisent les choses par des rapprochements improbables : nus dans une gare, girafe à tiroir, homme à trois jambes? Cependant, avant même d'être court-circuités, leurs objets paraissent irréels : ailleurs, ou nulle part. Et ceci nous conduit à l'essentiel, au sujet pictural de ces peintures que caractérisent une perspective violemment tendue vers un point de fuite très relevé, l'immobilisation, l'absence de contact entre les portions de l'étendue, l'insignifiance de la matière et du faire; et tout cela visiblement en vue de deux buts qui n'en sont qu'un : une sorte de décompression générale de l'espace et du monde, et le remplacement de la perception, toujours génétique, par une fascination, une fulguration instantanée, sans devenir, sans intermédiaire entre la pure présence et la pure absence, qui dès lors s'équivalent [89]. Observons au passage que cette option affronte le peintre à de graves problèmes, car le tableau pareillement durci semble exclure la fluidité profonde du fantasme, propre à tout art, et n'a plus que faire du geste et de la matière en genèse, propres à la peinture, - Miro ou Chagall, qui sauvegardent cela, n'appartiennent pas en rigueur à l'école [90]. En tout cas, le surréalisme témoigne bien d'un monde où, pour des raisons diverses [91], la substance et le spectacle s'évanouissent. Non seulement il désubstantialise les choses, mais il désubstantialise l'image des choses, elle-même réduite (en contraste avec l'aura primitive de l'imaginaire) à ce qu'il y a en elle de plus pelliculaire, de plus impondérable, de plus blanc.

On pourrait dire que l'expressionnisme, courant nordique, revigora le sujet littéraire, avec cette nuance qu'il ne peint plus la chose qu'on voit mais la chose qu'on sent. Et en effet, par son côté le plus discutable, il a favorisé le « vérisme » de l'après-guerre allemand. Mais dans ses réussites, nous y reviendrons, il contribua lui aussi à souligner le sujet pictural, entraînant le dépérissement du spectacle : le mérite essentiel du « Blaue Reiter » de 1910 est d'avoir préparé le « Bauhaus » de 1919.

Nous avons suivi de la sorte la dilution de l'objet au seuil de la peinture contemporaine en parcourant la succession des écoles. Nous aurions pu le faire aussi bien en continuant d'étudier l'évolution des types picturaux traditionnels. Tous ceux qui donnaient au spectacle une importance considérable vont disparaître. La peinture d'histoire s'effondre sous les quolibets. La peinture de genre, du moins la vraie, celle qui fait place à l'anecdote, ne reçoit plus que la commisération amusée qu'on accorde au provincialisme. Le portrait fournit encore quelques chefs-d'œuvre en vertu de cette contemporanéité qui existe entre la vision d'un peintre et ses modèles, mais il devient très rare. La peinture confessionnelle eut ce qu'on appelle une belle mort : elle disparut sans s'en rendre compte. Mais plus que par ces disparitions, l'esprit nouveau se manifeste par la brusque primauté d'une forme de peinture jusqu'alors méconnue.

 

5D1. La nature morte

Comme le « genre », même davantage, la nature morte avait été le fait des « petits maîtres ». Mis à part Chardin, les grands ne s'y étaient employés que dans les coins de tableaux; il y en a d'admirables chez Vélasquez. Encore, les maîtres abandonnaient-ils souvent ces besognes à quelques compagnons. Pourquoi ce dédain? La nature morte n'offrait-elle pas une matière capable de porter des espaces aussi divers que le nu ou le paysage? Oui, mais nous savons que classiques et baroques, malgré leurs libertés, ne conclurent jamais à l'insignifiance du spectacle. Et la nature morte leur semblait insignifiante.

Les modernes en conviendront pour tirer la conséquence inverse. Du jour où ils auront admis que le sujet scénique n'est que pur prétexte, où trouver thème plus pictural? Qu'on me propose à voir un nu ou un bocage, je suis tenté d'accorder à cette image une valeur intrinsèque, indépendante de la peinture. La coupe de fruits est sans ambiguïté. Elle m'accule en quelque sorte à reconnaître l'espace vainqueur de Cézanne, Braque, Gauguin, Matisse, Bonnard, Picasso... Il faudrait les citer tous, tant le genre a pris d'ampleur.

Il donne même son visage au reste. Qu'est-ce qu'un nu de Gauguin ou de Matisse? Qu'on remarque comme le corps féminin y devient plante, coupe, fruit; comment les mains y sont des feuilles et les feuilles des mains. Qu'est-ce qu'un paysage de la période cubiste de Vlaminck ou de Picasso? Dans le Réservoir de Horta de Ebro, les bâtisses m'émeuvent aussi peu que, tout à l'heure, les pommes ou les oranges : je ne vois qu'un arc de cercle et des rectangles, charpentant un sujet pictural qui se suffit. Qu'est-ce qu'un portrait d'aujourd'hui? Nature morte toujours, à part les rares rencontres où la connaturalité entre la vision du peintre et le modèle a réussi l'image d'une personne. Malraux parle déjà de ce Portrait de Clemenceau où Manet est tout, Clemenceau rien; et il montre celui de Th. Duret, où le personnage ne l'emporte pas sur le siège, la carafe, le citron - nature morte toujours. Le fantastique même cède à cette attraction : chez Joan Miro, la toile est le filet où les astres sont devenus des étoiles de mer, les continents des mollusques, et les hommes une capture de papillons.

Avec pareilles libertés, qu'épargne-t-on du monde? Rien ou presque, semble-t-il. Et néanmoins quoi de plus cosmique qu'un compotier de Cézanne? Où la présence de l'homme à l'univers s'éprouve-t-elle mieux? Tout se passe comme si le remplacement d'objets intéres­sants et riches par des objets quelconques nous avait forcés à découvrir non plus des choses particulières, mais les choses en général. Une Vénus de Rubens ou de Titien joignait et relançait dans l'harmonie de ses membres toutes les lignes du Cosmos, et donc nous le rendait présent, mais en même temps, elle avait une telle valeur singulière qu'elle nous en distrayait. Les quelques poires de Cézanne, par la vertu de leur insignifiance, effacent un objet particulier du monde devant le mystère du Monde lui-même. Si l'on ne craignait de recourir au langage philosophique, on pourrait dire qu'en voilant l'importance des êtres, la nature morte contemporaine nous ouvre à l'être. En nous affrontant au plus humble de ses fragments, elle nous fait toucher dans sa nudité la rencontre de la nature et de l'esprit.

Et n'est-ce pas pour marquer qu'en dépit de l'insignifiance du spectacle, la peinture ne devient pas décoration vide et reste témoignage du monde, qu'il subsiste toujours dans ces toiles, fût-ce dans les compo­sitions les plus hermétiques, une référence aux choses : goulot de flacon, cordes de guitare, ou nez? A moins qu'on n'y voie une dernière compromission. Puisque le sujet pictural donne à l'objet la forme de l'universel, faut-il respecter même ces souvenirs ambigus?

 

5E. LA RÉFÉRENCE INDIRECTE

 

Les peintures que nous allons considérer dorénavant ne présentent plus d'objets identifiables, même par manière de prétexte. Au contraire, tout ce qui en elles rappellerait des êtres connus, est jugé vice de forme, et le spectateur doué pour les associations libres voudra bien mettre un frein à ses talents. Identifier une torpille dans une toile non-figurative de Magnelli est un péché plus grave que de ne pas repérer la mandoline dans un tableau cubiste de Picasso.

Mais ne croyons pas trop vite que nous ayons relégué la nature. Car il y a deux moyens d'obtenir l'abolition du monde. L'artiste peut inventer des formes de son propre cru, en s'abandonnant à la seule dynamique des lignes, couleurs, matières : auquel cas la nature n'a plus aucun rôle. Il peut aussi continuer de s'inspirer d'elle, à la condition de la rendre méconnaissable. Beaucoup de peintres unissent les deux attitudes, parfois dans le même tableau. Ce qui n'empêche qu'elles restent distinctes, comme en témoignent les œuvres où elles s'affirment à l'état pur.

Comment les désigner? Les uns les confondent sous le titre unique d'art « abstrait », ou encore d'art « non-figuratif » [92]. D'autres proposent d'appeler art « abstrait » l'attitude qui s'inspire encore de la nature, réservant à la seconde le terme d'art «non-figuratif» [93], « non-objectif » [94], « concret » [95]. Enfin, certains voudraient, au contraire, qu'art « abstrait » soit réservé à cette seconde attitude, tandis que la première serait dite « figurative » [96]. Deux recours permettraient de trancher un débat de ce genre : l'usage, mais nous venons de dire qu'il est contradictoire; l'étymologie ou la sémantique, mais tout le monde s'accorde à penser que ces termes conviennent aux deux domaines ou à aucun. Il ne reste plus alors qu'à adopter une terminologie arbitraire en ayant soin d'en avertir. Pour désigner la peinture où la nature sert encore de point de départ, nous parlerons d'abstraction naturelle; dans l'autre cas, d'abstraction pure.

 

5E1. L'abstraction naturelle

On a souvent fait observer que cette attitude trouve ses expressions les plus claires en France, parce que l'abstraction y est née dans le souvenir encore vivace de l'impressionnisme de Monet (celui des Cathédrales et des Nymphéas), du post-impressionnisme de Cézanne et du nabisme de Bonnard. C'est pourquoi, bien que les chefs-d'œuvre du genre soient dus sans doute à la main de Paul Klee, - qui a pratiqué toutes les formes de peinture, - nous prendrons pour guides des peintres français récents : Bazaine, Manessier, Estève, Bissière, Tal Coat, Vieira da Silva, auxquels il serait suggestif de rattacher quelques tableaux prophétiques de Miro (1925), et surtout les Arbres et les Mer de Mondrian (1912-1914) ou les Fenêtres de Delaunay (1912).

On voit au porche d'Audincourt une mosaïque de Jean Bazaine (qu'il s'agisse d'une mosaïque et non d'une peinture proprement dite n'offre aucun inconvénient pour notre dessein, et nous choisissons cette œuvre parce qu'elle est dans toutes les mémoires). Point ici d'objets identifiables. Sachant l'édifice dédié au Sacré-Cœur, on pourrait imaginer dans l'un ou l'autre détail un rappel de la couronne d'épines; encore est-ce une association sans consistance. Rien que des taches, des traînées vives de jaunes, de verts, de rouges, de bleus, que coupent et rejoignent des fuseaux sombres.

Avons-nous quitté la nature? Oui et non. Impossible de désigner dans cette surface ni flot, ni roseau, ni poisson, ni arbre qui se mire dans le courant; et néanmoins on les y trouve et, comme se le proposait Bazaine, il y a là « un appel joyeux et fort comme une rivière en été ». Aucune donnée particulière, mais l'évidence de toutes : car l'artiste a su capter les rythmes universels où toutes sont contenues, précontenues. Le symbolisme cosmique, dont le peintre figuratif auréolait certains objets désignables (héliotropes de Van Gogh, rochers de Cézanne, nus de Titien ou de Rubens), prolifère à l'état pur. Nous disions déjà que, chez Cézanne, le Monde apparaissait d'autant mieux qu'il se manifestait dans un fragment plus insignifiant; cette fois le fragment même a disparu. L'abstraction naturelle, c'est pour ainsi dire le schème dévoilé et isolé. Toute peinture le dévoile : chez Masaccio ou Braque, elle le signifiait en l'appliquant à la réalité qu'il intègre; ici il se propose vierge.

On mesure les profits et les pertes. Pareil art peut si bien réaliser un absolu formel, avec ses rapports inépuisables, universels, primitifs, que c'est à un texte de Bazaine que nous avons eu recours pour dé­peindre la manière dont le tableau nous livre des structures où toutes choses s'évoquent, de la plante au rocher et au nuage. Mais réalise-t-il aussi clairement un sujet pictural, une vision du monde déterminée? En effet, un des moyens expressifs de la peinture figurative tient au coefficient de déformation : se référant à des objets connus, elle montre de combien elle modifie et dans quel sens. L'abstraction naturelle se prive d'une éloquence de ce genre.

Mais, d'abord, le seul jeu des formes (tension des lignes, des couleurs, des matières) suffit à définir des univers distincts, et l'on est plus que rassuré à cet égard lorsqu'on voit les différences de points de vue qui séparent les densités cézaniennes de Bazaine, la candeur aurorale de Manessier, les évanescences presque taoïstes de Tal Coat, les senteurs de plein air d'Estève, les mythologies de tapis persan de Bissière. Bien plus, parce qu'elle me donne le monde sous forme de schèmes, l'abstraction naturelle évoque particulièrement certaines catégories d'objets : Rochetaillée de Bazaine se réfère à l'univers minéral, tandis que Haut-Berry d'Estève traduit la qualité très spéciale d'une région; quant à la mosaïque d'Audincourt, son thème est si net que nous la rangerions hardiment dans la peinture confessionnelle, celle qui exprime un dogme défini. Il y coule une eau régénératrice, un Jourdain : fraîcheur et sérieux, joie et exigence d'un baptême par l'eau, par l'esprit et par le sang : fons aquae salientis in vitam aeternam. La mosaïque ne porte pas de titre, mais on pourrait lui en trouver un, très rigoureux, dans le texte de l'écriture qui se trouve au-dessous : « Vous boirez l'eau de votre joie aux sources du Seigneur » (Isaïe XII) [97].

Signalons au passage que l'abstraction naturelle - qui du reste rend des visions purement profanes - semble consonner au sentiment religieux de notre époque. La mosaïque de Bazaine, les vitraux de Manessier et de Bazaine, comptent parmi les productions les moins discutables du renouveau actuel de l'« art sacré ». Beaucoup de nos contemporains ont en effet une foi trop problématique, ou trop intériorisée, pour s'intéresser à la représentation littérale et pittoresque des mystères, qui séduisait l'homme médiéval et renaissant. Or l'abstraction naturelle est assez abstraite pour qu'on n'ait pas à en craindre d'évocation littérale; assez naturelle aussi, c'est-à-dire assez soumise au réel, assez poreuse et fervente devant l'être, pour rendre l'abandon à la Transcendance, attitude fondamentale de la conscience religieuse. Nous ne retrouverons plus guère cette faculté, exception faite de Malevitch.

 

5F. LA SUPPRESSION

 

II ne faudrait point être victime de la logique et croire que la conception extrême qu'il nous reste à envisager ait été historiquement postérieure à la précédente. En réalité, Bazaine et Manessier, Tal Coat et Estève commençaient à peine leur apprentissage lorsque le mouvement De Stijl en Hollande et le Bauhaus en Allemagne prospéraient autour de 1920. Une incursion dans une position plus avancée est souvent requise pour qu'en toute sécurité on se livre à l'exploitation d'une autre, moins radicale.

Plus question dorénavant de partir des formes naturelles, que l'on conduirait à leur évanescence. Plus question d'y renvoyer, même par l'office de schèmes généraux. L'artiste ne disposera que de lignes, de matières, de couleurs, organisées selon sa pure invention. Parfois aussi de volumes, mais pas toujours. Car sur ce point, s'accuse une dernière distinction en deux tendances antagonistes.

 

5F1. L'abstraction pure à deux dimensions strictes

Nous aurons avantage à considérer d'abord le courant le plus intransigeant. Sans doute, depuis l'impressionnisme, les maîtres avaient-ils tendu à résorber la profondeur, ou du moins à l'exprimer sans creuser la surface de la toile. Mais la plupart, y compris les représentants de l'abstraction naturelle, gardaient un sens de l'épaisseur picturale, une densité qui, sans créer de perspective, manifestait la consistance de l'être [98]. Rien n'est plus épais que du Bazaine, et c'est un des prestiges de Paul Klee que sa profondeur sans profondeur, partout présente.

Au contraire, les peintres dont nous voulons parler se montrent d'un réel puritanisme à cet égard. Le tableau est une surface à deux dimensions : qu'il s'en contente en rigueur! Ce qui entraîne le renoncement à toute densité cézanienne, parce qu'elle dégagerait une épaisseur; à toute richesse de la pâte, pour la même raison; à toute distinction du fond et de la forme au sens de la « Gestalt », pour ce motif encore. Mais il importe aussi que le tableau exclue les évocations immédiates ou médiates d'objets physiques, dont le rappel susciterait à nouveau une tridimensionnalité. Ce qui suppose au moins deux renoncements supplémentaires : à toute association naturelle (bleu évoquant le ciel, courbes suggérant la féminité) et à toute pesanteur, car un signe plastique ne « pèse » que s'il désigne un objet pesant, et donc tridimensionnel. Que nous reste-t-il donc? Répétons-le : une surface plane, délimitée par quatre bords, où le haut et le bas ont une signification exclusivement topologique (non gravifique). Le sens des signes picturaux y résultera par conséquent : 1° de leur valeur existentielle pure : indépendamment de toute association, le courbe n'a pas sur mon système sensoriel et psychique le même effet que le droit, le rouge que le vert; 2° de leurs relations réciproques : un rapprochement linéaire ou coloristique provoque un repos ou une stridence; 3° de leurs relations avec les quatre bords, qui jouent ici un rôle si actif qu'on a proposé d'appeler l'espace de pareils tableaux un espace billard (les bandes du billard renvoient les boules qui les cognent); 4° du jeu mélodique et rythmique, presque musical, de toutes ces relations.

A vrai dire, cette peinture ne pose pas de problèmes théoriques spéciaux. Qu'elle soit capable de traduire un sujet pictural, ressort des différences entre l'immobilité vermérienne de Mondrian, et l'art coloré et dynamique d'Herbin. Qu'elle prétende à la rigueur de l'absolu, se lit dans les déclarations explicites du même Mondrian, qui n'a consenti tant d'ascétisme que pour faire du tableau le lieu exclusif d'un « absolu ». Et si l'on demandait néanmoins comment pareille peinture peut rester un symbolisme évoquant tout l'univers, les théoriciens du néo-plasticisme développeraient une double argumentation. Aux yeux d'une école philosophique et mystique vieille comme la spéculation occidentale, - le Pythagorisme, - les Nombres, et spécialement les Nombres rendus sensibles sous forme de proportions géométriques simples, touchent à l'essence des choses. D'autre part, le tableau néo-plasticiste est si peu la négation du monde et de tout objet, qu'il ne veut plus les représenter, mais être lui-même, sans aucun trompe-l'œil, l'objet qu'il, y a à voir, objet qui soit un monde. Van Doesburg, représentant autorisé du mouvement, l'a désigné du nom d'art concret.

Nous avons cependant pris soin de parler de prétentions et de possibilités plutôt que de réalisations. Le genre est abrupt : pour être intégralement fidèles à leurs principes, ces peintres doivent s'en tenir aux formes de la géométrie plane rendues par des aplats; tout assouplis­sement de la ligne, toute porosité des contours, toute prégnance de la matière ne pourrait que réintroduire une troisième dimension, du moins une opposition du fond et de la forme, ou une épaisseur. On voit le carcan, si vraiment il est de la nature du point de s'accomplir dans la ligne, de la nature de la ligne de s'accomplir dans le plan, et de la nature du plan de s'accomplir dans la profondeur.

Aussi ce néo-plasticisme étroit ne convient-il qu'à de rares tempéraments et dégénère-t-il chez d'autres en formules creuses. La majeure partie des peintres de l'abstraction pure se rangeront dans la catégorie qu'il nous reste à envisager.

 

5F2. L'abstraction pure à troisième dimension suggérée

Est exclue la tridimensionnalité vraie, ouvrant l'espace selon les lois de la perspective classique. Il ne peut s'agir non plus de cette troisième dimension «signifiée» par laquelle Gauguin ou Picasso marquaient la distinction des plans, puisqu'il n'y a plus cette fois d'objets représentés. La profondeur envisagée par l'abstraction pure ne saurait donc être que densités de la forme, porosités des contours, richesses de la matière, fines tranches d'un volume indiquant une épaisseur, superpositions naissant de la proximité d'un noir et d'un gris, de teintes chaudes et froides. Si bien qu'au lieu de tridimensionnalité sans lignes de fuite, nous parlerions peut-être mieux, en l'occurrence, de bidimensionnalité ambiguë.

Et celle-ci admise, l'art de peindre récupère à peu près toutes ses possibilités expressives, avec tous les tempéraments qui s'étaient manifestés au cours de son histoire, mais avec ce caractère spécialisé, analytique, qui est propre au monde contemporain. Et nous avons vu se développer à l'état isolé les éléments que composait la peinture traditionnelle. Ainsi Delaunay confie au pur dynamisme de la couleur d'élever ses Formes circulaires à de larges girations où se rencontrent les pulsations syncopées de la machine et l'attirance des corps célestes. Au contraire, c'est par de simples décalages du graphisme que le Carré blanc sur fond blanc du « suprématiste » Malevitch prétend atteindre une sorte de vitesse infinie, d'accélération immatérielle, où le dépouillement devient extase, vide et vertigineuse. Ben Nicholson poursuit aussi une géométrie, mais pour ainsi dire native, faisant germer ses tranches et ses coutures d'une matière diaphane. Du reste, chez d'autres, c'est d'emblée la matière qui suffit à témoigner du devenir des mondes en se gonflant, se craquelant, s'effilochant dans les « texturologies » de Dubuffet, en se coulant en dalles ou stèles chez Tapies, en s'irradiant en lumières comprimées chez Poliakoff ou Rothko. A un autre extrême, les encres du premier Hartung, les tubes pressés de Mathieu, les larges brosses de Kline font une peinture du geste nu, qui tente de rejoindre également le principe, mais dans l'inscription immédiate des mouvements de la liberté. En faisant alors dialoguer la matière et le geste de la façon la plus élémentaire, 1' « informel » de Wols et l'action painting de Pollock, Tobey et Sam Francis poursuivent l'origine jusqu'au premier rapport du donné et de la main. Et l'image même récupère ses pouvoirs de dévoilement dans ces groupements graphiques qu'on appelle des « signes » et qui, sans être figuratifs, contiennent, chez Kandinsky ou Capogrossi, une sorte de dialectique de l'amour et de la haine.

Dans tous les cas, du moins dans les œuvres que nous visons, l'artiste ne part plus des apparences du monde, et c'est pourquoi nous avons parlé d'abstraction; il ne cherche même plus ce qu'à propos de Bazaine nous avons appelé ses schèmes, et c'est pourquoi nous avons parlé d'abstraction stricte. Mais il faut s'entendre. Malgré l'immense distance qu'ils prennent à l'égard de la nature, tous restent fidèles à son esprit. Avec des moyens à eux, c'est encore un événement cosmique qu'ils prétendent rejoindre ou réaliser : s'il ne faut plus créer selon la nature, il faut créer comme elle, dit Klee dans une formule ambiguë. Nous devons envisager un dernier avatar du spectacle.

 

5G. LA MUTATION

 

En effet, depuis quelques années, l'homme des pays développés vit, jusque dans ses loisirs, au sein d'une réalité qui n'est plus naturelle. Il rencontre davantage d'objets artificiels que d'arbres et de champs; encore ces arbres et ces champs, ou les réserves de flore et de faune, s'inscrivent-ils eux-mêmes dans le réseau technique. Bref, le milieu est devenu l'industriellement fabricable, multipliable et consommable, le ready-made. Conscients que l'art est toujours parti, dans ses matières et ses formes, de ce que l'homme avait sous la main, de ce qui conditionnait au jour le jour ses perceptions et ses images, des artistes ont décidé de prendre au sérieux cette situation.

 

5G1. Le pop'art

Le Pop ne connaît plus le bois, mais le guichet de bois. Ni le caoutchouc, mais le gant de caoutchouc, de préférence synthétique. Ni le fer, mais le ressort en fer. Plus le plastique, la bouteille en plastique. Plus le nylon, le bas nylon. Précisons qu'il les choisit plutôt de mauvais goût (d'après les normes d'autrefois) parce que c'est l'attribut habituel (pour l'instant) de la production et de la consommation de masse. Et c'est alors directement avec ce guichet, ce gant, ce ressort, cette bouteille, ce bas vulgaires qu'il compose.

L'artiste pop demeure ready-made quand il peint. Sa couleur vient de l'affiche, chez Rosenquist, et ne recule pas, chez Raysse, devant la fluorescence. Sa matière répudie l'onction ou le raffinement de la pâte et des détrempes anciennes, qu'elle remplace par des flocages ou des encrages sans dignité. Le dessin et l'exécution se bâclent. Quant au spectacle - car cet art revient d'ordinaire à la figuration - il est stéréotypé tout autant : non pas le nu, mais la croupe, le buste, la denture dûment façonnés, maquillés, éclairés, photographiés, multipliés, bref à nouveau ready-made de MM ou de BB : le double publicitaire de Marilyn, non Marilyn, intervient dans la composition. Aussi, dans nombre de cas, l'artiste ne dessine plus; il part d'une photo de magazine qu'il découpe et qu'il revêt parfois de couleurs auxquelles les noirs et les blancs donnent un modelé par transparence.

