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Texte de l'auteur (8 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


MAN RAY (U.S.A., 1890-1976),
MOHOLY-NAGY (Hongrie, 1895-1946)
 


La réflexivité

 

Les années 1920, au lendemain de la première Guerre mondiale, furent intenses du point de vue photographique. Elles nous ont déjà montré chez Sander la combinatoire des rôles et des métiers parallèle à la Combinatoire technique et gestuelle du Bauhaus, ainsi que chez Stieglitz, Weston et Strand la radicalisation de la «straight photography ». C'est aussi le moment où l'Américain Man Ray, inversant le voyage du Français Marcel Duchamp à New York, vient s'installer à Paris, et élabore une photographie non seulement consciente ou épisodiquement réflexive, comme celles que nous venons de citer, mais constamment réflexive. Moholy-Nagy développera lui aussi une photographie réflexive au Bauhaus, dans les mêmes années.

Cette passade de réflexivité n'est sans doute intelligible que si l'on prend en compte le formidable ébranlement de la représentation classique qui a eu lieu de 1900 à 1927 dans le domaine des sciences. Pendant trois décennies, toutes les notions de causalité, de substantialité, de représentabilité, de communicabilité par le langage courant, de conscience et de sub-conscience, bases de l'Occident depuis vingt-cinq siècles, furent ou ruinées ou radicalement déplacées. Et cela, la plupart du temps, d'une manière incompréhensible pour le grand public, qui en eut le tournis. En fin de chapitre, nous ferons un bref inventaire de ce séisme moral, logique et repré-sentationnel, pour ceux qui n'en seraient pas familiers.

 

1. La réflexivité «délicieuse» : Man Ray

Dans le domaine qui nous intéresse, celui de la création d'images, c'est Marcel Duchamp qui témoigne le plus fortement de la perturbation. Et le travail photographique de Man Ray, qui a fréquenté Duchamp, s'inscrit d'emblée dans les déroutements logico-sémiotiques cultivés par le maître. Un exemple est bien connu : (1) Man Ray photographie des poussières déposées par les semaines sur le fameux Grand Verre de Duchamp ; (2) Duchamp baptise la photo Elevage de poussière; (3) Man Ray la rebaptise Vue prise en aéroplane, titre qui convient bien quand la photo est reproduite au complet (FS,n° 199), et non partiellement, comme il arrive souvent (AP,241). L'ensemble est daté de 1920.

En 1924, dans la même voie, mais faisant cette fois cavalier seul, Man Ray imprime sur le dos d'une femme en une position déclarativement ingresque (*AP,246) deux «f» affrontés, réussissant ainsi d'une pierre plusieurs coups : (1) résumer l'être humain appelé et écrit «femme» en sa lettre initiale « f » ; (2) la nommer doublement et même absolument, en écrivant «f» deux fois, une fois gauche-droite, une fois droite-gauche, les deux se faisant face ; (3) figurer son sexe par l'affrontement des lèvres ainsi créées ; (4) la rendre bifrons, en mettant symboliquement sur son dos ce qu'elle serait percep-tivement de face ; (5) totaliser libidinalement le sexe (symbolisé) et le début de la fente fessière (stimulus direct archaïque) ; (6) la faire paraître comme un violoncelle, voire en faire un violoncelle, instrument dont on joue corps à corps, puisque ces «ff» configurent les ouïes de l'instrument; (7) titrer «Violon d'Ingres» un violon fait avec une figure d'Ingres, ce qui démétaphorise l'expression consacrée tout en situant plaisamment la femme comme passe-temps; (8) évoquer le sujet pictural d'Ingres, résumé par l'odalisque du «f» ainsi tracé. Etc.

