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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - Quatrième partie - LES GRANDS MOMENTS DU SIGNE
 
 
 
Chapitre 13 - LE MONÈME ET LE DÉSIGNANT. LOTISSEMENT ET NOM DE JAHVÉ
 
 
 

Une première évolution se produisit quand, au-dessus des groupes tribaux autarciques, se mirent en place, généralement dans les régions pastorales, des organisations se chargeant de redistribuer les inégalités locales, les surplus et les manques. Du dixième millénaire à la fin du quatrième, le nouveau système put se contenter de comptages assez élémentaires, où des dés d'argile de différentes formes marquaient les nombres, et des dessins sommaires la nature du bétail échangé [1]. Mais, depuis 3000, avec les développements de l'agriculture, des réserves et des échanges plus importants provoquèrent la création de centres, avec l'apparition des écritures: de l'hiéroglyphe au quipu.

Toute une série de termes vont s'impliquer aussitôt: la route, le stockage, l'inventaire, le lotissement, l'arpentage, le cadastre, donc également la loi, le comptable, le juriste, le scribe, ainsi que le pouvoir surplombant du pharaon, ou de l'inca. Les parcelles familiales sont articulées dans les lotissements des villages, eux-mêmes articulés dans le territoire, c'est-à-dire la Terre maintenant lotie et unifiée. La guerre cesse d'être la pratique rituelle du maintien des différences tribales; elle corrobore et agrandit le territoire, c'est-à-dire l'unité distribuante. Les codages locaux se survolent à partir d'un principe plus vaste, plus élevé, qui s'énonce comme code proprement dit. Une arithmétique et une géométrie des lotissements se met en place: des triangles additionnés donnent des carrés ou des rectangles; les roues superposées donnent des cylindres; et tout cela dressé et combiné fait des pyramides et des ziggurats.

Mais surtout, les rigueurs de l'inventaire et du code général survolent la palabre des codages locaux. Ils déclenchent l'entrée des écritures: pictogrammes, puis idéogrammes, puis graphies phonétiques partielles comme dans le phénicien et l'hébreu (où primitivement les consonnes sont notées, pas les voyelles). Ainsi, à l'intérieur du flux continu de l'énoncé, se détachent l'une de l'autre des unités significatives, les monèmes. C'est eux, ces véritables lotissements du sens, ces premiers arpentages sémantiques, que le scribe assis du Louvre inscrit.

Et l'on voit du coup quelle hauteur il porte. Car, ainsi isolé, le monème prend une force d'origine et de principe. Il est saisi comme venant d'en haut, et arrêté. Il est toujours, pour finir, le nom de Jahvé, le mot imprononçable, tant il est puissant et jaloux dans sa solitude; tant il résonne vers la profondeur. En fin de compte, il renvoie à l'identité du dieu unique. Et du monarque unique. Edictées en ces monèmes infiniment compacts, souvent inscrits sur des tables et des stèles de pierre, la volonté du dieu et celle du monarque sont impénétrables, injustifiables, imprévisibles. Elles touchent ceux qu'elles atteignent dans l'opposition absolue du oui et du non, de la vie et de la mort, devenues exclusives l'une de l'autre.

Civilisation sans écriture, dit-on des Inca. Mais le quipu, par un jeu de noeuds et de couleurs, peut noter des inventaires d'objets, et idéographiquement des suites d'événements historiques ou théâtraux. Il comporte aussi des scribes et des déchiffreurs.
Photo Musée de l'Homme, Parie et Photo Musée du Louvre, Paris

 
 

Quant à la voix, désormais elle proclame, profère, prophétise. De monème en monème, ce qui dans beaucoup de langues du temps veut dire de syllabe en syllabe, elle lance avec force et passion les unités du texte. Quoi qu'elle énonce, texte sacré ou proverbe profane, elle articule toujours les tables de la Loi, s'élançant d'origine en origine.

Il s'appelle Itzcoa (tzin). Au-dessus de son épaule, itz est écrit par l'image de l'obsidienne triangulaire, prononcée itz-tli; coa par celle du serpent, prononcé coa-tl. Le scribe-peintre aztèque écrit donc un nom polysyllabique en composant une image avec des objets dont le lecteur retiendra la première syllabe des noms. Dans quel ordre enchaîner les syllabes? Ambiguïté sacrée du déchiffrement.
A. G. Phot.

 
 

Les images se délimitent aussi cadastralement. Elles s'inscrivent dans un cadre unique, ou bien dans des cadres gigognes, où chaque figure singulière éclate comme un monème graphique, dans une intensité solaire, foudroyante, dans un arrêt terrible, qui fait la force incomparable de l'art de ces époques, et en particulier de l'art olmèque et égyptien. Il arrive qu'une figure se combine avec d'autres, et même que plusieurs s'imbriquent; mais il n'y a pas véritablement de composition, c'est-à-dire de prédisposition de parties par un tout; seulement, l'énergie de chaque figure isolée est telle qu'elle franchit la distance qui la sépare de celle des autres, et que l'ensemble de la surface lotie se sature.

Du reste, ce survoltage de l'image, signe analogique, permet de mieux comprendre, à ce moment, le caractère de l'écriture, signe digital. Durant toute cette période, la graphie a en propre de rester fortement visible, d'attirer l'attention, soit en raison de son aspect compliqué, comme dans le pictogramme, l'idéogramme et même les premières écritures phonétiques (la cunéiforme), soit par son système incomplet, ce qui oblige le lecteur à vocaliser le texte, avec toute l'attention et tout l'investissement affectif que cela implique. Bref, d'où qu'on prenne les choses, tout concourt à faire des empires primaires, qu'ils soient sumériens, égyptiens, précolombiens, chinois, indiens, des expériences, sinon de transcendance, - ce qui conviendrait mal à la Chine, - du moins de foudroyantes, monématiques intensités.

  
 
 

Henri Van Lier

Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
Notes:
 

[1] Schmandt-Besserat (Denise), Les plus anciens précurseurs de l'écriture, «Pour la science», août 1978, n° 10.

 
 
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