Les historiens de l'avenir considéreront sans doute qu'après le cubisme s'achevant dans le Bauhaus, le Pop a été le second grand courant du XXe siècle. C'est qu'il amorce une révolution éthique et métaphysique. Alors que, depuis le romantisme, l'être humain avait eu trois impératifs : nature, tension, sélection (originalité), le Pop anglo-saxon, dès 1957, introduit une attitude où l'excellence et l'individualité comptent peu, et où le kitsch urbain cohabite avec la nature. All is pretty, déclare Andy Warhol, tandis qu'Oldenburg réclame un art qui soit comme une cigarette que l'on fume. Né de la dérive des systèmes de signes, né de l'objet industriel et en particulier de la photographie et des illustrés, l'empirisme radical du Pop, ou Super-Realism, « jouit plus qu'il ne juge ».

Mais il s'agit toujours, en fin de compte, d'absolu formel, de déclenchement de l'espace. Et, malgré la différence des moyens [99], les sujets picturaux des maîtres continuent à couvrir tout le champ de la peinture : volume délimité et composé chez Wesselman; volume en expansion indéfinie et déprimée chez Oldenburg; couleur répandue chez Wesselman à nouveau; couleur valoriste dans les transparences glacées de Rosenquist; couleur pointilliste (en contrastes simultanés) dans le monde poissonneux de Lichtenstein; trait aigu et implacable, homosexuellement convexe, chez Hockney; trait tendre et fugitif, pathétiquement facétieux, chez Jim Dine; clair-obscur et genèses rembrandtiennes de la matière dans les noirs de Rauschenberg et les contre-jours de Warhol.

 

5G2. L'op'art

Quant à Vasarely, on y reconnaîtrait à première vue un continuateur des courants constructivistes inaugurés par Malevitch et Mondrian. Mais le maître du cinétisme réinterprète ces amorces de façon si radicale qu'ici encore nous abordons à une nouvelle attitude vis-à-vis du réel. En disposant la ligne, puis la couleur, de manière que les formes soient engagées dans des polyvalences instantanées où aucune n'est saisissable isolément; en concevant une lumière qui ne tient plus au blanc, mais à l'énergie vibratoire dégagée par ces polyvalences linéaires et coloristiques; en schématisant la matière et le geste au point que l'idéal de l'œuvre est d'être industriellement multipliable, Vasarely manifeste de la façon la plus décisive l'univers contemporain, dont l'étoffe en tous ordres - en technique, en science - n'est plus la substance mais la relation.

Et sans doute Pop et Op contrastent-ils violemment : celui-là volontairement bâclé et vulgaire, celui-ci aristocratique et systé­matique; le premier prenant le spectacle dans ce qu'il a de plus banal, le second s'en abstrayant comme jamais; l'un prenant le ready-made par le bas, dans ses apparences anecdotiques, l'autre par le haut, dans des principes de fabrication et de rationalisation qui évoquent Y industrial design. Mais en même temps, tous deux se désignent et s'envoient des reflets. Beaucoup d'oeuvres pop cherchent l'effet optique; en revanche, Vasarely, à la poursuite d'un « folklore planétaire », donne à sa couleur un accent pop indéniable. Les clignotements des enseignes lumineuses sont sous-jacents des deux côtés, comme ceux de l'image TV et du saxophone de Charlie Parker. Rien ne prouve mieux ces accointances profondes qu'un des derniers courants picturaux : le minimal art, pressenti par Albers. Lorsque, dans une structure géométrisante, Stella pastellise ses tons et sépare leurs aplats par des traits blancs pour atténuer leur agression réciproque; lorsque Noland superpose seulement de longues bandes horizontales de couleurs variées, de façon à supprimer tout centre figurai et à ouvrir une perspective indéfinie sans repères, déjouant toute possessivité du spectateur, la frugalité de l'Op et la disponibilité du Pop cessent de s'opposer, et désignent une nouvelle figure de l'homme, ou plutôt effacent ce que l'être humain avait un peu hâtivement considéré comme sa figure et comme celle du monde.

* * *

Cependant, ne raidissons pas les classifications, elles négligent souvent les artistes les plus riches, qui les survolent. Paul Klee, maître du Bauhaus, demeure le plus grand plasticien du premier demi-siècle, parce que chez lui, et sans même qu'il fût choisi entre figuration et non-figuration, s'est deviné, creusé, croisé presque tout ce qu'il y a de créateur dans le cubisme, le fauvisme, l'expressionnisme, le surréalisme, les peintures du geste, de la matière, du signe, de la lumière irradiante, de la géométrie native, voire de l'op et du pop. Et cela dans l'union la plus intime du tragique, de l'humour, du recueillement, par-delà la vie et la mort, autour de l'unique mystère, celui des noces silencieuses de la présence et de l'absence.

 

 

Chapitre 6 - Prédominance de l'absolu formel ou du sujet pictural

 

Nous avons affirmé que, dans l'œuvre maîtresse, absolu formel et sujet pictural se supposent. Pourtant, à y regarder de près, deux tendances se dessinent. Les uns sont préoccupés de rigueur, quitte à estomper les éléments expressifs. Chez d'autres, on trouve le souci inverse.

Il vaut la peine de nous arrêter un moment à cette différence. Outre qu'elle est révélatrice de la vision de certains maîtres, elle permet de préciser et de fonder plusieurs catégories devenues traditionnelles en histoire de l'art : le classique, le baroque; et ce que nous considérerons comme leurs surenchères : le maniérisme et l'expressionnisme.

 

6A. LE CLASSIQUE ET LE BAROQUE

 

Peu de sujets sont plus fuyants. Depuis 1920 environ, il n'y a guère d'année où ne paraissent de nouveaux et importants ouvrages sur le baroque dans son opposition au classique; mais s'ils décuplent nos lumières, ils centuplent nos obscurités. Personne ne peut sur ce terrain échapper à toute équivoque. Nous en éviterons pourtant quelques-unes en distinguant trois niveaux de généralité dans les notions.

 

6A1. Le sens Mâle

Le classique et le baroque sont d'abord deux moments déterminés de l'histoire de l'Occident. Nous leur donnerons alors l'étiquette Mâle, parce que le grand iconographe a contribué puissamment à accréditer cette acception. [100]

Si l'on distingue deux époques, la première comprenant le passage du Quattrocento au Cinquecento, avec Piero délia Francesca, Vinci, Raphaël, le premier Michel-Ange et le premier Titien, et une seconde, commençant avec le dernier Michel-Ange et le dernier Titien, et triomphant de Tintoret à Greco, Rubens, Vélasquez, on est frappé de voir les oppositions s'accuser terme à terme [101]. Les classiques ne cherchent pas la grande dimension des panneaux pour elle-même ; leurs constructions sont statiques, centripètes, verticales; ils s'appuient volontiers sur le dessin, et quand ils colorient, c'est en teintes claires et tranchées; ils détachent la silhouette, et les parties de leurs figures sont aussi distinctes que leur ensemble; même lorsqu'ils donnent à voir de vastes espaces, ils échelonnent fermement les plans; bref, ils privilégient la structure. Quant à l'esprit, ils sont avares de sentiment, et leur rhétorique a pour ressort l'économie, la litote; ils visent au naturel de l'art, tout en distinguant art et nature; enfin, on pourrait dire qu'ils s'intéressent avant tout à l'essence et à l'être. Le baroque est le contre-pied. Il veut l'immense : toiles et panneaux ne sont jamais trop grands pour accueillir les hauts faits des saints et des héros qui galvanisent l'époque; il poursuit le dynamisme centrifuge et recourt volontiers aux diagonales; il raffine inlassablement la couleur, la baigne dans les subtilités et parfois le trouble du clair-obscur; il dilue les parties dans la silhouette, et la silhouette dans l'atmosphère ; il aime confondre les plans dans la profondeur; en un mot, sans négliger la structure, il privilégie le décor. Quant à son inspiration profonde, il est passionné tant en ses sujets picturaux qu'en ses sujets scéniques, et sa rhétorique a pour ressort l'amplification et la surcharge; il cherche la surprise, l'étonnement, le pittoresque, en même temps qu'il prétend à l'illusionnisme, à un monde où nature et art (artifice) soient confondus. Somme toute, en rupture avec l'essence et l'être des classiques, il vit de l'apparence et de la métamorphose. Obsédé d'ostentation et de fluidité, Rousset a raison de dire qu'il a pour emblème le Paon et Protée [102].

Si l'on pouvait en rester là et se contenter d'envisager les maîtres du pinceau, tout serait à peu près clair. Mais, pour notre inconfort, la peinture baroque se relie à un mouvement infiniment plus vaste qu'on retrouve dans l'architecture du Bernin et de Borromini, dans le marinisme, le gongorisme et l'euphuïsme, dans le drame de Lope de Vega et de Corneille, comme aussi dans la mystique et la politique du temps : et ce courant universel de civilisation est moins aisé à concevoir [103]. On en désignerait peut-être le foyer spirituel en disant qu'entre la Renaissance païenne et le siècle des Philosophes, qui consomma le déclin de la Chrétienté comme unité éthico-politico-sociale, celle-ci connut ce dernier sursaut d'énergie qu'observent, dans les organismes à la veille de périr, les biologistes, les psychologues et les historiens de la culture. Touchée à mort par la Renaissance, la Chrétienté réagit contre elle, renoue avec le Moyen Age, veut être à la fois renaissante et chrétienne, et pour se convaincre que rien n'est perdu, allume le plus grand feu d'artifice de l'histoire des civilisations. La Renaissance avait été passablement païenne ; le Baroque produira la plus étonnante floraison de saints qu'ait connue l'église : Thérèse, Jean de la Croix, Ignace, Canisius, Borromée, Xavier, etc.; sainteté passionnée, gigantesque, prête à entrer dans un Rubens ou dans un drame de Lope de Vega. La Renaissance était individualiste; le Baroque cultive l'intégration politique : éducation sociale des Jésuites, goût de l'épopée en littérature, monarchie de droit divin en politique avec Charles-Quint, Philippe II, Richelieu et Louis XIV. La Renaissance avait été grecque et épicurienne; le Baroque sera latin et stoïcien. Mais, ne l'oublions pas, sainteté, discipline, stoïcisme se savent désormais menacés et cherchent par conséquent à séduire, et à se séduire, comme tout ce qui commence à douter de soi [104]. D'où les visages contrastés de ce Janus décrits par Cattaui : « ostentatoire et dissimulateur; païen dans ses formes et chrétien dans ses aspirations; religieux dans ses origines et profane dans ses moyens; disparate en son vocabulaire et cohérent dans sa syntaxe; suggérant l'emphase et laissant deviner l'humour, voire le burlesque; fils de l'angoisse de Michel-Ange et conduisant à l'euphorie de Rubens; associé en Autriche aux madones souriantes, en Espagne aux flammes de l'enfer; honorant par la pompe la plus solennelle les dépouilles des jeunes saints les plus ascétiques; aspirant à la louange du Créateur et se complaisant dans les créatures; né dans la sacristie et finissant dans le boudoir; tendant à l'extase et s'attardant au tourbillon... » [105].

Pris ainsi dans tout son volume, il va de soi que le Baroque, moins homogène que la Renaissance et le Romantisme (déjà si bigarrés), n'est plus exactement délimitable. Dans le temps, on s'accorde à le faire culminer de 1570 à 1650, mais on peut le voir poindre chez Michel-Ange ou Titien trois décennies plus tôt, ou même en certaines images terrifiées de Vinci, de Signorelli, de Durer et de Grünewald, dès 1515 [106]; tout comme on peut alléguer des raisons plausibles pour retarder sa fin jusqu'à ce que Paul Hazard a appelé la « crise de la conscience européenne » de 1685, voire jusqu'à la Régence et au Rococo. Dans l'espace, il rencontre des fortunes très différentes selon les pays, et il importe d'en faire la « géographie » [107] : en France et en Angleterre, il cohabita toujours avec d'autres principes; en Espagne, il eut un accent particulier du fait que ce bastion de l'orthodoxie ne connut pas de vraie Renaissance et passa sans transition du moyen âge à un baroque partant très médiéval; en Italie même, il ne fut pas universellement suivi, puisque le Caravage et les Carrache y échappent en partie et que cent maniéristes et éclectiques l'énervent. En tout cas, il ne faut plus, comme on l'a voulu parfois, le rattacher trop étroitement à la Contre-Réforme, puisque celle-ci eut pour effet immédiat une austérité presque cistercienne [108], et que d'autre part il culmine dans la Saxe luthérienne, en particulier à Dresde [109]. Bien que très souvent catholique et jésuite, - comme en Belgique ou dans les domaines danubiens des Habsbourg, - le Baroque fut, pris dans toute son ampleur, moins catholique que chrétien.

Quoi qu'il en soit, son esprit est assez défini pour nous expliquer les caractères originaux de sa peinture. Il l'est même assez pour nous faire comprendre que la peinture dut être son art dominant. Car une époque, comme l'a noté Spengler, cultive par priorité l'art qui consonne le mieux à ses aspirations [110] : l'esprit grec trouva son foyer dans la statuaire, le gothique dans l'architecture, le romantisme dans la musique, le XVIIe siècle français dans la littérature, surtout théâtrale. Le baroque gravita tout entier autour de la peinture. Et en effet, les lettres devaient mal tolérer son goût du pittoresque et de la surprise, qui ne dispose guère pour s'y exprimer que de l'énumération, procédé fastidieux comme en témoignent tant d'écrits illisibles de l'époque; la musique, liée par sa nature à l'intériorité et à la profondeur (elle exprimera, disions-nous, le romantisme) s'accommodera médiocrement de tant d'ostentation et de vitalité facile ; la sculpture et l'architecture, - malgré les réussites du Bernin et de Borromini, - restaient des arts trop constructifs, trop robustes pour souffrir sans dommage le primat du décor. Non, seule la peinture - telle qu'ils l'envisagèrent - put être à la fois assez intérieure et extérieure, spirituelle et sensuelle, décorative et construite, successive et simultanée, pour exprimer cette visée contradictoire. Peu de mouvements de civilisation illustrent aussi clairement le lien entre une vision du monde et un art particulier, puisque pendant près d'un siècle, sculpture, architecture, littérature et en quelque sorte politique et sainteté même, - si hautes en couleur, - devinrent picturales.

 

6A2. Le sens Focillon

II est rare qu'un mot désignant un événement historique de grande envergure, s'y limite en rigueur. On s'avise bientôt que des phénomènes similaires se sont produits au cours des temps, qui mériteraient le même nom. Nous ne serons donc pas surpris qu'on ait utilisé le couple classique-baroque pour désigner deux phases qui se retrouvent, mutatis mutandis, dans tout développement artistique, voire dans tout développement culturel. La notoriété de la Vie des Formes (1934) rend commode de rattacher cette interprétation à Henri Focillon.

Selon ces vues, tous les grands styles collectifs - le roman, le gothique, l'art grec, etc. - se comporteraient comme des organismes offrant des phases invariables de développement. Un éveil d'abord, où l'intuition qui va alimenter le style nouveau se met à la recherche de ses moyens d'expression : c'est la période archaïque ou expérimentale. Un épanouissement, où l'intuition originelle trouve une forme adéquate : c'est la période classique. Vient ensuite un moment où s'établit un décalage entre l'intuition, qui commence à s'user et à perdre foi en elle-même, et la forme, entraînée par sa vie propre à proliférer et à raffiner toujours davantage : c'est le baroque. On peut d'ailleurs, avec Focillon, articuler cette dernière période en deux temps, et y sous-distinguer un stade de raffinement, succédant immédiatement au classicisme, et le baroque proprement dit [111].

Cette loi des métamorphoses doit être bien comprise. Autrefois, on en concluait un peu vite que les époques d'éveil étaient des sortes d'enfances, les époques tardives, des sortes de déclins, toutes deux ne méritant qu'un intérêt de condescendance au regard du classicisme, seule akmè. Nous sommes devenus moins exclusifs. Si le classicisme est un midi, les aurores et les crépuscules ont des couleurs incomparables. Il faut donc limiter cette loi à son contenu strict : elle affirme une logique universelle du développement et, si l'on veut, du vieillissement des styles, elle n'entraîne, concernant leurs phases, aucun jugement de valeur.

Elle est alors indéniable. Ainsi, la Renaissance ne fut point un phénomène fortuit, résultat d'une découverte inopinée des ruines et des statues antiques (on les connaissait bien avant) mais naquit, pour une large part, d'une évolution interne de l'art occidental : le retour à l'antique prit les proportions que l'on sait quand le développement formel de nos pays eut atteint précisément le stade où la leçon de l'Antiquité pouvait lui servir. De même, réfléchissant à l'influence des intailles anciennes sur le Moyen Age, Baltrusaitis se demande pour quelles raisons elle ne se manifeste vraiment qu'à partir de 1250 : « Pas l'ignorance des sources, répond-il, car les trésors des abbayes et des rois étaient toujours fournis en gemmes. Leur afflux massif après la Quatrième Croisade, le renouveau du culte des pierres gravées, la renaissance de la magie, expliquent l'ampleur de leur action, non sa date. Toutes les figures étaient à la portée des imagiers auparavant. S'ils n'en ont pas tiré parti, c'est que leurs formes n'étaient pas prêtes à les recevoir. Sans doute, pour que ces créatures microscopiques, gravées délicatement, puissent être intégrées et reproduites en masse dans les compositions du moyen âge, a-t-il fallu d'abord un fléchissement du style monumental et une recherche de préciosité, associés souvent à un réveil carolingien » [112]. Ce n'est donc pas l'invasion des intailles qui a déterminé l'évolution des formes, mais l'évolution des formes qui, en infléchissant le gothique vers sa phase baroque, fit que cette invasion prit un relief inconcevable un demi-siècle plus tôt, au temps où le gothique était à sa phase de classicisme.

Et à qui douterait encore de cette cohérence de la vie des styles, il suffirait de considérer les lois d'évolution des « motifs », définis par le même Baltrusaitis [113]. Le « motif », rappelons-le, est un schéma spatial susceptible d'accueillir les éléments les plus divers, figurés ou non figurés, sans être modifié dans sa structure essentielle. Or, ces moules formels, dont on peut suivre les allées et venues à travers l'Asie et l'Europe, connaissent partout des variations parallèles : dédoublements, recoupements, emboîtements les soumettent à une véritable « dialectique ornementale ». Leurs principes de croissance sont si rigides que leurs « stades » permettent souvent à l'archéologue de les dater avec autant de précision que le botaniste calculant l'âge d'un arbre par le nombre de cercles de son tronc.

Il ne faudrait pourtant rien forcer. Revenons encore un instant au problème si passionnant de l'influence orientale qui s'est exercée sur nos pays du XIIIe au XVIe siècle, à la suite des conquêtes de Gengis khan et du contact des Franciscains avec l'Empire du Levant. La question est de savoir pourquoi l'Occident a emprunté à la Chine ses démons, tandis que le Proche-Orient retenait principalement la paix taoïste du paysage Song. Pourquoi cette différence? C'est, nous explique encore Baltrusaitis [114], que les Occidentaux vécurent la conquête des Tatars comme un présage de la fin du monde (ces Tatars sont vomis par le Tartare, dit le jeu de mots de saint Louis, qui leur resta), si bien que nos pays furent surtout frappés par les éléments maléfiques des importations mongoles. Les Iraniens, au contraire, trouvant toute domination légère après celle des Turcs, furent frappés par leurs éléments bénéfiques. Preuve que le moteur du développement des styles n'est pas seulement interne mais dépend de conditions culturelles assez variées.

Du reste, parallèlement à sa théorie des « motifs », schémas formels abstraits, nous nous rappelons que Baltrusaitis a édifié une théorie des « thèmes » [115], schémas formels concrets (homme entre deux bêtes, roue solaire, rosé des vents, etc.) Ces thèmes voyagent eux aussi, mais au lieu d'être principalement soumis à une logique du style, ils sont choisis, rejetés, interprétés, d'après des préoccupations d'abord théologiques, sociales ou autres. Passant en Europe, la roue solaire fournit un symbole du Saint-Esprit; le swastika indien accueille le Tétramorphe; l'image du monde céleste circulaire devient tantôt celle d'un zodiaque distribué autour de la figure de l'Année, tantôt la représentation du microcosme, tantôt celle de Dieu entouré des dons du Saint-Esprit; les rosés des vents se transforment en encyclies des arts libéraux ou en chœurs des Anges [116]. Or, une chose est certaine : ce sont les thèmes, soumis à toutes les influences culturelles, qui font voyager les motifs, car c'est eux qui frappent l'imagination. Nouvelle preuve que les moules formels subissent des influences multiples qui les freinent, les accélèrent, les infléchissent. Et pour revenir à notre problème de départ, la succession des phases classique et baroque n'est donc pas aussi impitoyable et aussi indépendante de toute circonstance extérieure que notre esprit de système pourrait le souhaiter.

Mais n'y a-t-il pas contradiction à affirmer tantôt qu'un style collectif suit une logique interne sans détour, tantôt qu'il dépend d'influences externes, artistiques ou générales ? Nous avons rencontré déjà une difficulté similaire à propos du développement des styles individuels : comment concilier que la vision d'un maître au cours de sa vie montre une unité organique, alors qu'elle a subi le contre-coup des joies, des tristesses, de toutes les péripéties de son créa­teur? Nous répondions en invoquant la notion de « milieu intérieur » créée par Claude Bernard en physiologie. Elle peut encore nous servir ici, car les styles généraux ressemblent sur ce point aux styles particuliers. Ils subissent l'action des causes les plus diverses, mais celles-ci ne les influencent qu'après s'être insérées dans leur logique propre et dans la mesure où cette logique les tolère, - tout comme les aliments tuent, nourrissent ou modifient le « milieu intérieur » qu'est l'organisme, selon ses propres lois.

Ainsi, le classique et le baroque au sens de Focillon peuvent être accélérés, ralentis et considérablement transmués par des phénomènes externes. Mais ils le sont toujours de telle manière qu'ils restent classiques et baroques.

 

6A3. Le sens d'Ors

Enfin, le couple classique-baroque peut recevoir un sens tout à fait large. Il ne se limite plus alors à deux moments du développement occidental, ni à deux phases de toute culture; il désigne deux traditions, deux esprits s'opposant, se fécondant à toutes les époques. C'est ainsi que l'entendent Wölfflin, et surtout Eugenio d'Ors, lequel voyait dans le baroquisme un « éon » présent dans les civilisations et les moments les plus divers (le romantisme, par exemple). Telle est aussi l'acception que Jean Cassou donne au terme dans une étude sur Picasso [117].

Le conservateur du Musée d'Art Moderne observe l'existence de deux tempéraments d'artistes. Il y a les disciplinés, les recueillis, les respectueux, qui servent l'art, loin de l'utiliser. Ils ont l'ethos classique. Il y a par contre les turbulents, les impatients, qui utilisent l'art, loin de le servir; ils l'emploient à dire quelque chose qui n'est pas nécessairement lui, et dont il n'est qu'une expression possible : leur moi, avec ses tourments et ses jubilations. Ils ont l'ethos baroque. En ce sens, Picasso figure le baroque, Matisse le classique. Et Cassou s'autorise d'un texte où Debussy fait observer que « Franck s'apparente aux grands musiciens pour qui les sons ont un sens exact dans leur acception sonore; il en use en leur précision sans jamais leur demander autre chose que ce qu'ils contiennent. Et c'est toute la différence entre l'art de Wagner, beau et singulier, impur et séduisant, et l'art de Franck qui sert la musique, sans presque lui demander de gloire. »

Mais pourquoi désigner cette distinction, du reste incontestable, par le couple classique-baroque? C'est que les artistes qui servent l'art sont apparus généralement dans les phases du développement des styles que Focillon appelait classiques ; et ceux qui l'utilisent, dans les phases qu'il appelait baroques. Ainsi les Grecs attendirent la période alexandrine pour subordonner les formes plastiques à des fins oratoires, dans le Laocoon et l'autel de Pergame, et c'est pendant l'époque baroque occidentale définie par Wölfflin, que pareille « utilisation » éclate pour la première fois dans toute son audace. Jamais, en effet, dans aucune culture, l'individualité de l'artiste ne s'était affirmée aussi péremptoire [118]. Si bien que, malgré les développements nouveaux et les hypertrophies qu'elle a connus par après, il y a un sens à qualifier de baroque quiconque cherche dans l'art une affirmation possible de son moi.

