Retour - Back    |    Accueil - Home
 
 
 
Texte de l'auteur (8 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - Quatrième partie - LES GRANDS MOMENTS DU SIGNE
 
 
 
Chapitre 15 - LE TRAIT ET LE SCHÈME MENTAL. ÉLÉMENT FONCTIONNEL ET MODÈLE
 
 
 

Pour prendre les choses par l'extérieur, on assiste depuis la fin du XIXe siècle, et décisivement depuis la seconde Guerre mondiale, à une disqualification des écritures phonétiques. Elles sont déjà relativisées du fait que le phonème, d'abord considéré comme une unité dernière, a été analysé en traits phonologiques. Mais surtout les cartes perforées ont introduit de tout autres stockages et manipulations des significations que les écritures courantes. Et les mémoires et élaborations électroniques actuelles poussent la mutation à son ultime conséquence.

 

L'informatique

 

Cette conséquence tient dans le remplacement, pour le langage technique et même pour le langage courant, des termes de sens et de signification par celui d'information. Le mot s'est imposé à travers les développements de la physique, la chimie, la biologie, la sociologie depuis les débuts du XIXe siècle, lesquelles ont compris de plus en plus clairement que pour saisir l'événement, et donc l'univers, il faut au départ deux notions, à savoir l'énergie et le couple information-bruit. Dans cette vue, le bruit s'apparente au désordre, à l'indifférenciation, à l'entropie (étymologiquement, la rentrée en soi, la confusion), la mort, la, l'énergie inutilisable, le probable. Tandis que l'information s'apparente à l'ordre, à la différenciation, à la néguentropie (l'émergence), la vie, l'événement, l'énergie utilisable, l'improbable.

Photo Agence Top, Paris

 
 

L'apparentement entre information et improbabilité, entre bruit et probabilité, a été décisif, car il a rendu l'information calculable: un état d'un système étant donné, sa quantité d'information est d'autant plus grande que sa probabilité est plus faible, et inversement (exactement, elle est égale à l'inverse du logarithme de la probabilité). C'est dire du même coup qu'il y a une unité d'information qui est en même temps l'information minimum. Nous l'avons rencontrée plusieurs fois: c'est le bit 0-1, 0 ou 1. Et à cette information minimum correspond l'événement minimum, qu'on a pittoresquement appelé flip-flop: le courant passe, le courant ne passe pas; quelque chose arrive ou n'arrive pas. On a abouti ainsi, et du côté de la réalité (le flip-flop) et du côté de la connaissance (le bit), à une élémentarité beaucoup plus stricte que celle des éléments du classicisme, qui étaient toujours déjà des débuts de sens ou de non-sens.

Pour ces éléments neutres il a fallu définir des élaborations également neutres. Et cela dans les systèmes purs, qu'envisagé traditionnellement la mathématique, mais aussi dans les systèmes en situation, qu'envisagent les cosmologies, les théories de l'évolution des espèces et l'histoire des civilisations.

La mathématique grecque travaillait sur des figures, c'est-à-dire sur des ensembles déjà significatifs, dont elle recherchait les propriétés, c'est-à-dire les relations qui y étaient réalisées et les opérations qui y étaient réalisables. La mathématique contemporaine retourne cette approche. Elle travaille sur des ensembles dont les éléments sont déterminés par les relations qui y sont appliquées et par les opérations qui y sont applicables; ces relations et ces opérations constituent la structure de l'ensemble; la mathématique va même se définir comme la science de la structure ou de la structuration en général. Il n'est donc plus question que des schèmes mentaux répondent plus ou moins exactement à des «êtres» mathématiques et soient donc des concepts, mais de construire, produire des schèmes mentaux susceptibles d'engendrer des «êtres» mathématiques, plus ou moins nombreux et féconds. On voit que ceci transforme la notion de «possible». Dans le monde classique, le possible restait lié à des propriétés des êtres, de l'être, serait-ce de l'être logique; il s'inscrivait dans le sens et le non-sens, dont il était l'ultime critère; il existait de droit. Ici, au contraire, il est lui-même de fait, il est tout ce qui est productible par les schèmes, mais l'on ne sait ce qui est productible par eux que quand ils l'ont produit. Ainsi se rétrécit la notion de possible, ramenée à ce qui concrètement se construit, s'opère. Et en même temps elle s'étend, car nul ne peut arrêter d'avance selon quelles voies et dans quels champs vont proliférer les nouvelles constructions, opérations, productions.

