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Texte de l'auteur (13 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


APRES-PROPOS
 


Dans cette histoire, un certain nombre de termes ont été laissés à l'intuition du lecteur. Nous allons y revenir pour préciser, non leur définition, mais la façon dont ils fonctionnent dans notre texte. Et nous terminerons par les limites de notre démarche.

Comme ces mises au point paraîtront trop évidentes à certains et trop obscures à d'autres, nous les avons lourdement titrées pour que chacun aille là où il le veut, et laisse tomber le reste.

 

A. LES APPLICATIONS

 

1. La topologie

Le domaine de la topologie est le plus banal, le plus commun, le plus proche qui soit, beaucoup plus que celui de la géométrie classique, ou géométrie tout court. Cette dernière suppose l'espace dimensionnel euclidien, mais aussi la notion d'égalité et de mesure : on y parle de cercles et de triangles égaux, plus grands, plus petits. Cependant, il y a une géométrie antérieure, plus générale, plus basale, plus immédiate, où, indépendamment de toute idée de mesure, l'on s'occupe seulement de savoir si une portion d'espace est plus voisine ou plus lointaine qu'une autre, entourante ou entourée, contiguë ou non, continue ou non, ouverte ou fermée, adhérente ou non, compacte ou diffuse, etc., et quels sont les chemins qu'on peut y concevoir.

Cette géométrie-là est la topologie, la «logie» du «lieu», qui s'occupe par exemple des nœuds, où la longueur de la corde, la largeur des boucles, l'angle exact sous lequel le bout de la corde repasse dans une boucle préalable ne font rien à l'affaire. C'est aussi d'une section de la topologie que relèvent ces singularités familières de nos environnements que sont le pli, la fronce, la queue d'aronde, le lacet, ou, moins figuralement et plus concrètement, la fente, le coin, la poche, la bouche, le diverticule, la bouteille. Et, bien sûr, c'est encore elle qui prend en compte les «catastrophes» par lesquelles une forme passe à une autre quand un diverticule devient une bouche, un estomac ou une matrice. C'est dire que la topologie est sans doute, avec la biologie moléculaire, un des deux grands systèmes de lecture de révolution des espèces vivantes, de leur phylogenèse et épigenèse.

Assurément, tout cela donne lieu à des mathématisations assez abstraites, où par exemple le pli, la fronce, etc. sont des singularités d'équation. Mais cette mathématisation n'est nullement notre propos, même si de jeter un coup d'œil sur les pages 332 et 333 de la première édition de Stabilité structurelle et morphogenèse. Essai d'une théorie générale des modèles (W.A.Benjamin, Massachusetts, 1972) de René Thom ne fera de mal à personne. Non, dire qu'un photographe, un littérateur, un musicien, un locuteur naturel, un scripteur pratiquent ou instaurent, «ont», une topologie, c'est seulement signaler qu'ils activent un certain TAUX de proche/lointain, de fermé/ouvert, de contigu/non-contigu, de continu/non continu, d'enveloppant/enveloppé, et même de compact/diffus, de visqueux/distinct, de fibre/non fibre, de chevauchant/successif, etc. En ajoutant que, comme il s'agit de TAUX, et donc de conflits, d'attractions, d'attracteurs, de bassins d'attraction, il faut bien prendre en compte des EFFETS DE CHAMP perceptivo-moteurs. Bref, on a continuellement parlé ici de la «topologie» de quelqu'un, ou d'un groupe social, ou d'un moment historique, ou d'une civilisation,  aussi  naïvement  qu'on  aurait  parlé  de  leur «psychologie». Les graphologues connaissent bien cela, puisqu'ils infèrent la psychologie d'un individu de sa topologie telle qu'on l'entend ici,

Rien là de savant, et moins encore de prétentieux. Piaget disait que tout enfant commence par vivre dans un monde topologique, et non euclidien-projectif; et c'est sans doute pourquoi les «enfants de 7 à 77 ans» adorent les bandes dessinées, qui sont le genre artistique où, depuis le Little Nemo de McCay jusqu'à La Cage de Vaughn-James, les métamorphoses et les catastrophes, donc les virtualités topologiques et biologiques de base, se sont donné le plus libre cours, jusqu'aux «thériomorphismes».