Et ceci nous ramène à la question que nous avions posée au début de ce chapitre. Nous étions partis à la recherche d'une classification des tableaux fondée sur l'importance relative du sujet pictural et de l'absolu formel. Nous y voici. Car comment se traduit dans l'œuvre cette façon, soit de servir l'art, soit de l'exploiter? Par la prédominance de l'absolu formel dans le premier cas, du sujet pictural dans le second. Le classique est si épris de la rigueur de l'absolu qu'on dirait presque qu'il ne tend pas à s'exprimer mais seulement à réaliser une unité inépuisable, un symbolisme universel, une primitivité originelle, dans l'éternité retrouvée et la nécessité libre. Lui-même y est présent, certes, plus peut-être qu'aucun autre, mais d'une façon secrète, implicite. Tel est le cas de Raphaël, de Vinci, du premier Michel-Ange ; et l'attitude avait été portée à ses extrêmes conséquences par Piero della Francesca, Uccello ou Fouquet. Le baroque, au contraire, explicite le sujet pictural, son message. Celui-ci prend une clarté aveuglante chez Titien, Tintoret, Rubens ou Greco.

Ainsi, les époques singulières, les phases récurrentes et les tempéraments éternels s'emboîtent les uns dans les autres. L'étroitesse de leurs liens montre assez que les réalisations particulières de l'histoire s'enracinent dans les structures permanentes de l'esprit et leur empruntent leur forme; comme, à l'inverse, ces structures permanentes ne prennent conscience d'elles-mêmes que dans les événements contingents. On pourrait en réitérer la démonstration à propos de l'expressionnisme et du maniérisme, où il serait loisible à nouveau de distinguer époques, phases et traditions. Le gain serait mince, et nous allons nous contenter d'examiner ces deux surenchères du classique et du baroque en leur maintenant le caractère ambigu d'entités à la fois historiques et structurales.

 

6B. LE BAROQUE ET L'EXPRESSIONNISME

 

A entendre certains, serait expressionniste quiconque recourt à la déformation; mais tous les grands peintres déforment. On précise souvent qu'il s'agit d'une déformation dans le sens de la laideur et du pathétique; mais Léonard a dessiné des têtes hideuses, Vélasquez a peint des monstres humains, Raphaël des monstres animaux, dont personne n'oserait dire qu'ils soient expressionnistes; de même qu'on n'a jamais qualifié de ce nom la pathétique Communion de saint François par Rubens. On peut alors, songeant aux Scandinaves, aux Allemands et aux Flamands du début de ce siècle, comprendre sous ce nom un art militant, affronté aux problèmes urgents de la condition humaine : déréliction des classes miséreuses, angoisse de la mort dans sa nudité, banalité quotidienne envisagée en tant qu'elle met l'homme en question. Mais la notion ainsi comprise risque de réduire la peinture à son aspect littéraire. Et en effet, parmi ceux qui arborèrent la cocarde, nombre furent les victimes d'intentions humainement louables et artistiquement impures. Serait-ce donc un de ces termes que les critiques affectionnent parce qu'ils sont vides?

Néanmoins, à considérer Rembrandt, Grünewald, le Maître de la Pietà d'Avignon, Cranach, Goya, Van Gogh ou Rouault, le dernier Michel-Ange et le dernier Titien, voire les réussites d Ensor, de Permeke, de Jorn, Appel ou Wyckaert, un trait se dégage qui leur fait une place spéciale dans l'histoire de l'art. Non seulement le jeu de leurs lignes et de leurs couleurs offre par lui-même un sens, ce que revendiquent tous les maîtres; non seulement ce sens est explicite, comme chez les baroques; mais il accapare l'attention et tend à devenir le but exclusif du tableau. La rigueur formelle n'est pas compromise, - sinon nous aurions quitté la grande peinture, - mais elle se distend jusqu'à la limite, en un effort qui la menace. Car une forme devient expressive par son degré de rupture eu égard à ses normes. Point d'expression extrême sans risque de déchirement.

Mais alors, voici une définition artistique, et non plus seulement littéraire, de l'expressionnisme. Indépendamment des spectacles représentés, y prennent place les œuvres dont le sujet pictural émerge à tel point que la rigueur formelle, sans être détruite, touche à son seuil d'explosion. La déchirure est frôlée tantôt par une évanescence extrême de la forme, comme chez Greco, Rembrandt ou le dernier Rouault, tantôt au contraire par le durcissement presque schématique de la ligne dans l'art nègre, le survoltage de la couleur chez Nolde, ou son refroidissement dans la peinture de l'absence de Nicolas de Staël.

Nous ne contredisons pas, pour autant, les vues traditionnelles sur le sujet. L'expressionnisme ainsi compris déformera, bien sûr, et à l'extrême, puisqu'il n'y a pas d'expression intense sans déroutement. Il sera presque synonyme de vision tragique, horrifiée, démoniaque, vu que, picturalement, la paix et le triomphe se manifesteraient au contraire par un renforçage de la rigueur formelle, et non par sa distension; on parlera difficilement d'un expressionnisme de la joie, et si l'on trouve chez le Picasso d'après la Libération certaines œuvres qui mériteraient ce nom, c'est que la frénésie picassienne porte la joie à un paroxysme où elle s'inverse en inquiétude : le soleil des fresques d'Antibes dévore autant qu'il chauffe et éclaire. Enfin, l'expressionnisme aura partie liée avec les peintures de l'urgence humaine, puisqu'il est normal qu'une vision picturale tragique se cherche des sujets scéniques aptes à la porter : la période bleue de Picasso, les filles de Rouault, le Crucifié de Grünewald, les massacres de Goya ou de Daumier, sont là pour en administrer la preuve.

On aperçoit dès lors comment baroque et expressionnisme se rejoignent et se distinguent. Ils sont semblables en ce que tous deux privilégient le sujet pictural de l'œuvre; il n'y a entre eux, de ce point de vue, qu'une différence de degré; et c'est pourquoi il est souvent difficile de trancher le mot quand il s'agit d'artistes expressionnistes ayant appartenu historiquement à l'ère baroque : on applique les deux qualifications au Michel-Ange du Jugement dernier, au Titien du second Couronnement d'épines, au Greco du Cinquième Sceau. Et cependant, à condition d'excepter ces cas particuliers, les deux attitudes ne coïncident pas. Si l'artiste baroque de type normal exprime une vision définie et personnelle, c'est comme par surcroît et sans le vouloir de front; et s'il lui arrive de montrer des spectacles inquiétants, la connivence avec la Nature reste chez lui prépondérante : son monstrueux est plus proche du pittoresque que de l'épouvante. Pour autant, il continue de témoigner un attachement à la rigueur formelle dont Tintoret, Titien ou Rubens donnent le meilleur exemple. Au contraire, Grünewald, le second Rembrandt, le dernier Goya, Rouault, Bosch, Van Gogh acceptent de plein gré des écartèlements où la rigueur vient en second.

Par quoi l'on mesure les dangers de l'attitude. Si chez les grands maîtres, ceux qui justement ne portent pas l'étiquette et ne poursuivent pas des fins trop théoriques, l'absolu n'est jamais aboli par l'insistance expressive, les petits seigneurs, ceux qui glissent au système, fournissent de moindres garanties. Chez bon nombre de Nordiques et d'Allemands aux alentours de la première Guerre Mondiale, non seulement les intentions littéraires se font envahissantes, mais le sujet pictural est souvent si déclamatoire, si réduplicatif, que les exigences formelles s'estompent gravement, et qu'au lieu de nous révéler l'absolu saisi d'un point de vue, le tableau se réduit à la fureur de ce point de vue dans sa relativité désolée. Somme toute, cette attitude se sauve - témoin Nolde - quand elle donne lieu à une peinture de la matière ou à une peinture du geste. Chez les Flamands, pourtant guettés par le schéma, les œuvres majeures naissent chaque fois que la matière domine : explosivement compacte dans quelques paysages de Brusselmans, bourgeonnant à travers les visions fantastiques d'Ensor et de Fritz Van den Berghe, puis, chez Permeke, brassant terre, ciel et mer dans la Truie, le Pain noir et quelques paysages et marines glorieux. L'expressionnisme abstrait américain, celui de Pollock, Sam Francis, Kline ou Tobey, favorise plutôt le geste. Geste et matière s'enroulent, se poursuivent, se bousculent dans le « Cobra » de Jorn, Appel ou Maurice Wyckaert.

L'expressionnisme, inspirateur d'individus ou de groupes, n'a donc pas soutenu un vaste élan culturel comme le classique et le baroque. Du moins en Occident, où il exprime la révolte, à tout le moins la distance de l'individu. Car, dans l'art nègre, le paroxysme fut com­munion avec la nature et la société. Le Noir, sensuellement habité des rythmes universels, sait être excessif en dévoilant l'être. Il y a expressionnisme chez lui, puisqu'il part du choc - du fascinosum et tremendum - et non d'une ambition de rigueur formelle. Mais la violence syncopée rejoint la rigueur formelle parce qu'elle exprime les pulsations de l'être, ou plutôt de la Force [119]. Ce qui ailleurs consomme la rupture de l'individu avec le monde ou avec la société, - et donc a quelque peine à sauver la rigueur de l'absolu, - ici en émane, y colle, est en même temps unité inépuisable, symbolisme universel, primitivité extatique, éternité retrouvée. Le Noir eut ce privilège de pouvoir représenter, et par son sujet scénique et par son sujet pictural, l'angoisse extrême de l'ancêtre sans la séparer de la vie du Tout. Tels sont les bienfaits du monde préréflexif, ou en tout cas d'une intégration sociale très impérieuse, puisqu'on ferait des remarques semblables sur le schématisme mystique des Byzantins.

 

6C. LE CLASSIQUE ET LE MANIÉRISME

 

Le maniérisme se présente comme un état également superlatif, mais du classique. Pour le comprendre, il faut se remémorer que, dans l'histoire des styles, la subtilité faisant suite au classicisme prend des visages différents. Tantôt elle crée encore, et Focillon l'avait en vue quand il distinguait, entre le classique et le baroque, une phase de raffinement, dont Corrège fournit un bon exemple. Tantôt elle conserve : académiques et éclectiques de toutes sortes, tels les Carrache, ont au moins le bénéfice de la modération et de la réserve. Tantôt enfin elle n'est ni vraiment créatrice, car elle se contente de développer, ni vraiment suiveuse, car elle fait fi de toute modération : elle cherche le raffinement d'une manière à la fois gratuite et exaspérée. C'est le maniérisme proprement dit. L'artificiel, dans lequel l'académisme ne tombait qu'à son corps défendant, voici qu'il devient système, presque inspiration. Raphaël engendre Jules Romain; Vinci, Sodoma; Michel-Ange, le Rosso, et à travers lui l'école de Fontainebleau. Du reste, bien qu'ayant eu plus de relief au Cinquecento, cette attitude se retrouve comme phase dans l'histoire de tous les styles.

Rien n'est plus déroutant. Pénétré de l'esprit classique, le maniériste fait passer la rigueur formelle avant le sujet pictural, mais au point de la rendre exclusive. Et il aboutit ainsi à la nier, tant chez les maîtres les deux sont invinciblement unis. Il a observé tout ce qui fait la perfection du tableau d'un grand peintre, ce qui l'élève à l'absolu, et il en a assimilé les formules; il oublie seulement que cet absolu manifeste chez l'artiste majeur une vision du monde vivante, libre, originale. Comme l'académique et l'éclectique, il perd de vue que tout art doit repartir sur nouveaux frais et que l'artiste le plus impersonnel - un Piero délia Francesca - est encore un prodige d'indépendance et de liberté. Il tente alors de compenser cette absence de sujet pictural par une exaspération, un paroxysme du raffinement. Et c'est là qu'il retrouve peut-être un sens et une espèce de grandeur.

On a beaucoup médit du maniérisme, et les six volumes de Larousse lui consacrent trois lignes pour en faire une injure. Quoi de plus contraire à l'art que l'artificiel! Mais nous vivons un temps de réhabilitations. Après nous avoir expliqué que « baroque » n'est pas toujours péjoratif, on a rouvert le procès de la rigueur à vide [120]. Le maniérisme a ses vertus. Il l'a prouvé le mieux en littérature, où l'Italien Pétrarque, le Portugais Camoëns, le Français Maurice Scève, - hier, Valéry, - apportent un raffinement si subtil, si gratuit, si tendu qu'il finit par exprimer la subtilité, la gratuité et la tension même de l'esprit. C'est aussi dans un certain maniérisme que la musique de Mozart - on a dit qu'elle n'était pas étrangère à l'architecture de Salzbourg - trouve le principe de cette beauté si souple et si dure qu'elle en fait presque mal. De même en peinture. Apparemment stérile, il a favorisé des créations indiscutables. L'expressionnisme du Greco ou de la Pietà de Roger van der Weyden, comme celui des Vénus de Cranach, n'est pas tout à fait intelligible sans le maniérisme gothique, espagnol et allemand. Le baroque de Tintoret doit beaucoup au maniérisme proprement dit, celui du Cinquecento italien. Et les études récentes sur Arcimboldo et les Arcimboldesques [121] ont montré l'aire d'extension et les conséquences surréalistes qu'eurent ces peintures où, par un goût intempérant de la virtuosité, l'artiste s'amusait parfois à combiner des visages humains avec les objets les plus divers. De sorte que, si le maniérisme n'alimente pas lui-même un grand art comme le classique, le baroque ou l'expressionnisme (l'école de Fontainebleau ne produira que de bons « morceaux »), il leur reste étroitement lié - par opposition à l'académisme et à l'éclectisme, irréversiblement voués aux décadences.

Mais qu'est-ce à dire? Nous avions avancé que le maniérisme exaspère le classique; et nous écrivons à l'instant qu'il a favorisé des visions baroques, expressionnistes, bref tout opposées. Nous en faisions une hyperbole du raffinement formel, et voici qu'en Arcimboldo nous lui trouvons des accointances avec le surréalisme, la plus scénique des peintures. Et en effet, qui décidera si Pontormo exacerbe l'expression jusqu'à la manière, ou la manière jusqu'à l'expression? Au vrai, nous touchons ainsi à ce qui peut être la conclusion de ce chapitre. Des grands courants que nous avons parcourus, seul le classique se définit avec quelque stabilité, parce que toutes les autres conceptions se portent aux extrêmes, et que ceux-ci, après s'être éloignés un moment, finissent par se rejoindre. La sagesse des nations dit qu'ils se touchent. Rien ne le démontre mieux que la façon dont les surenchères picturales échangent leurs moyens et parfois leur esprit [122].

Ainsi se clôt une étape de notre recherche. Les deux classifications que nous venons d'achever se fondaient sur l'importance relative des quatre sphères du tableau : divisions en quelque sorte verticales. Nous allons nous tourner maintenant vers des catégories horizontales, et voir comment les sujets picturaux se différencient selon le moyen dominant qu'ils utilisent, ou d'après la technique qui les incarne.

 

 

Chapitre 7 - Les moyens d'expression du sujet pictural

 

Un ancien manuel déclarait : « Le chef-d'œuvre absolu serait dessiné par Michel-Ange, composé par Raphaël, colorié par Rubens. » II laissait entendre que les fresques de la Sixtine auraient gagné si leurs couleurs avaient été revues par le maître d'Anvers. Or, qu'on enrichisse le chromatisme de Michel-Ange, et son espace se contredit : le dynamisme ramassé qui en est le sens, se dissoudrait dans les joyeuses fluidités rubéniennes, comme Rubens perdrait tout à s'enserrer dans un dessin plus rigoureux, comme Raphaël compromettrait son aération si l'on accusait sa ligne et sa couleur. Michel-Ange ne dessine pas mieux que Raphaël, il dessine autrement, il dessine davantage ou, plus exactement, il s'appuie sur le dessin.

La prédominance chez un maître, du dessin, de la couleur, des valeurs, de la lumière, du clair-obscur, de la composition, de la matière, du geste, n'a donc rien d'une infirmité technique : c'est un choix spirituellement significatif et qui délimite, à travers la peinture, ce que Sainte-Beuve appelait, dans le monde des lettres, des « familles d'esprit ». Par-dessus les époques et les écoles, par-dessus la différence des sujets scéniques (religieux, historiques, etc.), par-dessus même l'opposition entre figuration et non-figuration, la prépondérance d'un de ces éléments établit des affinités profondes. En tant que coloriste, Rubens est plus proche de Delacroix et Renoir, ses cadets de deux siècles, que du dessinateur Bruegel, dont il a connu les fils.

Quels sont ces traits de famille? Il nous importe de le savoir, car ils appartiennent à ce qu'il y a de plus intime chez un peintre : à l'expression, et donc au sens de son sujet pictural. Nous allons tenter de les définir, sans oublier qu'en ce domaine aussi les étiquettes ne rapprochent que pour mieux faire saisir les différences.

 

7A. LES DESSINATEURS (OU LINÉAIRES)

 

Berenson y a insisté : les grands maîtres de Florence furent des esprits universels [123]. La peinture était pour eux un moyen parmi d'autres de s'emparer du monde. Giotto, Vinci, Michel-Ange s'affirment à la fois architectes, ingénieurs, poètes, peintres et sculpteurs. On comprend dès lors qu'ils s'appuyèrent sur le dessin. Comme le prouvent les Carnets de Vinci, le dessin collabore à la planche anatomique, au schéma d'une machine, à l'exploration géométrique de la perspective, à l'architecture d'un palais, à un projet d'urbanisation ou de stratégie, tout autant qu'à l'œuvre picturale proprement dite. C'est un magnifique instrument d'intellectuels.

Mais on remarque la même prédominance chez des artistes qui ne furent que peintres. Au vrai, dès que la vision fait une place considérable à l'analyse, le dessin l'emporte. Si Bruegel dessine plus que Rubens, c'est qu'il a une vue physiologique, non lyrique, du paysage. Si Picasso dessine plus que Braque, c'est que la vision de Braque se nourrit d'un contact lourd, fervent, avec les êtres, alors que l'œil-prisme de Picasso les décompose par une démarche sensible, oui, mais analytiquement sensible.

Enfin, on trouverait cette primauté chez les peintres qui, sans s'inquiéter vraiment d'analyse, s'intéressent surtout au mouvement moteur. N'y comptons pas Rubens, dont le dynamisme est musical, harmonique : la fluidité de l'expansion rubénienne aura pour véhicule la diffusion mouillée de la couleur. Mais le dynamisme de Michel-Ange est force motrice avant tout, plus mouvement que musique, plus puissance que largeur : il fera fond sur le dessin. Il en va de même de Pollaiuolo ou de Botticelli, dont Berenson avait bien vu qu'ils quintessenciaient ce qu'il y a de nerveux, de frémissant, d'élastique dans la pure motricité. Picasso peut encore nous servir d'exemple, lui dont la sexualité plus motrice que chaude s'exprime principalement de manière graphique.

Intellectualisme, analyse, dynamisme moteur : les peintres linéaires se définiraient donc par un trait semblable, la lucidité, s'il n'y avait l'arabesque. L'arabesque défie la construction rationnelle. Son mode d'existence est d'onduler, de frémir, de noter au fur et à mesure, dans la subtilité de ses méandres, les inflexions du sentiment. Les Orientaux en offrent mille exemples, eux qui calligraphient un paysage Song ou une geisha d'Outamaro. Ingres chez nous ne l'entendait pas autrement : ce qu'il appelait à tort le classicisme de la ligne, et qu'il opposait à la manière coloriste de Delacroix, est en vérité aussi trouble, aussi lyrique, aussi moderne que le chromatisme angoissé de son grand contemporain romantique. Devant l'Odalisque et la Baigneuse vue de dos, on comprend que Théophile Silvestre ait imaginé « un peintre chinois tombé, en plein XIXe siècle, dans les ruines d'Athènes ». Et faut-il même invoquer la Chine puisqu'il y eut chez nous le précédent de l'arabesque - plus dynamique, il est vrai, plus florentine - de Botticelli [124]?

Mais ce dernier exemple montre que nous nous sommes trompés. L'arabesque est notation instantanée du sentiment, impulsion immédiate, surgissement de l'inconscient, mais tout cela sous la forme la plus consciente, la plus lucide. Jamais lyrisme pur, comme le sera la couleur, elle s'efforce de porter l'instinct lui-même à l'intelligence. C'est ce qui définit les réussites de l'art d'Ingres, comme des arts chinois et japonais dont on l'a rapproché. Franche, virginale, - « probe », disait Ingres, - la ligne, même dans ses sautes, même dans ses invaginations, reste instrument de lucidité. Elle a permis la gageure de l'art mondain et pourtant ascétique de Toulouse-Lautrec. Celui de Matisse, tout de volupté et de luxe, lui dut de rester ordre et calme, selon le souhait de Baudelaire.

Ainsi, avec les prudences requises, on peut parler d'une famille des dessinateurs. Ils se répartissent de la méditation lente au giclement explosif, du lyrisme romantique à la paix impersonnelle du Tao extrême-oriental. Mais on retrouve chez tous la volonté d'analyse, même de l'inanalysable.

 

7B. LES COLORISTES ET VALORISTES [125]

 

Dans la peinture occidentale, la couleur est un fleuve : on peut en décrire le cours. Il prend sa source chez les Van Eyck pour se diviser assez vite en deux bras. L'un restera en Flandre, traversant la peinture des Primitifs du XVe siècle pour s'ensabler au cours du XVIe. L'autre fut dérivé en Italie, et à travers Antonello de Messine - qui hérita, on ne sait comment, de la magie brugeoise - rejoignit Bellini à Venise. Et c'est ici que la rivière devint fleuve. Giorgione, Titien, Tintoret, Véronèse coulent à plein bord et quand, à la fin du XVIe siècle, le courant commence de s'alanguir, il aura formé un immense delta. La branche vénitienne sera encore assez riche pour alimenter Tiepolo au XVIIIe siècle. Une seconde, en Espagne, portera les noms plus prestigieux du Greco et de Vélasquez. Une troisième enfin ira restituer à la Flandre ce qui, à l'origine, était venu d'elle : le voyage que Rubens fit en Italie, à l'aurore du XVIIe siècle, rendit à Anvers ce qui avait été emprunté à Bruges. Venise, Madrid, Anvers : ainsi furent constituées les trois réserves intarissables où tous les coloristes de l'avenir viendront puiser, de Watteau à Delacroix, en attendant Renoir et Cézanne. Et l'on y ajouterait sans scrupule Gauguin et Van Gogh, si chez eux il ne fallait brusquement tenir compte d'un affluent nouveau : l'aplat japonais. De la sorte, l'expérience du fauvisme de Matisse se trouva prête pour le début du siècle.

Si donc le fleuve a une source unique, ou presque, il a connu tous les climats. Lyrique et sensuel chez les Vénitiens, chez Rubens, chez Renoir, bref tous ceux que par excellence on nomme les coloristes. Lyrique seulement et non plus sensuel chez Van Gogh ou le fauve Vlaminck. Ni sensuel ni même lyrique mais compacité de brillance chez Van Eyck, consistance chaude chez Braque. La couleur de Cézanne conjoint lyrisme et objectivité, et l'on a trop dit qu'il peignait non les choses mais ses émotions devant elles : l'émotion cézannienne révèle la densité objective de l'être.

Notre sentiment de diversité se renforce si nous nous tournons vers les valoristes. Comme leur nom l'indique, ceux-ci s'expriment moins par la couleur elle-même que par ses clartés relatives, ses valeurs. On songe à certains noms du XIXe siècle : Corot, puis les nabis Vuillard et le premier Bonnard; mais on citerait aussi bien Corrège et surtout Vélasquez, sans oublier que le valorisme n'est pas étranger à la prédilection chinoise pour le lavis. L'énumération mesure les grandeurs et les faiblesses du genre. La subtilité du valorisme n'exclut pas nécessairement la vigueur : ainsi chez Vélasquez, Bonnard ou dans le paysage Song; mais elle ne prévient pas toujours la mièvrerie, comme en témoignent certains Corrège, nombre de Corot, et l'intimisme de Vuillard.

Il n'y a donc rien de commun entre les coloristes? Oui, pourtant. Par opposition aux linéaires, qui font un art de la lucidité et de l'ana­lyse, ils réalisent, eux, un art de la valeur, en prenant le mot dans son sens non plus pictural mais philosophique. La pensée contemporaine a bien distingué nos deux attitudes devant le réel : nous pouvons nous préoccuper surtout de l'explorer, de l'organiser, nous l'atteignons alors comme vérité; mais nous pouvons aussi en percevoir avant tout la chaleur, la prégnance, le prix, nous le saisissons alors comme valeur. Et c'est là en effet le message des teintes chaudes et froides, épaisses ou fluides. Le coloriste peut être ardent comme Van Gogh, ontologique comme Cézanne, éruptif comme Vlaminck, rentré comme Vélasquez ou un Chinois, sacré comme Van Eyck, charnel comme Renoir; c'est toujours du prix des choses qu'il nous parle, plus que de leur structure.