 

Cependant, Man Ray et Marcel Duchamp ne se limitent pas à des sauts et à des effets de champ logico-sémiotiques. Tous deux sont plasticiens et cultivent des effets dechamp perceptivo-moteurs en accord ou en tension avec les premiers. Duchamp, qui a introduit au «291» chez Stieglitz des plasticiens aussi purs que Picasso et Braque, ne se contente pas de prélever un urinoir pour lui conférer le statut d'oeuvre d'art, il lui imprime une rotation de 90°, qui en fait une déesse des Cyclades et aussi une fontaine du Bernin, et il le titre Fountain (où l'émission de l'eau de rinçage l'emporte sur l'évacuation de l'urine). Son Porte-bouteilles a une allure de totem. Décisivement, ses premiers dessins mettent à nu un trébuchement potentiel, qui se retrouvera dans le ready-made Trébuchet et ses variantes, et qui est bien son sujet plastique. Somme toute, le saut et la courbure logiques, d'une part, le saut et la courbure plastiques, d'autre part, se confortent là mutuellement au sein d'un parti «quantique» général, où se compatibilisent la «particule» et le «champ». (La théorie des Quanta est de 1905 et c'est dans les années 1920 que la Mécanique quantique de Dirac poursuivra en physique l'identification de la particule et du champ.)

Le sujet photographique de Man Ray lui aussi combine des effets de champ logico-sémiotiques, comme ceux du Violon d'Ingres, avec des effets de champ perceptivo-moteurs, qui chez lui tiennent, à voir la même photo, en un croisement d'évanescence et de consistance pondérale, ou encore de glissements fuyants et de découpes franches. Son premier recueil de 1922 est intelligemment titré Les Champs délicieux.

Les performances techniques prennent alors leur sens au service de ce parti. A peine arrivé à Paris en 1920, Man Ray redécouvre et s'approprie le photogramme, qu'il rebaptise Rayogram, application directe, dans la chambre noire, de l'objet sur le papier sensible sans caméra, ce qui, par déplacements de l'objet et prises successives, permet de déclencher les «sauts-champs» plastiques et logico-sémiotiques les plus déroutants. Puis, un beau jour de 1929, son assistante Lee Miller rallume par inadvertance la chambre noire, et réalise ainsi une solarisation, effet déjà connu des techniciens de la publicité, et qui permettait corrélativement de décomprimer l'intérieur de la forme et de renforcer ses contours (voilà presque le sujet photographique de Man Ray tout entier). A quoi s'ajoutèrent d'autres astuces «délicieuses» suscitatrices de «champ» : l'impression négative, les impressions obliques obtenues par les déviations de l'agrandisseur, les impressions en relief grâce à l'application d'une diapositive sur le négatif légèrement déplacé. Dans tous ces cas, les effets étaient «astraux», et croisaient plastique et logique.

On pourrait alors classer les photos de Man Ray en deux lots. Le premier comprendrait celles dont le mouvement va de la fluidité et de l'impondérabilité à la découpe et au poids : c'est le cas d'Automne dans le recueil des Quatre saisons de 1929 (**PA,83), où l'on voit le pénis (d'Eluard?) et la bouche (de Kiki de Montparnasse?) affleurer d'abord à peine, mais pour créer enfin, dans la fluidité .générale, un accent très tranché à leur contact. Le second lot rassemblerait les photos dont le mouvement va, au contraire, de la découpe et de la consistance à l'évanescence et à l'impondérabilité, comme le Portrait ofa tearful Woman (AP,245 et couverture), où le volume très plein au départ se brouille de larmes et d'un bougé pour finir.

 

En tout cas, Man Ray travaille sur l'écartèlement plastique de la représentation. Et, pour que celui-ci soit maximal, il était nécessaire que les «délices» les plus abstraites et les plus lointaines s'appliquent aux réalités les plus proches et les plus charnelles, en particulier les orifices du corps, dont Freud avait montré depuis 1900 l'importance à la fois libidinale, sémiotique et logique. Le Neck de 1929 (AP,243), pris en contre-plongée, est un pénis aussi explicite que celui de l'Automne précité.

Reclining nude in a satin Sheet, aux environs de 1930 (***AP,n° 244), résume bien ce strip-tease et cette réflexivité par son imagerie, mais aussi par chaque mot du titre. Reclining : ici beaucoup de choses sont déposées, étendues, dévitalisées, comme l'objet dans le rayogram. Nude : c'est presque toujours le corps sexué qui est visé, pour les raisons susdites. In : mais le nu n'est jamais atteint franchement, ni crûment visible ni tangible, il n'est qu'entre-aperçu, cette fois dans la translucidité ambivalente du tétin droit, détourné et différé tactilement, visuellement, imaginairement, tandis que le bas du corps disparaît sous la stricte ligne droite horizontale, refusante, du tissu. Satin : le satin est la matière même de cette photographie, qui est peau par son lissé, et refus de la peau par sa brillance froide. Sheet : oui, c'est bien de feuilles minces qu'il s'agit partout, feuille du tissu revêtant un nu lui-même feuille, et feuille de la photo, fluides et découpées en tant que surfaces et balisements de la surface. Jamais de compénétrations consommées de l'englobant et de l'englobé, mais des juxtapositions (revoyons encore Automne). Même les larmes ne réalisent pas d'effusions véritables. Et, dans Glass Tears de 1930 (AP,247), elles sont des perles de verre déposées sur la peau du visage et à côté des yeux.

