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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - Troisième partie - L'ANIMAL SÉMIOTIQUE
 
 
 
Chapitre 10 - LA PRÉSENCE ET L'ABSENCE : LE DÉSIR
 
 
 

Nous avons jusqu'ici considéré les forces que le signe, en s'emparant des corps individuels, des produits techniques et de l'organisation sociale, donne à la réalité humaine, pour le meilleur et pour le pire. Il faut remarquer encore les faiblesses et les fragilités qu'il y apporte du même coup. Celles-ci tiennent toutes aux distances qu'il introduit.

Il y a d'abord une distance infranchissable entre les signes et la chair: jamais la chair ne peut avoir la permanence et l'universalité d'un symbole ni même d'une image; et jamais un symbole ni même une image ne peuvent avoir la singularité, la proximité et la chaleur de la chair. D'autre part, il y a une distance infranchissable entre les deux catégories de signes: un symbole ne peut exactement recouvrir une image, ni une image un symbole; l'un travaillant par impact, l'autre par articulation, ils appartiennent à des ordres de fonctionnement irréductibles l'un à l'autre. Il se creuse même une distance à l'intérieur de chaque catégorie de signes: les signes digitaux sont discontinus, mais les images le sont également; ceci se vérifie dans les sauts incontrôlables de série à série qu'on trouve dans les rêves, mais aussi dans les travaux concertés de l'état de veille, et jusque dans les évolutions des grands appareils d'Etat, par exemple dans les impondérables qui font de minute en minute les fluctuations d'un marché boursier ou d'une élection politique. D'autre part, nous avons vu que nos proto et deutéro-informations se contredisent souvent et donnent lieu à des paradoxes, tantôt provocateurs tantôt schizophrénisants, du type: Ne suivez pas mes ordres! Sentez-vous libres! Soyez spontanés! Tout jugement est ignoble! Enfin, et c'est peut-être l'essentiel, le signe est par lui-même distance et proximité, puisqu'il «tient lieu» et interprète, en un perpétuel remplacement et déplacement, voire remplacement-par-déplacement, par superposition et juxtaposition approximatives.

Ainsi l'organisme humain se trouve dans la situation paradoxale de devoir chercher sa présence à soi à partir d'éléments, les signes, qui comportent de toutes parts des absences. Cette situation est permanente et universelle, et le résultat le plus important, et peut-être le seul, de l'anthropologie contemporaine, aura été d'en avoir tiré la conséquence en définissant l'homme comme un être de désirs, non de besoins. Le besoin intervient au niveau des stimuli-signaux, il peut se satisfaire; le désir est l'appétit propre à un animal dont tous les comportements sont tissés de signes, et pour qui donc toute présence, si intense soit-elle, comporte toujours une absence, et toute absence, si dépeuplée soit-elle, une présence. Insatiable, le désir s'attise de ses satisfactions, comme il se satisfait de ses insatisfactions. On le voit bien dans les grands sacrifices collectifs, dont Wilhelm Reich, frappé par l'exemple du national-socialisme, a montré qu'ils ne s'expliquaient pas en termes d'intérêts, mais par un véritable amour du destin, incompréhensible sans la structure ambivalente du désir [1].

Il n'y a à cet égard que des modalités culturelles. Deleuze regrette que la culture occidentale, depuis Platon, ait considéré le désir comme un manque, et il estime que les temps sont venus de donner cours à un désir sans manque [2]. C'est sans doute vrai. Mais ceci montre simplement que chaque moment de civilisation a sa façon d'envisager la présence et l'absence. La culture classique le faisait en poursuivant l'unification des signes entre eux et avec le réel, et elle définissait donc le désir par le manque de cette unité jamais obtenue, toujours transcendante. Par contre, l'industrie contemporaine nous a habitués à pratiquer des sauts incessants d'une série technique à une autre, sans poursuite d'unité, au hasard des connexions, disjonctions et conjonctions de purs processus. L'unité ne fait plus manque. Mais l'absence-présence et la présence-absence demeurent. Le mot allemand «Lust» marque surtout les deux temps, l'un d'accomplissement, l'autre d'élan renouvelé. Le français «désir» et l'anglais «désire», qui évoquent les astres (de-sidera), notent davantage le lointain, le flottement et l'errant. De son côté, le désir sans manque de Deleuze allègue des «lignes de fuite» et des «tangentes».

Salomé présente les deux modalités des désirs. Leur «différement» dans le strip-tease de la danse des sept voiles, chez Klimmt, Viennois comme Freud. Leur ob-scénité (proximité immédiate) quand, chez Fleming Flindt, c'est nue qu'elle possède la tête décapitée de ]ean-Baptiste qu'elle n 'a pu séduire vivant.
Photo Camera-Photo, Venise, et Fleming

 
 

 

Le plaisir

 

Les distances propres au signe situent alors le rôle du plaisir chez l'homme. Car la seule façon de mettre au repos, et pour cela d'harmoniser un moment les trois domaines irréductibles que sont la chair, l'image et le symbole, c'est le rythme. Le rythme ne les oblige pas à se correspondre point par point, ce qui serait impossible, mais seulement à se mettre plus ou moins en concordance de phase. Le plaisir ce sont alors toutes ces activités qui ne cherchent pas à obtenir des résultats extérieurs, toujours spécialisés, mais uniquement à créer par un certain tempo, par des répétitions mesurées, et en même temps par une circulation rythmée parcourant la chair, l'imagination et le langage, des moments de résonance, de suffisance de toutes ces couches disparates en en formant, du moins pour quelques instants, un système.