Une fois encore, et malgré les disparités, nous nous trouvons donc en présence d'une famille. Faut-il dire même, comme d'aucuns y inclinent, que les coloristes forment la famille picturale par excellence? Ils seraient alors les « peintres peintres ». Et, malgré son inélé­gance, l'appellation a le mérite de souligner que la couleur appartient en propre à la peinture, tandis que la ligne est partagée par la sculpture et l'architecture : ainsi Michel-Ange, génie sculptural, fait une peinture linéaire. De plus, le mot permet bien de comprendre que le siècle le plus exclusivement, le plus tyranniquement pictural, le baroque, a été un siècle de coloristes. Mais la ligne picturale diffère profondément de la ligne sculptée, comme nous le reverrons, et elle est donc aussi spécifique du tableau. On en trouverait la preuve dans le fait que Picasso, linéaire, se montre plus orfèvre que sculpteur et aussi typiquement peintre qu'il se peut. Les coloristes ne sont donc bien qu'une des familles de la peinture. Nous allons en avoir confirmation à l'instant.

 

7C. LES LUMINISTES

 

On pourrait être tenté d'assimiler lumière et couleur. En réalité, ce sont deux choses non seulement différentes mais partiellement antagonistes. On connaît l'adage : « la lumière mange la couleur comme la couleur mange la ligne », car pour devenir lumineuses, les couleurs doivent se faire transparentes, se mélanger de blanc, et en quelque mesure se perdre. Mais l'opposition n'est pas que technique. La lumière déploie des sens très différents de ceux qu'offre le coloris.

Nous l'avons vue rendre l'affleurement de la Transcendance chez l'Angelico. Elle s'arrête en Immanence spinozienne chez Vermeer. Elle éblouit à mi-chemin des deux chez Piero délia Francesca. Mais enfin, immanente ou transcendante, elle avait pour caractère commun, chez ces anciens maîtres, de manifester l'Essence. Il n'en va même plus ainsi chez les Impressionnistes. Voici que, de réalité intime et mysté­rieuse des êtres, elle se fait miroitement. De foyer, elle est devenue épiderme, et souvent chez Monet il ne reste que la gratuité de ses jeux. Par bonheur, l'art revient vite à son âme. Déjà chez Sisley, puis définitivement chez Van Gogh, Gauguin, Cézanne, la lumière retrouve son intériorité. Ils réussirent la gageure de la réconcilier avec l'éclat de la couleur et avec la consistance de la ligne. Et elle rejoignit sinon le Logos de l'univers, laissé bien loin par l'esprit moderne, du moins la profondeur de la subjectivité chez Van Gogh, et l'étoffe de l'être chez Cézanne.

Qu'allons-nous conclure? Que la lumière est tantôt ce qu'il y a de plus profond, tantôt ce qu'il y a de plus superficiel, et qu'il n'y a donc pas d'esprit commun des luministes? Ne serait-ce pas plutôt l'impressionnisme qui, avec le recul du temps, commence à paraître une exception, une maladie, ou plutôt une mue? Nous avons déjà dit plus haut qu'il était ambigu : dernier aboutissement du positivisme du XIXe siècle, qui prétendait pousser le réalisme jusqu'à ne plus voir l'objet pensé, mais uniquement l'objet perçu, qu'on assimilait indûment au pur reflet sur lui de la lumière; d'autre part, libération de l'oeil, qui s'étant défait de l'oppression de l'objet, allait découvrir le rôle de l'homme percevant dans la constitution des choses, et orienter la peinture vers ces notations plurisensorielles dont a parlé Francastel. Mais alors la lumière impressionniste apparaît expérimentale; elle intéresse l'histoire de l'art plus que l'art lui-même; son mérite véritable aura été de préparer le post-impressionnisme de Van Gogh, Gauguin et Cézanne. Nous n'avons donc pas trop à nous en inquiéter si nous voulons savoir le sens profond qu'eut le luminisme. Pas plus que de la lumière anecdotique de Gérard Dou et de tous les petits maîtres hollandais.

Au contraire, si l'on se maintient au niveau des plus hautes réussites, auxquelles l'impressionnisme n'atteint pas, la lumière, en dépit de sa polyvalence, offre un même sens fondamental, depuis la théôsis des icônes russes jusqu'à Cézanne, en passant par Fra Giovanni et Piero. Transcendante ou immanente, plus réaliste (ou supraréaliste) chez les anciens, plus idéaliste chez les modernes, elle renvoie toujours à la même révélation : le mystère de la présence. Elle est ce par quoi toute chose apparaît. Le luminisme, différent de la connaissance analytique propre au dessin, du savourement de la valeur propre à la magie colorée, contemple le prodige de l'apparition.

Il ne faut pas pour cela que la lumière soit exclusive. Elle a pu très bien se combiner chez Raphaël avec des préoccupations de compositeur, sur lesquelles nous reviendrons; elle a pu s'accommoder chez Van Gogh ou Cézanne du souci de la couleur (partiellement antagoniste). En tout cas, dans la mesure où elle envahit le tableau, elle y fait percevoir ce que Heidegger appelait l'alètheia, le dévoilement. Et si nous avons été trop sévères pour l'impressionnisme, - celui de Monet, Sisley et Pissaro, - s'il s'élève dans quelques toiles à la hauteur du grand art, nous ne sommes point contredits. Car ce serait encore dans les rares moments où il devient à son tour méditation sur le dévoilement, où il ne se contente plus de noter l'apparence, mais prend conscience du mystère de tout apparaître. Barrés a dit quelque part que le Lorrain, c'était le mystère en pleine lumière. Il aurait pu dire plus simplement, comme pour les bons Turner, le mystère de la lumière.

Mais si elle est - plus qu'apparence - apparition, dévoilement, nous ne nous étonnerons pas de la trouver en dialogue avec la nuit.

 

7D. LES CLAIR-OBSCURISTES

 

La lumière avait atteint sa signification la plus profonde dès ses premières manifestations, chez Angelico et Piero. Au contraire, le procédé qui permettra les abîmes de Rembrandt eut des débuts modestes. Il faut en effet distinguer trois sens du mot clair-obscur, apparus successivement au cours de l'histoire et dont la confusion n'est pas pour peu dans les ambiguïtés de la critique d'art.

De façon très générale, comme le note Littré en tête de son article, on a désigné ainsi la manière de détacher les figures par le traitement des ombres et des jours : le clair-obscur est alors le propre de peintres assez monochromatiques, préoccupés surtout d'un modelé sculptural, qu'ils obtiennent par les dégradés subtils des teintes neutres (c'est-à-dire des diverses nuances du blanc, du gris et du noir). Lionello Venturi utilise encore le terme dans cette acception lorsqu'il oppose Giotto, maître du clair-obscur, à Simone Martini, qui ne s'intéresse pas au volume sculptural de la figure et rend l'ombre et la clarté elles-mêmes par des oppositions de couleurs sans dégradés (comme Gauguin). Ce sens est vieilli, car en le prenant en rigueur Rembrandt, très peu sculptural, aurait ignoré le clair-obscur.

Mais Littré note un second sens du mot, dont il signale l'apparition chez les critiques « d'aujourd'hui ». Le clair-obscur est alors l'art de peindre des ombres pénétrées de lumière. Fromentin l'entendait de la sorte lorsqu'il disait que « le clair-obscur est l'art de rendre l'atmosphère visible et de peindre un objet enveloppé d'air », car l'ombre pénétrée de lumière donne précisément une sensation atmosphérique, et lorsqu'elle tourne autour des corps, les baignant de ses limites imprécises, elle insinue qu'ils sont enveloppés d'air. Le volume de l'objet est en ce cas suggéré d'une manière plus souple : on remplace la perspective linéaire et le simple modelé sculptural par la perspective aérienne et le modelé vaporeux. Ainsi entendu, le clair-obscur fut une solution à un problème technique de la Renaissance : nous avons vu plus haut que la représen­tation des objets par le trait, par la couleur et par la lumière (valeurs) ne coïncident pas; le clair-obscur, dit Francastel, ménageait une sorte de « tempérament » entre ces composantes du tableau. Cependant il ne faudrait pas majorer cette explication : il n'y a pas d'invention purement technique (surtout de technique réaliste) en peinture. Si le clair-obscur fut utilisé par tant de peintres, c'est qu'il répondait à leur vision profonde. Léonard y trouve un dernier raffinement de ses analyses; Raphaël le renforcement de son espace pneumatique; Le Corrège un prétexte à sa caresse sensuelle; Bellini et les autres Vénitiens une ultime façon d'obtenir une sensation totale, incluant jusqu'à la fragrance des chairs.

Enfin, l'Encyclopédie Larousse a été bien inspirée en notant que le terme est entendu de nos jours d'une troisième manière : comme un renforcement des ombres et des lumières tendant à les faire valoir l'une par l'autre pour obtenir un effet expressif. Cette acception nous intéresse seule ici. Nous cherchons en effet à classer les peintres d'après le moyen d'expression dominant de leur sujet pictural, et nous venons de voir que dans ses deux premiers sens, le clair-obscur est un « procédé » au service du dessin chez Giotto et Léonard, de la couleur chez les Vénitiens, de la composition (dont nous parlerons bientôt) chez Raphaël. Il ne dominera lui-même que là où il cesse d'être « procédé » pour devenir foyer d'un style, comme il y réussit dans l'accent expressif des ombres et des clartés.

Telle fut l'invention géniale de Caravage, ce peintre douteux à tant d'autres égards [126]. Jusqu'à lui, le clair-obscur, venant soutenir un espace paisiblement sculptural ou voluptueusement fluide, s'était cantonné dans des oppositions moyennes. Noircissant les ombres, blanchissant les jours, Caravage le transforme en instrument de contraste, presque de violence. Il s'agit bien à ses yeux, comme pour Giotto, de faire saillir un volume, et l'on a souligné à l'envi ce qu'il y avait de réaliste dans la façon dont les orteils de ses apôtres sortent littéralement de la toile. Mais par l'accentuation hyperbolique du contraste, le volume abandonne sa paix giottesque pour devenir éruptif. Sans doute, les Maniéristes italiens avant lui, et les Bolonais autour de lui, avaient-ils aussi renforcé les ombres, allant parfois jusqu'à enfumer leurs figures : mais ce sfumato poursuivait encore soit un effet sculptural, soit un effet voluptueux, soit tout simplement un effet décoratif. Caravage le premier transforme l'opposition du clair et de l'obscur en opposition du jour et de la nuit, avec le pathétique inhérent à pareil dialogue. Il en fait un moyen expressif nouveau, le véhicule d'un lyrisme tout différent du lyrisme de la couleur, car un de ses pôles - la nuit - a partie liée avec la mort, ou du moins avec le « non ».

On ne s'étonnera donc pas que le clair-obscur ait connu des accents très divers selon les modalités du dialogue jour-nuit lui-même. Chez Caravage il fut surtout violence, déchirure, contradiction âpre, monu­mentale, mais un peu gratuite. Infirmité de l'Italie de l'époque? Ou bien le maître, mort à trente-sept ans, n'a-t-il pas eu le loisir de creuser jusqu'au bout sa découverte? Chez les grands caravagesques, au contraire, on retrouve partout l'obsession de la profondeur. Ribera, et principalement Zurbaran, chargent jours et ombres d'exprimer dans leurs contrastes l'écartèlement mystique de l'Espagne au début du xviie siècle. A l'opposé, chez le Français La Tour, exact contemporain de Descartes, le noir reste négation et mort (comme le suggère le crâne de la Madeleine à la veilleuse), mais il se découpe et se dépose si bien en tranches intelligibles qu'il s'apaise et s'accepte, transformant les heures nocturnes en minuits de Nativité : toto orbe in pace composito.

Pourtant, Zurbaran n'est pas assez dominé, et La Tour l'est trop, ou trop étroitement, pour avoir vraiment du génie. Il devait appartenir à Rembrandt de faire la synthèse de tant d'exaltation et de tant de sérénité en conférant à la lumière et à l'ombre leur sens radical : celui d'être et de Néant. Sortant du fond de l'espace et du fond de la durée, suspendu au bord de l'être et du non-être, l'Homme au casque est jour alimenté de nuit, nuit hallucinée du fantôme du jour, en une genèse réciproque et effrayante. Le Oui est ici tout rongé des angoisses du Non, mais aussi le Non, dans la mesure où il humilie et dissipe l'apparence, se retourne en foi pure : dans le Christ aux cent florins ou les Disciples d'Emmaüs (peints et gravés), l'exinanition est non seulement Pitié, mais manifestation du Mystère, apparition en creux de ce qui n'est rien au royaume de l'avoir et tout au royaume de l'être. La Transcendance rembrandienne possède le même sens que celle de Pascal : elle a pour signe non l'évidence mais le voile. On comprend la prédilection du maître pour la gravure : en ses épreuves successives, de plus en plus nocturnes, les Trois Croix descendent par degrés dans ce Rien que l'auteur de la Montée du Carmel voyait comme l'envers du Tout. A ces limites, où finit le doute et où commence la foi?

Rembrandt n'a pourtant pas épuisé les virtualités expressives du clair-obscur, et Rouault de nos jours a pu lui faire signifier une mise en question non pas plus profonde, mais différente, toute moderne. Les Filles, les Juges, les Clowns, les Christ n'émergent plus de l'ombre, ne contrastent plus avec elle, ils apparaissent à travers son écran. Le procédé n'avait pas été inconnu du maître des Trois Croix, mais chez lui cette nuit intercalaire restait fluide, continue, silencieuse : le jour la déchirait, elle ne déchirait pas le jour. Au contraire, le noir de Rouault lacère toute forme et toute clarté de l'agression furieuse et pitoyable de ses « charges » (qui à l'époque du Miserere se con­tracteront, non sans sclérose, en plombage de vitrail). De métaphysique chez le grand Hollandais, la vision chez le disciple de Léon Bloy, malgré sa dimension eschatologique, devient morale. Décidément, le clair-obscur a tous les visages, sinon que pour ceux qui en ont saisi la vraie portée, il est toujours passage par le dernier sérieux.

Il faut en rapprocher la monochromie sombre : celle du Michel-Ange de la Sixtine, du Goya peintre de la Maison du Sourd et graveur des Caprices, du Picasso de Guernica, ou, avec une note plus détendue, celle de Vinci et des taoïstes chinois. Il y a pourtant une différence. La monochromie sombre réalise des mondes fermés, sans rayon tombé d'en haut; le clair-obscur garde partie liée avec la lumière. Même chez Rouault, même chez Rembrandt, où il atteint ses limites, - et reste-t-il vraiment lui-même, sinon à ses limites? - il est nuit, nuit absolue, mais habitée d'espérance, transfigurée de jour.

 

7E. LES « COMPOSITEURS »

 

Berenson a jeté beaucoup de clarté sur la peinture de l'Italie du Centre en faisant remarquer que, depuis Duccio jusqu'à Pérugin et Raphaël en passant par Piero délia Francesca, elle avait été dominée par la composition, comme Florence par le dessin et Venise par la couleur.

Il importe de préciser que la composition dont on parle ainsi n'est pas l'art de disposer les personnages d'un tableau en vue d'un certain effet : cette définition ancienne ne concerne que le spectacle de la peinture. Elle n'est pas davantage cette unité qui constitue le tableau comme labyrinthe parfait : en ce sens tous les grands peintres composent. Berenson parle avec raison de « peintres de la composition » dès que l'artiste poursuit une harmonie, une unanimité, une respiration, une dilatation équilibrée de l'espace, et qu'il y subordonne dessin, couleur, lumière, clair-obscur. Raphaël n'étale ni la virtuosité du dessin de Michel-Ange, ni la richesse du coloris de Titien, ni la luminosité de l'Angelico. Ligne, couleur et lumière se contentent chez lui de composer la matière des ondes mélodiques et atmosphériques qui portent la signification fondamentale de sa peinture. Et il en va ainsi non seulement chez les autres maîtres de l'Italie du Centre, mais chez les Français Claude Lorrain et Poussin. La « composition » est donc le moyen d'expression propre aux peintres de l'intégration des choses. Rubens ou Véronèse lui sacrifient dans la mesure où ils font une peinture de la félicité. Au contraire, le Michel-Ange de la Sixtine, d'humeur sombre, la traite généralement avec mépris.

Est-ce en raison de cet optimisme foncier que les « compositeurs » furent souvent aussi des luministes, au moins quand la lumière traduisait encore l'essence? L'exemple de Piero délia Francesca ou de Claude Lorrain (que nous avons joints aux luministes), celui de Vermeer (que nous aurions pu joindre aux « compositeurs ») nous invitent à le croire.

En tout cas, des groupes que nous avons rencontrés, celui de la composition est le plus unifié. Nous ne pourrions même pas y indiquer d'orientations diverses, comme pour le dessin, la couleur, la lumière, le clair-obscur. Connaissance analytique, valeur, mystère de l'appa­rition, dialogue du jour et de la nuit, tout cela invitait à interprétations divergentes. La paix est une, et ressemble partout à la paix.

 

7F. LES PEINTRES DU GESTE ET DE LA MATIÈRE

 

Enfin, certains maîtres soulignent la matière de leur peinture, sa magie substantielle, tel Delacroix, tandis que d'autres s'évertuent à rendre visible, jusque dans l'état final, le geste inscripteur, comme le Goya de San Antonio. Mais il n'y a pas opposition : les peintres du geste sont d'habitude, en même temps, des peintres de la matière, comme le montrent les Song et le dernier Rembrandt. Cette conduite de la matière par le geste et du geste par la matière deviendra même, chez nombre de contemporains abstraits, - un Tobey ou Mathieu, plus gestuels, un Dubuffet ou Tapies, plus matériels, - le sujet même du tableau.

En vérité, la facture ressort chaque fois que l'artiste prend conscience que le monde ne lui est pas donné tout fait, qu'il se construit dans une appropriation active. Les Vénitiens accusèrent le coup de pinceau et les taches (macchie) sur la toile rugueuse lors de la première affirmation bruyante de la personnalité artistique. Et nos tachistes et gestuels de toutes sortes poussent ces démarches au paroxysme parce que le thème de l'œuvre est devenu pour eux non le monde, ni l'objet, mais les approches de l'objet.

 

7G. ÉCHEC D'UN DICTIONNAIRE PLASTIQUE

 

Ainsi s'achève cette revue des familles d'esprits auxquelles donne lieu l'emploi préférentiel d'un moyen d'expression du sujet pictural. Chemin faisant, nous nous serons défaits du préjugé qui veut que dessin, couleur, lumière, clair-obscur, composition, geste, matière, soient des facteurs de tout tableau et que leur absence ou leur mise en veilleuse jugent défavorablement une œuvre. En vérité, comme nous l'avions annoncé, ce sont des moyens expressifs dont l'artiste dispose, les accentuant, les estompant, les supprimant parfois selon sa vision [127]. Malgré leur variabilité très large, ils possèdent chacun une signification déterminée, une essence, ce que les phénoménologues appellent « eidos ».

A telle enseigne qu'on se demande pourquoi s'arrêter en si bon chemin. Pourquoi ne pas essayer de définir une essence, non seulement de la ligne ou de la couleur en général, mais des types particuliers de ligne, de couleur, de lumière ou de clair-obscur : de la droite et de la courbe, du bleu et du rouge, de l'ouverture et de la fermeture, de la composition circulaire ou triangulaire; et, derechef, parmi les courbes, de la ligne ondoyante et serpentine, etc. De même qu'il existe des dictionnaires pour les langues, il serait loisible de concevoir, pour la peinture, des lexiques donnant le sens de ses « éléments » expressifs, de ses « mots ». Et, qui sait? Une fois en possession de pareil instrument, les styles eux-mêmes, - qui ne sont après tout que des syntaxes, - pourraient être réduits par l'analyse. Nous aurions ainsi une méthode exacte pour déchiffrer ces fameux sujets picturaux dont, jusqu'à présent, nous avons dû confier la lecture à une sorte d'intuition.

Et innombrables en effet sont les observations qui nous encouragent en ce sens. Les anciens déjà, pour leurs augures, distinguaient la « droite », propice, de la « gauche », sinistre, ce qui permit à Picasso de renforcer l'angoisse de Guernica en disposant sa déflagration de droite à gauche. On sait également depuis toujours que le « haut » élève et que le « bas i déprime; ainsi, René Huyghe fait remarquer que, dans les Horreurs de la Guerre de Rubens, la composition en quart de roue, où les axes des figures descendent progressivement jusqu'à l'horizontale, dessine une chute évocatrice de la mort (comme dans les Aveugles de Bruegel), tandis qu'un autre mouvement incurvé vers le haut « redresse l'ensemble en un sursaut héroïque » [128].Soyons tout à fait élémentaires : personne ne niera que la ligne droite est plus dure mais aussi plus franche que la courbe; que les compositions convexes nous maintiennent à distance, tandis que les concaves nous aspirent; que tels enfoncements nous protègent alors que d'autres nous étouffent; en sorte qu'il y a tout un vocabulaire des angles selon leur ouverture et selon leur direction : la même pointe, tournée vers le bas, est menace d'agression, qui, tournée vers le haut, est élan. Les couleurs « chaudes » exaltent (elles avancent, attirent), les « froides » rabattent (elles reculent, repoussent), etc. La lumière aussi est vécue tout autrement selon qu'elle déchire ou irradie, flotte ou jaillit. Et ces significations éprouvées par quiconque, le peintre les connaît et les exploite si excellemment qu'on peut définir son génie par le don d'y être plus sensible [129].

Elles ont incontestablement une base physiologique. Il y a des systèmes de lignes qui affectent notre sens de l'équilibre, assurant nos aplombs : les triangles isocèles ou équilatéraux, chers aux classiques; ou, au contraire, nous faisant perdre pied, avec la sensation horrifiée et capiteuse de tout vertige : la diagonale baroque ou la « mandorle » mystique du Greco. De même, René Huyghe cite les expériences du professeur Jacques Benoît sur le pouvoir de stimulation de certaines couleurs : le rouge et l'orangé hâtent la maturation des glandes génitales du canard, phénomène d'autant plus remarquable qu'il n'est pas nécessaire que ces rayons de grande longueur d'onde affectent l'animal par des perceptions visuelles; il suffit qu'ils pénètrent à travers la peau, jusqu'à la région hypothalamique [130]; du reste, on n'ignore pas que les aveugles sont diversement stimulés dans une pièce à dominante jaune, rouge ou bleue. Quant à la prévalence de la droite sur la gauche, elle trouve aussi son fondement dans notre organisme : la plupart des hommes sont droitiers.

A ces observations physiologiques et morphologiques viennent s'ajouter celles de la psychanalyse. Dans ses remarquables ouvrages sur l'imagination, Gaston Bachelard s'est attaché à montrer comment les sentiments universels provoqués par certaines structures matérielles (songeons aux quatre éléments) trouvent leur origine dans les pulsions et les complexes communs à l'humanité. L'examen des littératures et des plastiques les plus anciennes prouve la liaison fréquente du masculin avec l'anguleux, le convexe, le sec, comme du féminin avec le courbe, le concave, l'humide [131]. D'autre part, sans que les études des psychiatres puissent déjà trancher des cas d'espèce, il ressort de tous les travaux faits dans ce sens qu'il existe une corrélation entre les prévalences formelles et les tempéraments fondamentaux, et qu'on peut par exemple, comme l'a inauguré Mme Minkowska, opposer le monde rationnel des schizoïdes au monde sensoriel des épileptoïdes (glyschroïdes) [132].

Enfin, aux yeux de la phénoménologie contemporaine, les significations des éléments picturaux trouvent un fondement plus radical encore : ils s'enracinent dans notre condition originelle, dans ce fait que nous ne sommes pas des consciences pures devant un monde, mais des consciences incarnées qui ne se possèdent elles-mêmes que dans un monde, sur un monde, comme des « êtres-au-monde ». De ce point de vue, Sartre a donné une remarquable analyse du visqueux dans L'être et le Néant. On pourrait croire que la viscosité nous répugne parce qu'elle est d'ordinaire liée à des objets salissants; ou encore parce que les conduites morales que nous disons visqueuses provoquent notre dégoût. Mais tout cela n'est pas premier. Le visqueux inquiète par lui-même l'être-au-monde que je suis. C'est qu'il n'est ni liquide comme l'eau (ce symbole universel de l'agilité de notre conscience), ni solide comme le minéral (ce symbole universel de l'être dur et opaque qui s'oppose à notre conscience); il est un « liquide aberrant », une « fluidité au ralenti », un « triomphe naissant du solide sur le liquide », il est « l'agonie de l'eau », symbole de la chute du moi dans les choses, et de sa chute la plus répugnante parce que toujours indécise, jamais achevée. Ce symbolisme immédiat, - qu'on peut dire existentiel car il se fonde dans notre mode originel d'existence, - s'il trouve un exemple privilégié dans le visqueux, se répète en notre saisie de toutes formes spatiales. C'est du reste à des interprétations de cet ordre que se range le dernier Bachelard, celui de la Poétique de l'Espace (1957). Dans l'univers familier de la demeure, si les angles, les coins, les emboîtements nous parlent, ce n'est pas uniquement parce qu'ils déterminent en nous des états physiologiques, ni qu'ils éveillent des schèmes freudiens, c'est qu'êtres-au-monde, consciences habitant un monde, nous percevons tout entourement et tout remplissement comme expressifs d'un des aspects de notre incarnation [133].

