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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - Deuxième partie - LES DEUX VOIES DU SIGNE
 
 
 
Chapitre 5 - LES SYMBOLES ET LE LANGAGE DIGITAL
 
 
 

Les symboles au sens technique du terme, c'est-à-dire des signes comme 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, ou
+, -, :, *, ou encore a, b, c, d, e, f, etc., se font remarquer par leur caractère articulé, fortement artificiel, distinctif, et donc pour finir oppositif et négatif. Et en effet, ils tiennent lieu de leur désigné par sélection, et donc par exclusion, non par présence de quelque chose, au sein d'un système.

Des exemples en sont donnés lorsque aux pièces d'une machine, aux marchandises d'un magasin, aux circulaires d'une administration, on attache des numéros. Apparemment il s'agit là d'un lien positif: tel numéro désigne telle pièce. Mais ce désignant ne nous dit rien sur lui-même, sinon qu'il n'est aucun des autres; et sur le désigné il ne nous dit rien non plus, sinon que, dans le stock, ce n'est aucune des autres pièces. Dans le cas des symboles, il n'y a pas de participation ni d'analogie entre les signes et leurs objets.

Semblablement, pour les feux de signalisation, le rouge est peu analogue à l'acte de s'arrêter et pourrait aussi bien signifier: activez-vous, allez de l'avant; tout comme le vert est peu analogue à l'acte d'avancer, et pourrait vouloir dire: calmez-vous, restez sur place. Les auteurs du code de la route ont choisi le rouge pour l'arrêt parce qu'il a plus d'occasions de contraster sur l'environnement et qu'il est plus «tragique» que le vert; il était donc sage de le lier à l'acte le plus urgent, l'arrêt. Mais, malgré tout, la convention l'emporte ici sur l'analogie, et le 'rouge et le vert ne sont guère plus des images que les chiffres des marchandises dans un stock. La visibilité et le «tragique» mis à part, le rouge pourrait être remplacé par 0 et le vert par 1, ou l'inverse.

Un langage digital binaire très pur: le tableau de bord, dont les voyants sont des unités à la fois distinctives (flip-flop), significatives (feu, court-circuit, endroit), syntaxiques (il y a le jeu par court-circuit à tel endroit).
Photo Air France

 
 

Ainsi, dans les deux cas envisagés, les signes peuvent être dits digitaux, s'il est vrai qu'en anglais digit désigne les chiffres de 0 à 9. Et même ces chiffres se réduisent à des bits, c'est-à-dire à des signes digitaux binaires (binary digit), par exemple le couple 0-1. La chose est évidente pour l'opposition rouge-vert des feux de signalisation. Mais elle l'est également pour les chiffres de désignation d'un stock, puisque la numération décimale est convertible en numération binaire. La pièce 17 s'écrit simplement alors : 10001. La formulation binaire, quoique longue, a l'avantage, on le sait, de pouvoir être transportée et traitée sur des computers dits justement digitaux, où les bits 0-1 sont réalisés sous forme d'actions physiques du type flip-flop: le courant passe, le courant ne passe pas. Et, comme beaucoup de manipulations logiques peuvent également être traduites par des actions successives de type 0-1, c'est tout le calcul digital, dans la technique et dans la science, qui est doué des légèretés, des vitesses et des exactitudes électroniques.

Mais, dès avant ces performances contemporaines, la légèreté, la promptitude et la rigueur de la digitalité, et en particulier de la binarité, ont joué un rôle décisif. Ce sont elles en effet qui sont à l'oeuvre dans le plus fondamental des instruments culturels, le langage courant. Et, pour des raisons qui apparaîtront par la suite, c'est à ce dernier que nous allons être particulièrement attentifs pour voir les particularités du digital et du binaire en général.

 

L'articulation distinctive

 

Le caractère articulatoire des systèmes digitaux tient d'abord à ce que les unités significatives y sont composées d'unités distinctives parfaitement définies. Si 17, ou 10001, désigne dans mon stock les pinces monseigneur, ou la circulaire concernant la taxe sur l'eau, 17 est une unité significative nette, mais elle est faite d'éléments tout aussi nets: 1, 7, ou 0, 1, qui n'ont pas de sens par eux-mêmes, et qui se contentent d'être différents; je pourrais du reste fort bien les remplacer par des couleurs, ou des bâtonnets de diverses longueurs. Quand il s'agit des langues, les unités distinctives sont dites phonèmes [1]: /k/, /a/, /f/, /e/, pour café. Or, les phonèmes sont des articulations si caractéristiques, et d'autre part leur théorie est actuellement si bien construite, qu'il est commode d'aborder le signe digital en rappelant les vues devenues classiques à leur sujet.

 
 

Tout d'abord, les phonèmes montrent le plus clairement le caractère distinctif, oppositif, négatif de la digitalité ou binarité: un /b/ c'est ce qui n'est pas un /a/ ni un /o/ ni un /k/, ni même un /p/, pourtant semblable. C'est là une opposition formelle (objet de la phonologie, et plus précisément de la phonématique) ne retenant, dans le b effectivement prononcé (objet de la phonétique), que certaines caractéristiques, puisqu'en arabe, où le p n'existe pas comme phonème, c'est-à-dire comme unité distinctive pertinente dans le système de la langue, prononcer un b par p n'entraîne pas une distinction de sens, et est seulement perçu comme une bizarrerie d'accent, propre à un locuteur particulier.

