Retour - Back    |    Accueil - Home    |    English version
 
 
 
Texte de l'auteur (6 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


ROBERT FRANK (Suisse, 1924),
MARC TRIVIER (Belgique, 1960)
 


Le timbre photonique

 

1. Le timbre réverbérant : Robert Frank

Dans toute photo de Robert Frank il y a un coup de cymbale mat. Déjà dans les thèmes ou motifs. Ce peut être un grand drapeau américain dont une moitié couvre une bonne moitié du spectacle horizontalement ou verticalement. Ce peut être un capot de voiture qui engrosse la nuit. Ou, dans Bar de Gallup New Mexico (*CP,32), le contraste puissant entre le dos monumental d'un personnage debout à l'avant-plan droit, et une béance où, dans un arrière-plan ainsi devenu lointain, on entrevoit d'autres cowboys de face. Dans ce cas, il y a même un violent roulis de l'ensemble par rapport à l'horizontale du cadre.

 

La texture de l'empreinte photonique est de la même sorte que les thèmes. Pas de noirs massifs comme chez Alvarez-Bravo, Bill Brandt, Eugene Smith, mais des ombres, comme chez Peter Henry Emerson et Paul Strand, avec ceci que les ombres cette fois ne donnent nullement lieu à un devenir égal vers l'obscurcissement ou vers l'éclaircissement, mais frappent les lumières et y résonnent, tandis que les lumières les frappent et y résonnent en retour. Cette double résonance n'engendre pas de dégradés continus, mais justement des effets de timbre, c'est-à-dire d'harmoniques (lumineux) à intensités variables ; parler de coups de cymbales photoniques n'est presque pas une métaphore.

Ainsi le lieu, avec son introréverbération, que Brassaï avait obtenu par des chiasmes spatiaux, logiques, psychologiques, ou à coup de boules et de rouleaux jusqu'au grand corps de la nuit, est maintenant produit par les impacts pluri-dimensionnels d'énergies d'orientations et de sources diverses, dont la nuit est la matrice chaude et vibrante. En d'autres mots, le lieu tient à l'ambiance, avec son quelque chose de vague, avec sa façon d'ire ambo, d'aller de plusieurs côtés à la fois. Comme le photographe lui-même dans sa divagation.

Une photo prise à Londres en 1952 enregistre les nuances de timbre qu'une portière arrière ouverte noire (ou sombre) inflige aux gris pluvieux de la chaussée, des façades, des passants évanescents (CP,90-91). Mais, plutôt qu'en Angleterre, c'est aux U.S.A., où il a émigré en 1947, que Robert Frank s'accomplit. C'est que là les choses et les vivants ont d'avance et en permanence les forces de rayonnement qu'appelle son timbre photographique. A lire le titre fameux, Les Américains publié à Paris en 1958, on croirait d'abord à quelque sociologie, avec les questions habituelles concernant la richesse et la pauvreté, le bonheur et le malheur, l’originalité ou l'insignifiance de l'individu. Mais, si sociologie il y a, elle consiste à reconnaître qu'ici les individus sont d'abord les lieux où ils se meuvent (on ne dit pas : où ils habitent).

Ainsi, Restaurant U.S.1 leaving Columbia (**CP,44-45), même si on n'y voit personne, est hanté d'avance. Les chaises, la table, le ventilateur sont tels que, non pas sur eux, mais contre eux, les photons entrés par la fenêtre viennent rebondir en tous sens pour donner les résonances croisées et les timbres qui font l'ambiance. La seule personne visible apparaît sur l'écran de la télévision allumée. Du reste, la télévision est partout, puisque les coups de jour contre la table et contre les chaises Thonnet sont du même ovale que son écran.

 

On doit même presser ce symbole. Car, pour voir le lieu résulter de timbres lumineux croisés, il faut se mouvoir d'ordinaire parmi des images en lumière émise, donc télévisuelles, et non pas en lumière réfléchie, cinématographiques. Pour Walker Evans, pré-télévisuel, la lumière se réfléchissait encore sur les choses, qui du même coup avaient la densité valoriste d'ustensiles «heideggériens». Pour le télévisuel Robert Frank, elle s'y éclabousse au point d'en émaner, ne gardant qu'une ambiance qui volatilise l'ustensilité. Plus précisément, nous sommes dans les années 1950, et la télévision est encore le plus souvent noir et blanc. Comme le montre Bar, New York City (CP,10-11), avec ses formes reptiles, c'est toute la structure qui, chez Frank, suit la texture télévisuelle noir et blanc, avec ses viscosités tentaculaires.