Sommes-nous donc à la veille de créer ce vocabulaire universel de la peinture dont nous parlions tout à l'heure, et qui nous permettrait d'analyser les syntaxes que sont les styles? En vérité, ce programme est trop ambitieux. L'interprétation d'une forme reste un phénomène culturel, qui varie d'après les pays et les époques : les couleurs du deuil ne sont plus les mêmes que dans l'Antiquité et diffèrent d'un pays à l'autre. Il y a du conventionnel dans les significations plastiques, et il ne peut être question de donner aux éléments picturaux un sens absolu. Bien plus, même ainsi limité, leur dictionnaire est voué à l'échec.

En effet, leur fondement physiologique, qui serait le plus précis (parce que le plus matériel), ne suffit pas. C'est un des leitmotive de la psychologie récente qu'un phénomène physiologique ne prend de signification pour une conscience qu'une fois assumé, intégré par elle. Nous sommes donc renvoyés aux interprétations de la psychanalyse ou de la phénoménologie. Et ici tout se complique. Reprenons l'exemple du rouge, et accordons qu'il soit physiologiquement « stimulant » : quel sens cette stimulation prendra-t-elle pour la conscience qui l'accueille ou s'y exprime? Du point de vue psychanalytique, Volmat nous le montre tantôt manifestation de puissance, de force, de joie au travail, de stimulation érotique; tantôt symbole de guerre, de vol, d'impulsion autodestructrice et de crainte sexuelle. En un mot, comme tout élément psychologique, le rouge est bipolaire : positif ou négatif selon les cas, avec tous les intermédiaires possibles. Ce que vient confirmer l'interprétation phénoménologique : si certaines formes, tel le visqueux, provoquent une répulsion assez constante (pourtant déjà la viscosité du miel n'a pas le même sens existentiel que celle de la glu), l'être-au-monde que je suis, d'après son histoire et ses projets, éprouvera le même angle comme symbole de sécurité ou d'emprisonnement.

Bref, il n'y a pas d'éléments psychiques (objets ou formes) à signification univoque. Pour comprendre le sens d'une couleur, d'une ligne, d'une surface, d'une composition, comme la répétition d'un objet chez un peintre, il faut précisément les comprendre, c'est-à-dire les situer dans le dynamisme total, ou mieux dans la signification totale, de ses moyens expressifs. Nous sommes loin d'un vocabulaire universel, clé de la syntaxe des styles. Dans l'infinie complexité de l'expression plastique, le vocabulaire présuppose la syntaxe.

Encore avons-nous considéré ainsi les éléments picturaux en tant que moyens d'expression vulgaires, et non comme moyens d'art. Car alors tout projet de vocabulaire est ruiné d'avance. Il n'y a de lexique possible que là où des signes renvoient à des significations qui en soient distinctes : les syllabes de « caniche » désignent un animal familier, la sonnerie annonce un visiteur, le feu rouge interdit un passage, l'affiche de vacances est le substitut d'un paysage réel. Or, tout ce que nous avons dit du tableau comme absolu formel ou comme sujet pictural proclame qu'il n'est pas un ensemble de signes renvoyant à des significations dans lesquelles on pourrait le traduire. Suffisant, de soi justifié, vision du monde, - et non point message particulier, - il est indéfinissable par autre chose que par lui-même. Sartre dirait qu'il n'offre pas une signification, renvoyant à d'autres significations, mais un sens, ne renvoyant qu'à soi. Et en effet, le fond existentiel de notre être-au-monde, présent dans l'épreuve que nous faisons de toute forme (le visqueux, le trou, etc.), mais implicitement, voici que dans la forme de l'art il devient explicite : les formes, au lieu d'en désigner d'autres, manifestent leur propre profondeur.

Pour ces multiples raisons, nous demeurons loin, infiniment, du vocabulaire projeté : non seulement les signes picturaux sont polyvalents, mais ils ne sont même plus tout à fait des signes. Faut-il donc renoncer à toute réflexion sur eux? Il importe plutôt de distinguer les niveaux. Ce que nous avons dit des coloristes, des linéaires, des luministes, avec les quelques sous-distinctions que nous y avons apportées, reste sans doute assez général pour les éclairer tous. Lorsqu'on veut passer aux espèces particulières et découvrir la signification de la courbe ou du rouge, puis de telle courbe et de tel rouge, il faut se défier d'autant plus que les déterminations deviennent plus précises. Les suggestions qu'apportent les études physiologiques, psychanalytiques ou phénoménologiques restent alors d'un grand prix, à condition de n'y voir que des suggestions - ce qui rejoint l'intention de leurs auteurs.

Aussi aurions-nous achevé les classifications de la peinture si un dernier jeu de catégories générales ne surgissait maintenant, non du rapport entre les quatre sphères du tableau, ni de l'orientation de la vision picturale, mais de son mode d'incarnation.

 

 

Chapitre 8. L'esprit des techniques

 

En les caricaturant, on pourrait dire que nos classiques, comme encore aujourd'hui l'homme de la rue, voyaient la création d'art à peu près de la sorte : l'artiste commence par avoir une idée (une image), engendrée par l'inspiration; il l'élabore en esprit; il la traduit ensuite dans une matière. On comprenait de même tous les modes d'expression. Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, dit le cartésien Boileau à propos du langage : l'écrivain a d'abord une pensée que sa réflexion amène à sa parfaite lumière; il ne lui reste alors qu'à la revêtir de mots, ce qui est un jeu facile. Et pour cause!

Les efforts conjugués de la psychologie et de la philosophie contemporaines ont ébranlé ce schéma traditionnel. Lorsque Van Gogh plante sa toile devant le pont de Langlois à Arles, il ne sait pas encore ce qu'il va peindre. Il n'en a pas une idée toute faite, qui n'aurait qu'à prendre corps dans un tableau. C'est précisément cette idée qu'il va chercher en se mettant à l'ouvrage. Sans doute a-t-il en tête de peindre le pont de Langlois : il se trouve dans un état affectif qui lui fait choisir ce « motif » plutôt qu'un autre; ou peut-être un de ses derniers tableaux lui a-t-il suggéré un assemblage de lignes ou de couleurs pour lequel le pont de Langlois fournirait une matière convenable. Mais il ne s'agit encore en cet instant que d'intention, d'orientation, de visée, et nullement de contenu. C'est au contraire à travers les démarches concrètes appelées malencontreusement exécution que l'intention, encore vide et flottante, va tenter de se préciser. Loin que le tableau réel sorte du tableau mental, - lequel n'a jamais vraiment existé, - le tableau mental sort du tableau réel. Ou plutôt ils s'engendrent mutuellement. D'une part, l'œuvre a besoin, pour naître, d'une intention motrice; de l'autre, cette intention trouve sa forme et son sens à travers une suite de manipulations qui à la fois la réalisent et l'inventent. La création picturale s'opère non en rêvant des images dans un fauteuil, - sinon chacun serait artiste, - mais au niveau des gestes professionnels du peintre.

Ces démarches manuelles et créatrices commencent aux préliminaires du tableau. Le choix d'un support (bois, mur, toile grosse ou fine), du format de ce support (100 x 73, etc.), des pigments (précieux ou vulgaires, finement ou sommairement broyés), des véhicules (huile, eau, œuf), enfin de l'instrument (pinceau plus ou moins fourni, couteau, spatule, style, pouce), tout cela déjà oriente le Pont de Langlois. Et cette contraction du champ des possibles se précipite dès la première touche. Qu'une ligne ait été tracée, et aussitôt elle en appelle une seconde, puis la seconde une troisième, selon ce mélange de logique interne et de liberté que nous avons appelé le style. Il en va de même des couleurs : la pose d'un bleu aura des conséquences infinies dans toute l'aire de la toile. L'artiste pourra l'appuyer ou le contredire, l'exalter ou l'éteindre; il aura toujours à respecter des rapports de valeur et de complémentarité propres à ce bleu-ci et à nul autre. Ainsi, la création avance d'appel en appel et d'exclusion en exclusion, jusqu'à ce qu'un nouvel appel ne soit plus possible, que les exclusions soient définitives, qu'on ne puisse ajouter une touche sans compromettre les précédentes. L'intention, visée confuse au début, s'est accomplie. Un autre pas donnerait lieu à une autre œuvre. Le tableau est achevé.

On voit mieux sans doute le rapport entre visée et conduites manuelles. Dès le départ, et à chaque nouvelle étape, à chaque nouveau geste, il faut un projet qui donne le branle et oriente; l'artiste sera même d'autant plus grand que cette orientation sera chez lui plus vive, plus ferme, qu'elle prévoira de plus loin les démarches (comme le bon orateur invente à distance la suite de sa phrase) [134]. De plus, l'intention juge et mesure sans cesse le travail en cours; si l'artiste, entraîné par l'élan de ses manipulations, vient à la contredire, il rebrousse chemin jusqu'au choix où il estime avoir malheureusement bifurqué. La visée importe donc. Il n'empêche qu'elle n'est jamais, à chaque moment, qu'une orientation, qui se détermine dans le geste ouvrier. Un artiste sait vraiment ce qu'il a voulu faire après l'avoir fait. En d'autres mots, l'inspiration a un double sens en art : elle désigne l'intention première de l'ouvrage, qui apparaît à l'artiste comme quelque chose d'imprévu, comme une grâce; mais elle couvre aussi ces grâces et bonheurs successifs, ces heureux hasards à travers lesquels l'intention trouve son sens dernier.

C'est pourquoi, si l'œuvre s'origine dans l'esprit de l'artiste, néanmoins, comme cet esprit ne s'actualise qu'à travers son dialogue avec une matière concrète, pesante, résistante, on devrait dire que le principe créateur dans les arts plastiques, c'est la main. Focillon terminait la Vie des formes par un « éloge de la main », et il avait raison. Comprise dans sa spiritualité (avec l'œil et tout le corps animé derrière soi), elle est le style même. Celle de Van Gogh avait sa façon de triturer les couleurs; elle appelait de préférence un pinceau lourd, une toile au grain épais sur lequel l'instrument pût mordre; son rythme, sa cadence, faisait l'enchaînement régulier de ses lignes et les affinités de sa palette. Somme toute, le génie d'un artiste résulte d'habitudes manuelles, qui définissent son style constitué, en même temps que d'une liberté manuelle, qui définit son style à faire. Par la main vivante, le tableau sera à la fois un Van Gogh et un nouveau Van Gogh [135].

Et ceci nous permet deux précisions. Quand on parle de la vision d'un artiste, il ne s'agit nullement d'affirmer qu'il apercevrait le monde d'une autre façon que le simple mortel. Se promenant en badaud devant le pont de Langlois, Van Gogh ne le voit pas différemment de nous. C'est par rapport au tableau à faire, et surtout au tableau qui se fait, que le pont de Langlois est saisi d'une manière nouvelle, où lignes et couleurs transfigurent le « motif ». La vision artistique n'équivaut donc pas à une sorte de voyance, qui se traduirait ensuite par la main. Greco ne voit pas Greco, il fait, il travaille, il peint Greco.

De même, l'art sans doute établit un dialogue interpersonnel, contact d'âme à âme, échange de deux visions du monde, celle de l'artiste et celle du spectateur : et pour autant il est sympathie, empathie, comme y ont insisté les théoriciens de l'Einfühlung. Mais cette com­munion s'obtient à travers un objet matériel, ayant ses lois d'objet construit, avec les bonnes et mauvaises fortunes que cela implique. Rien comme les arts plastiques ne montre que l'homme, dans ses créations les plus sublimes, dans ses communications les plus intimes, reste, selon le mot de Marx, un être ouvrier.

Nous sommes d'ores et déjà capables de définir la technique en peinture. Comprise dans un sens général, elle est l'ensemble des procédés picturaux : recettes qu'il faut avoir dominées si l'on veut éviter les mécomptes (songeons à ce que sont grammaire et stylistique pour l'apprenti écrivain). Dans un sens déjà plus étroit, on parle de la technique d'une école ou d'un atelier : il ne s'agit plus de règles impersonnelles, mais d'un corps d'habitudes qui supposent et supportent une vision commune à un groupe de peintres : telle est la technique de la peinture vénitienne vue par Boschini. Enfin, on peut parler de la technique propre d'un maître. Il arrive qu'on entende simplement par là qu'il a de la technique, c'est-à-dire qu'il connaît un grand nombre de procédés picturaux. Mais le plus souvent on désigne sa main elle-même, avec l'environnement de matières, d'instruments, de démarches qu'elle affectionne, qui lui correspondent familièrement. On comprend, à ce compte, que certains artistes et critiques, très conscients du caractère manuel de l'art, se plaisent à dire que peinture et technique sont synonymes et que le génie pictural se mesure à l'invention d'une technique. Car ainsi comprise, elle devient le « corps » d'un style dans ce qu'il a de plus original, de plus animé, de plus spirituel. Alors, à la condition de s'entendre, c'est tout un de dire, parlant de Van Gogh, que devant le pont de Langlois est venu s'établir son style, sa vision du monde, son sujet pictural, sa main ou sa technique.

Il ne faudrait pourtant pas croire que ces trois acceptions n'ont aucun lien entre elles. Il doit exister des affinités entre le style d'un peintre ou d'une école, c'est-à-dire leur « technique » au sens le plus étroit du terme, et les « techniques » au sens large de procédés généraux. En d'autres mots, comme il y a un esprit du réalisme ou de l'abstraction, du classique ou du baroque, du dessin ou de la couleur, ainsi faut-il s'attendre à trouver un esprit du tableau de chevalet, de la fresque, de l'huile, de la détrempe, etc. Et, pour autant, nous voici conduits à une dernière et importante classification.

On devrait même dire à des classifications, car chaque élément du tableau - supports, pigments, média - fournit la sienne. Ajoutons que les techniques se différencient encore selon leur tempo plus ou moins rapide, plus ou moins réfléchi ou impulsif. On trouvera même des distinctions utiles dans le degré d'aventure ou de prudence qu'elles comportent. En un domaine aussi vaste, nous devrons nous limiter aux notations les plus saillantes. Ce n'est point paresse ou manque de loisir. Les techniques générales sont des réalités très souples, qu'il suffit de modifier quelque peu pour en retourner le sens. On ne saurait leur trouver d'esprit commun qu'en les observant de haut.

 

8A. LES SUPPORTS [136]

 

A l'origine, la peinture prenait place sur des objets déjà constitués : meuble, coffret, vase, proue de navire; ou bien encore elle « enluminait » une statue. Ainsi subordonnée, elle était décorative, avec un coefficient magique; elle se soumettait aux formes des ustensiles, qui lui imposaient d'étroites servitudes.

Mais dès les temps préhistoriques, elle connut un autre support : la paroi. Déjà celle des cavernes, aux larges surfaces libres, lui découvrit ses pouvoirs d'ordonnance symbolique de l'espace (Leroi-Gourhan). Et quand le mur de la grotte fit place à celui des palais, des temples, des mastabas, cette conscience devint adulte. On peut parler dès lors d'un esprit de la fresque, qui se retrouve aussi bien chez les auteurs du bas-relief de Ramsès II que chez le Giotto de Padoue, le Masaccio des Cannes, le Simone Martini du Palais communal de Sienne, le Piero d'Arezzo, le Raphaël des Stanze, le Michel-Ange de la Sixtine et même le Delacroix de Saint-Sulpice, de la Chambre et de l'Hôtel de Ville. C'est un certain sens de la grandeur monumentale suscité par l'architecture : celle-ci invite à couvrir de larges surfaces; son caractère d'habitacle et les nécessités de la vue à distance y imposent des traditions de statisme et de grandeur; surtout, liée aux grandes fonctions collectives de la société, elle devait confirmer la peinture dans son rôle souverain de pourvoyeuse de mythes.

Une troisième orientation s'amorça quand la peinture, aux VIe et ve siècles grecs, devint un objet détaché, amovible. Elle fut invitée pour autant à se concevoir comme un monde ayant ses lois propres, distinctes de celles de l'édifice. Là où se feront jour des préoccupations réalistes, elle pourra même se prendre pour un univers de remplacement. Elle céda peut-être à la tentation en Grèce (où le tableau indépendant trouva son origine), puisqu'on s'y vantait que des oiseaux aient becqueté les raisins de Zeuxis. Elle y succomba à l'ère baroque, où les tableaux amovibles munis de leur rideau de scène étaient considérés comme des mondes enchantés, transportables et interchangeables, qui à Anvers se relayaient selon les fêtes, par-dessus l'autel. Elle y sacrifia de façon plus subtile dans l'icône russe, morceau de ciel détaché sur la terre.

Enfin, l'inspiration picturale connut une dernière mutation lorsqu'à partir du xve siècle, et surtout du xviie, on remplaça le bois précieux des châssis par la toile. Non seulement la toile rend la touche plus sensible, plus visible, plus vivante, - caractère important en un temps où l'artiste prétendra s'affirmer, - mais le tableau de chevalet en matière peu précieuse encouragea une peinture de plus en plus expérimentale : cherchant moins à faire œuvre définitive qu'à pousser les pointes les plus aventureuses, les plus contrastées. Le châssis entoilé, léger et gratuit comme un acte libre, sera le matériau rêvé de ces « brouillons sublimes » que sont tant d'œuvres d'aujourd'hui.

Sans forcer les choses, il se dégage donc un esprit des peintures selon qu'elles prennent pour support un ustensile, un mur, un châssis autonome mais précieux, ou enfin la toile légère, le carton préparé (dès Rubens), le papier (dès la Chine).

 

8B. LES PIGMENTS

 

II en va de même si l'on considère les colorants mis en œuvre. Les anciens recouraient à des matières naturelles ou dérivées de produits naturels par une chimie très simple : terres brûlées, poussières de verre bleuté (lapis-lazuli), oxydation du fer, etc. Ces produits venaient souvent de pays lointains, ainsi la pourpre, le cinabre ou l'orpiment. Le peintre les broyait lui-même ou les faisait broyer sous son contrôle par ses apprentis, comme le montrent tant de tableaux flamands; même au XVIIe siècle, lorsque apparaîtront les couleurs préparées, les grands maîtres garderont leurs broyeurs d'atelier. Au contraire, le peintre moderne utilise de plus en plus les pigments synthétiques; si ceux-ci viennent de loin, c'est avec la facilité des communications modernes; et généralement les produits sont broyés d'avance, ou même servis en tube, déjà mélangés au médium.

On trouvera oiseux ce parallèle. Les méthodes anciennes ont fait la résistance des vieux chefs-d'œuvre; en quoi intéressent-elles l'esprit des peintures? Au vrai, il faut rattacher cette qualité naturelle et rare des anciens pigments, ainsi que leur broyage selon des rites, à ce que l'on sait de l'esprit magique, animiste, de l'être humain jusqu'au xvie siècle. On comprend mieux alors à quel point la peinture d'autrefois fut non seulement artisanat mais alchimie, spéculation mystérieuse sur les arcanes. Parlant des rapports entre sujet scénique et sujet pictural dans le tableau, nous notions que jusqu'au xvie siècle la vision de l'artiste avait été ouverte au monde tel qu'il est, confiante dans les choses particulières ou au moins dans le Logos de l'univers. L'alchimie des pigments précieux révèle la même orientation au niveau des démarches opératives.

Et parallèlement, la conception du peintre moderne ayant perdu confiance dans l'intelligibilité et la beauté objectives et insistant sur la subjectivité dans tout surgissement de valeurs, se retrouve face à ses colorants. Il ne se donne plus pour tâche de dévoiler leurs vertus mystérieuses. Il les utilise, les élabore à loisir, aux fins surtout de s'y exprimer, aussi libre vis-à-vis d'eux que vis-à-vis delà structure d'un corps ou d'un arbre. Le mortier à broyer des anciens et nos modernes tubes à couleurs tranchent deux univers spirituels.

 

8C. LES MEDIA

 

Néanmoins, ce que nous venons de dire des supports et des pigments s'efface devant le rôle des véhicules. Par malheur, les modernes comme les anciens en font un secret d'atelier, et, contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'analyse chimique nous est ici d'un piètre secours. En effet, la couche picturale se présente comme un corps très complexe, résultat de multiples synthèses : synthèse des véhicules et des siccatifs entre eux, puis des couleurs entre elles et avec les véhicules, puis de la couche picturale proprement dite et des dessous, etc. Or, les hauts polymères ainsi constitués, nous pouvons les analyser en faisant par exemple de minuscules prélèvements dans une partie peu voyante du tableau, mais deux questions restent le plus souvent sans réponse. Quels corps ont servi de point de départ (car un résultat chimique complexe peut s'obtenir à partir de produits différents)? Par quels stades successifs l'élaboration a-t-elle eu lieu (car un résultat chimique complexe peut s'obtenir à travers des phases de composition différentes)? Deux questions auxquelles nous devrions répondre pour savoir comment les maîtres éprouvaient leur matière. Puisqu'elles sont malaisément solubles, nos réflexions sur l'esprit des véhicules s'en tiendront aux espèces générales.

La peinture à la fresque admet mal le repentir. Comme il s'agit de peindre sur l'enduit avant qu'il ne soit sec [137], l'artiste après les dessins préparatoires doit établir un carton à l'échelle de l'œuvre; ce carton lui-même est reporté par décalque sur des poncifs, où les contours des figures sont percés de trous; les poncifs appliqués sur l'enduit, on les tamponne de poudre noire ou rouge qui, passant par les trous, dessine les figures d'ensemble sur le mur; on passe alors à la peinture proprement dite. Bref, le procédé à la fresque se prête à des œuvres longuement méditées, aussi achevées que possible, et cependant d'un effet large, monumental. Il contrarie un art d'expérimentation et de rendu personnel. On imagine mal Vinci ou Rembrandt peignant habituellement d'après ce procédé, où Giotto et Piero della Francesca furent à l'aise.

Il y a de même un esprit de l'encaustique, chère à l'Antiquité. Sur un enduit de plâtre fin, on applique les pigments dans un véhicule de cire utilisée pâteuse; lorsque la couche picturale est constituée, on la réchauffe pour que la cire soit absorbée par l'enduit et que s'adoucissent les contours. C'est donc, comme la fresque, un procédé délicat, patient, calculateur, supposant une grande sûreté de main. Mais l'encaustique y ajoute la tentation du trompe-l'œil : grâce à sa transparence, au glissement des dégradés, à la matité ou au luisant du polissage, la cire se prêta à l'illusionnisme de Zeuxis et d'Apelle, dont nous avons un écho dans la chair encore présente des portraits funéraires du Fayoum.

Un autre monde est défini par les détrempes, qui jouèrent un rôle capital dès la plus haute antiquité. Ainsi ces détrempes complexes [138], à base d'oeuf, qui ont porté l'effort de la Renaissance italienne. Le sujet est assez fuyant parce qu'il en existe mille recettes et que, par exemple, un vernis approprié peut les rendre difficilement discernables d'une peinture à l'huile. Il n'en reste pas moins que la « tempera » est normalement incapable des sonorités de l'huile. Surtout, le trouble échappe à ses prises : jamais elle n'eût suffi à rendre les voluptés orageuses de Titien. Pure, diaphane, innocente, un peu acide, elle excella à capter la vision transparente, mentale, du Quattrocento italien.

Quant aux détrempes simples, à l'eau gommée, elles ne sont pas seulement d'excellents procédés d'études; elles aussi ont un esprit qui consonne parfois si bien à certaines visions qu'elles s'élèvent à la dignité d'art majeur. L'aquarelle est seule à rendre la volatilité de Fragonard ou de Dufy. Le pastel, si mièvre au xviiie siècle, trouve brusquement sa destination spécifique dans les danseuses et les baigneuses de Degas. Le lavis à l'encre, austère et vaporeux, rigoureux et évanescent, fut l'instrument désigné du paysage taoïste de l'époque Song.