 

Que toute représentation et saisie comportent un appareillage, et soient donc indirectes, comme les physiciens de l'époque s'en aperçoivent (les Relations d'incertitude sont de 1927); que l'on ne saurait à la fois voir et embrasser la joue d'Albertine, comme Proust le constate et tente de le surmonter toujours au même moment par les chevauchements de sa syntaxe ; cela Man Ray le donne littéralement à voir, grâce aux décompositions du processus photographique, dont il montre et exploite les densités et l'impondérable, les évanescences et le tranché. Rarement logique et érotique se seront aussi «délicieusement» intriquées.

 

2. La réflexivité systémique : Moholy-Nagy

Comme il n'est que de cinq ans plus jeune et qu'il est également réflexif, Moholy-Nagy doit être joint à Man Ray. Il s'est défini comme «Lichtner», ou «Lumineur». De même que Man Ray, né Emmanuel Rudnitski, avait pris le pseudonyme d'«Homme Rayon», auteur de «rayogrammes».

De 1923 à 1928, Moholy-Nagy fut un professeur prestigieux dans ce Bauhaus auquel nous avons fait allusion déjà à l'occasion de Sander, épris de combinatoire sociale. Mais, lui, il applique la Combinatoire bauhausienne au processus photographique, qu'il décompose et recompose avec un vertige de la permutation digitalisatrice qui semble avoir été hongrois (nomade ?), si l'on songe à ce que furent trente ans plus tard les «unités plastiques» mobiles de Vasarely, les sculptures mobiles de Nicolas Schôffer, l'architecture mobile de Yona Friedman. Cela se mariait bien avec le ready made à la Duchamp : tant qu'à créer du neuf, qui est souvent d'une nouveauté illusoire, prélevons ou recombinons significative-ment ce qui a été fait, en particulier par l'industrie. Moholy-Nagy s'exerça donc d'abord aux photomontages, à la façon des collages de Schwitters.

Aussi, quand il se mit à photographier vraiment lui-même, on ne s'étonnera pas que ce grand combinateur ait vu l'univers entier comme un réseau, une résille, dont l'essence était la lumière, laquelle ne montre jamais si bien sa fécondité permutationnelle et digitalement oppositive que quand elle se prend dans une charpente métallique, des cordages, des barreaux, des ombres de barreaux, surtout saisis en vue plongeante par exemple du haut du mat d'un navire, pour que le poids des substances soit dissipé au profit de leur seule structure réticulaire (PF,118,126,131). Nous ne pouvions choisir qu'une vue aérienne (****AP,236) pour illustrer cet «aérialiste» (PF,118-135) contemporain des plongées et contre-plongées du cinéaste Eisenstein et du photographe Rodchenko (LP,94 ;AP,228,229).

Si chez les photographes antérieurs, il y avait encore des souvenirs marqués du MONDE 2, de ses formes à parties intégrantes et de ses fonds, la réflexivité délicieuse de Man Ray et la réflexivité systémique de Moholy-Nagy nous ont fait basculer définitivement vers la saisie-construction par éléments en fonctionnement du MONDE 3.