Et Francastel employait le même vocabulaire pour les arts plastiques, qui topologisent beaucoup plus qu'ils ne géométrisent, depuis les Godesses and Gods of Old Europe, significativement rassemblés par Marija Gimbutas (Thames and Hudson, 1982), jusqu'au cubisme synthétique de Picasso. Du reste, on comprendrait incorrectement les exceptions «géométrisantes» que furent les Grecs et les Renaissants dans l'ensemble de l'histoire humaine si l'on ne voyait pas qu'en leur cas la géométrisation euclidienne-projective fut elle-même la conséquence d'un certain parti topologique : en Grèce, le ni-trop-près-ni-trop-loin de la «skènè», permettant aux «formes» de devenir des «touts» composés de «parties intégrantes», jusqu'à l'effet de champ perceptivo-moteur fulgurant des «corrections» optiques du Parthénon; à la Renaissance, la volonté bientôt galiléenne et cartésienne d'une «étendue» parcourable et calculable en tous sens. Ce n'est pas au Brunelleschi de la Capella dei Pazzi qu'il eût fallu expliquer ce qu'était un effet de champ perceptivo-moteur.

Ceux à qui cette dernière notion serait moins familière s'y introduiront efficacement en méditant les implications perceptives des illusions d'op tique, qui sont en fait des attractions, tensions, torsions, bassins d'optique, surtout celles de Ponzo, de Poggendorff, de Müller-Lyer, du corridor, toutes quatre remarquablement illustrées et discutées dans Perception d'Irvin Rock (Scientific American Library, 1984). Ils penseront alors que tout nouveau point apparaissant dans une image, et a fortiori toute ligne, toute surface, tout volume (sans compter les couleurs froides et distantiantes, les chaudes et rapprochantes) y modifient les dimensions des éléments (voilà pour la géométrie classique), mais aussi leurs relations de proximité, enveloppement, enroulement réciproque, intrusion et évanouissement (voilà pour la topologie). Et ils comprendront du même coup comment, avec pareilles ressources, les plasticiens depuis toujours ont produit des effets de champ parfois si complexes que, par le rythme ainsi créé, ils réalisaient des compatibilisations des incoordonnables. Les musiciens, c'est-à-dire presque tous les enfants africains quand ils frappent sur des boîtes à conserve, ne s'exercent pas à autre chose dans le domaine du son.

 

2. La sémiologie générale et la sémiologie traductionnelle

Nous avons parlé à plusieurs reprises de logico-sémiotique. Pourquoi cette lourdeur?

Une sémiologie générale doit prendre en compte au sein d'un système de signification et de sens (a) ce que l'on appelle scolairement signifiant et signifié, paradigme et syntagme, métaphore et métonymie, dénotation et connotation, mais aussi (b) les quatre modalités du Signe (indices, index, signes référentiels analogiques, signes référentiels digitaux), (c) les effets de champ logiques (les tensions et torsions entre les quatre modalités du Signe), (d) les effets de champ perceptivo-moteurs, (e) le coefficient présentiel-absentiel du système, c'est-à-dire son taux de fonctionnements ou de présence-absence, enfin (f) son taux de syntaxe, de sémantique et de pragmatique.

Or, pour des raisons économiques et idéologiques, la Sémiologie se borne généralement à ce que nous venons d'énoncer sub (a), c'est-à-dire à ce qui intéresse la traductibilité, donc l'aspect digitalisable d'un système de signes référentiels. Dans la linguistique, cela a donné des résultats très utiles en ce qui concerne les machines à traduction, remarquablement résumés dans Natural Language Understanding de James Allen (Rochester 1987), tout en détournant d'une part considérable de ce qu'est le langage naturel, et a fortiori la littérature, où même Jakobson n'a vu que du feu. Pour les autres systèmes sémiotiques, cette sémiologie traductionnelle (messagère au sens étroit) a presque toujours été vaine, et a détourné de presque tout l'essentiel de la peinture, de la sculpture, de la danse, de la musique, du cinéma, de la bande dessinée, etc.

