Retour - Back    |    Accueil - Home
 
 
 
Texte de l'auteur (6 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - Deuxième partie - LES DEUX VOIES DU SIGNE
 
 
 
Chapitre 6 - LES SIGNES ABSOLUS
 
 
 

II n'y a pas de troisième catégorie parmi les signes, et Peirce a été abusé par son mysticisme trinitaire quand il a voulu y ranger les indices. Les traces de gibier, les empreintes digitales du voleur, les cendres du feu de camp abandonné ne sont pas des signes, car ce ne sont pas des substituts arbitraires. Ce sont des effets, dont on peut inférer une cause, moyennant un raisonnement. L'indice du détective est une trace interprétée à travers des signes analogiques et digitaux.

Mais, s'il n'y a pas de troisième catégorie de signes, il y a cependant, entre les deux catégories existantes, des composés, des intermédiaires, qui ont joué un rôle immense dans l'histoire des civilisations et des individus, sans doute parce qu'ils conjuguaient les vertus opposées de l'icône et du symbole. Ainsi la croix, le mandala, le swastika, le serpent, le chi, le triangle isocèle pointe en bas, le même pointe en haut, le bâton continu, le bâton rompu, la colonne jouxtant un trou, deux animaux affrontés, etc.

Prenons la croix. Elle répond au corps du spectateur selon l'axe vertical de la colonne vertébrale et du tube digestif, déterminant le haut et le bas, et selon l'extension horizontale des bras, déterminant la gauche et la droite, avec des réponses différentes aux hémisphères cérébraux. Croisée. Noeud. Barrure. Rassemblement. Dispersion. Foyer hypnotique. Voilà pour son aspect d'image. Mais en même temps c'est un jeu d'oppositions binaires et donc d'exclusions simples: haut-bas, droite-gauche, angles opposés, et aussi 1+1, 2+2, 2x2, 3+1, 4x1, ou «point défini par le croisement de deux droites», toutes distributions d'allure digitale. Ses variantes font une typologie des cultures: plus haute que large dans l'Occident dynamiste: †; égale en toutes directions et barrée d'un trait à chaque extrémité dans l'espace clos byzantin *; armée de traits qui lui impriment un mouvement rotatif solaire, mais surtout annulant la prévalence d'une direction dans le swastika indien et la croix gammée.

Pour Piero délia Francesca, l'aigle, quoique grand, est un signe analogique; la croix, presque invisible, est un signe analogique et digital, donc absolu. En effet c'est en elle que Constantin remporte la bataille du pont Milvius: in hoc signo vinces.
Photo Scala

 
 

Le triangle isocèle pointe en bas est, dans la préhistoire et après, une image génitale féminine, mais aussi une première géométrisation, donc une première digitalité. Le triangle isocèle pointe en haut, image génitale masculine, résume la culture classique, et se retrouve à ses frontons religieux et profanes pendant deux millénaires et demi: stabilité de la base horizontale, mouvement égal du bas vers le haut le long de deux côtés égaux, culmination ponctuelle et dominatrice du sommet, conciliation de l'unité supérieure et de la multiplicité inférieure des «émanations»; toutes ces richesses analogiques finissent dans des richesses digitales qui ont fait considérer le triangle comme l'emblème de la géométrie traditionnelle.

Le chi (nuage chinois) avec son ondulation horizontale, de même que le serpent simple ou double (caducée), à ondulation verticale, combinent aussi des images prégnantes avec des fonctions sinusoïdales analysables. Le mandala, incluant indéfiniment un cercle dans un carré et un carré dans un cercle, en «abyme», concilie la raison angulaire et l'intuition circulaire, à moins que ce ne soit la coupole du Ciel et les quatre points cardinaux de la Terre. L'icône du Tao a toutes les fécondités analogiques et digitales que l'on sait. Le bâton brisé, yin, et le bâton non brisé, yang, vont donner lieu, dans le Yi King, à un système divinatoire, à une morale, comme aussi à une métaphysique classant tous les événements et tous les éléments du monde: la montagne et le lac, l'eau et l'air. Quant au cercle pur, il a défini en même temps la circularité des fonctions dans la cité et dans le cosmos grec.

Le Yi King et toute la Chine

 
 

Dans tous ces exemples, des images deviennent des symboles. Mais l'inverse a lieu également. C'est le cas des chiffres, c'est-à-dire de ces initiales de rois (N), ou de Dieu (IHS), ou d'entreprises (RR), entourées de couronnes ou de nimbes, où les signes digitaux deviennent si détachés, travaillent tellement par pur impact, qu'ils finissent par nier leurs articulations, et ont les vertus d'une image. Du reste, tous les grands imprimeurs ont su que les lettres de leurs alphabets n'étaient pas de purs signes digitaux, que c'étaient aussi des icônes. Le Philémon de Fred nous a rendu familières les ascensions et les descentes vertigineuses du «A» de l'Atlantique.

Photo Dargaud

 
 

II faut voir que l'ambivalence des signes leur advient parfois du seul fait de leur support, surtout la voix et l'écriture [1]. Ainsi, quand elle profère les mots du langage, qui sont pourtant digitaux, la voix leur joint des résonances, une participation corporelle sympathique, des chevauchements entre les unités discrètes, une globalité, qui sont des propriétés des signes analogiques. Inversement, lorsque l'écriture inscrit sur un support plan et avec des instruments aigus un pictogramme, elle introduit dans l'image des discontinuités qui en renforcent le caractère digital. Ce sont ces ambiguïtés qui sont au travail dans la lecture prophétique et dans l'écriture calligraphique des textes sacrés, qu'ils appartiennent aux religions ou aux constitutions des Etats.