Cependant, la binarité phonématique n'apparaît avec toute sa netteté que si maintenant, en dessous des phonèmes, nous descendons jusqu'aux traits, dont ils seraient des faisceaux. En effet, Jakobson et Halle ont avancé l'idée que tous les phonèmes de toutes les langues du monde pouvaient se décrire moyennant douze traits:

1. vocalique (structure de formant très définie) — non-vocalique sonorité

2. consonantique (énergie totale réduite) — non-consonantique

3. compact (énergie au centre du spectre) — diffus

4. tendu (résonance dans le spectre définie) — lâche

5. voisé (excitation périodique de basse fréquence) — non-voisé

6. nasal (résonateur adjacent) — oral

7. discontinu (transition abrupte entre son et silence) — continu

8. strident (bruit d'intensité élevée) — mat

9. bloqué (temps réduit de la décharge) — non-bloqué tonalité

10. grave (énergie dans les basses fréquences) — aigu

11. bémolisé (abaissement de hautes fréquences) — non-bémolisé

12. dièse (élévation de hautes fréquences) — non-diésé

Ainsi, le système phonématique des langues, fondé sur des traits acoustiques (et non de production, car un même trait peut être réalisé par des modes de production différents), utilise des choix du type 0-1, et tout phonème est descriptible par une matrice reprenant ces décisions binaires. Les douze traits ne sont même pas fatalement requis. Par exemple, les quinze consonnes du français peuvent se décrire moyennant seulement cinq décisions: nasal-, discontinu-, tendu-, compact-, grave-.

Du reste, la binarité est confirmée par le développement du système phonématique chez l'enfant et sa dislocation chez l'aphasique. Le schème phonétique élémentaire, à savoir la syllabe, conjugue un creux, qu'on appelle consonne (C), et une crête, qu'on appelle voyelle (V). Ce schème donne lieu, selon les langues, à des suites du type V, VC, CVC, CCVC, CVCC, mais sa forme universelle est CV. En effet, l'opération phonétique la plus simple au stade labial du nourrisson est p, produit par la déclosion des lèvres, suivi de a, produit par l'appareil phonateur ainsi naïvement ouvert. Et telle est bien la syllabe nucléaire /pa/, laquelle, redoublée par le plaisir narcissique de l'écho, fournit la suite /papa/,» que réalisent «papa» en français, «bab» en arabe, «aba» en hébreux, «baba» dans plusieurs langues africaines.

Et, dès ce moment, les traits phonématiques sont en gestation. En plus de l'opposition creux-crête, le rapport /p/—/a/ contient quatre autres couples d'opposés. Acoustiquement, selon la netteté des formants: — + (1), et selon l'énergie totale: — + (2). Productivement, selon l'ouverture: avant-arrière (3), et selon la distribution de l'énergie dans le temps: initiale-continue (4). Ainsi deux polarités phonématiques sont aussitôt disponibles: selon (1), /a/ est vocalique et /p/ non-vocalique; selon (2), /p/ est consonantique et /a/ non-consonantique; et (3) confirme (1), comme (4) confirme (2). D'autre part, puisque /p/ est très consonantique et très non-vocalique, et que /a/ est très vocalique et très non-consonantique, il y a un sens à dire que /p/ est la plus parfaite des consonnes, et /a/ la plus parfaite des voyelles.

Les autres traits s'installeraient à travers des expériences acoustiques et productives hiérarchisées. D'abord, selon l'opposition oral-nasal, la labiale /p/ détacherait la labiale /m/, comme /a/ détacherait /ã/; en sorte que ma, mama (voire man, maman) formerait couple avec papa. Ensuite, /p/ se différencierait selon l'axe du grave et de l'aigu: /p/ — /t/. Puis, /a/ selon l'axe du compact et du diffus: /a/ — lui (prononcer o«). Puis /p/ selon le même axe: /p/ — /k/. Puis, lui selon l'axe du grave et de l'aigu: lui — /i/. Ainsi s'achèverait le triangle phonématique, fournissant le reste du premier vocabulaire enfantin, toujours selon le plaisir narcissique de l'écho: kaka (pour le plus compact), pipi (pour le plus diffus), coucou (pour l'alternance compact-diffus, présence-absence), tata, titi, toutou, poupou, mami, papi, etc. Les autres phonèmes et les autres mots fondamentaux s'obtiendraient par découverte d'autres traits: non-voisé /p, t, k/ — voisé /b, d, g/; vocalique /u, i/ — non-vocalique /w, y/, etc. D'où dada, didi, doudou, daddy, wawa, wi-wi, etc.

 
 

On le voit, la théorie des traits phonématiques a de multiples intérêts pour celui qui veut comprendre comment le signe fait l'homme. Elle suggère l'idée d'une grande simplicité du phénomène humain: douze traits rendent compte de tous les systèmes phonématiques existants et situent leurs modifications à travers les langues majeures, mais aussi dans les moindres patois, et jusque dans les déviances et dérives individuelles. Elle confirme à quel point, dès les éléments premiers, l'homme est l'animal classificateur, différenciateur, oppositif, binairement le plus souvent, et chez qui le plus concret, la labialité du nourrissage, est en même temps le plus abstrait, l'installation de la langue. Elle fait toucher du doigt que la différenciation sémiotique est arbitraire, mais selon des suites obligées et exclusives, tout comme l'évolution de la vie fut et est hasardeuse mais selon certaines suites obligées et exclusives. Elle propose une phénoménologie, voire une phénoménologie existentielle et une psychanalyse, en montrant que, dès les éléments d'un système apparemment très formel comme la langue, sont engagés les grands axes du vécu: le bas (grave) et le haut (aigu); l'extérieur (oral, non-voisé) et l'intérieur (nasal, voisé); la stature (compact, tendu, bloqué, strident, diézé), et le fading (diffus, lâche, non-bloqué, mat, bémolisé). Et voici, enfin, tout au commencement, au sens des physiciens et des informaticiens, le couple information (vocalique) et bruit (non-vocalique), et le couple énergie (non-consonantique) et moindre énergie (consonantique). Enfin, par les polarités acoustiques et productives, est annoncée l'existence d'effets de champ perceptifs jusque dans certains langages digitaux.

