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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - Troisième partie - L'ANIMAL SÉMIOTIQUE
 
 
 
Chapitre 8 - L'OBJET SIGNÉ ET SIGNIFIANT. LES IDENTIFICATIONS
 
 
 
Photo Max-Pol Fauchet

 
 

Dans leur rôle constitutif de la réalité humaine, nous avons considéré surtout des signes purs. Mais à cet égard il faut tenir compte aussi des très nombreux symboles et images qui sont réalisés dans des objets ayant un autre statut que d'être des signes, c'est-à-dire dans les objets techniques.

On notera tout de suite que ces derniers, du seul fait de leur fonction, «se font signe» entre eux. Dans nos cultures, la chaise renvoie à la table, qui renvoie à l'armoire ou au lit; le marteau renvoie à la masse, mais aussi au tournevis, au ciseau, au vilebrequin; le moulin à vent renvoie au moulin à eau, à la ferme, au château, qui eux-mêmes renvoient à leurs meubles, comme aux outils qui les ont faits. Tout cela joue à la manière des pièces d'un système changeant et plus ou moins arbitraire, dont les éléments sont définis les uns par rapport aux autres: c'est le monde technique à un moment donné. Alors, un objet technique est-il donc signe d'un autre ou des autres, du fait qu'il appartient à une panoplie? C'est trop dire, puisqu'il n'en tient pas lieu. En est-il donc un indice, comme la trace renvoyant au gibier? Cette fois c'est trop peu dire, puisque l'indice n'est pas là pour former un système avec d'autres indices, et encore moins un système arbitraire. Non, les objets techniques ont en commun avec les signes de former des systèmes arbitraires, mais pas de «tenir lieu de». C'est pourquoi, ils ne sont pas des signes, mais, comme le dit joliment le français, ils se font signe. Et ce jeu de mots n'est pas stérile, puisqu'il permet de comprendre comment, aux origines de l'humanité, les remplacements et déplacements du technicien, gagnant en arbitraire grâce à la main, à la voix, au cortex accru, aux relations protosociales, au rêve, ont fini par susciter le signe proprement dit.

Mais la présence du signe dans l'objet technique ne s'en tient pas là. Comme chacun sait, un marteau, une scie, et à plus forte raison un moulin à vent ou à eau ne se contentent pas généralement d'accomplir leur fonction; très souvent, ils la signalent, la proclament. Ils ont une façon de dire: voyez, je suis une table, et pas un établi; et même d'indi­quer des détails de leur maniement: ne me prenez pas ici mais plutôt là, entrez là plutôt qu'ici. Voilà des dénotations. Et ils proposent des connotations: voyez à ce détail que j'appartiens à un ouvrier, un bourgeois, un paysan, un intellectuel de droite ou de gauche, que j'opte pour une morale du stable ou du périssable, etc. Du reste, on trouve aussi dans les objets ces optiques générales que nous avons attribuées à des effets de champ perceptifs. Ainsi le fauteuil Louis XIV dit au fauteuil Louis XIII: rien qu'à voir nos taux d'ouverture et de fermeture, de largeur et d'étroitesse, de verticalité et d'horizontalité, de raideur et de contournement, on participe à une vision des choses qui est celle de Racine, la mienne, très différente de celle de Corneille, la tienne.

Photo Roger-Viollet, Paris

 
 

Cette richesse sémiotique s'explique suffisamment par ce que nous venons de voir du corps humain comme corps signé. Il est normal que le constructeur d'objets techniques cherche à y mettre des signes, c'est-à-dire des occasions d'identifications pour lui constituantes. D'où la tendance à faire des produits «parlants», parlant d'eux-mêmes (voyez, je suis une table), mais parlant aussi d'autre chose: l'automobile «styling» des années 50 se voulait la baleine de Moby Dick, comme le crochet primitif imite un bec d'oiseau. Cela peut aller jusqu'à faire des images et des symboles directs du corps: témoins nos sièges ayant une tête, des bras, des pieds parfois munis de doigts et d'ongles. Cependant, l'anthropomorphisme fidèle est le propre de la culture occidentale, très narcissique; ailleurs, un siège ne cherche pas nécessairement cette conformité-là, et les signes constitutifs proposés aux individus par les objets peuvent être très éloignés des formes orthopédiques du corps, ou même' de ses formes visibles quelconques.