Ainsi, pour voir ce qui se passe vraiment en photographie, comme dans les autres systèmes sémiotiques, il est indispensable de partir d'une authentique sémiologie générale, et pas seulement de la sémiologie traductionnelle véhiculaire. Comme le mot «logique» en anglais est extrêmement large, et couvre les quatre modalités du Signe ainsi que sa syntaxe, sa sémantique et sa pragmatique, nous avons cru que de le joindre chaque fois au mot «sémiotique», et de parler de «logico-sémiotique», rappellerait quelque peu que c'est bien de sémiologie générale ou de sémiologie fondamentale qu'il s'agissait dans cette histoire. Sinon, traditionnellement et étymologiquement, nous avons entendu par sémiotique la pratique du Signe, et par sémiologie sa pratique réflexive ou sa théorie, sa «logie».

 

3. La cybernétique

«Cybernétique» a été utilisé par nous d'une façon tout aussi naïve que «topologie». «Dynamique» n'aurait pas suffi, parce que le mot n'évoque pas assez les incessants ajustements par feedback que nous voulions signaler.

Quand quelqu'un dit, avec Valéry, les trois syllabes de «Parmi l'arbre», c'est-à-dire dès qu'il articule la suite ar-i-ar, il joue avec des forces contraires ar-i, puis i-ar, que sa voix compatibilise à travers une suite d'actions et réactions extrêmement complexes, parmi lesquelles des emballements (réactions dites positives) et des feedback (réactions dites négatives); à quoi l'insolite de «Parmi» ajoute des effets de champ logico-sémiotiques, qui s'actualisent aussi selon des réactions positives et négatives. Ces actions-réactions contrariées sont très visibles dans la gesticulation qui parcourt des pieds à la tête un guitariste rock, mais elles sont aussi présentes, quoique secrètement, dans l'exécution d'une phrase de Schumann. Les images n'échappent pas à ce travail. Leurs effets de champ perceptive-moteurs et logico-sémiotiques obligent le regardeur à des actions-réactions chaque fois spécifiques entre ressemblance et dissemblance, ordre et désordre, information et bruit, structuration et restructurabilité, états instables et métastables, voire activité et passivité, selon toutes les dimensions repérées par la Théorie du système général ou Théorie générale du système.

Dans tous ces cas, une cybernétique est déclenchée par le produit fini. Mais on n'oserait guère dire qu'on rejoigne, pour autant, celle du producteur. Un peu en sculpture, parfois en peinture, à l'état de trace.

Or, la photographie offre à cet égard une situation privilégiée. Parce qu'elle ne travaille pas par signes référentiels, comme la peinture ou la sculpture, et qu'elle ne peut qu'indexer des indices, elle déclare assez clairement la cybernétique de son producteur : choix d'un plan de meilleure ou de moins bonne définition; choix d'un angle d'attaque; traque du motif; torture du motif une fois traqué ; pellicules lentes ou rapides ; développements doux ou durs ; recadrages, impressions douées ou dures ; bougé ou non bougé ; travail sur trépied ou à la main ; de nuit, de jour ; avec flash, sans flash ; piqué, fondu, etc. Et, en fin de course, le regardeur lui-même est incité à partager la cybernétique activée-passivée. C'est ce que savent les publications de photos qui nous disent autant que possible comment cela s'est fait ou laissé faire. Et c'est peut-être pourquoi on aime à parler d'action photographique, voire d'acte photographique.

Bref, la photographie cybernétise éminemment. Autant que de topologies et de logiques-sémiotiques, son histoire est une suite de cybernétiques. Et, encore une fois, il n'est pas nécessaire d'être un familier de Cybernetics de Wiener pour le comprendre.

 

4. L'art

Une anthropologie fondamentale montre que l'art a pour fonction, parmi les activités humaines, la compatibilisation des incoordonnables, compatibilisation (cybernétisation) perceptivo-motrice et logico-sémiotique qui engage fatalement des effets de champ contraires, donc un rythme, seul capable par des décalages du temps de phaser le non phasable. L'art est quotidien s'il confirme les codes sociaux, et extrême s'il les secoue jusqu'en leurs profondeurs. En d'autres mots, l'art est quotidien quand il confirme le sentiment de Réalité, nue ou arrangée. Il est extrême quand, à l'occasion de la Réalité, il ouvre la béance du Réel, du «ce qui est» au delà ou en deçà de nos systèmes de code.