L'articulation juste est déjà toute une religion, comme l'exemplifie la pratique des mantras qui traverse d'un bout à l'autre l'histoire de l'Inde. Pour la théorie de la Mimansa, le monde n'était pas fait de phrases ni de mots, mais de ces petites unités purement distinctives et non significatives que sont les phonèmes; les prononcer exactement dans leur suite rigoureuse, qui avait été saisie par le Rig-Véda, c'était le rite essentiel, renonciation même du cours des choses. Plus près de nous, le vieux chasseur Derzou Ouzala, héros de roman et de film, a pour dieu le tigre Amba. Cela tient à des signes analogiques: le regard et les griffes du félin, sa combinaison de reptation, de marche et de vol, son feulement terrifiant. Mais son nom, signe digital, est plus divin encore. Il est l'absolu, puisqu'il accouple la mère, MA (sous la forme manducatrice et invocatrice AM, proche du mantra initial OM ou AUM), et le père, PA (sous la forme voisée BA, du reste imposée par l'accouplement avec «am»). Et cela en une fermeture des creux des consonnes par les crêtes des voyelles: A—M—B—A. Prononcer ce nom est pour le vieux chasseur une liturgie suffisante.

 

L'articulation significative

 

Le caractère articulé, distinctif, oppositif, voire négatif, des langages digitaux se retrouve au niveau de leurs unités significatives. Et il est normal que ce soit même à ce propos que les êtres humains en aient d'abord été frappés. Par exemple, les Grecs avaient déjà vu ce qu'a résumé Porphyre dans son «arbre» célèbre: le mot «chien» ne désigne pas un accident, donc il désigne une substance; pas infinie, donc finie; pas finie spirituelle, donc finie matérielle; pas matérielle inanimée, donc matérielle animée; pas animée immobile (comme une plante), donc animée se mouvant (comme un animal); et, dans le règne animal, pas ces familles-là, donc cette autre; pas ces genres ni ces espèces, donc ces autres.

Saussure a signalé à nouveau ce caractère oppositif, négatif, des mots des langues, où «cheval» c'est ce qui n'est pas «poule», ni «éléphant», ni même «âne» ou «mulet», pourtant proches. C'est pourquoi, ajouta-t-il, «mutton» anglais (mouton sur la table) a un sens plus étroit que «mouton» français (mouton sur la table et dans le pré) parce que le vocabulaire anglais comporte également «sheep» (mouton dans le pré). Et rien n'est changé si, au lieu de considérer les mots, comme Porphyre ou Saussure, on envisage les unités significatives minimum, que depuis Martinet on appelle les monèmes [2]. Ainsi, dans re-distribu-ons, où un locuteur français perçoit les trois monèmes re, distribu et ons, ons exclut ez ou ent ou e ou es; distribu s'oppose à mang, dorm, et même à attribu et contribu; re exclut sa propre absence. Bref, et pour généraliser, les monèmes forment bien des systèmes comme les phonèmes.

Cependant, devant les résultats admirables obtenus par les phonologues dans leur réduction des phonèmes à des traits, on comprend que les sémanticiens, qui s'occupent des schèmes mentaux et des désignés des monèmes, aient voulu en faire autant et, comme on avait trouvé des traits phonématiques, trouver des traits sémantiques. Ces derniers seraient alors du type: mâle-femelle, matériel-immatériel, passif-actif, jeune-adulte, dénombrable-indénombrable, etc., et «garçon» se binariserait: mâle 1 — femelle 0, jeune 1 — adulte 0... Bref, il s'agirait de fournir un tableau général un peu comme l'arbre de Porphyre, mais en moins substantialiste, en plus fonctionnel, et permettant de faire rentrer toutes les formes de réalités et d'irréalités dans un cadre unitaire. Leibniz, précurseur de l'informatique, avait déjà conçu les bases d'une pareille langue universelle au XVIIe siècle.

« Pour la Science », Paris

 
 

Vers les années 1950, dans la ferveur de la théorie de la communication et de la cybernétique naissantes, il fut de bon ton de dire qu'en fin de compte, tout objet, tout événement, toute idée, toute imagination possible ou impossible pouvaient se définir par une petite trentaine de bits, et donc prendre la forme: 000110100...

Ce problème est du plus haut intérêt parce qu'il engage la nature de la signification. Souvent, les sémanticiens qui poursuivent la collecte des traits sémantiques donnent à croire que la langue est, à cet égard, un système d'un seul tenant. Elle ne l'est point. Les remplacements et déplacements approximatifs propres à la signification font que les acceptions des mots se disposent plutôt comme des archipels de petits systèmes fragmentaires, de petits bouclages locaux, qui se compatibilisent tant bien que mal en des bouclages plus larges mais également locaux et transitoires, — tout comme les systèmes techniques dont ils sont plus ou moins contemporains.

Non seulement les langues mais tous les systèmes culturels, parenté, territoire, travail, religion (ici la cuisine selon Lévi-Strauss) seraient structurés par des oppositions binaires. La distribution en triangle est rhétorique, puisque de nouvelles dimensions (par exemple, l'huile et le frit) introduisent des polyèdres.
D'après Lévi-Strauss

 
 