Le graphe articule le nouvel espace-temps.
Photo Encyclopaedia Universalis

 
 

L'élaboration des systèmes concrets, physiques, chimiques, biologiques, sociologiques a connu un retournement parallèle. Dans les vues classiques, on retrouve toujours un certain sens ou non-sens de la nature, que ce soit par la fixité des genres et des espèces, chez Aristote ou Cuvier, ou par l'évolution, donnant l'impression, chez Hegel, Schopenhauer, Spencer, Bergson ou Teilhard, de partir de quelque part pour aboutir à quelque chose, par exemple à l'apparition de l'homme, gloire ou malheur. Il fallait alors déchiffrer les lois, c'est-à-dire les relations et les opérations qui avaient permis cette réalisation de sens ou de non-sens. L'exemple privilégié fut celui du vivant, ensemble complexe particulièrement frappant par sa cohésion, et donc sa résistance au hasard. L'ambition du biologiste était de comprendre les lois d'organisation nécessaires pour que de tels systèmes soient obtenus. Il y avait presque toujours là un relent de finalité, serait-ce méthodologique.

Or la biologie récente a vu autre chose. Des composants d'acides aminés donnent des acides aminés, ceux-ci des protéines, celles-ci des cellules, etc.: dans tous ces cas, rien n'indique que les systèmes moins complexes soient là pour donner les systèmes plus complexes. Au con­traire, tout montre qu'ils auraient pu donner de tout autres fonctionnements, ou les mêmes selon de tout autres voies, moyennant la moindre différence de circonstances. Et ces autres choses et voies auraient-elles été meilleures ou moins bonnes, qu'en savoir? Et qu'est-ce que «meilleures» et «moins bonnes»? Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'étant donné l'effervescence générale de l'énergie et de l'information dans l'univers, il arrive qu'en certains lieux, à certains moments, se constituent des systèmes plus ou moins complexes, dont certains sont fugitifs, d'autres plus durables, et que certains sont capables de se reproduire et donnent lieu localement et temporairement à des espèces. Mais même ce dernier mot est redoutable. Car chacun de ces systèmes, individu ou espèce, est un système ouvert, c'est-à-dire qu'il n'existe que dans et par un environnement avec lequel il est en échange d'énergie et d'information. Bref, ce ne sont pas les individus et les espèces pris un à un qui sont les états de fait, mais chaque ensemble écologique, et pour finir l'univers dans ses états actuels.

Alors, de même que le mathématicien a mis en veilleuse les notions de forme, de figure, au profit de celle de structure, ainsi le cosmologiste, le théoricien de l'évolution, l'historien des civilisations ont mis en veilleuse les notions de genre et d'espèce, de concept, au profit de celle de modèle [1]. Il n'y a en effet qu'une façon de penser un univers dont la possibilité est pareillement identique à ses états de fait, c'est de saisir chaque fois ses fonctionnements. Mais, étant donné qu'ici le chercheur n'est pas l'auteur des fonctionnements, comme en mathématique, mais qu'il va à leur progressive constatation et reconstruction, il ne peut que s'en proposer des approches partielles, miniaturisées, qui sont justement les modèles. L'idéal d'un modèle, d'un schème mental approché, est de disparaître un jour dans la production exacte du fonctionnement qu'il réfléchit, comme il arrive en physiologie [2]. Mais le cas est exceptionnel, et le modèle vérifie le paradoxe humain que l'efficacité de la signification, et même son exactitude, tiennent à ses approximations calculées. Pertinent et non pertinent plutôt que vrai ou faux.