Cette définition de l'art est d'autant plus problable qu'elle ne contredit pas celles qui ont eu cours depuis Hegel, «Das sinnliche Scheinen der Idée» («idée» étant pris au sens concret hégélien), jusqu'à René Thom : «A la faveur du désordre, de l’excitation produits dans le champ sensoriel, certaines chréodes très complexes - de trop grande complexité pour résister aux perturbations du métabolisme de la pensée - peuvent un moment se réaliser et subsister». A ce compte, la plupart des photos qui ont été envisagées par nous appartiennent à l'art, et un bon nombre à l'art extrême, - «bon» ou «mauvais», ce n'est pas notre problème.

Mais «art» est sans doute un mot à éviter. D'abord, parce que les sémiologies traductionnelles - à peu près toutes les sémiologies d'aujourd'hui - ont parfois une certaine idée des effets de champ logico-sémiotiques, mais, à de très rares exceptions près, elles ignorent totalement ce qu'est un effet de champ perceptivo-moteur. On a bien été jusqu'à dire que les tableaux de Mondrian étaient une affaire de combinatoire entre rectangles ! Avec quelques factorielles pour éblouir le profane ! Si l'art c'est ça, ou quelques autres fadeurs sur le signifiant et le signifié, la dénotation et la connotation, mieux vaut pour la photographie prendre la fuite et camper ailleurs.

D'autre part, dans les propos hâtifs, «art» fait souvent couple avec «réel», par exemple quand on déclare qu'il y aurait deux grandes espèces de photos, celles qui captent le «réel», que l'on confond joyeusement avec la «réalité», et celles qui à cette captation ajouteraient de «Fart», petit ou grand. C'est beaucoup demander. Car enfin, si la photographie nous montre la «réalité-réel», ou le «réel-réalité», le photographe est Dieu, le regardeur aussi. Et, à moins d'être Satan, ou Paul Valéry, on comprend mal pourquoi on demanderait à voir plus que Dieu. Einstein n'en a jamais exigé tant.

Faut-il le répéter? En fait, il y a des photos qui poursuivent un sentiment de Réalité, montrant un «ce que c'est» déjà apprivoisé dans le Signe, et qui appartiennent donc à l’art quotidien, alors que d'autres veulent faire basculer la Réalité dans le Réel, ou ouvrir l'illusion qu'est la Réalité par la béance du Réel, faisant entrevoir le «ce que c'est» en deçà du Signe, et elles appartiennent ainsi à l’art extrême. Voilà une formule que Georges Bataille aurait parfaitement comprise, quitte à remplacer «réalité» par «discontinu», et «réel» par «continu», - affaire de mots, - et quitte aussi malheureusement à n'avoir jamais bien reconnu ce qu'était un effet de champ perceptivo-moteur, même s'il fait grand usage d'effets de champ logico-sémiotiques.

 

5. Les artistes

Nous laisserons au sociologue les distinctions utiles entre l'ouvrier, qui déclenche des prises de vues et des tirages mécaniques ; l'artisan, qui fait des prises de vue et des tirages manuels selon un protocole imposé ; l'artiste, quotidien ou extrême, qui met en œuvre un sujet photographique quotidien ou extrême. De même que la distinction entre photographes professionnels et amateurs, photographes constants ou fluctuants, photographes publiants, exposants et cryptobiotes, etc. Toutes choses dont on fait remarquer qu'elles ont un rôle souvent décisif au plus intime de la production même.

Mais il nous importe de réaliser quand se met en place un sujet photographique et pour combien de temps. A l'entendre, Proust a attendu l'âge de quarante ans avant de devenir Marcel Proust, mais après cela il est resté lui-même, du moins dans ses œuvres décisives. Walker Evans a attendu La Havane de 1933 pour devenir Walker Evans, mais ensuite il est resté Walker Evans, du moins dans ses photos décisives. Cela ne veut pas dire que Proust devenu Proust n'ait pas écrit des lettres à son éditeur ou à des amis où il redevenait monsieur tout le monde, ni que Walker Evans ne se soit pas essayé à faire quelques photos couleur avec ses amis Christenberry et Friediander, en y prenant plaisir, en ayant même le sentiment de découvrir quelque chose de neuf, etc. Cela ne veut même pas dire qu'Hugo n'ait pas écrit en pleine Légende des Siècles : «C'est le seigneur, le seigneur Dieu !», qu'un autre aurait pu écrire à sa place ; mais bien plutôt qu'il est l'auteur de «Booz / dormait / auprès / des boisseaux / pleins / de blés», dont les effets de champ perceptivo-moteurs le désignent infailliblement. Comme «Parmi l'arbre» désigne infailliblement Valéry. Comme certains nus de O'Keeffe ne peuvent avoir été pris que par Stieglitz dans sa maturité.