Et en effet, quand il s'agit des langues, un classement général des unités significatives n'intervient relativement bien que pour ce que les anciens appelaient les substances, tantôt inanimées, comme les corps chimiques, tantôt animées, comme les plantes et les animaux. C'est que les conditions de survie des espèces minérales ou vivantes leur imposent des fonctionnements si spécialisés qu'elles se distinguent franchement entre elles; et d'autre part les bifurcations de l'évolution, malgré leurs buissonnements, permettent de répartir des embranchements, des familles, des genres, des espèces, plus ou moins justement imbriqués. Ainsi le mot «chien» nous a fourni plus haut un exemple commode de binarisation étendue, et le tableau des éléments chimiques de Mendéléiev reste sans doute l'idéal du sémanticien. Mais, dès qu'on sort des «substances», dès qu'on entre dans le domaine des appréciations, des imaginations, ou tout simplement des actions et des perceptions, ou même des objets et des processus techniques, bref de ce qui remplit la plupart des énoncés de la vie courante, il n'y a jamais moyen d'aller très loin dans les dichotomies du genre: ce n'est pas ça, c'est donc ça. Vite ce qui n'est pas ça sous un angle l'est cependant sous un autre. En général, les mots se définissent bien de façon binaire, par opposition, mais dans des aires réduites; les oppositions distinctes au départ deviennent floues à mesure qu'on s'éloigne et généralise. C'est pourquoi un locuteur décrivant une impression, une situation, un objet un peu complexes, est un bricoleur passant sans cesse d'un petit système binaire à d'autres petits systèmes binaires voisins; au point qu'on a dû renoncer à une classification des «technèmes», c'est-à-dire des unités significatives propres au monde technique, pourtant très rationalisable apparemment [3]. Notons-le en passant, cette souplesse est une des manières dont destinateurs et destinataires sont impliqués dans la signification: pour que celle-ci puisse opérer ses discontinuités et ses approximations, il faut que les interlocuteurs soient assez logiciens et pas logicistes. Sans leur bonne volonté une conversation même banale n'évite pas de perpétuelles querelles de mots.

L'opposition entre sémanticiens du système et sémanticiens du bricolage prend tout son relief à propos du rôle, dans le langage, de la métaphore et de la métonymie. Pour les premiers il s'agirait de «déviances» et d'«impertinences»; il y a en effet un système sémantique, voire des atomes de sens, objet de la «compétence» du locuteur; «faire» une métaphore ou une métonymie, c'est s'écarter de ce système pour obtenir un effet spécial, rhétorique ou poétique; ce sont fondamentalement des figures de «style»; du moins aussi longtemps qu'elles ne sont pas lexicalisées, à force d'être habituelles, comme «ça coule de source».

La vérité de la métaphore selon les Beatles: «She's coming down fast, Yes she is, Yes she is».
D'après Beatles Album

 
 

Or, tout ce que nous avons vu du fonctionnement de la signification montre que les choses vont autrement. Métaphores et métonymies comptent parmi les pratiques les plus constantes du bricoleur langagier: ce sont les très banals remplacements-par-déplacements, par superposition et juxtaposition approximatives, pour lesquels il y a deux éventualités. Tantôt ils sont si usés que personne n'aperçoit plus leur force: ainsi pour «boire un verre» et «heurter le pied de la table». Tantôt, au contraire, ils sont inattendus, et par là sont des tropes, parce que le locuteur se trouve devant une situation neuve ou parce qu'il veut rendre une vraie perception, ce qui est généralement difficile; et on l'entendra dire, avec le plus grand naturel, qu'une sorte de bonté tombe des étoiles, ou avec un air pénétré, que la nuit donne son lait. Quand la truite au bout de la ligne de son beau-père devient «précieux et intelligent métal», non «argent» mais «acier de truite», «bon à faire des buildings, des trains et des tunnels», le poète américain Brautigan couvre le tout d'un «l'd like to get it right». Rien n'est alexical là-dedans. «La nuit donne son lait» n'est une déviance que pour celui qui estimerait qu'il y a des traits sémantiques généraux qui veulent que le lait sorte exclusivement de mamelles, et que la nuit ne soit pas un mammifère; alors que le lait peut sortir d'une voie lactée, et que du reste il lui suffit d'être une douceur pour qu'une nuit puisse en donner (à moins, toujours selon la logique unitariste, que «boire du lait», quand on est content, suppose un récipient).

Assurément, il y a des métaphores et des métonymies où les sens multiples, inhérents aux déplacements, sont le résultat d'une démarche non d'exactitude mais au contraire d'inexactitude et d'ambiguïté calculées. Les tensions qui peuvent s'attacher aux tropes comme des effets secondaires éventuels sont alors recherchées pour elles-mêmes, comme leur sens dernier. C'est ce qui se passe parfois chez le mystique ou le prophète, toujours chez le précieux, souvent chez le poète ou le camelot à la poursuite d'effets de champ perceptifs. Mais il n'y a aucune raison de voir dans cette exploitation particulière des tropes leur caractéristique fondamentale. Hugo a écrit d'un crépuscule oriental: «une immense bonté tombait du firmament»; et d'une lune orientale: «cette faucille d'or dans le champ des étoiles». Le premier de ces alexandrins, où il n'y a qu'exactitude, livre le mécanisme essentiel de la métaphore; le second, d'une inexactitude précieuse, mystique ou poétique, selon qu'on voudra, en montre une utilisation dérivée, d'ailleurs fréquente.

Ceci permet de mieux voir en quoi consiste la «compétence» du locuteur en matière de traits sémantiques. Ce n'est pas celle du grand système, qui serait la lexicalité. C'est, au contraire, un tact, un doigté, qui lui permet, parmi les îlots de binarités significatives qu'il a en commun avec ses interlocuteurs, de décider sur quels traits il va jouer selon qu'il veut, à ce moment et dans cette circonstance, être exact mais difficilement entendu, facilement entendu mais peu exact, moyennement exact et moyennement entendu. Des traits sémantiques existent, mais, comme ils ne correspondent ni à des substances ni à des propriétés éternelles, et qu'ils tiennent en de simples distributions mouvantes d'une réalité elle-même mouvante, ils ne sont pas dénombrables et inclinent à errer d'un monème à l'autre. C'est même cette redistribution incessante à la fois de leurs appartenances et de leurs limites externes et internes, cette perpétuelle approximation, qui fait la force et paradoxalement l'exactitude de la signification humaine en contraste avec la rigidité du stimulus-signal, et qui alors suscite les philosophies, les sciences, les techniques, et aussi les fables: qu'on lise seulement les récits universellement répandus sur le cerf, à la fois masculin et féminin, terrestre et aquatique, chassé et péché. Il est fécond de repérer ces traits, de découvrir certaines constantes de leurs transformations et de leurs pentes, comme s'y sont essayés certains historiens des sciences ou de la politique, et Lévi-Strauss dans ses Mythologiques. Sinon, la lexicalité comme système fixe de traits dont les monèmes seraient des faisceaux n'a jamais existé que dans l'esprit de certains lexicologues; elle présuppose des sociétés à dictionnaires, à grandes lectures classiques, ou bien à fortes ritualisations du langage. Ailleurs elle peut être très fluente, par exemple dans des milieux épris d'efficacité et de perceptions immédiates. Estimer qu'un de ces choix est plus valide qu'un autre est affaire d'éthique et d'idéologie, non de théorie ni de pratique linguistiques et sémiotiques.