Enfin, voici l'esprit de l'huile. Ou les esprits, car on en compte deux : le flamand et l'italien. En effet, quel qu'ait été exactement son « truc » [139], Van Eyck l'a exploitée dans un sens très personnel. Grâce à un nouveau diluant, il fit de l'huile, jusque-là limitée aux empâtements, un instrument de précision, ciselant les plus menus détails; ensuite, le vernis incorporé au véhicule lui permit d'agatiser la couche picturale; et en combinant les deux, il réalisa une perspective aérienne où le volume d'air qui contient les personnages conjoint la subtilité des transitions et l'éclat. En d'autres mots, Van Eyck, le dernier et le plus grand des miniaturistes bourguignons, conçoit la peinture à l'huile comme une miniature géante. Telle la miniature, où culmine le faste des grands Ducs, le tableau eyckien se présente comme un objet somptueux, travaillé jusqu'à l'infime détail. Condensant un labeur énorme (songeons au triomphe contemporain de la tapisserie), non content de refléter les matières précieuses, il veut en être une lui-même (témoin l'autre triomphe contemporain, celui de l'orfèvrerie). Rien n'est donc plus gothique, plus « fin du Moyen Age » au sens de Huizinga. Et si la perspective aérienne répond déjà chez Van Eyck à la conception renaissante, c'est encore d'une façon partiellement gothique, car son espace-contenant est lui-même pierre précieuse, joyau éblouissant, par l'éclat, la finesse et la dureté de la nuance.

Antonello de Messine, dont hérita Bellini puis les grands Vénitiens, semble avoir connu quelque chose du procédé Van Eyck, qu'il combina sans doute avec le vieux procédé Théophile (xiie s.), mais en mettant l'huile à la mode en Italie, il en change l'esprit. D'instrument de précision chez le Flamand au regard minutieux, plus intense que large, elle devient chez l'Italien le véhicule d'une vision ample, souple, sonore, d'ensemble : Van Eyck part de la miniature, Antonello de la fresque. Cet élargissement n'est pourtant chez lui, et même chez Bellini, qu'une amorce. Giorgione et surtout Titien, puis tous les Vénitiens derrière eux, s'aperçoivent que l'huile condense l'ombre autant que la lumière, une ombre orchestrée en profondeur, dont on a dit qu'elle était transparente comme la lumière chez les Flamands; et ils lui confient de suggérer le trouble, l'orage, celui du ciel et celui du cœur. Titien fait alors un pas nouveau. Au moment où le vieux Michel-Ange laisse à ses statues quelque chose d'inachevé, il souligne dans la Pietà de l'Académie de Venise les premiers empâtements, accrochages de lumière, effets baroques, presque expressionnistes, mais surtout présence de la main de l'ouvrier, de son tact le plus intimement personnel. Loin d'effacer les traces de sa touche, comme Van Eyck et les Primitifs, le maître se complaît maintenant à les faire saillir. Sans doute, nous retrouvons aussi dans les fresques antiques du Fayoum le travail visible de la spatule ressaisissant la cire encore chaude, mais c'est peu en comparaison de ces épaisseurs grasses où se lira toute la personnalité de Titien, de Delacroix ou de Van Gogh. Enfin, l'huile n'allait pas seulement permettre de détacher la touche, elle enregistrera le trajet créateur lui-même, avec ses hésitations, ses détours. Elle sera par excellence la peinture du repeint [140], merveilleux instrument pour un art qui, avec les siècles, deviendra toujours plus expérimental, souvent moins attentif au résultat qu'à la marche de l'invention. Décidément, on comprend que Spengler, cherchant à caractériser l'esprit « faustien » de l'Occident, - sens de l'espace ouvert, de la passion trouble, de l'originalité personnelle, de l'analyse génétique, - ait compté parmi ses témoins majeurs la peinture à l'huile.

Sans qu'il s'agisse de médium proprement dit, on trouverait les mêmes différences d'esprit dans les techniques du dessin. La mine de plomb convint à l'univers linéaire rigoureux de Michel-Ange, de Léonard et de Bruegel. La sanguine, plus large et rougeoyante, porta l'expansion rubénienne. Le fusain résonne des orchestrations romantiques. Le conté, avec ses possibilités presque contradictoires, allait se prêter à toutes les prestidigitations modernes [141].

 

8D. LE TEMPO DES TECHNIQUES

 

Nous avons étudié jusqu'ici les éléments matériels du tableau (supports, pigments, média) quant à leur nature. D'autres distinctions naîtraient si nous considérions les résistances que chaque procédé manuel oppose au travail de l'artiste, c'est-à-dire le tempo auquel il oblige la création. Le dogmatisme y serait malvenu, car toutes les techniques ne laissent pas aisément comparer l'intensité et les modalités de l'effort qu'elles requièrent : qu'y a-t-il de plus exigeant, l'eau-forte ou la peinture à l'huile? Quelques catégories s'ébauchent néanmoins.

La peinture à fresque, nous l'avons dit, supposant plus de patience que la peinture à l'huile, du moins vénitienne, conditionne évidemment les habitudes de pensée et d'expression d'un Giotto ou d'un Piero, par opposition à Titien ou Rubens. On relèverait des différences semblables entre maîtres de l'huile et maîtres de l'aquarelle, entre burinistes, aquafortistes et lithographes. Mais le tempo des techniques ne se marque nulle part comme dans le contraste entre « peintres » et « dessinateurs », et c'est même pour le prévoir que nous avons envisagé la présente rubrique.

Le terme dessin est équivoque. Nous lui avons fait caractériser les artistes linéaires, tels les Florentins. En un sens plus large, il désigne toutes les expressions graphiques de prime saut, celles où se lit le jaillissement de la création : ainsi entendu, il peut se montrer linéaire, mais aussi coloriste, valoriste, luministe, clair-obscuriste, composé, gestuel, « matériel », selon le génie de l'artiste. Or, ce qui nous intéresse, c'est qu'en cette seconde acception, le dessin donne lieu à deux attitudes. Pour les uns, les « peintres », il est simple halte menant au tableau ou à tous les degrés de la gravure, tantôt première étape de l'élaboration, tantôt, en des heures intimes, confident exceptionnel de sentiments trop intenses, trop présents pour être rendus autrement que par cette expression la plus dépouillée, la plus immédiate; ainsi les monstres de Vinci, de Goya, ou les 180 croquis d'abréaction exécutés par Picasso autour de Noël 1953, et où se liquida une crise amoureuse. Pour d'autres le dessin n'est pas l'étape mais le terme : tels sont les « dessinateurs », hommes de premier moment. Ils ne voient jamais si clair qu'au départ et la méditation ne leur sert à rien, sinon à préparer pour une autre occasion une nouvelle fulguration, aussi instantanée, aussi peu propre au développement. Le xixe siècle en fournit deux exemples remarquables en la personne de Daumier et de Toulouse-Lautrec, embarrassés tous deux dès qu'ils abordent les patiences et les complexités de la toile. Le pinceau est trop lent pour leur main; seul le crayon en épouse assez exactement les mouvements et les pressions. Leur besoin de faire vite, d'arrêter l'instant vertigineux, est égal quand ils gravent : qu'auraient-ils fait si la technique de leur temps ne leur eût permis de remplacer les cheminements de l'eau-forte par le far presto de la lithographie [142]. Du reste, ils immortaliseront le genre, élevant la caricature et l'affiche même jusqu'à l'art.

Ces deux attitudes suffisent-elles à juger du niveau d'un artiste? Ne nous hâtons pas : rien n'est plus divers que l'esprit et ses expressions. Il n'en reste pas moins que, normalement, les productions majeures requièrent des techniques qui soutiennent, qui forcent la méditation. Si vraiment, avant l'exécution, l'idée n'existe qu'à l'état de visée, si elle ne se détermine que dans le dialogue concret avec la matière picturale, à travers des démarches manuelles, il importe que cette matière résiste à l'esprit pour lui permettre de se trouver, de s'éveiller à sa profondeur : il faut qu'il morde sur elle, qu'il engrène. C'est pourquoi, nous dit Valéry après Gautier, le poète se donne les contraintes du vers; le sculpteur ne projette pas le Moïse dans la cire ou dans la terre glaise, mais dans la résistance du carrare ou du paros, et les statuettes de Tanagra restent des œuvres plus charmantes que solides. Le dessin, si précieux quand il nous livre les pré­misses d'une grande œuvre, ou qu'il nous confie les pulsations secrètes de la vie intérieure, le dessin nous cause un malaise dès lors qu'il devient l'expression ultime et définitive du génie. Après tout, Lautrec et Daumier, « dessinateurs », sont sans doute les dieux majeurs d'un genre mineur, - comme les purs aquarellistes.

Aussi est-ce merveille que la Chine ait créé les sommets du paysage Song dans une technique aussi inconsistante que le lavis à l'encre. A moins que l'inconsistance ici ne soit plus relâchement mais extrême tension, discipline et intériorité : le flou taoïste n'est-il pas sentiment métaphysique dans une dernière rigueur? On n'en dirait déjà plus autant de la légèreté des estampes japonaises, celles d'Outamaro ou de Harunobu. Malgré leur nervosité, leur virtuosité, leur grâce, elles confirment le décalage entre la culture suprême de la Chine et la culture dérivée et séduisante, mais un peu facile et opportuniste du Japon.

 

8E. L'AVENTURE DES MATIÈRES

 

On pourrait enfin proposer une classification des techniques selon leur longévité. Par opposition à la poésie ou à la musique, que n'affectent pas en elles-mêmes le texte ou la partition, la peinture subit, corps et âme, les vicissitudes de sa matière : elle vieillit, noircit, rancit, se craquelle, et aussi se restaure, se patine, mûrit avec elle. C'est pourquoi il est bon de s'armer de prudence avant de l'interpréter : dans quelle mesure ce Rubens déparé par des repeints, ce Véronèse assombri par le noircissement de ses verts, ou au contraire ce Rembrandt relevé de tons par une restauration hâtive [143] donnent-ils encore l'idée du tableau primitif? La première chose devant une réalisation picturale est de s'assurer qu'on a bien affaire à elle.

On se demandera en quoi la caducité des peintures contribue à les classer. C'est que l'artiste, au moment de créer, sait mieux que personne combien l'art de peindre est une aventure où il faut sans cesse choisir entre ce qui exprimera mieux mais se détériorera plus vite, et ce qui tiendra davantage mais exprimera moins bien. Il penchera selon sa vision, audacieuse ou réservée. Audacieux, voire téméraire, Vinci, tellement tourmenté d'expressions nouvelles qu'il ne prit pas toujours la peine de les mettre à l'épreuve et paya ses impatiences de la perte de la Cène. Audacieux encore les impressionnistes qui, pour être plus lumineux, desséchèrent leur couleur au point de la faire tôt rancir et dont les empâtements, devenus des nids de poussières, contredirent à long terme ce qu'ils poursuivaient dans l'immédiat. Fallait-il donc renoncer à une certaine qualité de lumière vibrante qui ne pouvait être obtenue que par ces empâtements desséchés? Voici par contre les Flamands du xve siècle, pleins de prudence, attachés à des recettes séculaires qui ne les trompèrent jamais. Mais aussi finirent-ils à la longue par y étouffer leur puissance créatrice. Problème de tous les temps, puisque le peintre Aujame écrit avec humour que « nombre de professeurs d'hier et peut-être d'aujourd'hui préconisent un ensemble de précautions qui, si elles doivent prévenir les accidents futurs des œuvres peintes, assurent en revanche de les rater tout de suite » [144]. Il n'y a pas de voie moyenne. Circonspection et audace se sont partagé et continueront à se partager les créateurs selon la pente de leur génie.

* * *

II demeure une question tue à dessein jusqu'ici : est-ce l'esprit d'un maître ou d'une école qui suscite une technique ou, au contraire, l'invention d'une technique qui provoque l'éclosion d'un esprit nouveau? En réalité, qu'un procédé inconnu surgisse par hasard, s'il ne répond à aucun appel de la mentalité contemporaine, il dormira stérile [145]. Inversement, si un état d'esprit ne trouve pas autour de lui les moyens d'expression adéquats, il en restera aux aspirations vagues. Mais les deux vont généralement à la rencontre l'un de l'autre. Une possibilité pratique, sans créer la mentalité contemporaine, lui révèle souvent certains de ses aspects latents, qui alors s'en nourrissent. Et réciproquement, un nouvel état d'esprit, même implicite, cherche ses expressions avec tant d'énergie qu'il finit d'ordinaire par les trouver. D'où cette sensation qu'on éprouve en lisant l'histoire, d'une harmonie préétablie entre les découvertes techniques et l'évolution des visions du monde. L'essence de térébenthine se commercialise à point nommé lorsque Van Eyck veut solubiliser l'huile. Les Vénitiens songent à fabriquer de grosses toiles de chanvre et à s'en servir comme support au moment où le style est aux larges décorations. La lithographie est inventée par le Bavarois Senefelder en 1796, et importée en France de 1806 à 1808, comme pour offrir aux fulgurations romantiques le procédé d'expression mobile qu'elles attendaient. Et l'on pourrait en dire autant de l'encre, du pinceau, etc. S'il y a d'heureux hasards, l'esprit ne trouve le plus souvent que ce qu'il cherche.

Et généralement il n'oublie que ce qu'il lui plaît d'oublier. On a beaucoup parlé du déclin de la technique picturale au cours du XVIIIe et surtout à partir des débuts du xixe siècle. Le Journal de Delacroix nous parle de ses perplexités en ce domaine. David fut le bouc émissaire, accusé d'avoir consommé la ruine en ne formant pas ses élèves. D'autres, remarquant que Girodet ou Guérin, élèves de David, étaient de ce point de vue mieux formés que leurs contemporains, - un Prud'hon, par exemple, - ont cru qu'il fallait incriminer la fermeture de l'Académie des Beaux-Arts sous la Révolution. Tout cela contient une part de vérité. Mais la perte des connaissances techniques ne fut pas seulement une fatalité extérieure et contingente de la peinture. Elle manifeste une transformation de son esprit. Dès les premiers remous du Romantisme, l'artiste devient un inquiet, plus épris d'aventure, d'expériences hasardeuses que de valeur stable et de tradition. Si bien qu'on doit se demander si la perte accidentelle de la technique a obligé les peintres du XIXe siècle (Delacroix, Manet, Degas, Cézanne et tous les autres) à repenser de fond en comble le problème de la peinture, ou si ce n'est pas leur besoin de repenser le sens de l'acte de peindre qui favorisa cet oubli. Un certain matérialisme à courte vue choisirait le premier terme de l'alternative; Spengler, résolument le second. Ne choisissons pas.

Ainsi, toutes nos réflexions sur le rôle des facteurs manuels dans l'art nous conduisent au même point. La matière et l'esprit y sont en causalité circulaire, en dialogue. C'est ce qui fait l'importance énorme des considérations de métier et des classifications basées sur la technique, pour la compréhension, même esthétique, de la peinture.

* * *

Il va de soi qu'il y aurait place pour d'autres classifications picturales. Deux surtout semblent mériter notre intérêt.

Les auteurs allemands ont médité avec profondeur sur la distinction du sublime et du gracieux. Ou bien le sensible suggère l'» Idée » par sa déchirure ou son explosion : tel est le sublime sous ses différentes formes, l'immense, le majestueux, le monstrueux, le tremendum, etc.; ou bien, au contraire, le sensible dévoile l'esprit par sa réussite, par une intégration si parfaite de la matière que celle-ci devient spirituelle : c'est le gracieux, avec toutes ses modalités, du naïf à la féerie, où la matière perd sa pesanteur et se volatilise, jaillissant de sa propre facilité, comme un don, une grâce; on connaît le jeu de mots bergsonien sur les deux sens de gracieux : à la fois ce qui nous est donné gratuitement et ce qui nous séduit. Mais un coup d'œil sur l'histoire des grandes peintures nous convainc que ces réflexions, suggestives quant à la nature de l'art, n'autorisent pas une classification. Les œuvres qu'on pourrait considérer d'abord comme gracieuses sont toujours mineures. Dans les hauts styles, la grâce n'est jamais qu'une modalité du sublime. Avec leurs réussites et leurs défaillances, Raphaël, Watteau ou les maîtres de l'estampe japonaise en fournissent la preuve et la contre-épreuve [146].

Resterait à nous demander si nous n'aurions pu tirer parti d'une classification qui a fait fortune en littérature : celle qui distingue l'épique, le lyrique, le tragique, le comique et le romanesque. Projet d'autant plus séduisant que cette ancienne théorie des « genres » vient de se renouveler sous l'influence des phénoménologues. Ils ont montré qu'elle n'est point empirique, mais se fonde dans les structures mêmes de notre conscience, laquelle connaît, du moins dans l'expression littéraire, cinq grandes attitudes, partant cinq « inspirations » devant l'univers. Et voici que les lois de l'épopée ou du drame, autrefois collection de recettes, prennent un sens profond et comme une nécessité intelligible. Comment ne pas en faire bénéficier les arts plastiques [147]? On remarquerait que Rubens a la vision épique, Delacroix lyrique, El Greco tragique; le comique et le romanesque trouveraient une expression chez Miro; et du coup nous éclairerions ces auteurs de tout ce que nous savons des « genres » en général. Mais cela sonne faux. Même les peintres qui tolèrent les épithètes de cette sorte n'en sont guère mieux compris. L'épique, le tragique, le comique et le romanesque ont besoin d'une durée que seuls les arts du temps leur fournissent. Ils exigent de plus des circonstances multiples et précises ainsi qu'une explicitation conceptuelle qui postule le langage articulé des lettres. L'espace de la toile, immobile, et dont nous disions qu'il n'exprime pas un message mais une pure vision, ne peut qu'effleurer ces longues « histoires ». Seul le lyrisme y a cours. Mais qu'apporté un système de catégories qui n'en retiendrait qu'une?

Nous avions reconnu quatre niveaux de significations dans le tableau : un spectacle, une beauté d'agrément, la rigueur de l'absolu, un sujet pictural. Nos réflexions présentes démontrent que les classifications les plus fécondes s'appuient sur les mêmes quatre niveaux, soit qu'on les considère dans leurs relations réciproques, soit qu'on analyse les composantes du plus important d'entre eux, le sujet pictural. Seule la répartition des peintures selon les techniques échappe à notre cadre. Mais c'est aussi la plus fragile. De tous les arts de l'espace, la peinture, nous allons le vérifier par contraste, est le moins assujettie à sa matière.

 

Henri Van Lier

Les Arts de l'Espace, Casterman, 1959

 
 
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Notes: 

[1] F. J. J. BUYTENDIJK, La Femme, DDE, 1954, rééd. 1967, p. 201.

[2] En ce qui concerne ces caractères dans l'image filmique, cf. G. Cohen-Séat et P. Fougeyrollas, L'action sur l'homme : cinéma et télévision, Denoël, 1961.

[3] « Ce corps morcelé (...) apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exoscopie, qui s'ailent et s'arment pour les persécutions intestines... » (Jacques Lacan, écrits, Le Seuil, 1966, p. 97). « II faut feuilleter un album reproduisant l'ensemble et les détails de l'œuvre de Jérôme Bosch pour y reconnaître l'atlas de toutes ces images agressives qui tourmentent les hommes. La prévalence parmi elles, découverte par l'analyse, des images d'une autoscopie primitive des organes oraux et dérivés du cloaque, a ici engendré les formes des démons. Il n'est pas jusqu'à l'ogive des angustiae de la naissance qu'on ne retrouve dans la porte des gouffres où ils poussent les damnés, ni jusqu'à la structure narcissique qu'on ne puisse évoquer dans ces sphères de verre où sont captifs les partenaires épuisés du jardin des délices » (Ibidem, p. 105).

[4] 2. Cf. FREUD, Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci, GW. VIII.

[5] Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, P.U.F., 1963.

[6] « Infolge derselben Regression werden im Traum Vorstellungen in visuelle Bilder umgesetzt, die latenten Traumgedanken also dramatisiert und illustriert. » GW. XV, p. 19.

[7] « Bei der Umsetzung der Gedanken in Bilder werden diejenigen unzweideutig bevorzugt, die eine derartige Zusammenlegung, Verdichtung, gestatten; als ob eine Kraft wirksam wäre, die das Material einer Pressung, Zusammendrängung, aussetz. » GW. XV, p. 20.<

[8] André LEROI-GOURHAN, Les Religions de la préhistoire, P.U.F. 1964.

[9] Cf. Pierre FRANCASTEL, Peinture et Société, Audin,  Lyon,  1951.

[10] Cf. J. L. ANDEHSON, Les mythes primitifs et l'homme moderne, in C. J. Jung, L'homme et ses symboles, Pont Royal, 1964.

[11] Cf. Gilberte AIGRISSE, L'évolution psychologique de Van Gogh étudiée à travers la symbolique des éléments, Cahiers de Symbolisme, n° 8.

[12] G. R. KERNODLE, From Art to Theatre, Form and Convention in the Renaissance, Chicago, 1944.

[13] Jean PARIS, L'espace et le regard, Le Seuil, 1965.

[14] Lorsqu'on y voit ce qu'ils reflètent, les miroirs opèrent dans le tableau ce que Gide a appelé une « mise en abyme », espace réduit reprenant des portions de l'espace global pour le compléter (le miroir des Arnolfini de Van Eyck permet de les apercevoir de dos en même temps que de face) ou pour le mettre en question (le miroir des Ménines de Vélasquez, où s'aperçoivent les souverains, modèles, qui regardent la scène du point d'où nous la voyons nous-mêmes, spectateurs, nous place à la fois dans le tableau et hors de lui, en un tourniquet mentionné par Michel Foucault, Les mots et les choses, N.R.F., 1966).

[15] La matière de cet alinéa et des deux suivants est développée et illustrée au mieux dans le Dialogue avec le visible de René Huyghe, 1955, qui tait une large part à la Jouissance artistique, sans toutefois la distinguer nettement des autres attitudes devant le tableau.
[16] HOGARTH, Analysis of Beauty, 1753.

La ligne « ondoyante » dit assez ce qu'elle est; la ligne « serpentine » est la ligne en pas de vis déviée sous les trois dimensions. - A propos de l'esthétique de la courbe (de la lisibilité continue), cf. BAYER, L'Esthétique de la grâce, Alcan, 1933, Pp. 362 et sq.


[17] Nous revenons plus longuement sur les rapports simples et le nombre d'or à propos de l'architecture. Il nous semble en effet que les problèmes de proportions concernent précisément l'« architecture » du tableau. Ce n'est pas qu'une métaphore.

[18] GOYA, Les Fresques de San Antonio de la Florida à Madrid. étude critique et historique par Enrique Lafuente Ferrari, Skira, 1955.

[19] Somme toute, la forme peut avoir trois acceptions. Tantôt elle désigne tout ce qui dans l'œuvre n'est pas le contenu scénique, et elle comporte alors, en sus de la forme ou structure proprement dite, la matière : c'est le sens large que nous lui donnons ici, et habituellement dans cet ouvrage, quitte à parler parfois équivalemment de la structure ou de l'espace d'un maître. Tantôt, au sens strict, elle s'oppose à la matière : ainsi parlerons-nous de sculpture formelle. Enfin, dans Le Nouvel Age, nous opposons, en un sens étroit, la forme (eidos, forma) des Grecs et Renaissants à l'élément vital des primitifs et à l'élément fonctionnel des contemporains. Bien entendu, la forme peut être aussi, au sens strict des Gestaltistes, ce qui se détache d'un fond.

[20] Pour ces rapprochements entre Chine et Occident, cf. BALTRUSAITIS, Le moyen âge fantastique, p. 213 et sq., où l'auteur montre ces mêmes thèmes dans l'Islam (Merveilles du Monde de 1388, Chah Nameh de 1393, etc.).

[21] Wladimir WEIDLé, Biologie de l'Art, Diogène, 1957, n° 18. Cf. également Roger CAILLOIS, Esthétique généralisée, N.R.F., 1962.

[22] RODIN, L'Art, Entretiens avec Gsell, Grasset, 1911.

[23] A ce propos, cf. LAPOUJADE, Les Mécanismes de fascination, Seuil, 1955, où l'on trouve cette intéressante définition du mouvement : « Le mouvement n'est pas ce qui bouge mais ce qui a bougé, et qui feint de bouger encore en se refusant tour à tour aux diverses formes d'équilibre qu'il suggère », p. 62.

[24] Nous en signalerons un second, plus profond, p. 56 en note.

[25] Die Tiergestalt, Bâle, 1948.

[26] On trouvera ce point de vue dans Abraham Moles, Art et ordinateur, Paris, 1971.

[27] Voici, par exemple, ce qu'écrit Berenson de ces « valeurs tactiles », qu'il a mises en relief dans la peinture florentine. On verra que, dans sa façon de parler, il enferme l'art au niveau de la jouissance artistique telle que nous l'avons définie : « Pour réaliser une forme, il faut ajouter des valeurs de contact à des sensations optiques. En ce qui concerne les objets de la vie courante, l'élaboration, le triage, si je puis dire, de ces valeurs de contact ne s'opère pas sans difficultés, et généralement, quand nous sommes parvenus à nous en rendre compte, elles ont perdu beaucoup de leur force primitive. Il est évident que l'artiste qui saura nous les faire concevoir plus rapidement que ne le fait l'objet lui-même, nous satisfera plus vivement que la réalité, et que la promptitude de cette satisfaction nous élèvera dans notre propre estime » (Florentine Pointers of thé Renaissance, 1897). - Son de cloche semblable chez le philosophe vitaliste Guyau : « Là où il y a sentiment d'une vie plus intense et plus facile, il y a beauté. L'art, c'est de la vie concentrée » (Les problèmes de l'esthétique contemporaine, 1893).