C'est qu'un cerveau ne fait pas n'importe quoi. Un cerveau c'est des neurones en compétition nutritive et organi-sationnelle. Une fois monté (tracé, nodifié, stratifié) par des facilitations topologiques, cybernétiques, logico-sémiotiques, il n'a pas beaucoup de chances d'en sortir, ou même aucune. Surtout quand ce codage est à la fois très cohérent et très improbable, comme dans le cas d'un sujet photographique, ou artistique quelconque. A y bien regarder, même un Picasso, perpétuel mutant, n'a fait que déployer une situation cérébrale globale, en place depuis sa période nègre au plus tard.

On dit que les durées de création d'un photographe sont d'ordinaire plus courtes que celles d'un peintre. Sans doute un peintre peut creuser indéfiniment les signes référentiels sortant de sa main et de son cerveau, comme Rembrandt ou Titien vieillards, tandis qu'un photographe ne peut qu'indexer des indices dont il ne maîtrise ni les occurrences ni l'usure. La longévité dépend néanmoins de la nature des sujets photographiques, dont certains s'usent moins vite que d'autres, parce qu'ils comportent plus de cohérence et plus de possibles, plus de degrés de liberté. Tel celui de Kertész.

 

6. Les moments historiques

Nous avons parié sans cesse de moments historiques. La notion mérite une halte. Le moment a un poids, une énergie potentielle. Un moment historique est une époque de l'histoire qui a un élan particulier. Et cela en raison de l'em-ballement de facteurs convergents, ou de l'éblouissement d'une aurore. Il y a eu des deux dans le «miracle grec». Comme dans l'étonnement devant la Terre et son atmosphère devenues la «réalité médiane» (nature et technique confondues) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

En tout cas, ce qu'il y a d'essentiel à un moment historique c'est qu'il s'étend à plusieurs domaines culturels, et même à tous. L'artisanat rationnel grec éclos au VIe siècle a tout modifié, depuis le comportement technique quotidien de navigateurs sur une mer à la fois difficile et maîtrisable (la Thyrrhénienne et l'Egée) jusqu'à la position convexe du corps grec, donc aussi jusqu'à la sculpture, l'architecture, la peinture, mais encore la mathématique, la théorie de la connaissance, l'idée des dieux, l'homosexualité culturelle, le droit, la démocratie (à moins que les assurances sur le fret aient mis le droit et la démocratie au départ). On peut alors relever trois niveaux de moments.

Il y a ce qu'on pourrait appeler les petits moments, ceux où des événements apparemment insignifiants provoquent un microséisme culturel. Pour la photographie, beaucoup de ces déclencheurs et détonateurs ont été rassemblés par Szarkowski dans Photography Until Now (MOMA, 1989). Ce fut, par exemple, (a) la haute définition des négatifs sur verre humidifié ébranlant ce qu'il restait encore de picturalité dans les ombres massives des calotypes à négatif sur papier ; (b) la photographie sèche, sur verre puis sur pellicule, qui a fait que non seulement le photographe devint mobile, mais que la photographie concerna tout le monde; (c) la création du chemin de fer transaméricain qui eut pour résultat indirect qu'on chercha moins à photographier des lieux inaccessibles que les monuments le long de la voie ferrée dont les voyageurs voulaient garder le souvenir; (d) la photogravure qui permit de diffuser la photo à bon marché, mais aussi invita de grands photographes comme Sander à élargir leur style, etc. Ainsi, Beethoven eût été impossible si le statut du musicien n'avait varié depuis Bach et Haydn et n'était devenu indépendant grâce à Mozart. Et il n'y aurait pas eu de 29e sonate, la «Grosse Sonate», sans le nouveau «Hammer-Klavier», auquel elle est pour ainsi dire dédiée.