Une chose néanmoins se retrouve dans toutes les cultures, c'est que les produits de la technique ont des rôles complémentaires dans l'élaboration de l'homme selon qu'ils sont entourants, comme l'architecture et le territoire, entourés, comme la plupart des objets quotidiens, ou étalés devant le regard, comme un tapis ou une tapisserie. Vus sous cet angle, l'architecture et le territoire semblent les plus fondamentaux, puisqu'ils continuent l'enveloppement à la fois protecteur et stimulant qui est celui de la matrice où le mammifère humain a passé neuf mois et dont il garde une nostalgie inguérissable; voilà pourquoi les peuples sont sans doute si conservateurs en matière d'habitat. Par contre, l'objet technique plus réduit, entouré ou entourable, de même que la sculpture, se prête bien aux confrontations de volume à volume où nos corps, mal définis, tentent de se donner un contour et une organisation interne élémentaire; et, comme ces vis-à-vis sont des centres indépendants, on comprend qu'ils aient tendance à devenir fétiches, amulettes, talismans, ancêtres bienveillants ou malveillants, dieux; et aussi qu'on leur passe quelques étrangetés de forme ou d'usage, non acceptées par les dispositions plus strictes de la demeure. Enfin, le tapis, la tapisserie, et aussi la peinture, étalés sur un plan, saisissables d'un regard balayeur, et faits généralement d'une matière légère sans guère d'épaisseur, se prêtent à être les lieux des audaces, qui pour la peinture ont fait parler à Vinci de «cosa mentale», et du reste ont conduit l'objet plan à porter le pictogramme, puis l'idéogramme, enfin nos écritures phonétiques et informatiques, supports des inventions les plus éthérées.

 

Les doubles

 

 
 
 

En même temps qu'à des objets techniques, l'homme s'identifie à ces autres objets-signes, ou plus exactement à ces autres sujets, que sont ses semblables. Dès le règne animal, le semblable joue un rôle particulier du fait du cortex, organe de simulation à distance. Chez l'homme, la simulation à distance devient mimèse, c'est-à-dire une simulation s'opérant par des signes, avec l'arbitraire, les remplacements et déplacements inhérents à ces derniers. Pour autant la mimèse implique à la fois des appropriations et des désappropriations, des fusions et des distinctions extrêmes: ce sont les croisements de l'amour, de la haine, du désintéressement, du sacrifice, de la participation, de la communion. Comme l'a montré Hegel, dans la mimèse chacun doit tuer son frère semblable pour être soi, et cependant chacun peut l'aimer, puisqu il est encore soi dans l'altérité de son frère; le groupe peut rassembler le mal universel dans une victime émissaire coupable [1] et ainsi se fonder et se confirmer par la ségrégation d'un seul (sacrifice, sacralisation, tombeau fondateur), ou au contraire se sauver par la participation à l'innocence et à l'éveil d'un seul, Christ ou Bouddha; les identifications peuvent être homéomorphes, jusqu'à la névrose, ou hétéromorphes, jusqu'à la psychose, allusives jusqu'au simple spectacle, étroites jusqu'à la possession démoniaque ou mystique. En ce sens, Empédocle avait raison de croire que l'amour et la haine sont les relations et les mouvements les plus généraux qui animent l'histoire humaine.

L'argent est un signe tout à fait singulier, qui signifie tout, ou rien, ou lui-même; pour autant il confine au pouvoir et au sexe, autres circulateurs qui ne sont pas des objets et les mobilisent tous. La machine à sous est un objet si complet parce qu'elle active simultanément l'argent, le sexe et le pouvoir dans ses jetons, ses manettes, ses trous, ses billes, ses frappes, ses répétitions, ses hasards, ses bruits enveloppants, ses images lumineuses charriant les mythes.
Photo A.A.A., Paris

 
 

