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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


HIRO (Japon, 1930),
DAVID HOCKNEY (U.K., 1937)
 


Les démultiplications

 

La photo couleur, à cause de sa pauvreté de teintes, de son flottement des valeurs, de sa transparence au moindre bougé, invite aussi à la démultiplication d'une photo à l'intérieur d'elle-même, soit par des échos internes tranchés, soit par des chevauchements internes tranchés. Le premier cas est celui de Hiro, le second celui de Hockney.

 

1. Les échos internes tranchés : Hiro

En tant que Japonais, pour qui la perception consiste en (ré)attaques émotives incessantes et intenses, Hiro éprouve le goût de l'intervalle activateur, rafraîchissant. Cependant, comme la couleur photographique est diffusive, elle ne saurait déclencher des vides purs, comme ceux que nous avons rencontres dans le noir et blanc de Ueda et Suda. Mais elle a une autre ressource : répéter en poupées russes une même forme avec des valeurs et des saturations diverses d'une même teinte ou de plusieurs. Le système est ancien au Japon, où il a été employé par les peintres érotiques japonais pour rendre la vibration orgastique, en particulier du sexe féminin ; et le cinéma érotique japonais a joué de la même technique dans des séquences montées image par image.

L'écho orageux ainsi produit, et dont Hiro a fait son sujet photographique, n'est ni éloignant, ni gonflant, ni médiatisant, au contraire de l'Echo occidentale, amante de Narcisse, qui fut un paroxysme de la médiation grecque. Il enlève plutôt à la perception tout confort d'unité et de totalisation, la fait s'éprouver comme (re)départ d'un même-autre. A condition, assurément, que la couleur soit acide, ne permette pas le poids, et provoque quelque chose de cette surface profonde ou profondeur surfacière dont Tanizaki fait la base de la topologie japonaise dans l’EIoge de l'ombre.

Dans le numéro 13 de «Zoom » (ZH), qui contient un important cahier Hiro, nous aurions pu illustrer son sujet photographique par un ciel dont les plis multiplient la découpe d'une montagne (ZH,80), ou par les échos qui entourent la tête de Berkley Johnson en couverture. A ces exemples un peu trop directs nous avons préféré le cas difficile mais fécond où il s'accomplit par l'écho de seulement deux liminances violemment contrastées sur un visage (*ZH,57), conjoignant ainsi paradoxalement la découpe et le clair-obscur, celui-ci étant dé-médiatisé par celle-là, au profit d'une ombre profonde et surfacière, selon le programme tanizakien.

 

En tout cas, partout chez Hiro la réalité-image des années 1950 a trouvé maintenant une matière qui lui soit consubstantielle : la matière-lumière-forme-image-couleur des plastiques à la fois transparents et colorés (ZH,51,53,77). Tout le cahier de «Zoom» déploie cette nouvelle «réalité médiane» - à la fois matière et forme, nature et artifice - qui, sous l'égide du bijou, s'adjoint la chair (ZH,51,53), l'objet technique de transport (ZH.76), le relais de communication (ZH,80), l'architecture sertissant les corps (ZH,58), et jusqu'aux corps en couple se sertissant mutuellement (ZH,60,61,65). Le «S» couché en plastique coloré rouge acide devant une montagne elle-même sommée d'une étoile de lumière artificielle-naturelle (ZH,77) est sans doute l'image archétypale de Hiro.

Hiro est le dernier photographe de mode que nous rencontrerons dans cet ouvrage, et c'est donc le moment de saluer le rôle décisif que la mode en général, avec la publicité, a joué dans l'histoire de la photographie depuis un bon demi-siècle. Nous l'avons souligné pour Irving Penn, mais il aurait fallu le faire avec presque autant d'insistance pour Richard Avedon, pour Diane Arbus, pour William Klein, pour Helmut Newton. La mode est souvent plus profonde, audacieuse et prophétique que le reportage et l'abstraction. Sautant d'emblée par-dessus la psychologie et la sociologie triviales, elle engage l'ontologie et la cosmologie à travers l'image du corps et de l'environnement, les accointances du Signe et d'une certaine mort, les dimensions de l'espace, la réversibilité ou l'irréversibilité du temps. Le AD/ART qui fut publié par le concepteur Cheyco Leidmann aux éditions Love Me Tender en 1983 fait mesurer ces enjeux.

 

2. Le décalage tranché : Hockney

Hockney a expliqué lui-même en 1982, dans David Hockney Photographe (DH), pourquoi il recourait aux photos jointives. Faite par un objectif cyclope, la photographie ne saurait fournir le spectacle binoculaire que propose la peinture, qui, même si elle n'est pas tridimensionnelle, résulte cependant de la main et du cerveau d'un peintre travaillant habituellement des deux yeux. Or, en faisant se chevaucher des photos, on peut espérer, dit Hockney, retrouver quelque chose des effets de la parallaxe binoculaire. C'est ce procédé qu'il a amorcé en faisant se chevaucher cinq clichés de son ami Peter Schlessinger dès 1972 (DH, couverture), et dont il atteint la force dans son Stephen Spender de 1985 (**PN,278), la diversité dans le Pearblossom Highway de 1986 (FS,n° 387). Les photos jointives appellent la couleur, seule assez rayonnante pour lier leurs disparités.

 

Mais, si la peinture a fait là une suggestion à la photo couleur, il faut voir combien en retour celle-ci a fait chez Hockney de suggestions à la peinture. C'est que sa vision homosexuelle (très différente de celle de Francis Bacon, dont les «beautiful colors» rôdent autour de la blessure et de la pénétration interdite) appelle un spectacle convexe et éclatant de partout, sans recel, même dans les ombres. Or cela seule la photographie couleur, par la combinaison du cyclopéisme franc et de la massivité colorée, pouvait le lui fournir, à condition que le thème soit anguleux au départ. C'est la démonstration qu'ont faite les photos de la piscine du Nid-du-Duc de 1972 (DH.32), à l'origine des fameuses Piscines de papier de 1978.

Les intentions de Hockney étaient bien servies par un médium plan, étiré, strict, comme les photos couleur ordinaires. Chez lui, les fresques de polaroïd couleur, tel le Portrait de David Graves de 1982 (DH.95,96), semblent avoir fait long feu. Comme l'a montré le travail de Stefan De Jaeger (PHPH,62), le polaroïd couleur, petit ou grand, est plutôt l'instrument du continu et de profondeurs lactées quasi rubéniennes.

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.