L'ambiance pure, ce mélange de présence et de beaucoup d'absence, dont Frank obtient un équivalent photographique, n'est pas une expérience sophistiquée, c'est même l'expérience la plus simple, celle que fait n'importe qui prend un café dans son bistro préféré ou dans son fauteuil chez soi. C'est celle dont Proust voulut démonter le mécanisme quand, dans son dernier volume, il se demande ce qui en fin de compte fait courir l'être humain, et qu'il répond, selon sa définition de l'homosexualité (être autre même), que c'est des surimpressions mémorantes : la plage de X sur l'église de Y sur le visage de Z, etc. A la même question, à une autre époque, avec un ethos de compénétration et de fécondité hétérosexuelles, dans la lumière redéfinie par la télévision noir et blanc, les photos utérines de Frank répondent que l'on peut vivre pour l'ambiance de timbres photoniques, d'autant plus compénétrants qu'ils sont impurs, bruités. Du reste, mémorants eux aussi, selon un présent qui est déjà mémoire.

 

2. Le timbre diffusif : Marc Trivier

Que Marc Trivier ait fait un Portrait de Robert Frank (***) n'est pas le seul prétexte pour en traiter ici. Car il y a chez tous deux, malgré la grande différence des âges, des façons similaires de s'installer dans la poussière photonique et de subordonner la structure à la texture, comme Avedon, tout en tirant de ce parti, non une atomisation, mais des effets de timbres, et du même coup des mélanges de ferveur et de désespérance cosmologiques. Aux atomes d'Avedon, aux cellules d'Arbus, l'un et l'autre opposent des magmas, des plasmas. Cependant, tandis que Robert Frank aime aller droit au lieu, Trivier, comme Avedon, aime aller droit au corps, même au visage. Mais comme abandon, comme coulée. Jusqu'à la coulée suprême qu'est le regard.

 

Introduire un organisme individué dans ce genre de dérive cosmologique suppose de longues traques, des cohabitations amicales et tendues. Pour fixer les idées, évoquons le protocole auquel nous avons été soumis en 1983, mais dont il faut prévenir que depuis il a connu bien des variantes. Au premier contact, le press book jouait un rôle propédeutique :

«Voici Francis Bacon, Burroughs, et tutti quanti. Voilà donc (sous-entendu) la défaite, la dé-faisance, qu'on attend de vous». L'appareil était un Rolleyflex, censé déjouer la maîtrise du photographe sur le dernier instant. L'abandon à ce tiers-inclus sur son pied était d'autant plus déstabilisateur que son état de délabrement était objet de commentaires (il expira définitivement après avoir capté Jean Genêt). Un retardateur achevait de mettre les comparses «là où il n'y a plus vraiment un temps», la proie étant prévenue que, quand on entendrait le déclic, ce n'était pas que «ça» avait eu lieu, mais que «ça» allait avoir lieu, quelques secondes plus tard, peut-être dix secondes, à un moment qui échapperait aux protagonistes. Moyennant cet «husteron proteron», le cosmos-monde perdait pied, ouvrant l'univers. Pendant l'attente intemporelle, quelques ébranlements incantatoires communiqués au Rolleyflex achevaient la lévitation. En fin de compte, le portraituré eut l'impression d'avoir été pris dix ans après sa mort. Longtemps en tout cas après avoir rejoint l'indifférence et la béatitude des étoiles.

 

Les vaches régulièrement photographiées par Marc Trivier à l'abattoir d'Anderlecht manifestent la même essence que ses visages humains (****). Une essence qui n'est plus le tohu-bohu rencontré chez Avedon, mais plutôt un souvenir du «continu» de Georges Bataille, occasionnellement invoqué par le photographe, dissolvant de partout les prétentions d'émergence du «discontinu», et dont ici la matière est la lumière, le lait vaporisé de la lumière. Le fait d'être né sur la Meuse à la hauteur des combats des deux Guerres mondiales, où fenfance entrevoyait les charniers à travers les récits mi-historiques mi-fictionnels des générations antérieures, intervient sans doute dans cette saisie-construction où la Fiction et la Réalité se neutralisent assez pour faire sourdre le Réel.

De fusionner ainsi les historicités lointaine et proche fait songer au post-modernisme. Et c'est vrai qu'avec Trivier, comme avec Suda, nous avons une nouvelle fois débouché sur une attitude très différente du modernisme des années 1950-1975, et que nous allons rencontrer fréquemment.

La photographie, texture très fine, a trouvé dans le timbre une de ses virtualités majeures. C'est un des points où elle déborde plastiquement la peinture, dont les touches sont trop larges pour déclencher un véritable timbre. Le pointillisme, qui s'est essayé en ce sens, a buté sur retendue de la touche picturale.

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.