Retour    |    Accueil    |    Go to English version
 
 
 
Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


UEDA (Japon, 1913),
SUDA (Japon, 1940)
 


L'intervalle

 

Le Japon des années 1930, malgré l'extrême militarisme du règne de Hiro Hito et de la guerre contre la Chine, s'ouvre à tous les courants américains et européens que nous venons d'évoquer. On y trouve des tendances qui renvoient à Stieglitz, Weston, Ansel Adams, Robert Capa connu à travers Life, voire à Cartier-Bresson quand Jimura saisit un chapelier et ses chapeaux dans une rue mouvementée de Tokyo.

 

1. L'intervalle blanc : Ueda

Mais, au même moment, se passe une chose vraiment neuve dans la préfecture de Tottori, sur la Mer du Japon, à peu près à la latitude de Tokyo, endroit dont les sautes de climat nourrissaient déjà la vision de Shiotani le pictorialiste. Là, un photographe nommé Ueda cesse de donner une version japonisée des espaces-temps occidentaux. Il dégage l'espace-temps japonais ancestral, celui qui construit le monde à partir de l'intervalle. Lartigue et Kertész nous avaient déjà averti que le vide, et même l'intervalle, étaient une virtualité particulière de la photographie. Ueda le confirme, bien que son intervalle à lui, le «ma» japonais, soit de tout autre sorte.

L'étymologie est instructive. En Occident, l'intervalle (intervallum) est un fossé entre deux remparts, c'est un certain lieu et une certaine durée par quoi un premier état-moment passe causalement dans un autre, moyennant des médiations, des causalités physiques ou dialectiques permettant de comprendre, de prendre ensemble, les états-moments successifs ou synchrones. Au contraire, au Japon, depuis 600 de notre ère, donc depuis la fameuse statue encore coréenne du Miroku, et même dès la période préhistorique, l'intervalle dit «ma» n'est pas pris dans un système causal, il n'est pas médiateur. C'est un vrai non-lieu-non-moment, insaisissable, non mesurable, grâce auquel ce qui le borde (spatialement, temporellement) provoque une re-saisie perceptive, une re-fraîcheur, un ré-étonnement, familièrement illustrés par les arts martiaux quand le combattant prend une position puis une autre sans passage appréhensible entre les deux.

Donc, ici, pas d'éclosion progressive à partir d'un foyer, comme dans la substance occidentale, ni de conversion réciproque de pôles, comme dans le tao chinois, ni d'articulation inlassable de proche en proche, comme en Inde, mais une succession non liée de pellicules d'espace et de pellicules de temps, dont l'arabesque japonaise, très différente de celle de Pisanello ou d'Ingres, est la réalisation plastique. Dans les illustrations peintes au XIIe siècle du Dit du Gengi, cela suscita une perspective ni occidentale (convergente), ni non plus indienne (divergente), où le parallélisme tantôt strict, tantôt très légèrement divergent ou convergent des lignes de fuite faisait que le regardeur ne puisse se situer ni devant la surface, ni derrière, ni sur elle, en une sorte de nulle part et partout où chaque élément du spectacle le foudroyait absolument. Chez Walt Whitman, les photographes américains nous l'ont assez redit et remontré, une goutte de rosée contient le monde. Cette fois, la goutte de rosée, par sa présence, par son absence, par chacun de ses états, re-fait, à chaque acte perceptif, un monde neuf. C'est pourquoi le Gengi observe si attentivement la rosée sur un pétale quand il entre chez une femme ou un ministre, ou qu'il les quitte.

De Ueda nous avons choisi une photo des Sand Dunes de 1952 (*CI,I) parce que le système y est particulièrement clair pour des Occidentaux. Le lieu est la plage au nord de Tottori, là où Shiotani avait déjà pris sa classique Balançoire modulée au tatami. Mais le sable de Ueda ne lie pas la mer et la terre. Il est si uni qu'il crée une sorte de non-lieu, de nulle part et partout, où trois personnages coexistent, sans causalité réciproque progressive, n'ayant d'autres relations possibles entre eux que combinatoires et permutationnelles.

 

De ces combinaisons et permutations relevons quelques-unes. (A) Trois-quarts dos vers droite / trois-quarts face vers gauche / trois-quarts dos vers gauche. (B) Tendant la pointe d'une pointe (d'un doigt) / tendant la fermeture (d'un ballon) qui tend une pointe / tendant la demi-ouverture (d'un parapluie). (C) Cheveux coiffés de blanc / cheveux noirs découverts / cheveux noirs coiffés à distance d'un parapluie. (C) Ne portant rien à bout de bras / portant à bout de bras un ballon et au-dessus du bras une femme / femme portant à bout de bras un parapluie. (D) Et de nouvelles combinatoires permutationnelles dans le vêtement et ses accessoires.

