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Texte de l'auteur (7 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


BRASSAI (Hongrie-France, 1899-1984)
 


Les chiasmes du lieu

 

Nous entrons à partir d'ici dans les années 1930, que nous a fait anticiper Dorothea Lange, et où nous allons rencontrer des sujets photographiques plus familiers, plus proches de la vie quotidienne, moins systématiques et tendus que ceux de Man Ray, de Kertész, de Weston et même de Sander ou Paul Strand. Ceci fut sans doute un résultat de la grande Crise et de la grande Dépression. En même temps, le séisme de la représentation classique commencé vers 1900 avait fini de donner ses fruits essentiels, avec les Relations d'incertitude de Heisenberg en 1927. Dans la vie quotidienne, le Bauhaus fit place au Styling de Raymond Lœwy, c'est-à-dire qu'au lieu d'étaler leurs organes les objets techniques (machines à écrire ou automobiles) dissimulèrent une grande partie de leur information, sans doute devenue pléthorique, sous une carrosserie. Brassai introduit bien à cette proximité et cette quotidienneté nouvelles, ainsi qu'à cette vision simplifée, carrossée, qui s'épanouira dans la similigravure.

Son sujet photographique fut la captation du lieu. Le lieu c'est une portion de l'espace dont les éléments se renvoient les uns aux autres dans le plan, mais aussi dans la profondeur ; d'arrière en avant, et d'avant en arrière ; et aussi en regards échangés. Bref, en introréverbération. Après tout, la photographie n'est pas spontanément douée à cet égard, du fait que son œil de cyclope ouvre à son regardeur, devenu lui-même cyclopéen, une profondeur sans guère d'aller et retour à partir du fond. Mais un ensemble de conditions peut remédier à cet état.

Ainsi, ce qui frappe d'abord chez Brassai, et qu'on retrouve constamment tout au long de sa carrière, c'est que son regard repère infailliblement les boules (PP,48). Très souvent c'est la boule euclidienne, laquelle est une sphère presque parfaite, comme dans cette photo de ballons d'enfants du Parc Montsouris de 1936 (PP,4), où des ballons quasi sphé-riques sont agglutinés en une boule quasi sphérique, à côté d'un enfant à tête sphérique tenant lui-même un ballon. De même, il y a au moins cinq boules régulières, dont la lampe, dans les Trois Femmes masquées de 1935 (*PN,221). Mais, chez Brassaï, il faut généraliser ce goût jusqu'à la boule topologique, celle qui peut prendre l'allure presque d'un cube ou d'un rouleau : rouleau isolé vertical (PP,1,8), rouleaux debout fuyant dans la profondeur (PP,10), rouleaux horizontaux s'éta-geant frontalement (PP,22), rouleaux gigognes (PP,9), etc. Les boules-rouleaux peuvent être alors autant un pavillon d'affichage (PP,8) que «Bijou» au Bar de la Lune (PP,16), ou Claudel et sa femme en 1949 (PP.60).

 

La boule, envahissant l'espace comme tout volume, et en même temps conclue en elle-même, est perceptivement une saillance qui a assez de prégnance pour commencer à déclencher l'introréverbération du lieu. Et on peut même croire que quelqu'un qui la repérait partout devait être doué habituellement pour les saisies massives, directes, franches, objectales, de plain pied. Avec les choses. Avec les gens. De la putain au ministre du culte (PP,50) et aux bonnes sœurs (PP,47). De Sartre (PP,20) et Henry Miller (PP,62) à Matisse (PP,57) et à Claudel. Le Créateur ayant bien fait les choses, même les yeux de Brassai étaient incroyablement globuleux (PHPH,130). Cela lui assura le contact immédiat avec tout le monde et la longévité comme photographe. Chez lui, pas de prise dérobée.

Cependant, quand les histoires générales de la photographie veulent représenter Brassaï, elles choisissent immanquablement des photos faites entre 1931 et 1935, comme s'il s'était passé là quelque chose d'extraordinaire. Et, en effet, on y voit qu'à ce moment notre photographe ubiquiste, non content d'obtenir l'introréverbération du lieu par la captation de boules, situe celles-ci dans une ambiance elle-même intro-réverbérante, et cela grâce à des moyens proprement combi-natoires et permutationnels. Etait-ce l'influence «hongroise» de Kertész, qu'il avait fréquenté peu avant et qui l'avait encouragé?

D'abord, pendant ces quelques années plus encore qu'à l'ordinaire, Brassaï témoigne d'une attention au chiasme, c'est-à-dire à la structure AB/BA, gentiment déclarée dans Un costume pour deux, de 1932 (AP,286), où un personnage a le pantalon, l'autre le veston, selon le dispositif : vêtement/ nudité // nudité/vêtement. Les Danseuses reprises par «Vogue» (PHPH,53) en 1935 sont en croix de Saint-André. Comme le petit garçon et la petite fille qui flirtent en 1949 (PP,43). Et, parmi les graffiti qu'il photographia toute sa vie, beaucoup sont des chiasmes (**PP,29).