Ces deux retournements parallèles, et dans le domaine des systèmes purs, et dans celui des systèmes concrets, suffisent à indiquer comment s'est réorganisée la signification. Privé du sens ou du non-sens, le désigné se ramène à des fonctionnements de fait. Le désignant digital tend à se reconstruire sur le signal élémentaire flip-flop, ce qui du même coup réduit le rôle de l'interprétant. Le schème mental incline à se composer d'unités d'information également élémentaires, les bits, et s'élabore comme structure et comme modèle. En sorte que le moment principal du remplacement et du déplacement qu'est la signification devient bien le schème mental, entendu non plus comme concept, mais comme tel.

Une coupe embryologique offre l'image la plus suggestive de ce que sont les individus vivants, les cycles écologiques, les morales individuelles, les civilisations: des feuilletages hasardeux mais efficaces, où l'espace stocke le temps, où le temps fait et défait l'espace.

 
 

Du coup, pour son bonheur ou son malheur, l'homme est débouté du salut par le sens et le non-sens. Le passage d'interprétant en interprétant des groupes tribaux donnait un sens (horizontal) qui était justement le mouvement infatigable de l'énoncé. La domination par le désignant monématique, propre aux empires primaires, apportait un sens (de haut en bas) par l'arrêt fulgurant du monème. L'invisibilité des écritures phonétiques introduisit un troisième type de sens, allant de la superficie à l'essence, qui était parfois vers le haut, mais aussi en bas (au fondement), ou aussi au centre (au coeur): ce fut la saisie par les principes, par les genres et les espèces, par le concept, déterminant les propriétés intelligibles des êtres, de l'être, mais aussi le bien et le mal, le beau et le laid, compris comme l'intègre et le non intègre.

Au contraire, le schème mental saisi comme tel n'a pas de sens, ni de non-sens. Son fonctionnement est leur dissolution au profit de la signification, conçue comme processus pur, c'est-à-dire comme processus sans finalité. Il déjoue la prévalence du désignant numen, du schème mental concept, de l'interprétant abîme, du destinateur prophète, du destinataire grand Autre, pour activer, à partir de leurs croisements et de leurs dosages, des événements imprévus, utiles, inutiles, structurants, déstructurants, nul n'en décide d'avance. Monde où il n'y a pas tant de vrai et de faux, c'est-à-dire des correspondances entre des concepts et des réalités censées intelligibles, que des cohérences et des incohérences. Et où ces dernières ne tranchent pas un bien et un mal. Le seul jugement, dans l'histoire des espèces chimiques et biologiques comme dans l'histoire des civilisations, étant la viabilité des systèmes ouverts. Encore une fois jugement de fait, non de droit. Et est-ce même un jugement, ou une décision?

Steve Reich, ou le son comme expérience des processus de l'univers, c'est-à-dire des accélérations et décélérations, des phasages et déphasages, des superpositions partielles de patterns donnant lieu à de nouveaux patterns, par quoi naissent et meurent les mondes.
Partition de Steve Reich

 
 

 

L'homo semiologicus

 

Ceci se retrouve dans toutes les pratiques d'aujourd'hui. Assurément dans les signes digitaux de la littérature, où l'on voit les «écritures», c'est-à-dire les modélisations du langage, devenir te thème principal des oeuvres. Mais les signes analogiques sont aussi animés par des modélisations dans les «arts» du geste, de la matière, du tramé, des déchets, du prélèvement, du support-surface. Plus significatif encore est le fait que ces vues s'exercent maintenant dans les arts quotidiens: le son de la radio même la plus populaire commence à prendre pour son étoffe spécifique le couple information-bruit, au sens scientifique défini plus haut; tout comme l'image de la télévision, du moins dans les pays qui osent en suivre la logique, fait apparaître tout événement et tout individu pour ce qu'ils sont: un ensemble de bits informatiques et de signaux flip-flop, sans qu'on puisse jamais distinguer fermement ce qui est forme et ce qui est fond, émergence ou immersion.