On précisera cependant que les relations de doubles concernent surtout les signes analogiques, les images, et encore en tant qu'elles sont des vis-à-vis. Or, nous venons de voir qu'à la différence de la peinture et de la sculpture, l'architecture, bien que porteuse de signes analogiques, nous entoure; et le langage, fait de signes digitaux, nous traverse. Dans les deux cas, il ne s'agit pas de doubles ni de vis-à-vis, mais d'habitation: nous habitons l'architecture et nous sommes habités par le langage. Il importe sans doute beaucoup à la structure de l'être humain, et en particulier à sa sexualité, que les identifications à des vis-à-vis, fascinantes et périlleuses (selon la définition du sacré), soient encadrées pour lui par des identifications d'habitation, puisque l'architecture (l'enveloppement utérin) et le langage (l'accession à l'universel) viennent en premier et en dernier lieu dans son développement initial.

 

Le monde

 

Nous sommes ainsi conduits à l'horizon des horizons, à cet on ne sait quoi que chacun invoque à tout bout de champ, et qui pourtant est des plus fuyants: le monde. Le monde nous entoure; et il entoure tous nos objets, puisque nous disons que nos objets en font partie, comme nous-mêmes; c'est, en fin de compte, l'entourant des entourants, et l'origine des origines. Et néanmoins ce n'est pas quelque chose, ni un ensemble dénombrable ou indénombrable, ni une imagination, ni un pur possible. Il faut revenir une fois de plus au mouvement qu'est la signification. Le monde c'est très exactement la virtualité qu'ont les systèmes significatifs du fait que, par leurs remplacements et leurs déplacements approximatifs, ils sont indéfiniment en chevauchements et en réorganisations à l'intérieur d'eux-mêmes, en expansions et rétractions sur leurs confins. Et le monde, ainsi conçu comme système toujours virtuel des systèmes toujours mobiles, désigne lui-même l'indésignable, l'univers.

Ceci entraîne deux attitudes que chaque individu accentue à sa manière, mais auxquelles personne n'échappe tout à fait, et qui sont les deux extrémités du mouvement de balancier qu'est l'existence. La plupart du temps, nous sommes frappés par les objets constitués, lesquels se détachent sur l'horizon du monde comme des figures sur un fond indécis. C'est à des prélèvements de cette sorte que l'on s'exerce quand on fabrique un beau meuble, un beau vêtement, qu'on se coiffe, qu'on fait un beau geste, qu'on énonce une proposition avec force, qu'on tranche le bien et le mal, qu'on range la maison ou ses idées. C'est la sagesse, le travail et les arts quotidiens.

Mais l'autre extrémité du mouvement pendulaire est aussi importante. Ce sont les moments, généralement courts, où l'attention porte d'abord sur le fond, sur la virtualité du monde, sur l'espace indéfini, sur le temps indéfini, dont alors les objets, dans leur apparition, se donnent seulement pour des révélateurs ou des déclencheurs. La signification n'apparaît plus alors comme un ensemble de signes constitués, mais justement pour ce qu'elle est, c'est-à-dire un perpétuel avènement réenglouti au fur et à mesure de son émersion. Cette expérience-là c'est celle qu'on trouve dans l'art extrême, qu'il soit littéraire, plastique, musical, chorégraphique. Elle se réalise aussi dans la guerre, la mystique, la fête, la sexualité, toutes les manifestations de la dépense, comme y a insisté Bataille.

Ainsi c'est doublement que certaines identifications ont pu nous paraître déroutantes. Une première fois quand, au lieu de se porter vers des vis-à-vis, nous les avons vues prendre l'aspect d'assimilations plus insinuantes, comme dans l'habitation de la maison ou du langage. Et une deuxième fois maintenant, lorsque au lieu de configurer et distribuer, comme on croirait que c'est leur seule fonction, nous les voyons se servir des figures pour redéclencher du fond. Ainsi les signes sont pour l'homme la source des expériences du délimité mais aussi de l'indélimité. Et les identifications qu'ils comportent impliquent pour la réalité humaine autant d'expériences de fusion et de confusion que de détermination.

Plénitude de Piero délia Francesca: que chez lui aucune forme ni objet ne font jamais oublier le fond, la potentialité du Monde.
Photo Scala

 
 

Henri Van Lier
Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
Notes:
 

[1] Girard (R.), Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978.

 
 
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