A cet égard le français dispose de deux termes, la jouissance et le plaisir. On dirait que la jouissance est plus élémentaire; qu'elle se tient près des pulsions; que les signes y sont tout chauds des motions de l'organisme. Tandis que dans le plaisir, et davantage encore dans les plaisirs, images et symboles deviennent indépendants, peuvent à certains moments presque se suffire, avec une participation organique minimale: il y a des plaisirs turbulents comme ceux de la chasse et du toboggan, d'autres qui le sont peu, comme la musique, d'autres qui ne le sont quasi pas, comme le plaisir du texte ou celui d'une belle démonstration. Quoi qu'il en soit, le plaisir est un phénomène spécifiquement humain. Chez l'animal on constate bien que certains comportements sont, comme on dit, renforcés, et l'on peut en inférer qu'ils conviennent à son organisme. Mais il n'y a pas, dans le monde des stimuli-signaux, de nécessité d'organiser systématiquement des plaisirs. Pour cela il faut les distances propres à la signification, et toutes les ruses qui essayent de les franchir. Le jeu organisé s'inscrit dans ces ruses, avec la part qu'il fait à l'arbitraire du signe (la délimitation d'une aire, de règles, de sanctions), mais aussi avec le rôle qu'il donne au rythme sous différents aspects.

La succion du pouce, dès la vie intra-utérine, réalise tous les aspects du plaisir d'organe, fermant le cycle parfait du sentant et du senti, du mouvant et du mû, de l'entourant et de l'entouré, dans la circulation du rythme, et préludant ainsi à la conjonction sexuelle.
Lennart Nilson, Bonniers Forlaget, Stockholm

 
 

 

Rire et sourire

 

Les distances du signe permettent de situer également d'autres «propres» de l'homme, comme le rire. Les étrangetés, les paradoxes sémiotiques, la vie travailleuse fait mine de ne pas trop les apercevoir, mais l'humour s'y arrête. Non pour les dénoncer comme monstrueuses, ainsi que le fait l'attitude tragique, mais au contraire pour les accepter, pour y reconnaître avec modestie l'essence de la signification, et donc de l'humanité. Les paradoxes violents ou fugitifs, l'humour les creuse, puis les ratifie et les surmonte à la fois dans les carambolages du rire. Celui-ci, on le voit, n'est pas alors dirigé contre autrui, comme dans l'ironie et le sarcasme, qui sont des armes de la lutte sociale parmi d'autres. Le rire logicien de l'humour, celui de Lewis Carroll, porte sur les contradictions de la signification en tant que telle, et implique donc le destinateur autant que le destinataire [3].

Le sourire est un comportement du même ordre. On sait qu'il s'agit d'une réaction toute montée très tôt après la naissance, qu'elle est liée au sommeil paradoxal (celui du rêve profond), aux premières érections génitales, et à l'état consécutif à la réplétion par le lait maternel; c'est aussi un étirement, une rétraction, qui a pour effet de mettre un organe hors circuit, et précisément l'organe le plus important pour le nourrisson, la bouche. Tout conspire donc à en faire une réalisation à la fois somatique et sémiotique des états de suspens, de disponibilité, d'indétermination. Et en effet il culmine comme expérience de l'absolu dans les bouddhas et bodhisattvas de l'art khmer. Mais c'est lui aussi qui plus modestement permet d'obtenir des solutions commodes aux petits paradoxes des dialogues quotidiens, en en rendant les termes suffisamment flottants. Ou bien encore de réaliser une forme très économique de plaisir: celle où la réalité humaine ne tente pas de surmonter les distances de la chair, de l'imaginaire et du symbolique par une rythmisation en bonne et due forme, mais seulement par une furtive et un peu vide indétermination.

Photo Bulloz, Paris

 
 

 

La sexualité

 

Enfin, l'expérience sexuelle joue chez l'homme un rôle très différent de celui qu'elle a dans le monde animal, où elle apparaît surtout comme une liquidation des tensions provoquées par les stimuli-signaux à fonction génésique. Au contraire, l'animal sémiotique qu'est l'être humain exploite la caresse sexuelle, la sensation génitale, le rapport incluant-inclus, l'orgasme pour obtenir un événement limite, qui ne soit pas seulement la rythmisation des signes, comme dans le plaisir, ou leur carambolage paradoxal, comme dans le rire, ou leur effleurement fusionnant, comme dans le sourire, mais leur confusion, sans toutefois tomber dans la «confusion morose» qu'est le sommeil, tellement révélateur de la vraie mort (pas celle dont on discourt) que jamais les philosophes n'osent le considérer.