 
Lévi-Strauss enseignant l'anthropologie structurale et des vacanciers croisant les vêtements des lieux et des époques, c'est le même avènement: celui de l'homme sémiologique.
Photo Agence Vloo, Paris et Photo Agence Top, Paris

 
 

Enfin, la nouvelle perception des choses transforme l'éthique journalière. Faisant suite à l'homo politicus et à l'homo economicus, l'homme contemporain est en train de devenir l'homo semiologicus. C'est-à-dire qu'il est le premier être humain à percevoir la nature de la signification, en tant qu'elle est constitutive de l'humain de part en part, mais aussi en tant qu'elle est arbitraire et qu'elle discrédite tout salut par le sens et le non-sens. C'est la levée du tabou des tabous, plus profond que celui du sexe, et même que celui de la mort. Au concret, cette levée du voile donne le sentiment de la relativité des cultures et des morales (le rétro joue avec toutes les époques mises en équivalence), comme de la relativité de la vie et de la mort, comme de l'importance et de la non-importance des individus. Cette éthique a ses prédications journalières et ses livres de théorie: ce sont les bandes dessinées, de Schulz par exemple, qui quotidiennement opèrent tous les croisements possibles des signes digitaux et analogiques de tous les lieux et de tous les temps, sur un support léger et discontinu: des vignettes séparées par du blanc.

Et fondamentalement, cela fait un nouveau sentiment à l'égard de l'univers. On pourrait dire qu'à travers toute la culture occidentale, l'homme est resté devant le monde, jusque dans l'existentialisme de Sartre, jusque dans l'articulation culture-nature du structuralisme, du moins sous sa forme scolaire. Pour la première fois, il se saisit avec l'univers dans le dos. Aboutissement d'innombrables états d'univers antérieurs et concomitants. Etat d'univers parmi d'autres états d'univers. Système ouvert parmi d'autres systèmes ouverts. Résultat, comme les autres, de rencontres qui auraient pu ne pas avoir lieu, ou avoir lieu tout autrement. Complexités qui résultent de hasards et non de plans ni de concepts. Complexités qui cependant ne sont pas de purs hasards, puisqu'on peut montrer que, dans certaines circonstances, des fluctuations réduites donnent lieu à des fluctuations plus grandes et aussi plus significatives, et que celles-ci ont alors plus de chances de donner lieu à des organisations plus stables et même autoreproductrices. Complexités qui néanmoins, et toujours en raison de leur statut de systèmes ouverts, ne peuvent se promettre aucun avenir fatal de complexification continuée, ni même la saisie assurée de leur taux de complexité présente, et à plus forte raison des voies selon lesquelles ce taux serait à coup sûr développable [3], et cela qu'il s'agisse de l'organisme humain (scepticisme médical sur les notions de santé et de maladie, depuis la découverte des maladies écrans), des connaissances (rôle mieux perçu du désapprentissage, de l'approximation, dans l'apprentissage), de l'éventuel bonheur ou malheur des peuples (la politique se rabat de l'orgueil des programmes sur les modesties de la programmation, toujours changeante). Tout là décourage le sens et le non-sens. Tout au contraire renvoie à la signification comme remplacement et déplacement. Et pour le reste à des sens partiels et transitoires. Expectatives, plutôt qu'espérances ou espoirs. Compatibilités sélectionnantes, propres à tous les systèmes, et anticipations orientantes, propres aux systèmes de signes, plutôt que téléonomies et finalités.

 
Embouchure + frontière + enneigement + cercles de croissance des arbres + signes de ces «lignes» = feuilletages cosmiques. Père écrivant sur le dos du fils + fils écrivant sur le dos du père = corps qui ne sont plus des contours mais des transferts d'informations nerveuses et génétiques. Land art et body art de Dennis Oppenheim.
Photos Dennis Oppenheim

 
 

Henri Van Lier

Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
Notes:
 

[1] Lévi-Strauss (CL), Le Triangle culinaire, «L'Arc», n° 26, 1965.
[2] Schoffeniels (E.), Physiologie des régulations, Paris, Masson, 1977.
[3] Prigogine (I.), The Evolution of Complexity and the Laws of Nature, to the 3rd Génération Report to the Club of Rome.

 
 
Retour - Back    |    Accueil - Home