 

se

nasce

morre nasce

morre nasce morre

renasce remorre renasce

remorre renasce

remorre

re

re

desnasce

desmorre desnasce

desmorre desnasce desmorre

nascemorrenasce

morrenasce

morre

se

Haroldo de Campos

 

L'articulation syntaxique

 

Composés d'éléments distinctifs oppositifs, et d'éléments significatifs largement oppositifs, on doit s'attendre à ce que les signes digitaux excellent à créer entre eux des relations et des opérations également fermes et nettes, c'est-à-dire une syntaxe articulée.

Et en effet, quand il s'agit des langues, Saussure a été aussitôt frappé par leur disposition selon deux axes (faut-il parler encore de binarité?): l'un de la présence, l'autre de l'absence; il appela le premier syntagmatique, le second paradigmatique. Et c'est vrai, quand on parle ou écrit, on met bout à bout, à la suite, ensemble ou en présence (in praesentia), des éléments qui forment bien une chaîne, un syntagme, par exemple: Anne retrouva Romain dans l'autobus. Ce syntagme peut être ponctué de différentes façons: selon la sentence (Anne retrouva Romain dans l'autobus), selon les mots (Anne-retrouva-Romain-dans-l'-autobus), selon les monèmes (Anne-re-trouv-a-Romain-dans-l'-autobus), selon les syllabes (An-ne-re-trou-va-Ro-main-dans-l'au-to-bus), selon les phonèmes (A-n-ə-r-ə-t...), voire selon un syntagme verbal (retrouva) et un syntagme nominal (Anne, Romain, autobus); et il est tout à fait caractéristique de la digitalité que ces différents niveaux s'imbriquent exactement et sans s'altérer mutuellement: un phonème reste lui-même en étant repris dans un monème, etc. Mais, en même temps, comme les symboles sont oppositifs, exclusifs, négatifs, chacun de ces éléments, ou de ces paradigmes (phonématique, monématique, syntaxique, etc.), en exclut d'autres: «Anne» exclut «Marc», «Luc» et «Dominique»; et son /a/ initial exclut /o/, /i/, etc. Il y a donc un second axe, paradigmatique, travaillant par absence (in absentia). Ces deux dimensions du langage courant se retrouvent dans la plupart des systèmes digitaux, par exemple dans l'équation y = ax + b. Souvent, comme dans notre écriture actuelle, l'axe syntagmatique est horizontal et l'axe paradigmatique vertical, sans doute parce que, dans le langage parlé, la chaîne (les syllabes successives qui forment le syntagme) est vécue comme horizontale. Mais d'autres conventions sont possibles et existent. L'essentiel est qu'il y ait un axe de la présence, et un de l'absence.

Les langues utilisent l'axe de présence de ce dispositif, le syntagme, pour exprimer les événements du monde à la façon de relations où quelque chose (actions, états, effets) arrive à quelque chose (individus ou ensembles). Et cela selon une articulation qui a sans doute été le plus simplement formulée par Fillmore dans sa remarquable théorie des cas universels [4]. Les ensembles et individus (exprimés par un syntagme nominal comportant des noms déterminés par des articles, des adjectifs, d'autres noms, etc.) s'articulent alors sur les actions-états-effets (exprimés par un syntagme verbal comportant des verbes avec des auxiliaires d'aspect [5], de temps, de mode) selon six cas, où l'Agentif désigne l'instigateur animé de l'action-état-effet, l'Instrumental sa cause inanimée, le Datif l'être animé qui en est affecté, le Factitif l'objet qui en résulte, le Locatif le lieu ou l'orientation spatiale, l'Objectif ce dont le rôle est défini par l'interprétation sémantique du verbe. C'est là une théorie si puissante qu'on peut se demander si, en définissant la syntaxe des événements, elle ne prétend pas décider des fondements de l'ontologie, ou du moins de l'épistémologie, et en tout cas de la physiologie du cerveau. Mais, avant d'envisager cette question, il est utile de relever une autre articulation syntaxique des langues.

 

SYNTAGME

Entrée

1er plat

2e plat

fromages

entremets

fruits

dessert

Rue couloir

Entrée

Cuisine

séjour

Chambre des parents

Couloir placards

Chambres des enfants

y

=

a

X

+

b

 

exorde

exposition

1er point

transition

2e point

conclusion

 

1er thème tonalité

Chaîne harmonique

2e thème décalé

Développement

1er thème décalé

Chaîne harmonique

2e thème tonalité

naissance

enfance

jeunesse

maturité

vieillesse

mort

oubli

Elle

partira

demain

matin

très

tôt

e

l

P

a

r

t

i...

chapeau

béret

nu-tête

écharpe

foulard

châle

veste

manteau

cape

pantalon

jupe

kilt

 

Bas

chaussette

soulier

bottine

nu-pied

 

 

C'est celle que Chomsky avait signalée en y distinguant des structures de surface et des structures de profondeur [6]. Par exemple, le marqueur négatif affectant une sentence peut donner lieu à une forme adverbiale comme ne... pas en français, à une forme verbale propre comme en, et, emme en finnois. En d'autres mots, tout se passe comme si les énoncés passaient d'une structure de profondeur (ici l'opérateur négatif) à une structure de surface, celle de la suite terminale (ne pas, emme), moyennant des transformations qui varient fortement d'une langue à l'autre. Cette phase transformationnelle est bien illustrée par les cas de Fillmore: un Instrumental peut être rendu par un datif grec; bien plus, les mêmes cas universels donnent lieu, selon les transformations propres à chaque langue, à des flexions appelées cas dans les langues indo-européennes, à des prépositions dans beaucoup de langues modernes, à des emplacements dans l'énoncé en chinois, mais aussi en français.

