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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - Troisième partie - L'ANIMAL SÉMIOTIQUE
 
 
 
Chapitre 9 - LE POUVOIR ET SES APPAREILS
 
 
 

L'appui que les signes purs ou réalisés apportent à la force, est assez évident: comme ils sont à la fois stables et mobiles, ils lui permettent d'agir à distance dans l'espace et dans le temps. Par ses ordres, le roi est présent partout, dit Bossuet. Mais il y a davantage: le signe non seulement ajoute de la force mais il institue le pouvoir. C'est lui en effet qui distribue l'environnement, lequel n'est pas fixé d'avance pour l'animal humain en raison de son indétermination congénitale: ainsi le signe positionne tout, et l'on sait aujourd'hui que le positionnement est l'objet du marketing non seulement commercial, mais aussi politique, culturel, religieux; le positionnement mue la force en pouvoir. De plus, nous l'avons vu, dans son rapport à l'organisme humain le signe est plus créateur que créature. Il a encore une permanence physique et mentale qui l'institutionnalise et, par comparaison, fait paraître tout individu chétif. Ensuite, il s'impose comme thème d'interprétation, et donc comme antérieur et futur. Remplacement et déplacement, il bouge d'un mouvement propre: le maître est autant que le disciple conduit par le texte qu'il produit et, pour finir, le chef n'est pas moins menacé que ses subordonnés par la grandeur de ses édits. Du reste, l'arbitraire rendant le signe incontrôlable, ajoute à son mystère, au point de confondre toujours quelque peu le politique et le sacré: on sait l'autorité des bibles des maîtres penseurs, comme des modestes journaux quotidiens, qui sont des signes digitaux, et aussi celle des icônes et des nimbes, qui sont des signes analogiques.

La comédie est plus sémiologique que psychologique. Ici, dans La Leçon d'Ionesco, l'élève n'est pas tuée par le maître, mais par le mot et le geste «couteau». Les mots veulent l'orthophonie, les gestes l'orthopédie. Tous deux tendent à supprimer les corps qui leur résistent. Qu'ici le maître soit homme et l'élève fille est le schéma occidental d'une structure universelle. Tout maître est meurtrier ou castrateur du disciple, et de soi.
Photo Bernand, Paris

 
 

Le prestige sémiotique se transmet à ceux en qui il s'incarne, à condition qu'ils en respectent les règles. C'est à un dédain de ces règles que Montesquieu attribuait, entre autres, la chute de César. Cette après-midi-là, des sénateurs selon leur habitude attendaient le dictateur à son entrée dans l'assemblée, et ils lui proposèrent un nouveau titre divin. Peut-être fatigué de la comédie du pouvoir, le vieux maître des signes eut un geste de lassitude. De cet instant, pense Montesquieu, il était mort. Fort parce qu'il est arbitraire, arbitraire parce qu'il est signe, le pouvoir exige le seul soutien propre au signe, c'est-à-dire un rituel, donc des intonations, des gestes, des calendriers, des horaires, des fêtes, des sacrifices, des marseillaises, des bains de foule strictement observés. En tant que sémiotique, le pouvoir tient sa force de la foi qu'il suscite, et que partagent d'ordinaire ceux qui le briguent et ceux qui le contestent. En sorte qu'il n'a à redouter que les quelques-uns, d'ordinaire indifférents, qui percent sa nécessité, sa faiblesse et son ressort. Fuyant comme les signes, il est d'ailleurs mal situable. Qui règne? L'empereur Claude désabusé ou son tout-puissant esclave Narcisse, fidèle à Claude même mort?

On a souligné ces dernières années comment le pouvoir ainsi pénètre si intimement les produits de la technique qu'il forme avec eux ces grandes machines, à la fois immobiles et en marche, en remplacement et en déplacement perpétuels, que sont l'Administration, l'Industrie, l'Economie, l'Ecole, la Sécurité sociale, les Transports, les Mass-Media, les Beaux-Arts, dont les majuscules expriment bien l'essence sémiotique. On a senti du coup comment l'action de ces institutions n'était pas tellement due à la force de quelqu'un ou de quelques-uns, mais à ce qu'on a appelé le Système, c'est-à-dire à l'autorité des signes comme tels, avec leurs mouvements conscients et surtout inconscients. Ainsi les Etats et les Eglises sont des ensembles particulièrement stables, efficaces, partagés, autarciques, d'images et de mots. Pendant des décennies ou des siècles, le même mot peut y recouvrir les réalités les plus diverses, à condition de se perpétuer comme mot; et au contraire une même réalité peut y donner l'illusion de se renouveler du seul fait de changer de désignation.

 
 
 

Dans tous ces mouvements conscients et inconscients du pouvoir, le signe entretient des accointances avec la mort. Parfois parce qu'il tue physiquement, puisque sa logique incline à inventer des tribunaux, des polices et des armées. Mais aussi parce que les images et les inscriptions mortes lui conviennent souvent mieux que la parole ou le geste vifs. Dans la Rome antique, les imagos des ancêtres conféraient d'autant plus de pouvoir qu'elles étaient justement des images de mort (l'homme noble était dit «multarum imaginum»). Dans l'Ancien Régime, le nom du père absent avait autant d'exigence et de poids que le regard du père présent. En fin de compte, l'autorité du vivant vient souvent de ce qui en lui est déjà mort. Toute la geste guerrière, charitable, scientifique, musicale, érotique du christianisme a été accomplie au nom du Père, entraînant ceux du Fils et de l'Esprit, et les échos profanes de cette formule restent quasiment religieux: au nom du Roi, au nom de la Loi...

C'est dire que, pour le pouvoir, le signe digital, plus franchement castrateur, est plus solide et plus impératif que le signe analogique.

La fête est un moment de transgression des signes et du pouvoir. Mais cette transgression a lieu selon un rituel, où le signe maintient le pouvoir. Les taureaux introduisent le désordre, mais parmi des bourgeois vénitiens disposés selon les rangs et les quartiers.
Photo Scala

 
 

Henri Van Lier
Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
 
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