[28] Ce rôle d'harmonisation générale des facultés conscientes et inconscientes est bien mis en relief dans la thérapie par l'art. La jouissance que le malade éprouve à faire et à contempler ses dessins l'aide à réunifier sa personnalité. L'œuvre artistique opère à tous les niveaux du psychisme, alors que le rêve n'agit qu'à un seul, comme l'avait déjà vu Baudouin. Cf. VOLMAT, L'Art psychopathologique, p. 260. - Bien entendu, l'art a pour la thérapie d'autres avantages (valeur d'occupation, de jeu, de nouveau langage, d'abréaction, d'expression, d'équilibre entre l'introjection et la projection) dont nous n'avons pas à nous occuper ici.

[29] Ce qui tient sans doute moins à l'être féminin lui-même qu'à la situation sociale qui lui a été faite jusqu'ici, et qui l'enfermait précisément dans la sphère du simple « bon goût ». Rien n'exclut qu'en accédant à la liberté véritable, aux mises en question dernières, la femme ne manifeste des facultés imprévues. Déjà, Vieira da Silva, sur les confins de la figuration et de la non-figuration, a conçu un espace-réseau, qui exprime ce qu'il y a de plus créateur dans le monde contemporain.

[30] Jacques Lacan en dit sans doute l'essentiel quand il y voit des « faits qui s'inscrivent dans un ordre d'identification homéomorphique qu'envelopperait la question du sens de la beauté comme formative et comme érogène ». écrits, Paris, 1966, p. 96.

[31] La qualité exceptionnelle de la Critique du Jugement de Kant (1790) nous interdisait de la traiter cavalièrement, par manière d'exemple, en cours de chapitre. Sinon, elle illustre à la limite les grandeurs et les tares de la jouissance artistique. Caractère désintéressé (finalité sans fin), alignement de nos facultés, épreuve d'une possible harmonie entre l'esprit et le monde, Kant a souligné ces aspects avec force. Par contre, il explique difficilement comment cette attitude peut n'être pas subjective (malgré sa prétention contraire), et surtout en quoi la jouissance artistique se distingue de la jouissance esthétique devant la nature, que le philosophe de Koenigsberg, encore très rousseauiste, a tendance à privilégier.


[32] En effet, si dans la perception ordinaire le champ perceptif se cristallise en formes, dans la perception artistique majeure les formes jouent le rôle de déclencheurs de l'espace sous-jacent. Cette thèse essentielle et généralement méconnue, latente chez Merleau-Ponty et Simondon, ainsi que dans tout ce chapitre et dans le titre du présent ouvrage, a été décisivement formulée, en même temps qu'appuyée d'une approche expérimentale, par Jean Guiraud, L'énergétique de l'espace, Louvain, 1970. Il reste cependant loisible de parler A'absolu formel si l'on désigne de la sorte non un absolu résidant dans les formes mais un absolu provoqué par les formes, dans l'« entre » les formes, dans l'« avant » les formes, - en raison non de leur prégnance mais de leur instabilité concertée.

[33] Cf. Matila GHYKA, Esthétique des proportions dans la Nature et dans les Arts, 1927; Albert GLEIZES, Tradition et cubisme, 1927; OZENFANT et JEANNERET, La peinture moderne, 1927; André LHOTE, Traité du Paysage, 1939 (1946), Traité de la figure, 1950; J. W. POWER, éléments de la construction picturale, éd. A. Roche, sans date; Charles BOULEAU, Charpentes, la géométrie secrète des peintres, Le Seuil, 1965.

[34] 1. Cf. J. STREIONAERT, Les Chasseurs dans la neige de Peter Bruegel l'Ancien, études classiques, n° 9, p. 298.

[35] Ici, parlant d'esthétique, nous insistons sur le fait que le perçu n'est pas réductible au géométrique. Inversement, les mathématiciens et les philosophes ont répété que le géométrique n'est pas réductible au perçu : entre autres, Poincaré, Husserl; avant eux, Leibniz; et déjà Aristote et Platon.

[36] 1. Pour le mathématicien, le logicien, le linguiste, le symbole est le signe conven­tionnel d'une démarche opératoire. Pour Hegel, c'est au contraire un signe naturel : le lion marquant la force. Pour le psychanalyste, c'est, rétrospectivement, une image « condensée » où s'expriment les pulsions refoulées de l'inconscient, et, prospectivement, une anticipation de délivrance. Pour l'archétypologie, comme l'indique le titre de G. Durand, il anime les « structures anthropologiques de l'imaginaire ». Nous faisons ici du symbole l'objet d'une expérience perceptive et motrice particulière, développée dans Henri Van Lier, L'intention sexuelle, Casterman, 1967, ch. VI.

[37] Jean BAZAINE, Notes sur la peinture d'aujourd'hui, Seuil, 1953.

[38] Cf. Paul-Henri MICHEL, Cosmologie de la Renaissance; MING WONO et Pierre HUABD, Les Rapports de l'homme et du monde (Diogène, n» 18); Charles KERéNYI, Dionysos le Crétois (Diogène, n° 20).

[39] Le symbole, tout en étant infini, c'est-à-dire assumant tous les objets du monde, ne le fait évidemment que selon une optique instaurée par chaque peintre (cf. notre chapitre 4). La chose a été soulignée par Ph. Minguet, « l'œuvre d'art comme forme symbolique », Revue philosophique, 1961, n» 2-3.

[40] ALAIN, Propos, L'Apparence sacrée, 1er juillet 1933.

[41] Sens et non-sens, Nagel, 1948. On voit en quelle nouvelle acception profonde tout art est mouvement, mouvement ontologique, acte de dévoilement (jamais achevé) de la Terre devenant (sans cesse) Monde. Cf. Heidegger, Chemins, trad. N.R.F., 1962.

[42] BUYTENDIJK (La Femme, 1954, passim) a insisté sur la différence qu'il y a entre l'enfance naturelle et l'enfance réfléchie, à propos de l'être féminin. La femme présente dans ses « modes de paraître » une juvénilité marquée : ouverture vers des possibles, symétrie, indétermination du regard, etc. Mais ce qui chez l'enfant est nature peut être chez elle assumé. De même l'artiste, loin d'être juvénile (il serait sinon psychopathe, « régressif »), possède le merveilleux pouvoir de retrouver ou, si l'on préfère, de conserver en les assumant, les caractères de l'adolescence. En littérature, certains critiques, plus moralistes qu'esthètes, ont tendance à accuser tous les auteurs qu'ils étudient (Gide, Proust, Sartre, Montherlant, Mauriac, etc.) d'être restés d'éternels adolescents. Ils semblent n'avoir pas fait la distinction que suggèrent les psychologues, plus subtils.

[43] La représentation de l'espace chez l'enfant, P.U.F., 1948.

[44] Structure du comportement, 1942, et Phénoménologie de la perception, 1945.

[45] La matière de cet alinéa est empruntée à Francastel, Peinture et Société.

[46] Voici en quels termes Francastel résume la position d'Alberti, qui va dominer tes siècles suivants : « Fondée sur une connaissance réfléchie des lois d'Euclide, - codification des règles de vision opératoire « normale » de l'humanité, - la méthode veut que les Images s'inscrivent désormais à l'intérieur de la fenêtre d'Alberti comme à l'intérieur d'un cube ouvert d'un côté. A l'intérieur de ce cube représentatif, sorte d'univers en réduction, règnent les lois de la physique et de l'optique de notre monde. Toutes les parties sont mesurables à la même échelle, les lieux géométriques et les objets se trouvent également au point de concordance de coordonnées géométriques déterminées par la double loi de la conservation des horizontales et des verticales quel que soit l'éloignement réel des choses, et de la vision monoculaire prise d'un point fixe situé à un mètre environ du sol » (Peinture et Société, p. 40).

[47] On trouvera les textes de Vinci relatifs à la supériorité de la peinture sur la poésie et la musique (toutes deux successives, à son gré) dans André CHASTEL, Léonard de Vinci par lui-même, pp. 105 à 108, Paris, Nagel, 1952.

[48] Baudelaire a bien vu, dans Les Phares, que Rubens n'était pas violence, mais détente : « Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse... » - La spirale est un « archétype » de renaissance. Cf. Jean Vinchon, La magie du dessin, 1959.

[49] « Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer », dit encore Baudelaire (car l'amour baudelairien implique toujours quelque perversité, totalement absente de l'œuvre de Rubens).

[50] Correspondance de Rubens, traduite et annotée par Paul Colin, Bruxelles, 1934.

[51] Cf. Ghislaine VAN PUYVELDE-LASSALLE, Watteau et Rubens, Paris, 1943.

[52] « Sans parler du bitume, les empâtements successifs de la Justice de Trajan font penser à une tarte aux pommes trop cuite. Mais comment aurait-il obtenu autrement ce mélange de densité et de fluidité qui transforme en flammes la matière la plus lourdement charnelle, la plus chargée de boue, de pourriture et de sang, et la plus spiritualisée par la nervosité du mouvement et la concentration sourde de la couleur dans un crépuscule d'automne ! AUJAME, Préface à Jean Rudel, Technique de la peinture, P.U.F., 1950.

[53] Il n'y a pas de grand peintre « naïf ». Contrairement à ce que pensèrent les critiques qui l'ont lancé, Rousseau dit le Douanier était un maître extrêmement savant : cinquante variétés de vert modulent dans le Rêve de Yadwigha malgré une palette très simple, et le gaillard, qui sut entretenir sa légende en feignant d'ignorer le Louvre, y étudiait les plus tendus des compositeurs, Piero di Cosimo et Uccello. Il dut à ce dernier la chiquenaude initiale de sa composition et de sa couleur. Cf. Henri PERRUCHOT, Le Douanier Rousseau, 1957.

[54] Antonina VALLENTIN, El Greco, Paris, 1954.

[55] Cf. René HUYOHE, Dialogue avec le visible, p. 349.

[56] Antonina VALLENTIN, Picasso, Paris, 1957.

[57] Cette continuité créatrice a été bien mise en relief par la psychanalyse existentielle, dont Sartre a donné des exemples dans son Baudelaire (1947) et son Saint Genêt (1952).

[58] Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865.

[59] Antonina VALLENTIN, op. cit., p. 335.

[60] François Duyckaerts a montré que la « créativité », c'est-à-dire la capacité d'utiliser son passé (et donc aussi son inconscient) pour faire son avenir, et au contraire la non-créativité, où le présent dépend uniquement du passé, est la meilleure démarcation du normal et de l'anormal. Cf. La Notion de normal en psychologie clinique, Vrin, 1954. - Cf. également Jean DELA Y, Aspects de la psychiatrie contemporaine, P. U. F., 1956, p. 78 : Névrose et création.

[61] Cf. Jean LHERMITTE, Mystiques et faux mystiques, 1952, et Vrais et faux possédés, 1956.

[62] Chez certains génies, la capacité d'assimiler les événements extérieurs est telle que l'existence, dirait-on, est construite exclusivement par la spontanéité créatrice. Hohlenberg a marqué la chose pour Kierkegaard. Vinet disait que le plus beau poème de Chateaubriand avait été sa vie. Et dans son Picasso, Antonina Vallentin a le même sentiment de hasards qui viennent toujours à point.

[63] Ainsi, la Chasse au sanglier de Dresde, considérée parfois comme le chef-d'œuvre des scènes de chasse rubéniennes, contient deux chiens courants qui se retrouvent tels quels dans un dessin de Snyders; la Chasse au lion de Munich et la Chasse au loup et au renard de New York comprennent chacune un personnage qui figure dans la Chasse de Méléagre, dessin signé de Snyders; on trouve dans les œuvres de Snyders plusieurs approches de la nature morte du Retour de Philopoemen. Charles Bordley, qui a signalé ces faits, en a inféré que la paternité de ces tableaux revenait à Snyders ; bien plus, que tous les bons Rubens étaient en réalité l'œuvre de son contemporain, premier peintre à la cour des Archiducs Albert et Isabelle (cf. Rubens ou Snyders? La Nef de Paris, sans date). Malgré plusieurs autres arguments troublants apportés par Bordley, il semble plus économique d'alléguer une collaboration de maître à maniériste particulièrement intime.

[64] Titian, p. 514.

[65] Sur les relations entre Renoir et Guino, cf. Paul HAESAEHTS, Renoir sculpteur, Hermès.

[66] Cf. Jean LAUDE, Les Arts de l'Afrique noire, Le livre de poche, 1966, pp. 11-145

[67] Avec quelque prudence d'ailleurs. H. CALLEWAEHT, Graphologie et physiologie de l'écriture, Louvain, 1954, a insisté sur le fait qu'un grand nombre de caractères d'une écriture relèvent de facteurs non pas psychologiques mais physiologiques, et que par conséquent on ne peut leur attribuer de signification dans l'interprétation d'un tempérament.

[68] En ce passage, nous avons donné à « écriture » un sens bien déterminé, qui n'embrasse évidemment pas la calligraphie chinoise, laquelle souvent accède au style, ni ce que les modernes appellent la peinture du geste (celle d'Hosiasson, de Hartung, de Mathieu), qui peut y accéder aussi.

[69] « Les maîtres florentins aimaient à écrire, et l'art du XVe siècle s'est développé en Toscane au milieu de discussions théoriques dont le souvenir se voit encore assez bien dans les traités, les épigrammes, les anecdotes polémiques, qui commencent à se multiplier et préparent l'épanouissement de la « littérature artistique » au siècle suivant. Dès sa vingtième année, dès le paysage fameux de 1473, Léonard tient son journal » (André CHASTKL, Léonard de Vinci par lui-même, Nagel, 1952, p. 18).

[70] D'où la signification artistique de l'accord ou du désaccord entre l'artiste et son milieu. Cf. J. CASSOU, Situation de l'art moderne, éd. de Minuit, Paris, 1950.

[71] On trouvera notre vocabulaire barbare, mais beaucoup de débats sur l'art « sacré » gagneraient à distinguer cinq ordres de choses habituellement confondus par les critiques :
1° Le SACRé - Peut être qualifié de la sorte ce qui manifeste l'absolu. En ce sens, toute peinture est sacrée puisqu'elle prétend à la rigueur de l'absolu : celle de Picasso ou de Fernand Léger comme celle de Rembrandt et de Giotto.
2° Le SACRAL - C'est le sacré mais tourné vers la transcendance, dans laquelle il perçoit d'abord le côté inquiétant, ténébreux, sous la forme de la magie des matières, du mystère nocturne du monde. L'art roman, les arts barbares en général, Rouault, en fournissent de bons exemples.
3° Le RELIGIEUX - On passe au religieux dès lors que la transcendance s'intellectualise, ou en tout cas s'intériorise, sans être nécessairement liée à un dogme ni à une église. S'y rangerait l'art du dernier Greco.
4° Le CONFESSIONNEL- Une «confession » allègue non seulement le mystère en général, mais des mystères déterminés. Ainsi Fra Angelico et tous les peintres dont il sera question dans cet article.
5° L'ECCLéSIAL ou le LITURGIQUE - Enfin, un art peut exprimer très étroitement le dogme d'une église, sans convenir à son culte, soit qu'il n'édifie pas les fidèles, soit qu'il contredise les exigences de la liturgie. Un tableau de Rembrandt est religieux, voire confessionnel, mais il n'est pas ecclésial ou liturgique autant qu'un Rubens, pourtant moins religieux


[72] A propos du thomisme d'Angelico, on consultera l'étude de Giulio-Carlo ARGAN, Fra Angelico, Skira, 1955.

[73] Ce jugement n'a rien de sévère. Qu'on se reporte à celui du Père Régamey lui-même dans la somme qu'il a consacrée au sujet : L'Art sacré, Paris, Le Cerf, 1952. D'ailleurs, le caractère expérimental de cette tentative n'empêche pas qu'elle soit sans doute la seule voie possible pour restaurer un jour un art confessionnel.

[74] Malraux a tenté de montrer que la grande peinture de Vermeer avait toujours pour objet sa famille. Cf. VKRMEER, Galerie de la Pléiade, 1952.

[75] Sur la rigueur du détail dans le portrait ancien, cf. Simone BEROMANS, La peinture ancienne, Bruxelles, 1952.

[76] BALTRUSAITIS, Le moyen âge fantastique, 1955.

[77] Matteo MARANGONI, Apprendre à voir, Neuchâtel, 1947, pp. 73-74.

[78] L'influence chinoise sur le paysage fut d'abord signalée par STERLING, Le paysage dans l'art européen de la Renaissance et dans l'art chinois, L'Amour de l'Art, 1931. La démonstration fut complétée pour le paysage siennois par M.-L. Gengaro. Elle a trouvé sa dernière expression chez BALTRUSAITIS, Le moyen âge fantastique. On voudra bien se souvenir de ce que nous avons dit de l'animisme du paysage renaissant, pp. 37-38.

[79] Cf. Gonzague de REYNOLD, Le XVII' siècle, Montréal, 1944.


[80] Focillon et d'autres ont fait remarquer que l'académisme est un phénomène de tous les temps : chaque fois qu'une création artistique devient recette chez les suiveurs, il y a académisme. René Huyghe le montre dans l'art des cavernes, où les « écoles » préhistoriques se transmettent des modèles stéréotypés de bison, de l'Ain à la Dordogne et à Santander; Malraux a fait de l'opposition entre la « création » et la « convention » le thème de son volume sur la Statuaire. Mais c'est au XIXe siècle, en raison des circonstances que nous venons de dire, que l'académisme prend tout son relief. Du reste, le mot est un néologisme, et Littré s'est reporté à un article de CHERBULIEZ. Dans la Renne des Deux Mondes du 15 juin 1876, pour en citer un emploi.

[81] Dans les alinéas suivants, nous ferons un abondant usage de tous les -ismes de l'histoire de la peinture moderne : impressionnisme, post-impressionnisme, nabisme, fauvisme, cubisme, futurisme, rayonnisme, surréalisme, en attendant le suprématisme, le tachisme, etc. C'est pour de simples raisons de commodité. Sinon, nous faisons nôtres les objections de Francastel contre ces étiquettes malheureuses (il s'agit souvent de sobriquets donnés par des détracteurs, comme autrefois « baroque » et « gothique ») et qui créent des compartimentages si artificiels qu'on est souvent obligé de dire qu'un même peintre entre, sort, puis rentre à nouveau dans la pseudo-école à laquelle on prétend le rattacher.

[82] Les impressionnistes étudièrent les couleurs en artistes au moment où Chevreul les étudiait en chimiste : De la loi du contraste simultané des couleurs (1839), et surtout Des couleurs et de leurs applications aux arts industriels, à l'aide des cercles chromatiques (1864). On a cru à une influence directe de ce dernier ouvrage sur la pratique de la décomposition de la touche chez les peintres. On opine aujourd'hui pour une découverte simultanée dans des domaines différents, avec, de part et d'autre, une volonté d'objectivité.

[83] Sur le désir d'objectivité presque féroce de Monet, on connaît le mot de Cézanne : « Ce n'est qu'un œil, mais quel oeil! », et cette confidence significative de Monet lui-même à Georges Clemenceau : « Un jour, me trouvant au chevet d'une morte qui m'avait été et qui m'était toujours chère, je me surpris les yeux fixés sur la tempe dans l'acte de chercher machinalement la succession, l'appropriation des dégradations de coloris que la mort venait d'imposer à l'immobilité du visage, des tons de bleu, de jaune, de gris, que sais-je? Voilà où j'en étais venu » (Georges CLEMENCEAU, Claude Monet, 1928, pp. 19-20). - Pour être juste, il faut ajouter que Monet avait aussi le sens des forces surhumaines de la nature; que Sisley, un peu monocorde, traduit un chant intérieur, comme celui de son maître Corot; que Pissarro, aux bons moments de ses quatre périodes, fait preuve de ferveur.

[84] Ton que l'objet est censé avoir par lui-même indépendamment de l'éclairage momentané et des réactions émotives du spectateur.

[85] « Mot emprunté à la musique, introduit dans le langage pictural par Cézanne, et qui signifie rapprochement de tons chauds et froids, de valeur équivalente ». A. LHOTE, in Encyclopédie française, XVI, 30-9.

[86] Comme l'a bien expliqué Juan Gris, dans le cubisme analytique il y a malgré tout insistance sur le rapport entre l'objet et le peintre, qui 1' « analyse ». C'est surtout le cubisme synthétique qui prendra conscience du rapport des objets entre eux. Cf. Réponse à une enquête, Documents, n» 5, Paris, 1930.

[87] On s'étonnera peut-être que nous n'ayons pas allégué la fameuse « quatrième dimension » qui, selon certains, aurait été la marque distinctive du tableau cubiste. Mais à entendre les commentateurs, on se convainc qu'il s'agit d'une désignation plus sentimentale que technique. Apollinaire, dans ses Peintres Cubistes (1913), la définissait comme « l'immensité de l'espace s'éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé ». Metzinger, au contraire, entend par ce terme que le peintre ne s'intéresse plus seulement aux relations scientifiques entre les objets mais à leur « situation dans l'esprit de l'artiste ». Se ralliant à l'opinion la plus courante, Francastel y voit l'introduction du « temps » dans le tableau (on songe à l'espace-temps de la Relativité). - En somme, la quatrième dimension, c'est toutes les caractéristiques de l'espace cubiste telles que nous les avons définies : perception simultanée des multiples profils, éclatement des volumes les uns vers les autres, dynamismes génétiques de leur tension, donnant le sentiment d'une rupture avec l'espace euclidien-projectif. Les contemporains furent trop heureux de trouver un vocable alors mis à la mode par Poincaré et sans doute d'autant plus suggestif qu'ils ne le comprenaient pas tout à fait. Apollinaire donne à entendre cette com­plexité du terme : « Les peintres ont été amenés tout naturellement et, pour ainsi dire, par intuition à se préoccuper de nouvelles mesures possibles de l'étendue que dans le langage des ateliers modernes on désignait toutes ensemble et brièvement par le terme de quatrième dimension. » (C'est nous qui soulignons).

[88] . On a souvent dit que le futurisme marque l'introduction du mouvement dans le tableau. Et, en effet, il y a dans tel chien trottant de Balla, une tentative de notation du mouvement continu, qui est une sorte à'impressionnisme de la vitesse. Mais cette amusette fut sans lendemain. Le vrai futurisme, celui qui produira Léger, ne s'intéresse pas au mouvement tout court, mais au mouvement syncopé. Notons que la syncope était déjà dans l'esprit du cubisme, et c'est pourquoi les deux écoles se fondirent bientôt sans qu'on pût les distinguer.

[89] Paul Delvaux emploie les procédés de l'hypnose : foyer immobile (souvent un œil rond) fixé un peu au-dessus du regard de spectateur, étranglement vertical de l'espace, réduction de la couleur, vacuité du blanc.

[90] Remarquons qu'un cinéma surréaliste ne donne pas prise aux mêmes réserves. Projeté sur un écran, il n'a pas à s'embarrasser de matière; le mouvement de la caméra y épouse assez le devenir du geste artistique; et surtout, disposant de l'espace et du temps, il peut accentuer (parfois jusqu'à de brèves immobilisations) la structure hypnotique de l'image, sans perdre la continuité fluide du fantasme. En sorte qu'il y a un sens à croire que le chef-d'œuvre de Paul Delvaux c'est L'Année dernière à Marienbad d'Alain Resnais.

[91] Pour Günther Anders (Die Antiquiertheit des Menschen, Beck, Munich, 1956) ou G.C. Argan (Progetto e destina, Il Saggiatore, Milan, 1965), la désubstantialisation des objets est due à la production industrielle de masse remplaçant la qualité et la contemplation par la quantité et la consommation. Nous croyons qu'il s'agit d'un phénomène plus vaste et appelant une vue moins pessimiste du monde contemporain (cf. H. Van Lier, Le Nouvel Age, Casterman, 1962). En tout cas, le surréalisme, décomprimant l'espace et le monde, est un phénomène spécifique du XX» siècle et ce n'est qu'en des analogies assez paresseuses qu'on croit le retrouver chez Jérôme Bosch ou Goya.

[92] Ainsi Michel SEUPHOR, L'Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres, 1949, ou Dictionnaire de la peinture abstraite, 1957; de même Marcel BRION, Art abstrait, 1956.

[93] Par exemple, HERBIN, L'art non-figuratif, non-objectif, Paris, 1949.

[94] Idem.