S=sentence; M=mode;
P=phrase; V=verbe;
Q=objectif; D=datif;
A=agentif; NP=phrase nominale (noun phrase);
d= dé terminant;
K=Kasus (rendu par des prépositions, des postpositions ou des affixes, selon les langues).
D'après Fillmore

 
 

Mais il faut bien voir que la seule chose dont nous soyons sûrs c'est la structure de surface; les phases antérieures ne sont que des structures hypothétiques permettant de déduire les suites terminales observées. Au point qu'on n'a jamais la structure profonde, mais seulement des structures plus ou moins profondes. Alors, la théorie de Fillmore apparaît pour ce qu'elle est: non une ontologie, ni une épistémologie, ni une physiologie, mais une axiomatique. Pour finir, il n'y a pour le locuteur qu'une trousse de transformations propres à sa langue, qu'il enrichit souvent de transformations propres à d'autres langues, et encore de quelques inventions personnelles. Les six cas de Fillmore ne sont universels et premiers que parce qu'ils sont des points de départ particulièrement efficaces pour intégrer les suites terminales concrètement rencontrées. L'important est qu'on dise qu'il y a des cas, comme il y a des relations et des opérations en mathématique, et que, dans son bricolage langagier, le locuteur fonctionne en choisissant syntaxiquement parmi eux, comme il choisit sémantiquement parmi des traits sémantiques, et phonologiquement parmi des traits phonologiques.

 

They are playing a game. They are playing at not playing a game. If I show them I see they are, I shall break the rules and they will punish me. I must play their game, of not seeing I see the game.

 
Le langage a la ressource de pouvoir syntaxiquement insérer des éléments parmi ses éléments (bracketing). Dans Noeuds, Laing a montré que cette richesse était aussi le ressort des névroses et des psychoses.

 

Ce qui confirme cette vue de la syntaxe c'est la rectification que Chomsky a fait subir à sa grammaire générative et transformationnelle dans sa récente théorie des traces, où il est affirmé que chaque transformation garde la marque de ce qui s'est passé dans celle qui la précède, de la dernière jusqu'à la première, si du moins il y en a une. Ainsi, tout est lisible dans l'énoncé terminal et, au dire de Chomsky lui-même, il n'y a plus à parler, en syntaxe, de structure profonde mais seulement de marqueurs initiaux ou de marqueurs de la base [7]. (Il faut comprendre: de marqueurs plus initiaux, ou initiaux dans telle grammaire).

Du coup, le locuteur n'est plus censé subir l'application de règles syntaxiques travaillant derrière son dos, il les voit s'exercer dans ses énoncés à mesure qu'ils se déroulent. En sorte qu'il est en mesure d'instant en instant de suivre cette règle ou cette autre selon les circonstances, et par exemple, d'afficher: «Veuillez vous adresser au guichet numéro cinq», s'il est formaliste, ou «S'adresser guichet cinq», s'il préfère paraître direct; car «guichet» est assez locatif pour se passer d'indications de lieu; et «s'adresser» est à la fois assez impératif pour rester sous sa forme nominale et suffisamment annonciateur d'un point de chute pour se passer de «à». De même, il voit assez clair dans son jeu pour trancher sans trop d'hésitation s'il s'en tiendra à la formule «Marie aime Pierre plus que Paul», exemple classique des énoncés ambigus (c'est-à-dire où deux marqueurs initiaux différents donnent une même suite terminale au hasard des transformations propres au français et à l'anglais), ou au contraire s'il va faire la dépense de lever l'ambiguïté en précisant: «Marie aime Pierre plus qu'elle n'aime Paul» ou «Marie aime Pierre plus que Paul ne le fait».

Enfin, grâce à ces traces en surface, le locuteur peut décider quand son énoncé se termine. Car les signes ne signifient pas tous un à un. Dans notre exemple, «Anne», «Romain», «autobus» suggèrent quelque chose même pris isolément, mais «dans» et «l'»? Et, pour d'autres phrases, «ne» ou «des» ou «à»? En fin de compte, comme Benveniste y a insisté [8], parmi les sentences les signes ont deux relations: d'abord ils se renvoient l'un à l'autre phonologiquement, sémantiquement, syntaxiquement (c'est l'aspect formel auquel ont été surtout sensibles les linguistes); puis tous ensemble ils désignent un certain désigné, une situation (c'est l'aspect matériel auquel ont été surtout sensibles des logiciens). Ainsi «dans», «l'», «ne», «des», «à» contribuent à former des sentences, qui seules signifient. Ici encore c'est au bricoleur langagier, en tension sur son destinataire, à décider à quel moment la forme du désignant entier est assez déterminée pour ses objectifs.

En tout cas, il ne faudrait pas parler de règles mais seulement d'emplois syntaxiques, habituels, rares mais sûrs, hasardeux, trop risqués, inutilement troublants, etc., selon les cas et les goûts. Et les notions de grammaticalité et d'agrammaticalité, comme tout à l'heure celles de lexicalité et d'alexicalité, ne sont pas plus des critères de validité linguistique que les notions d'ordre et de désordre, d'homogénéité et d'hétérogénéité ne sont des critères de validité mathématique, ni scientifique, ni technique. Si on croit qu'une langue doit obéir à une grammaire, c'est que nous vivons dans une culture grammaticalisée par des siècles de scolarité, de lecture et de rationalisme, mais aussi que la langue, engageant l'articulation fondamentale de l'univers avec le cerveau, est toujours prête à glisser du domaine de la technique de la signification, qui est le sien, à ceux de son idéologie et de son éthique, qui sont différents. Comme dit le titre célèbre de Gré visse, dans une langue il n'y a que des usages. Mais qui décidera quel est le bon?

