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Texte de l'auteur (4 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


DIETER APPELT (Allemagne, 1935)
 


Les interfaces explosives-implosives

 

Giacomelli et Jorge Molder nous ont forcés à envisager l'un le génie italien, l'autre la langue portugaise. De même, pour situer Dieter Appelt, il faut partir de la langue allemande et du génie allemand.

Une langue faite du concassement de phonèmes si resserrés dans leurs affriquées, de mots si comprimés dans leurs entassements de monèmes, d'une syntaxe croisant si constamment anticipation et rétention, que déjà cela déflagre, avant même qu'on ait vu de quoi cela parlait. Langue par laquelle Hölderlin et Nietzsche ont embrayé sur Empédocle, avec ses quatre éléments principiels en haine et en amour. Qui possède un préfixe «Ur», pour marquer qu'avant un commencement il y a un autre commencement ; et un préfixe «Er» pour signaler que certains processus sont actifs et passifs à la fois. Là toute surface n'est qu'une interface, la résultante gravitationnelle et chimique entre deux milieux et deux densités. Langue de chimistes et d'alchimistes. Langue dans laquelle fut conçu l'espace-temps, l'empaquètement du temps dans l'espace. Langue aussi de celui qui le premier eut l'idée que la croûte terrestre était faite de plaques tectoniques en ajustements réciproques, Alfred Wegener.

Dans le livre-catalogue Dieter Appelt publié chez Dirk Nishen en 1989 (DA), arrêtons-nous alors devant la photo d'un crâne enserré dans un carcan de métal, où les coutures entre les plaques crâniennes sont mises en évidence (*DA,79). Difficile de ne pas comprendre là-devant que la citadelle de la pensée, et la pensée elle-même, tiennent à la rencontre évolutive locale et transitoire de plusieurs formations osseuses rapportées l'une à l'autre tant bien que mal, d'une dure-mère, puis d'autres méninges, puis d'une cervelle, étroitement mais hasardeusement compatibilisées. Du reste, ce Schädel/Maschinen (crâne/machines) fait partie d'une série intitulée Erinnerungsspur (traces de mémoire), où espace et temps se croisent au plus près.

 

Tous les autres thèmes de Dieter Appelt renvoient ainsi à des forces accumulées jusqu'à l'écrasement ou à la combustion. Un tas de bois (DA,46). Un sous-bois dense et frontal (DA,31). De l'aubier découvert (DA,34). Des poutres de bois qui se couchent et se dressent à la manière de Bernt Lohaus (DA,47). Des corps couverts de terre, de bandages, des chiffres (DA,28). Dans une séquence intitulée Carnac, un avant-bras et une main étendus sur-dans une fracture béante de roche nous reconduisent aux premiers partages lithiques (DA,61).

Cette attention aux interfaces évolutives pouvait-elle donner un sujet photographique? Oui, car la photographie est elle-même une double interface : interface chimique, par ses pellicules ; interface physique, par ses lentilles.

Il n'y avait alors qu'à reprendre, mais en les retournant, tous les moyens de Man Ray. Cette fois, la solarisation supprimera la peau d'un chien pour justement mettre à nu ses énergies internes (DA,7). Le rayogram, qui rendait tout impondérable, servira d'instrument à une palpation directe et enveloppante de l'objet par les photons. Les surimpressions, qui faisaient tout glisser et flotter, vont multiplier les couches en feuilletage. Les focales bizarres, qui se contentaient de gonfler ou d'étirer, feront varier localement les épaisseurs et les minceurs pour qu'elles se compénètrent, se densifient, se réenveloppent, et la loupe, qui est l'archétype de toutes les focales (DA,20,21), ouvre le recueil (DA,9). Les raccourcis, qui avaient parfois dispersé les corps, les ramasseront éruptivement depuis les pieds (DA,71), depuis la tête (DA,38,85), tandis que des rotations de 90° ou de 180°, à la façon de Baselitz (DA.,77,85), recreuseront leurs ravines. Enfin, en prenant quatre vues très détaillées de quatre quarts d'un visage, sans loupe (DA,49,59), ou avec loupe (**DA,57,56), et en les mettant en un léger décalage, on espérera atteindre «das Licht der Gedanken» dans «der Schatten der Körper».

 

Pour mieux situer Dieter Appelt, il n'est pas inutile d'évoquer le sculpteur et performeur allemand Joseph Beuys. Dans le crash de son avion à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Beuys avait subi une fracture du crâne assez importante pour ne plus pouvoir par la suite considérer une tête sans imaginer du même coup ce qu'il y avait dedans. Il portait en permanence un chapeau, qui dans son cas évoquait tout de suite un crâne, une cervelle, les circonvolutions d'une cervelle. Et la cervelle est le meilleur résumé de notre univers proche, parce que ses neurones organisés sont le produit le plus élaboré de la phylogenèse, et parce qu'elle rend ostensibles les empaquetages et feuilletages si importants dans l'épigenèse. Dieter Appelt, sur la page en regard de son Schädel/Maschinen, a photographié un plat et un chapeau tournant l'une vers l'autre leurs concavités. Cela leur vaut le titre de Quelle (DA,78). La «source» est sans doute le suprême dedans comme origine.

On peut voir dans Dieter Appelt une sorte d'inverse de Mapplethorpe, lequel pratiquait Apollon, tandis qu'il pratique Dionysos. Ce n'est pas une raison pour l'imprimer dans des noirs saturés qui en font un émule du performeur Hermann Nitsch. La recherche du dedans du dedans, de l'antérieur de l'antérieur (Ur-), bref de l'ombre interne, suppose un grain très fin, comme dans le catalogue-livre de Dirk Nishen que nous avons suivi. Rien de moins brutal, rien de plus délicat dans la violence qu'un post-modernisme qui ne se nourrit pas à l'histoire comme anecdotes, ni même comme événements, mais comme «Urgeschichte».

Walker Evans nous avait montré un archéologue poète. Ansel Adams un géologue poète. Sander un sociologue poète. Y a-t-il un paléontologue poète? Ce pourrait être le cas de Dieter Appeit.

On a beaucoup parlé de lui à grands coups de citations des classiques allemands, invoquant Schiller ou Novalis. Cédons à la tentation en invoquant un vers de Hölderlin dans Der Archipelagus : Komm'ich zu dir und grüss'in deiner Stille dich, Alter !». «Stille» est «silence», et «Alter» est vieillard.

 

Henri Van Lier

Histoire Photographique de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.