C'est le même au-delà du signe par confusion chez la sainte Bernin et chez l'O de Crepax.
Photo Roger-Viollet, Paris et d'après Histoire d'O, L'Essor, Paris

 
 

Déjà la caresse ordinaire, celle d'une nourrice ou d'un ami consolateur, à la fois distribue les corps en signes et nie cette distribution, proche qu'est son va-et-vient de la fusion du sourire, qui souvent l'accompagne; mais la caresse sexuelle, en favorisant et en thématisant pour ainsi dire le vertige rythmique, poursuit la confusion. Celle-ci est renforcée par la mise en forme génitale, seule réaction à être aussi manifestement végétative (non volontaire); et par la sensation génitale, qui est centrale, sise loin des foyers perceptifs et moteurs de l'organisme, et ne charriant pas à proprement parler d'information. D'autre part, la conjonction sexuelle met en oeuvre le rapport de complémentarité du type tenon-mortaise, ganté-gantant, qui est une relation surprenante, à certains égards la plus riche et la plus simple, à la fois complexe et indécomposable, où le tout à fait proche n'est pourtant pas semblable, où le dissemblable implique pourtant la forme de son autre, où ce qui est dedans est en même temps dehors, bref où l'unité devient vraiment multiple tout en restant le plus près de l'unité, déjouant si bien nos logiques courantes qu'on en parle peu ou pas, tout en ayant désigné comme une copule ce qu'on a considéré longtemps comme l'articulation fondamentale de la phrase et de la signification, celle du sujet et de l'attribut grammaticaux. Mieux encore, au cours de la conjonction sexuelle, cette coaptation anatomique dépassant la simple métaphore et la simple métonymie, et pourtant conjuguant leurs visées à chacune, est non seulement objectivée dans des organes, mais encore réalisée de manière perceptive et motrice, et cela d'autant plus fortement qu'en vertu de la coaptation rythmique des organismes accouplés la sensation et motricité de l'un tend à être obtenue à travers la sensation et motricité de l'autre. Enfin, ce dispositif à la fois de survoltage et de confusion du signe dispose de l'orgasme, ce moment où les synchronisations neuroniques de la caresse craquent en trous d'énergie, et que la sagesse populaire a profondément appelé la petite mort [4].

La transsexualité comme emprise extrême du signe sur le corps.
Photo Suzanne Reneau

 
 

Ainsi, dans la conjonction sexuelle, sans mourir ni s'endormir, les corps se défont à l'extrême, perdent leur contrôle, au point de redevenir, presque végétativement, l'univers. Les signes, sans laisser d'être surfaces en vertu des rémanences de la caresse antérieure à l'orgasme, sont dissouts et retraversés par la profondeur de leur matière brute mais aussi par le déroutement logique du rapport de complémentarité tenon-mortaise.

On pourrait alors convenir de dire que la pornographie serait la se­xualité en tant qu'elle se croit une réaction à des stimuli-signaux. La perversion serait la sexualité qui, par peur de la profondeur de la matiè­re et du déroutement logique, tente de se maintenir dans la surface des signes: c'est à ce niveau que se meut, sauf chez Wilhelm Reich [5], la psychanalyse classique, qui n'envisage jamais que des organes sexuels et des positions sexuelles, mais jamais l'originalité du coït comme tel. Enfin, l'expérience sexuelle sans peur serait la subversion, le moment où les signes sont donnés et bouleversés par leur origine à la fois matérielle et logique, comme s'immergeant, se confondant dans l'espace et le temps d'avant la nomination et d'avant l'image. C'est assez dire que l'orgasme, même s'il est moins ponctuel chez la femme que chez l'homme, est transitoire. Il renvoie vite au travail et au divertissement, autre extrême du balancier de la vie. Il plonge dans l'océan qui n'a jamais été aperçu que par ceux qui en sortaient.

Ces expériences de transgression rythmique du signe sont assez éclairantes pour qu'on puisse se contenter d'énumérer les autres: les pleurs, l'art extrême, la fête, la guerre, le record sportif, le rapt mystique, l'obscène, le travestissement, l'horreur. Georges Bataille a remarquablement attiré l'attention sur plusieurs de ces activités de dépense [6].

 
 
 

Henri Van Lier
Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
Notes:
 

[1] Reich (W.), Psychologie de masse du fascisme, Paris, 1972.
[2] Deleuze (G.) et Guattari (F.), L'Anti-Oedipe, Paris, Minuit, 1972.
[3] Watzlawick (P.), Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972.
[4] Van Lier (H.), L'Intention sexuelle, Paris, Casterman, 1968.
[5] Reich (W.), La fonction de l'orgasme, Paris, L'Arche, 1952.
[6] Bataille (G.), L'Erotisme, Paris, 10/18, 1970.

 
 
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