 

Les miroirs, où B lointain et A proche sont reflétés en A' proche et B' lointain, multiplient évidemment les dispositions embrassées. Les architectes de l'époque les utilisaient dans les endroits de passage, hôtels, bars, bordels, pour y donner l'illusion de l'introréverbération d'un vrai lieu. At Suzy's de 1932 (***AP,n°287) propose deux corps-rouleaux dans un large miroir pris suffisamment de biais pour favoriser la conclusion plutôt que l'abîme, tandis que Rue de Lappe de la même année (AP,284) montre un chiasme grâce à deux miroirs à angle droit formant un coin du bistrot.

 

Enfin, toujours entre 1931 et 1935, Brassaï cherche autant que possible le chevauchement en profondeur (PP,36), autre autoréverbération. Dans nos Trois femmes masquées de 1935 (*PN,221), le photographe, et donc aussi le futur regar-deur de la photo (appelons-les C), saisissent, en plus des acteurs sur la scène (appelons-les A), les spectateurs de l'avant-scène (appelons-les B). Alors, C, par dessus B, regarde A, qui regarde en retour B, tout en regardant C au-dessus de B. Du même coup, C se situe mentalement entre A et B, voire entre B et A, et est même regardé par B en même temps qu'il l'est par A. Mais A est masqué, ce qui fait qu'il est deux fois regardant et deux fois regardé, et les interactions redoublent. Encore négligeons-nous de la sorte que B est masqué pour C, et que par conséquent... Il faut comparer ce dispositif avec celui de Diane Arbus, qui se passe de specta­teurs intermédiaires (PN,260), pour mesurer la différence des topologies, des cybernétiques, des logiques, donc des partis existentiels, et en notre cas des sujets photographiques entre l'un et l'autre.

 

Alors, Une prostituée jouant au billard russe de 1932 est presque une déclaration de principes (****AP,n°282). Les boules, la quille et le trou le long du cadre évoquent le quatrain d'Ancelot noté par Hugo : « J'ai joué, je ne sais plus où,/ Sur un billard d'étrange sorte./ Les billes restent à la porte/ Et la queue entre dans le trou». La prostituée se détache sur un miroir qui a le malin esprit d'être ovale. Elle s'appuie des deux mains sur le corps allongé du billard, que sa jupe continue, confondant les deux dans la même fonction et démonstration. Dominent les sphères et les courbes solides. Mais le sens est plus général. C'est la photographie même de Brassaï qui est la prostitution à la parisienne. Billard où l'on multiplie les retours inversés, les bandes, les carambolages, les chiasmes des regards et des miroirs, les reflets et échos de toutes sortes, pour susciter le lieu. Ou plus exactement son simulacre.

Il faut pourtant faire un dernier pas. En 1933, donc toujours dans ses années fatidiques, Brassaï publie Paris de Nuit. Ce sont 64 photos imprimées à l'époque en héliogravure (taille douce), et reprises selon le même procédé par l'édition de Flammarion (FLAM). Une vingtaine contiennent des êtres vivants, du reste allusifs. Une vingtaine aussi contiennent des lieux reconnaissables. Sinon, rien qu'un mélange d'obscurité et de lueurs. Non plus des lieux, mais le lieu. L'introréverbération pure, quasiment sans balises, où tout est présence totale, ou absence totale (La Présence totale de Lavelle est de 1934). Bref, non pas des nuits, selon le contresens du texte accompagnateur de Paul Morand, mais la nuit. La nuit comme boule des boules. Comme corps de l'obscurité. Photos non isolées, chacune n'étant qu'un cliché obscur dans l'obscurité de son cadre, parmi l'obscurité de la page, en continuité avec l'obscurité des autres pages. Photos rarement reproduites justement parce qu'elles ne sont pas isolables. Paris de Nuit n'est pas des photos, mais un livre photographie. Le seul sans doute.

Le commentateur sera tenté d'ajouter qu'il y a là aussi des boules particulières, comme le chevet de Notre-Dame (FLAM,7), et des rouleaux explicites, comme un atelier d'imprimerie (FLAM,41). Surtout, il ne résistera pas à la tentation de signaler les pavés, les gros pavés presque sphériques du Paris d'ators, boules denses groupées en boules denses, et parfois en chiasmes en forme de « S », dont les panses sont à elles seules tout Brassai (*****,FLAM,14). Mais on demandera surtout au commentateur de ne pas trop troubler le silence.

Et on se retirera dans l'extase de Henry Miller : «Brassai has thé rare gift which so many artists despise — normal vision (...) For Brassai is an eye, (...) the still, ail-inclusive eye of the Buddha which never closes. The insatiable eye. »

 

 

photos © Gilberte Brassai

 

Henri Van Lier
Histoire Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.