Jean Dubuffet, La botte à nique

 
 

 

Les effets de champ digitaux

 

II a tant été insisté, dans ce qui précède, sur l'articulation sèche, la distinction tranchée, le caractère oppositif des signes digitaux qu'on pourrait croire que les effets de champ perceptifs, définis commodément à propos de l'image, ne s'y retrouvent pas. De même qu'on croirait que «langue» et «parole», et donc aussi synchronie et diachronie, y sont sans chevauchements.

Et c'est le cas, en effet, de certains systèmes digitaux informatiques. Le FØRTRAN et le CØBØL sont des «langages» où il y a une «langue» parfaitement définie, c'est-à-dire un système qu'on peut exposer dans des ouvrages exhaustifs; et, avec cette «langue», je forme alors des «paroles», c'est-à-dire des énoncés particuliers, plus ou moins originaux et opératoires selon mon astuce. Dans ce cas, la distinction langue-parole est aussi nette que possible, et c'est bien une approche synchronique qui s'impose: il est curieux mais pas indispensable de savoir quels ont été les états antérieurs de cette «langue» (réduite, en l'occurence, à une rhétorique).

Mais ceci n'est déjà plus tout à fait vrai d'une théorie mathématique. Celle-ci, surtout quand elle est neuve et forte, procure un plaisir esthétique qui ne tient pas seulement aux symétries de l'ensemble et à l'économie des moyens employés, à ce qu'on appelle l'élégance, mais aussi à des visions globales, à des optiques.

Et la chose devient tout à fait frappante dans le langage courant. Les effets de champ perceptifs y sont sensibles chez les grands écrivains, mais aussi, quoique avec une prétention moins universalisante, chez le camelot, la commère, l'enfant, l'amoureux qui parlent. C'est que les phonèmes, nous l'avons vu, créent des polarités existentielles qui sont justement exploitables pour créer, dans leur ampleur et aussi dans leur vague, des visions du monde: plus compact — plus diffus, plus ouvert — plus fermé, plus bas — plus haut, plus «informé» — plus «bruyant», plus tendu — plus lâche, etc. Et rien qu'à écouter les espaces-temps ainsi créés on perçoit comment Rabelais et Pascal, Mallarmé et Rousseau, le portefaix italien et le docker allemand tranchent des saisies contrastées. A quoi viennent s'ajouter les divers partis rythmiques, qui contribuent à l'effet.

Mais ne s'agit-il pas là, au sein du digital, d'éléments encore analogiques? C'est pourquoi on spécifiera que, dans le langage courant, ces effets de champ perceptifs remontent jusqu'aux éléments lexicaux et syntaxiques, à condition qu'on ne soit pas attentif seulement aux contenus des images, des événements, des idées, des liens logiques (c'est-à-dire aux dénotations et connotations courantes), mais aussi aux dénotations du second degré que constituent les taux, les rapports, les polarités d'images, d'événements, d'idées, de discours, et par quoi l'élan d'un texte de Corneille est une vision du monde, une pratique de l'existence, qui peut nous séduire, indépendamment des thèmes traités, qui généralement ne nous touchent plus. De ce point de vue, les langages digitaux, et en particulier le langage courant, possèdent même une propriété singulière, qui est leurs sauts. Alors que, dans les systèmes analogiques, la cruche devient hibou par des passages insensibles de lignes, de tons, ou de sons, les dérives des langages digitaux, en raison même de leur articulation, s'opèrent généralement de façon brusque: il suffit d'une inversion de lettres pour qu'un signe soit aussi un singe; d'un arrêt de voix pour qu'une affirmation se mue en négation ou, de façon plus efficace, pour que soient obtenues les deux à la fois [9].

Pour les oeuvres littéraires, si on va droit aux effets de champ perceptifs, on obtient une histoire proprement littéraire de la littérature, c'est-à-dire une histoire qui, dans la littérature extrême, saisit justement ce qu'elle a principalement poursuivi, et où alors Rabelais c'est le carambolage des êtres, des mots et des états physiques du conteur; Ronsard la perception en allée; Montaigne une escrime infatigable; Malherbe un survol par retrait; Corneille un survol dans l'élan instantané de deux sujets l'un vers l'autre; Pascal le saut incessant entre des extrêmes non dialectisables [10]. Une histoire où l'approche synchronique de chaque auteur comporte la saisie de son écart par rapport à ceux qui l'ont précédé, en une diachronie où tout texte devient un intertexte. Mais, comme les théoriciens occidentaux sont généralement demeurés sourds et aveugles aux effets de champ perceptifs, il n'y a pas plus, en nos pays, d'histoire littéraire de la littérature qu'il n'y a d'histoire picturale de la peinture, d'histoire musicale de la musique ou d'histoire cinématographique du cinéma.

 

CY GIST ET DORT EN CE SOLLIER François Villon

Avec la froideur et la rigidité mallarméennes de ses deux ; introduits par les deux tenues sifflante et chuintante s - g, dont la seconde est avancée et voisée, la formule Cy gist (si ʒit), aboutissant à la butée sèche d'un t, était prédestinée à la raideur horizontale du corps mort.

Il est déjà significatif qu'un poète la prenne pour entrée. Il l'est plus encore qu'il y insiste. Car, dans la protrusion e®dɔr, comme dans le dessin net des trois dentales t-d-t, où d s'assimile à (en raison des voyelles e-ɔ, les deux syllabes de t et dort continuent la tension de l'ïambe initial, l'ouvrant et le réchauffant (i-i/e-ɔ), mais sans en rompre l'horizontalité en contrebas, puisque l'éclat de ɔ et de t - d -t est retenu dans r.