[95] Le terme se trouve pour la première fois dans Art concret, brochure de VAN DOESBURG (1930).

[96] Ainsi, Léon DEOAND, Langage et signification de la peinture, 1956.

[97] On comprend que Bazaine répudie vivement l'étiquette d' « abstraction ». Le mot est de toute manière malheureux. Ou bien i abstrait » désigne ce qui n'est ni sensible ni réel, mais purement mental, désincarné : et dans ce sens rien ne répugne davantage à cet art qui se propose comme objet l'étoile primitive du réel. Ou bien « abstrait » marque l'isolement d'une partie qu'on envisage à part du tout : et de nouveau, quoi de plus contraire à un art qui prétend « drainer à l'appui d'une réalité élue, tout ce qui, dans le monde, peut la fortifier, l'épanouir, la douer d'une évidence étonnante, d'un sens illimité ». Enfin, « abstraire » peut vouloir dire aussi isoler mais en universalisant (sens du mot chez Aristote et les scolastiques) : et « abstraction » n'est pas encore une désignation meilleure car, en ce sens, tous les artistes sont abstraits puisqu'ils universalisent ce qu'ils détachent, Van Eyck et Giotto autant et plus qu'aucun autre. CI. Jean BAZAINE, Notes sur la peinture d'aujourd'hui, 1953.

[98] Picasso fait exception  sur ce point en vertu de sa  vision strictement analytique de l'univers. Cf. pp. 86 et sq.

[99] En particulier, les collages, les surimpressions, les trames, les emboîtements, propres à un monde d'éléments fonctionnels. A cet égard, les papiers collés de Picasso, Braque, Laurens, Matisse et Schwitters avaient été prophétiques. Antonina Vallentin y voyait seulement un besoin de retrouver le concret dans le monde raréfié du cubisme, et Barr comme Kahnweiler la complaisance à dominer des matières vulgaires et à explorer les équivalences entre les artifices du pinceau et l'objet réel. Mais en réalité ils ouvraient l'âge sémiologique qui s'accomplit dans le pop. Tristan Tzara parlait à leur propos de « proverbes en peinture », parallèles à l'emploi des lieux commun chez Max Jacob et des bruits en musiques con­crètes. Et pour Michel Foucault il s'y agissait déjà de la mise en question de la représentation en général. Le papier collé dit : je vous préviens, je suis un tableau et je n'en suis pas un, car il n'est plus possible aujourd'hui de faire ce qu'on appelait, au temps de la représentation victorieuse, un tableau, - pas plus qu'on ne peut faire une description ou une narration au sens où Homère l'entendait.

[100] Pour être juste, reconnaissons que la paternité de ces catégories revient à M. Reymond (1911) et à W. Weisbach (1921). Elles doivent beaucoup aussi à Wölfflin (1888 et 1915), bien que l'historien suisse ait surtout développé les deux autres sens de la notion de baroque. Cf. LAVEDAN, Histoire de l'Art, Clio, tome II.

[101] Sur ce thème, cf. principalement WôLFFUN, Principes fondamentaux de l'histoire de l'art, 1915 (trad. franc. Pion, 1952).

[102] La littérature de l'âge baroque en France, Circé et le Paon, Corti, 1953.

[103] Wölfflin avait bien vu l'originalité spirituelle du baroque dans les arts plastiques, Renaissance und Barock, 1888 (4e éd. 1926). La notion fut vulgarisée en France par une étude de Jean CASSOU, Apologie de l'art baroque (L'Amour de l'Art, 1927). Bientôt Benedetto Croce l'envisagea comme un mouvement général de culture, du moins en Italie : Storia della Età Barocca in Italia, Bari, 1929. Emile Mâle donna au phénomène toute son extension artistique dans L'Art religieux après le Concile de Trente, 1932. Enfin, Schnürer retendit à toutes les formes de la pensée européenne dans Katholische Kirche und Kultur in der Barockzeit, 1937.

[104] On trouvera une description générale de cet esprit dans Gonzague de REYNOLD, Le XVIIe siècle, Montréal, 1944. Pour une vue sociologique du phénomène, cf. Victor-L. Tapié, Baroque et classicisme, Pion, 1957.

[105] CATTAUI, Baroque et Rococo, Critique, n° 122, p. 618.

[106] Cette crise des années 1513-1515 a été relevée par André CHASTEL, Léonard de Vinci, Nagel, p. 193.

[107] Cf. Pierre FHANCASTEL in Retorica e Barocco, Bocca, Rome, 1955.

[108] Cf. Germain BAZIN, Ascétisme et sensualisme dans l'art chrétien, in Nos sens et Dieu, études carmélitaines, 1954.

[109] C'est Geoffrey SCOTT, The Architecture of Humanism, 1914, qui le premier s'est insurgé contre l'explication du baroque par le pouvoir pontifical.

[110] Le Déclin de l'Occident, 1917. L'affirmation est globale mais s'applique bien au cas que nous envisageons.

[111] L'idée d'« âges » ou de « moments » des styles se trouve, avant Focillon, chez Deonna et Spengler; avant eux, chez Hegel et Taine; plus tôt encore, chez le Goethe des métamorphoses des plantes, dont Spengler invoque le patronage; enfin, dès le XVIIIe siècle, chez Vico.

[112] Le Moyen âge fantastique, 1955, p. 42.


[113] La Stylistique ornementale dans la sculpture romane, 1931.

[114] Le Moyen âge fantastique, pp. 184 et sq.

[115] Cosmographie chrétienne dans l'art du moyen âge, 1939.

[116] Nous transcrivons presque littéralement GHODECKI, Critique, n° 107, p. 349. C'est sans doute l'occasion de faire remarquer avec l'auteur que l'iconographie, pour être efficace, doit se proposer deux tâches : 1° montrer comment un thème revêt des contenus différents au cours des âges; 2° montrer comment un même contenu se traduit par des thèmes différents. « Chacune de ces méthodes de l'iconographie postule un terme fixe et un terme variable, et s'éloigne de ces études iconographiques descriptives, parfaitement stériles en histoire de l'art, que l'on voit encore dans un manuel récent, consignée dans un traité parfaitement inutile... » (Ibidem). Les maîtres de cette iconographie valable restent, à côté de Baltrusaitis lui-même, Focillon et le Panofsky de Herkules am Schweidewege (1918) et des Studies in Iconology (New York, 1939).

[117] Eug. D'ORS, Du Baroque, 1935. Jean CASSOU, Picasso, Hypérion, 1940.

[118] Il ne faudrait pourtant pas croire que le passage de 1'« artisan », travailleur anonyme, à 1' « artiste », héros individuel, soit un phénomène clairement daté et tout simplement attribuable à l'ère baroque. En Flandre, la transformation commence à s'amorcer au XVe siècle, bien qu'en 1441 les « imagiers » (qui comprenaient les peintres de tableau, les décorateurs et les peintres en bâtiment) fussent groupés avec les selliers, les bourreliers, les sculpteurs d'arçon, les verriers et les miroitiers. Dans l'Italie, plus précoce, l'évolution est déjà très avancée dès le Quattrocento ; pour Antal (Florentine painting and Us social background, 1947) les artistes italiens acquièrent à ce moment une « upper-middle-class mentality », les incitant à recourir au prestige scientifique : études sur la perspective, etc. Par contre, en Espagne, Vélasquez sera encore logé, en 1600, avec les domestiques de l'Escurial.

[119] Cf. TEMPBLS, La philosophie bantoue (trad. du néerl.), Lovania, 1945. - Pour Elle Faure, reprenant une idée de Gobineau, le rythme plastique serait le don royal de la race noire et ne se retrouverait qu'où le Noir a pénétré, si Indirectement que ce fût. L'affirmation, invérifiable, n'en est pas moins suggestive pour notre propos. (Esprit des Formes, p. 65).

[120] Le regain d'intérêt pour le maniérisme s'est bien manifesté dans la grande exposition qui lui fut consacrée à Amsterdam en 1955.

[121] Legrand et Sluys, Arcimboldo et les Arcimboldesques, 1955.

[122] A tel point que W. Friedländer et Giuliano Briganti pourront, insistant sur son inquiétude, son intellectualité trouble, définir le maniérisme comme une réaction anticlassique. Ce qui est exact à la condition de préciser qu'il s'oppose au classicisme du dedans, comme sa maladie, sa fatigue, non comme un nouveau départ créateur, tel le baroque. Il lutte contre lui avec ses propres armes : la rigueur, la perfection technique devenue recherche, virtuosité, « manière ». C'est en ce sens que nous en avons fait une hypertrophie du classique. - Cf. W. Friedländer, Mannerism and Anti-Mannerism in Italian Painting, 1957, réédité de 1925-29, et Giuliano Briganti, // Maniérisme e Pellegrino Tibaldi, 1955. On prendra une vue compréhensive du sujet dans Gustav René Hocke, Die Welt als Labyrinth, Manier und Manie in der europaischen Kunst, Rowohlts Deutsche Enzyklopädie, Hamburg, 1957.

[123] Nous citerons souvent Berenson dans les pages qui vont suivre. Nous renvoyons aux Peintres italiens de la Renaissance (1894-1907, tr. fr. 1935) plutôt qu'à Esthétique et histoire des arts visuels, œuvre de vieillesse.

[124] L'opposition que nous venons de faire entre le dessin constructif et moteur, d'une part, et la calligraphie de l'arabesque, de l'autre, correspond à l'opposition que la critique italienne établit entre le dessin intérieur, dégageant la structure des choses, et le dessin extérieur, qui se complaît dans la virtuosité de la ligne. Lionello Venturi donne Giotto comme exemple du premier, et Simone Martin! comme exemple du second. Cf. Pour comprendre la peinture, de Giotto à Chagall, 1950.

[125] Rappelons sur ce point le langage courant. On distingue d'abord les neutres, c'est-à-dire les variations du gris, depuis le noir jusqu'au blanc, et les couleurs proprement dites.
Dans celles-ci, on distingue à nouveau les couleurs fondamentales ou primaires, à partir desquelles on peut reconstituer les autres (ce sont le bleu, le jaune, le rouge), et les couleurs dérivées, qui sont obtenues à partir d'elles (le vert, l'orangé, le violet) : une représentation commode de ces deux sortes de couleurs est donnée par le triangle des couleurs, où les fondamentales occupent les sommets et les dérivées les côtés. On appelle complémentaires les couleurs qui sont le plus éloignées sur ce triangle : le rouge et le vert, le bleu et l'orangé, le jaune et le violet; ces complémentaires ont la propriété de s'exalter mutuellement.
On distingue encore les couleurs chaudes, celles qui se rapprochent de l'orangé, et les couleurs froides, celles qui se rapprochent du bleu. Seurat et Signac opposent la teinte et le ton. D'un rouge à un orangé il y a une différence de teinte. D'un rouge à un rosé, il y a une différence de ton. Et je peux parler de la saturation de la couleur, ou de son degré de couleur proprement dite (eu égard à sa teinte), et de la valeur d'une couleur, ou de son degré de luminosité (eu égard à son ton). La valeur est une propriété relative : un ton n'a de valeur que par rapport aux tons voisins


[126] Caravage, plaque tournante de la peinture, est indiciblement mal connu : authenticité, datation, formation, sens littéral et pictural de ses œuvres, il n'est rien d'absolument assuré. On lira à ce propos l'article magistral d'André Chastel, Le problème de Caranage (Critique, n° 114). Nous nous en tenons, pour notre part, à des affirmations minimales, qui suffisent à notre propos.

[127] C'est une des lacunes du Dialogue avec le visible de René Huyghe de ne jamais faire clairement cette distinction entre moyens de la peinture en général et moyens d'expression propres à tel ou tel sujet. Par contre, la distinction est très bien soulignée par Lionello VENTURI, Pour comprendre la peinture, Albin Michel, 1950, dont c'est la meilleure idée.

[128] Dialogue avec le visible, p. 216.

[129] Voici un témoignage de Seurat, dans la note Intitulée Esthétique : « La gaieté de ton, c'est la dominante lumineuse; de teinte, la dominante chaude; de ligne, les lignes au-dessus de l'horizontale. Le calme du ton, c'est l'égalité du sombre et du clair; de teinte, du chaud et du froid; et l'horizontale pour la ligne. La tristesse du ton, c'est la dominante sombre; de teinte, la dominante froide; et de ligne les directions abaissées. » Et voici un autre témoignage, du peintre Herbin, dans L'art non-figuratif, non-objectif, Lydia Conti, 1949 : « Certaines couleurs expriment l'espace en profondeur (les bleus), d'autres l'espace en avant (les rouges). Certaines couleurs expriment le rayonnement du dedans au dehors (les jaunes), d'autres du dehors au dedans (les bleus), d'autres l'immobilité (le blanc, le noir et les verts), d'autres la mobilité et l'immobilité selon les rapports (les rosés et les violets). Ces résultats peuvent encore être modifiés par les rapports des couleurs entre elles. » - Deux exemples entre mille autres qu'on pourrait recueillir chez Van Gogh, Gauguin, Delacroix, Poussin (théorie des « modes ») ou dans KANDINSKY, Du Spirituel dans l'art (éd. de Beaune), ch. V et VI.

[130] Dialogue avec le visible, pp. 269-270.

[131] On consultera principalement La Psychanalyse du feu, 1939, et l'importante introduction à L'Eau et les rêves, Corti, 1942.
[132] Cf. Françoise MINKOWSKA, Van Gogh, Les relations entre sa pie, sa maladie et son œuvre, évol. Psychiat., 1933, 3/1. - Pour une vue d'ensemble des idées dé l'auteur, cf. MINKOWSKI, La Schizophrénie, Perspectives d'avenir, Paris, 1953.

[133] Dans cette description de notre « habitation originelle », Sartre a surtout insisté sur la Geworfenheit heideggérienne, sur notre sentiment d'être jeté dans le monde; Bachelard, au contraire, a souligné les espaces du repos et de l'intimité, les topophilies.

[134] L'idée de prévision dans les manipulations picturales prend tout son sens si l'on veut bien se rappeler que, la plupart du temps, un tableau s'élabore non seulement en largeur et en hauteur mais en épaisseur. En effet, à côté d'un Van Gogh, qui travaille par juxtaposition de touches épaisses et opaques, un nombre considérable d'artistes conçoivent leur peinture sous forme de couches superposées où la couleur naît par un jeu de transparences.

[135] Le côté manuel de l'art a été méconnu des anciens : la « recta ratio facti-bilium » concerne l'esprit seul pour Platon, saint Thomas (cf. Maritain, Art et Scolastique, 1927), Schopenhauer, même Bergson ; d'autre part, les servitudes • mécaniques » leur semblent une roture, qui exclut l'art des « artes libérales » : Ficin ne compte pas les artistes dans son Académie Platonicienne; Vinci, comme encore les Discourses de Joshua Reynolds au XVIIIe s., s'évertuent à montrer que la peinture est « cosa mentale ». Par contre, depuis Delacroix, on affirme que l'exécution « ajoute à la pensée » : ainsi Alain, Système des Beaux-Arts, 1920, étienne Gilson, Peinture et réalité, 1958, et d'un point de vue plus radical toute l'œuvre de Merleau-Ponty.

[136] Pour bien situer les réflexions qui vont suivre, il n'est sans doute pas inutile de se remémorer que le tableau se compose de cinq éléments :
1° Un support.
2° Des enduits, chargés d'assurer la transition entre le support et la couche picturale (à la fois pour les protéger l'un de l'autre et les faire adhérer solidement).
3° Les pigments, ou couleurs proprement dites.
4° Le médium, dont le rôle est triple : véhicule servant au broyage de la couleur; diluant par lequel on « étend » la couleur; enfin agglutinant ou liant, qui réalise la fixation des pigments.
5° Le vernis protecteur. On peut en rapprocher les glacis (touches sans épaisseur, posées en fin de travail pour faire vibrer un ton par transparence).
Pour tous ces problèmes, cf. Jean RUDEL, Technique de la peinture (P.U.F.), qui renvoie aux ouvrages plus fondamentaux de Dinet, Doerner, Ziloty, Thièle, et surtout de MAROGER, The secret formulas and techniques of the inasters, 1948, qui eux-mêmes renvoient à Vibert et J. Mérimée ou, au-delà, aux De' veri precetti della pittura d'ARMENINI (1587), au Libre dell'Arte de CENNINI (XVe s.), à la Diversarum artium schedula du moine THéOPHILE (XIIe s.), etc. - On fait encore confiance au Compendium de Jacques Blockx, Anvers 1881 et 1922.


[137] La fresque est une peinture avec des couleurs délayées à l'eau sur un enduit de mortier frais de chaux éteinte. Qu'on n'oublie pas que beaucoup de « fresques » (peintures murales) ne sont pas peintes « à la fresque ». Les Vénitiens du XVIe siècle ont recouru au marouflage de toiles fixées à la colle de seigle sur le mur. Delacroix a peint les fresques de Saint-Sulpice sur un mur saturé d'eau bouillante. De même, à côté du buon fresco (ou fresque proprement dite) de Michel-Ange, il existe des procédés mi-fresque mi-détrempe, comme le fresco-secco de Giotto, ou tout simplement des détrempes sur mur sec, comme le secco des fresques romanes de Saint-Savin. Cf. Kurt Herberts, Les Instruments de la création, Hachette, 1961. Notons que, d'après cet auteur, les peintures murales de Pompéi auraient été peintes sur stuc, non à l'encaustique.

[138] La détrempe, ou tempera, désigne une peinture à base d'eau.
Les détrempes complexes (tempera au sens étroit) ont pour médium l'œuf, tantôt le blanc (apportant la transparence), tantôt le jaune (assurant le liant des tons), tantôt les deux. On l'additionne souvent d'huile ou de cire : ainsi, semble-t-il, chez Pérugin, Raphaël et Bellini. Comme elle peut être appliquée en couche très mince, la tempera favorise le procédé des « grisailles » (dessin ombré des dessous), très répandu au XVe siècle.
Les détrempes simples (« détrempe » au sens étroit) ont pour agglutinant un mélange d'eau et de colle (animale ou végétale, telle la gomme). Le Moyen Age a utilisé ce procédé pour peindre de vrais tableaux de grandes dimensions. Mais comme, employé de la sorte, il provoque facilement des brouillages et se montre peu résistant, les modernes ne l'emploient guère que dans les décors de théâtre : ainsi les détrempes de Picasso pour les Ballets Russes. Par contre, ils y recourent souvent dans les études et les genres habituellement mineurs : l'AQUARELLE, peinture à l'eau gommée, où l'on exploite à nu ou par transparence le fond blanc du papier; la GOUACHE, déjà plus épaisse, et où les blancs sont ajoutés au pinceau; le pastel, bâtons de poudre solidifiée et composée de pigments agglutinés à l'eau gommée (parfois avec de l'argile). De ces détrempes simples, on peut rapprocher le LAVIS, couleur ou encre étendus d'eau.


[139] Rien n'illustre mieux notre Ignorance sur les média des maîtres que les thèses qui s'affrontent à propos de Van Eyck. Pour Berger et Laurie, il s'agit d'une détrempe à l'huile (huile + vernis + œuf + eau). Pour Ziloty, d'un véhicule oléo-résineux étendu au moyen de térébenthine, récemment commercialisée (bien qu'elle ait peut-être été connue au Moyen Age sous le nom d' « eau merveilleuse »). Pour COREMANS, L'Agneau mystique au laboratoire (De Sikkel, 1953), d'un liant à base d'huile siccative + X, « à l'exception de deux ou trois cas particuliers ». - Par contre, Joseph Vanderveken, restaurateur de l'Agneau mystique, affirme que Van Eyck aurait travaillé non à l'huile mais à la détrempe, seule capable de rendre ses détails de miniaturiste. Si cette théorie, expressément appuyée par Léo Van Puyvelde, se révélait exacte, notre exposé se simplifierait : il n'y aurait plus deux esprits de l'huile mais un seul, celui créé par les Italiens; et Van Eyck viendrait confirmer ce que nous savons par ailleurs de la netteté de la détrempe.

[140] Encore faut-il distinguer le tripotage de l'artiste médiocre (accumulation de retouches infimes, fruits de l'hésitation et de l'incapacité de penser simultanément les différentes couches picturales) des repeints de maîtres : larges, décisifs, par grandes surfaces, et qui sont les pas, chaque fois assurés, de la marche en avant de la création. Ainsi, les deux Titus de Rembrandt, dont le premier apparaît à la radiographie.

[141] Cf. LAVALLéE, Les techniques du dessin, Paris, 1943.

[142] Les graveurs recourent en effet à des matrices de trois espèces, qui consonnent également à leur style.
a) Le bois. - Le XVe siècle allemand élève à la dignité de l'art la gravure sur bois. Comme il s'agit de réserver les parties à encrer (taille d'épargne), et que par exemple chaque ligne d'ombre suppose deux traits qui la fassent saillir, c'est un procédé qui exclut les nuances et suggère un style âpre, essentiel, qu'il soit linéaire, comme chez Durer, ou qu'il se tourne vers les contrastes du noir et du blanc, comme chez les expressionnistes d'hier.
b) Le cuivre. - La TAILLE DOUCE, où le dessin n'est plus en relief mais en creux, devait convenir, par son langage plus subtil mais encore rigoureux, au graphisme tendu de Mantegna et de Pollaiuolo, puis de Dürer; en s'accommodant elle sut même porter la vision diffusive des burinistes rubéniens Vorsterman et Pontius. l'EAU-FORTE (dans laquelle l'acide nitrique attaque la plaque de cuivre selon que la pointe de l'artiste a entamé le vernis qui la recouvrait) alimenta les recherches de perspective fondue de Callot, puis celles de Rembrandt, dont le geste impétueux recourut aussi à la POINTE SèCHE, où le style balafre directement le cuivre sans vernis. Quant à l'AQUATINTE, proche de l'eau-forte, c'est au pinceau chargé d'un mélange de térébenthine qu'elle dégage le vernis, puis elle prépare ses ombres en soumettant plus ou moins souvent les parties réservées à l'acide nitrique répandu sur un saupoudrage préalable de colophane : on volt comme elle devait s'harmoniser avec l'espace de Goya, fait des morsures abruptes, déchirantes, mais souples, du noir et du blanc.
c) La pierre calcaire. - Enfin, le XIXe siècle romantique donne son essor à un procédé peu coûteux, ultra-rapide, subtil, la LITHOGRAPHIE. L'artiste dessine sur une pierre calcaire de grain très fin à l'aide d'un corps gras, étendu à la plume ou au crayon, giclant parfois de petites brosses en une rosée qu'on appelle crachis. L'ouvrier enduit le tout d'un mélange d'eau gommée et d'acide azotique, rendant ainsi les parties réservées (non couvertes par l'artiste) inaptes à l'encrage, il lave à l'essence de térébenthine, puis passe le rouleau encreur, dont l'encre adhère seulement au dessin. Les romantiques (Delacroix, Daumier) ne connaissent que la lithographie en noir. Les affiches de Bonnard, Vuillard, Lautrec disposeront de la couleur

[143] Dans notre univers d'affiches, d'enseignes et de signaux lumineux, où l'on cherche la sensation-choc, la sensibilité oculaire s'émousse : « II n'y a pas d'autre cause aux excès de nettoyage des chefs-d'œuvre anciens auxquels se sont livrés avec témérité, parfois avec inconscience, certains grands musées anglo-saxons. Malgré les réticences des milieux les plus éduqués, on n'a pas craint de rendre ces tableaux conformes à notre optique actuelle par un récurage brutal. Et pourtant les responsables, comme ceux qui les soutiennent, sont de bonne foi, mais leur œil est insensible aux subtilités que le peintre a cherchées jadis dans les glacis infiniment légers ou même des patines impondérables. » (René HUYGHE, Dialogue avec le visible, p. 51).

[144] Préface à Jean RUDEL, Technique de la peinture, P.U.F., 1950.

[145] Ainsi les Chinois laissèrent en sommeil l'imprimerie qu'ils avaient inventée; les lettrés T'ang en particulier jugèrent indigne ce procédé exploité par la propagande bouddhiste. De même, Schuhl a parlé d'une mentalité antimécanicienne des Grecs, qui ne virent guère que des curiosités dans les machines conçues par eux à l'époque hellénistique.

[146] On trouvera la bibliographie fondamentale sur le sublime et le gracieux dans BAYER, L'Esthétique de la grâce, Alcan, 1933, qui renvoie entre autres à KANT, Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabenen, 1764. Les conceptions de Bergson sur le gracieux sont énoncées principalement dans sa Notice sur Ravaisson. 1904.

[147] Cette conception phénoménologique des genres littéraires a paru si éclairante qu'on a tenté de l'adapter au niveau scolaire dans la remarquable série des manuels de GERMAIN, Expliquez-moi une épopée, etc., Foucher, Paris.