 

 

NOTE SUR LA RÉVOLUTION REPRÉSENTATIONNELLE ET LOGIQUE DE LA BELLE EPOQUE ET DES ANNÉES FOLLES POUR SERVIR DE TOILE DE FOND EN PARTICULIER À MAN RAY ET À MOHOLY-NAGY

 

Dès 1910-1913, les Principia Mathematica de Russell et Whitehead diffusent une vue axiomatique de la mathématique, où la notion de vérité (adaequatio rei et intellectus) le cède à celle de cohérence des systèmes. Un peu avant, Henri Poincaré avait familiarisé un public de non spécialistes avec les géométries non euclidiennes, ainsi qu'avec le pragmatisme de Mach, où la Théorie physique se donne comme un organisme notionnel cohérent, irréductible à l'expérience naïve. Wittgenstein, dont le Tractatus Logico-Philosophicus est de 1921, va alerter les universités anglo-saxonnes sur la circularité des évidences tenant aux structures du langage courant et des langages formalisés. Les travaux de Gôdel sur les limites des formalismes sortent à partir de 1930, mais témoignent bien de l'effervescence antérieure à ce propos.

En physique, dès 1900, on mesure que la radioactivité ébranle certains aspects de la mécanique classique. En 1905, la Relativité restreinte subsume le groupe de transformations de Galilée, propre à la Mécanique newtonienne, sous le groupe de transformations de Lorenz, propre à la Théorie électromagnétique, et envisage conséquemmer|t un univers sans système de références privilégié, et à simultanéité psychologique (bergsonienne) illusoire. La Théorie des quanta, toujours de 1905, introduit l'idée de causalité discontinue, granulaire, secouant deux siècles d'équations différentielles, et du reste toute la causalité occidentale (natura non facit saltus). En 1915, la Relativité généralisée apparente notre univers et sa gravitation justement à une géométrie non euclidienne, celle de Riemann. Dans la Mécanique ondulatoire de 1924, une même quantité d'énergie se manifeste comme onde ou corpuscule selon les conditions de l'observation. Et les Relations d'incertitudes de 1927 posent que les déterminations de la localisation et de la vitesse d'une particule sont en relation d'exactitude inverse.

Edouard Buchner ayant découvert la zymase en 1897, les enzymes ne requièrent plus, pour expliquer la fermentation, la force vitale d'une cellule intègre réclamée par Pasteur, contemporain de Nadar. Le vivant lui-même commence à apparaître comme le résultat des éléments en fonctionnement du MONDE 3. Le prix Nobel d'Emil Fischer en 1902 donne la publicité voulue au fonctionnement enzymatique «clé-serrure ».

Dans les sciences humaines, la Traumdeutung de Freud est une fois de plus de 1900, et pointe vers une sorte de chimie mentale incroyablement bifurquante. A partir de 1912, la Gestalttheorie décrit la perception animale et humaine non plus comme des données additionnables mais comme des effets de champ perceptivo-moteurs avec des résultantes non continues entre elles : c'est par des sauts (quantiques, oserait-on dire) que le cerveau passe d'une forme à une autre. Les élèves de Saussure rédigent, en 1912, un Cours de linguistique générale où la langue se propose comme un système de différences cohérentes, dont le rapport à la réalité est second, comme dans la théorie physique à la Poincaré. Hjelmslev, proche de l'Institut de physique de Copenhague où s'est conçu le principe de complémentarité, s'engouffrera dès avant 1930 dans la vue d'un langage plus ou moins axiomatisable.

En art, à partir de 1905, paraît Little Nemo de McCay, cette divine comédie de la bande dessinée, dont le Slumber-land répond, presque en plus radical, à la Traumdeutung de Freud, et dont les métamorphoses annoncent le On Growth and Form de D'Arcy Thompson, de 1917. Les différents cubismes picassiens s'épanouissent au même moment que les deux Théories de la relativité. En musique, la période atonale de Schônberg débute dès 1908, et sa période sérielle dès 1918. Le Manifeste du surréalisme est de 1924, année de la Mécanique ondulatoire.

Tout cela n'était pas facile à entendre. Même Bergson, dont la «durée concrète» à moments compénétrés a consonne avec certains aspects de l'époque, ne semble pas avoir compris l'exigence einsténienne d'une définition physique (opératoire) et pas seulement intuitive de la simultanéité. Comme il ne put tirer parti de la Théorie des quanta. Pour faire bonne mesure, ajoutons à tous ces déroutements pacifiques une Première Guerre mondiale démontrant la vanité, enregistrée par Dada, des éthiques évidentes, devenues aussi suspectes que les représentations et les démonstrations évidentes.

T.M.D./ADAGP (collection Lucien Treillard).

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.