Comme toute l'histoire le montre, c'est pour ces signes, ambivalents, ou absolus, que les hommes sont morts. Comme c'est souvent pour eux qu'ils ont vécu. Les martyrs chrétiens mouraient dans le signe de la croix (in signo crucis); les croix gammées, les mandalas, les chis ou les bâtonnets rompus et non rompus du Yi King, tous les drapeaux et les aigles ont suscité autant de sacrifices et d'enthousiasmes. L'emprise existentielle de ces signes se trouve sans doute résumée dans cette dépêche d'un officier de Napoléon durant la retraite de Russie: «Tout va bien, Sire. Les hommes meurent, mais les aigles sont debout avec leurs escortes».

Du reste, il ne faudrait pas trop croire que les ambivalences entre l'analogique et le digital se réalisent seulement dans certains signes pris isolément. Il y a un système sémiotique tout entier qui jouit d'une propriété de cette sorte, et c'est la musique. Nous avons relevé déjà que c'était en elle que s'affirmaient de la façon la moins mélangée les effets de champ perceptifs. C'est maintenant le lieu d'ajouter que, tout en ayant les qualités d'empathie et de participation propres aux images, elle travaille pourtant avec des éléments qui jouissent de l'indéformabilité et de la transponibilité propres aux symboles: un ré reste un ré dans des accords différents. C'est pourquoi, elle est par excellence l'expérience du développement et de la variation. Vonnegut disait que toute musique est sacrée. En tout cas, dans sa pratique savante comme dans sa pratique populaire, elle est l'exercice sensible le plus radical de la structure pure, la mathématique en restant l'exercice le plus abstrait.

Raban Maur, vers 820, fait une tentative de rhétorique absolue: un poème l'incluant iconiquement et digitalement, lui individu, dans la structure et l'histoire de l'univers, de la Création au Jugement dernier. Des hexamètres d'un même nombre de lettres, trente-cinq, forment presque un carré, retable, de trente-trois lignes (nombre du surnaturel: 33 ans du Christ et 33 chants de Dante) sommant un rectangle, autel, de dix lignes (nombre du naturel, décimal). De plus, les signes digitaux oro te Ramus aram, en revenant des quatre bords du carré vers le centre M (Maurus, Maria), dessinent l'icône salvatrice de la Croix, tandis que d'autres, Rabanum memet clemens rogo Christe tuere o pie judicio, dessinent en-dessous l'image de l'invocateur dans le rectangle de l'autel, qu'il touche en suppliant. Ainsi tout se répond et dans tous les ordres. Tout est justifié et sauvé.
(Cf. P. Zumtbor, Langue, texte, énigme, Paris, 1975).

 
 

On peut être tenté, à la fin de ce chapitre, de se demander quelle catégorie de signes a historiquement précédé l'autre. L'homme a-t-il d'abord créé le signe analogique, puis le signe digital? Les fresques des cavernes montrent l'importance initiale des images. De même dans l'histoire de l'écriture, depuis la fin du quatrième millénaire, on croit voir que ce sont les pictogrammes de départ qui se sont transformés en idéogrammes puis en signes phonétiques. Mais on sait aussi aujourd'hui que, depuis le dixième millénaire jusqu'à l'apparition des écritures pictographiques, il a régné, sur une large partie de l'Asie et de l'Europe, des systèmes de notation de comptes utilisant de petits objets en terre cuite, dont la distribution systématique (cône, cube, sphère, etc.) avait un caractère fortement digital.

Ces recouvrements d'origines n'ont rien d'étonnant. Le signe analogique, tout en étant moins arbitraire que le signe digital, l'est aussi, et, dans la saisie de cet arbitraire, sa cohabitation avec le signe digital, par exemple avec le langage courant, a certainement joué un rôle essentiel. D'autre part, le signe analogique, quoique travaillant surtout par impact global, a néanmoins une articulation externe (dans les cavernes la disposition des animaux suit une logique sexuelle) [2], et aussi interne, et nous avons assez vu que, pour des raisons qui tiennent sans doute à la structure du cerveau, l'articulation fondamentale est binaire, c'est-à-dire suppose les bits du langage digital. Il faut donc se méfier des priorités. Il est plus sage de dire que le signe a fait son entrée à la fois comme analogique et comme digital. Du reste, dès ses premiers jours, l'enfant voit les mimes visuels et sonores de sa mère et l'entend parler.

Si la croix, le mandala et les autres signes ambivalents ont un caractère absolu, ce n'est donc pas seulement parce qu'ils combinent les vertus de l'analogique et du digital, mais aussi parce que cette confusion les rend contemporains de l'origine de la signification, dans un temps immémorial. Tout comme les effets de champ perceptifs qu'ils résument les rendent omniprésents dans un espace sans frontières.

Le tangram chinois comme nos mots croisés, nos jeux de cartes ou d'échecs, sont d'autres façons de conjuguer l'analogique et le digital.

 
 

Henri Van Lier
Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
Notes:
 

[1] Derrida (].), De la grammatologie. Paris, Minuit, 1967.
[2] Leroi-Gourhan (A.), Préhistoire de l'art occidental, Paris, Mazenod, 1965.

 
 
Retour - Back    |    Accueil - Home