Aussi sommes-nous déroutés par la finale en ce sollier, où la nasale an et les deux tenues c(s)-s (reprenant s-ʒ) n'empêchent pas o-lje[r], avec sa mouillure, de prendre de la hauteur en un mouvement favorisé par le rythme d'ensemble du vers : 2 + 2 + 4. Le son, d'abord stable (Cy gist / et dort), nous échappe, fluctue, tout comme l'idée (en ce sollier).

Car cette sépulture à l'étage (sollier) où se trouve la chapelle de Sainte-Avoie (« Item, j'ordonne a Sainte Avoye, Et non ailleurs, ma sepulture ») se place en une situation si improbable qu'elle en devient imaginaire. Ni Villon ni nous-mêmes n'arrivons à voir vraiment ce tombeau (« De tombel ? riens : je n'en ay cure. »), qui semble être en même temps sous nos pieds (Cy gist / et dort) et au-dessus de nos têtes (en ce sollier), et qui pour autant se situe dans une sorte de nulle part, « comme les images, par cuer ».

 

Les fonctions digitales

 

Le rôle de la digitalité est assez évident. Elle intervient dès qu'il s'agit d'obtenir des oppositions fermes, donc des définitions précises ou des transpositions indéformables. Ainsi, quand une photographie doit être envoyée d'une planète lointaine à la Terre, elle est convertie en signes digitaux pour l'expédition, avant d'être retraduite en des cartes disposant de l'éloquence analogique du tracé et de la couleur. De même, seuls les symboles, en vertu de leur transponibilité et indéformabilité, soutiennent correctement les opérations mathématiques d'addition, soustraction, multiplication, division, dérivation, intégration, difficiles ou impossibles dans les systèmes analogiques, comme aussi les conjonctions, disjonctions, implications, exclusions du langage courant, si précises qu'elles peuvent être structurées par une algèbre de Boole, où elles se binarisent.

Mais, eu égard à l'efficacité, la considération des signes digitaux doit obligatoirement se terminer par l'éloge jamais achevable du langage courant. En effet, malgré leur richesse, les images sont trop participatives pour pouvoir opérer une saisie suffisante du monde et d'elles-mêmes; et les observations sur la peinture, la sculpture, l'architecture, la danse, sont bien forcées de se faire en parlant ou écrivant. Mais inversement, la plupart des signes digitaux, tels que les symboles mathématiques et logiques, sont si exclusifs et si définis les uns par rapport aux autres qu'ils échouent également dans les allées et venues entre les signes et le réel, entre eux-mêmes et les autres signes. Seul le langage courant, grâce au bricolage dont nous avons parcouru les ruses, en particulier les remplacements-par-déplacements, par superposition et juxtaposition approximatives, parvient à être à la fois au commencement et à la fin de la signification, à l'embrasser tout entière en parlant de tout et de soi. Ce fut sans doute la surprise majeure du XXe siècle, instrumentée par Russell et Wittgenstein [11], de découvrir que les langages les plus rigoureux, les plus formalisés, ceux du mathématicien et du logicien, dont on avait pu croire un moment qu'ils seraient des langages parfaits, commencent et finissent eux-mêmes par le langage courant dès qu'ils deviennent critiques, c'est-à-dire dès qu'ils tentent de prendre une vue d'eux-mêmes et de se situer.

Les traductions par ordinateurs, appelées par l'accroissement des échanges internationaux, confirment ces conclusions d'une façon très concrète. Dans l'espoir de traduire les textes, on avait d'abord projeté d'analyser adéquatement les éléments, les relations et les opérations du langage pour ensuite les réaliser sous forme machinique; cette rigueur méthodologique, malgré ses acquis théoriques appréciables, s'est révélée peu opérante, le propre du système qu'est le langage étant d'incessamment se restructurer, à tous les niveaux. Aussi les projets actuels suivent une démarche inverse: ils s'attaquent à de petits systèmes langagiers locaux et transitoires, ceux des métiers du bois ou des ponts et chaussées ou des contrats commerciaux; et non seulement des secteurs deviennent ainsi progressivement traduisibles, mais leurs traductions donnent même lieu à des généralisations mesurées. La réussite tient sans doute au fait que cette approche est plus modeste, mais surtout à ce qu'elle est fidèle à la caractéristique du langage, bricolage de bouclages partiels ne donnant que par moments des bouclages et feuilletages plus étendus. A cet égard les systèmes sémiotiques sont bien dans le prolongement des systèmes vivants, opérant également par (re)(dé)bouclages et feuilletages.

Même très systématisé en unités distinctives, significatives et syntaxiques, le dessin n'a pas les monèmes, phonèmes et opérateurs syntaxiques du langage.
D'après Andy Capp

 
 

Henri Van Lier
Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
Notes:
 

[1] Trubetzkoy (N.), La Phonologie actuelle, in Essais sur le langage, Paris, Minuit, 1969.
[2] Martinet (A.), Eléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, I960.
[3] Simondon (G.), Du Mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.
[4] Fillmore (Ch. J.), The Case for Case, in Universals in Linguistic Theory, New York, Hoir, 1968.
[5] Guillaume (G.), Immanence et transcendance dans la catégorie du verbe, in Essais sur le langage, Paris, Minuit, 1969.
[6] Chomsky (N.), Language and Mind, New York, Harcourt, 1967.
[7] Chomsky (N.), Reflections on Language, Fontana, 1976.
[8] Benveniste (E.), Problèmes de linguistique générale, Paris, N.R.F., 1966.
[9] Lacan (J.), Le séminaire sur «La Lettre volée», m Ecrits, Paris, Seuil, 1966.
[10] Van Lier (H.), Lectures historiennes: Villon, Ronsard, Corneille, Pascal, Molière, «Le langage et l'homme», Bruxelles, 1974-1978.
[11] Wittgenstcin (L.), Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1961.

 
 
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