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Texte de l'auteur (3 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


WILLIAM KLEIN (U.S.A., 1928)
 


L'immixtion photonique

 

En raison de son œil de cyclope, qui fait qu'elle regarde droit devant elle, et accroche mal l'aller et retour dans la profondeur, la photographie est peu douée à l'égard du lieu, et de ses introréverbérations, mais aussi à l'égard des rencontres, qui sont multidirectionnelles latéralement et frontalement.

En ce qui concerne le lieu, nous avons vu les solutions « introréverbérantes » de Brassai et de Robert Frank. Mais elles ne nous montrent pas comment rendre photographiquement cette irruption imprévue d'un individu dans le champ d'un autre, qui lui-même parfois intervient brusquement dans le champ du premier, et qu'on appelle une rencontre. Il faudra attendre les années 1970 pour que William Klein résolve la question, et du même coup la pose, car elle avait été comme forclose précédemment, sans doute en raison du cyclopéïsme photographique congénital.

Le cinéma savait comment faire. Il avait en effet par le montage des plans en séquence la possibilité de montrer un cheval qui court de face, puis brusquement de côté, puis brusquement de dos, et à nouveau de face. Notre cerveau visuel de primate non seulement tolère ce genre de discontinuité, mais il l'exige presque, parce que la ré-approche incessante d'un même donné sous des angles différents est la seule façon pour lui d'échapper à ses habituations très rapides, et donc de réactiver ses attentions courtes, de l'ordre de la seconde. La photographie n'a pas cette ressource séquentielle. Mais elle en a d'autres. Et William Klein, qui fut parfois partagé entre photographie et cinéma, en a fait son sujet photographique.

La recette comprend évidemment quelque brusquerie, et même quelque catastrophe, au sens du passage d'une forme à une autre. Mais elle veut aussi que cette catastrophe, pour être ressentie comme une irruption dans un territoire, une immixtion, soit située dans une perspective circulaire, où les individus en intrusion réciproque soient englobés chacun par les autres, sans oublier le regardeur. Rien donc de la perspective circulaire de Jan Dibbets, à distance et abstraite. Mais une perspective circulaire immédiate, aussi tactile, auditive, olfactive que possible.

Trois ressources techniques ont alors été requises. D'abord, le grand angulaire employé à bout portant, pour que les phénomènes jaillissent de l'environnement comme d'une capsule éclatée. Puis, l'open flash faisant que la lumière éclabousse autour d'elle sans jamais rien pointer. Enfin, le bougé qui, dans cet «entourement» de formes et de lumières, fait que les matières, au lieu de se brouiller, deviennent au contraire hirsutes, elles aussi intrusives ou extrusives, comme la situation qu'elles révèlent.

Les thèmes se sont adaptés à cette topologie et à cette cybernétique, et parfois les ont appelées. Ce furent assurément surtout les rencontres mammaliennes, puisque seuls les mammifères, et en particulier les mammifères signés que sont les hommes, ont cette capacité d'immixtions réciproques incessantes. Et si William Klein a pu prendre aussi des «rencontres» de bâtiments, c'était en les traitant comme des mammouths en rut.

Les histoires de la photographie ont donc retenu ses photos de rues et de parcs, comme étant les lieux où les éruptions et immixtions physiques et sémiotiques sont les plus variées et les plus fréquentes. C'est là qu'on peut voir sur une ligne de fuite oblique une dame assise à l'arrière-plan à droite (elle rattache son soulier), plus près de nous au milieu un monsieur assis (il sommeille), puis à bout portant à gauche une adolescente qui explose sur nous (en riant) de toutes ses dents (LP,181).

Mais rappelons-nous qu'autrefois, la rue se condensait elle-même dans la ruelle, cet espace étroit entre le lit et le mur, où se pressaient (au sens propre) les visiteurs d'une vedette. Eh bien, le correspondant aujourd'hui de la ruelle classique est la cabine de mode juste avant le défilé, dans l'ultime et paroxystique moment de confrontation des actants échangeant leurs chaleurs et leurs volontés entre deux espaces, celui du we-group de la boutique et celui du out-group de la clientèle ; et entre deux moments, l'avant, chargé d'une force potentielle énorme, et l'après (catastrophique), qui sera le basculement dans la défaite ou dans la gloire. Nous devions donc prendre notre illustration dans Cabine Azzedine Alaïa mars 85, à l'instant-moment décisif (*).

En grec, il y a un mot pour rendre cela, l’ormè. Pas le mouvement mais l'assaut, l'attaque, exactement le premier élan du mammifère. Cela est aussi essentiel que la physiologie selon Nadar.

 

 

* © William Klein.

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.