Tenant ainsi en des séries, la photo regardée fait elle-même partie d'une série, où elle devient un élément d'une permutation plus large ; et cette série large à son tour n'est qu'une série parmi d'autres, jusqu'à la série des séries qu'est l'Univers entier. Quant au regardeur, plus il regarde, moins il est devant, ou derrière, ou sur la surface, mais, comme dans les illustrations du Dit du Gengi, dans l'intervalle même. En Occident, seul Borges dans les mêmes années n'eût pas été trop étonné.

Ueda aime confier qu'il aurait voulu être peintre. Il devait néanmoins s'en tenir à la photographie. Le type de vide et d'intervalle qu'il pratique, bien qu'ancestralement japonais, ne pouvait être qu'un sujet photographique, non un sujet pictural.

 

2. L'intervalle noir : Suda

Suda, de trente ans plus jeune que Ueda, a trouvé son intervalle à lui dans l'annulation par le noir. Assurément, pas le noir médiateur, que véhiculent en Occident l'ombre dense, l'ombre ténue, l'obscurité, le noir couleur. Un noir non-médiateur convenant au «ma», et pour cela souvent durci, aseptisé, artificialisé par le contraste du flash. Dans ce noir-là, comme dans le clair de Ueda, les formes s'isolent en figures. Mais cette fois la combinatoire le cède à l'analogie. Pas l'analogie occidentale substantialiste, ni l'analogie chinoise de conversion réciproque de deux principes, ni l'analogie indienne d'articulation infinitésimale. Laquelle donc?

Voyons celle qui prolifère dans nos Trois petites filles (**Japanese Photography,128). (A) Elles sont des fleurs, et l'héliotrope derrière elles est une fleur. (B) L'héliotrope a un cœur rond et des pétales, leurs visages sont des cœurs ronds et leurs chapeaux sont des pétales. (C) Les héliotropes ont des tiges naturelles, elles sont des tiges naturelles, et le poteau éclairé sur la gauche (pour nous) est une tige naturelle artificialisée. (D) Elles sourient par énergie, l'héliotrope penche par manque de lumière. (E) Elles sont aussi nettes que le poteau lisse et carré, indissociablement nature et culture, comme lui, et comme tout au Japon. Etc.

 

Mais ce n'est pas tellement les contenus, somme toute triviaux, qui peuvent nous éclairer. Ce qui compte c'est la topologie selon laquelle ils se réfèrent l'un à l'autre, et qui tient dans l'arabesque japonaise, laquelle, surtout renforcée par le contraste flashé du noir et du blanc, dénie toute compénétration ou médiatisation ou résonance. Ne liant rien, mais déclarant, faisant fulgurer, renouvelant d'écart en écart l'instant perceptivo-moteur. De nouveau, à l'antipode de l'arabesque d'Ingres. Et loin des clins d'œil formels ou sémiotiques qui relient les plans opposés chez un Cartier-Bresson. Toute la distance entre l'Europe du sentiment et le Japon de l'émotion. Ou celle, aussi infranchissable, du médiat et de l'immédiat.

Nous avons volontairement choisi un thème candide - trois petites filles floralement habillées devant des fleurs - pour qu'on voie bien que le frisson de Réel qui chez Suda secoue de partout la Réalité ne tient pas à ses motifs et à ses thèmes, mais à son sujet photographique. Chez lui, une simple rue (JP,123), un simple drapeau long et étroit tombant devant un rideau d'arbres (JP,126) montrent, sous-jacent, le même noir d'éclair et de fulgurance intemporelle traversant l’effet de pluie reproduit dans Philosophie de la photographie (PHPH, 57). On ne peut pleinement comprendre le noir de Suda si l'on oublie qu'il appartient à la seule des cultures qui, depuis le XIIe siècle, se soit attachée à rendre imagétiquement l'orgasme comme tel, et non pas seulement des organes et des positions sexuelles, et qui y ait réussi.

Somme toute, le Japon, chaque fois qu'il est lui-même, n'a jamais pratiqué le cadre-index « formalisant » du MONDE 2, et a toujours activé un espace d'intensités ponctuelles au point d'être entré comme naturellement dans la saisie-construction du MONDE 3. Par là il est depuis toujours photographique. Le recyclage des débris chez Akiyama (PHPH,122), la non-forme d'une bouteille en plastique tordue par la bombe d'Hiroshima chez Shomei Tomatsu (PF,174) nous l'attestent. Comme Hiro nous le confirmera bientôt jusque dans la couleur.

 

* © Shoji Ueda.

** © Issei Suda.

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.