Quant à nous, à la recherche de sujets photographiques éminents, nous nous sommes plutôt intéressés aux moments moyens, c'est-à-dire à la façon dont une génération entière participe à une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique profondément communes. Ainsi Nadar nous a confrontés avec la poussée physiologique-géologique des années 1855-1865 ; Atget avec la compénétration temporelle proustienne, debussyenne, bergsonienne ; Stieglitz avec le vision-tact de Valéry ; Man Ray et Moholy-Nagy avec la révolution représentationnelle des années 1900 à 1927; Sander avec le Bauhaus et Spengler ; Cartier-Bresson ou Capa avec la simplification représentationelle de l'environnement dont témoignent si fortement le styling comme la photogravure des années 1930 ; Irving Penn avec la révolution cybernétique-informatique de 1950; Colette Duck et Radisic avec l'esprit chimiste des années 1980, etc.

Ces moments historiques moyens sont extrêmement éclairants. Sentir Beethoven dans la génération de Hegel, et Bach dans celle de Leibniz, comme de sentir Atget contemporain de Proust, de Bergson et de Debussy, et Marville de Napoléon III et de Flaubert, illumine les enjeux topologiques, cybernétiques et logico-sémiotiques de tous. Et la contre-épreuve en est fournie quand on s'impose l'effort d'imaginer un instant Beethoven contemporain de Leibniz, Bach contemporain de Hegel ; ou encore Marville contemporain de Proust, Debussy, Bergson, et Atget contemporain de Napoléon III et Flaubert. Cette participation semble parfois s'étendre jusqu'aux sciences. Malherbe contemporain de la mécanique «droite» de Galilée, et Racine de la mécanique «courbe» (à équations différentielles) de Newton-Leibniz assurent à nos esprits quelque confort. Racine imaginé contemporain de Galilée, et Malherbe de Leibniz-Newton nous donneraient des cheveux blancs.

Enfin, il y a les grands moments, telle notre division en MONDE 1, MONDE 2, MONDE 3. Ces moments-là sont vraiment grands et théoriquement puissants, parce qu'ils reposent sur une catégorisation définissable et contrôlable en rigueur, qu'ils concernent tous les aspects de l'activité humaine, et qu'ils permettent non seulement de comprendre mais aussi de prévoir des faits avec la vérificabilité et les ajustements progressifs de la connaissance scientifique. Ainsi, si la photographie ne nous avait pas limités à l'instauration du MONDE 3 dans son articulation immédiate sur le MONDE 2, si nous avions dû jouer avec les époques antérieures, nous aurions été amenés à envisager ces cas subtils où MONDE 1 et MONDE 2 se sont diversement combinés, soit parce que le premier ne faisait encore que virer au second (les Empires primaires, Egypte, Sumer, Maya), soit parce que le premier passait au second tout en ne l'acceptant pas tout à fait (Inde, Chine, Japon après Alexandre), soit parce que pendant un moment le second fut ébranlé par une résurgence du premier (Moyen Age européen au moins jusqu'au roman inclus).

 

B. LES LIMITES

 

Ce travail a des limites, qu'il est bon d'apercevoir pour saisir ses vides et aussi ses pleins.

 

7. Des sujets photographiques éminents

Préoccupés de sujets photographiques constants et déclarés, nous avons laissé de côté les photographes qui fonctionnent principalement d'après des thèmes, ou des pragmatiques, par exemple ceux qu'on dit documentaires, industriels, militants sociaux, posteristes, autobiographes, dragueurs, photographes de mode, etc. C'est avec regret, car ils comptent d'excellents techniciens et même de vrais inventeurs, ils exercent une immense influence, et certains d'entre eux ont diffusé des topologies, des cybernétiques, des logico-sémiotiques configurant la Réalité, et l'ouvrant même parfois au Réel. Mais c'est sans vice de méthode. Car, dans ce genre d'entreprise, il est plus facile de singulariser les Everest et les Cervin que les puys d'Auvergne.

Mesurons quand même ce que nous avons perdu. Weegee, pendant des décennies, loge à New York en face de la police, suit les sirènes répondant aux appels de nuit, adore les obliques sèches et les grimaces, comme le confirment ses montages, et n'est jamais si content que quand une flaque de sang ou une tête séparée d'un corps font une grimace oblique au pied d'un réverbère. Mais il ne détache pas un sujet photographique éminent. N'empêche qu'une photo de Weegee de 1941 montrant la stupeur d'écoliers assistant à l'assassinat d'un parieur à Brooklyn (*LP,142) est peut-être la pièce qui révèle le mieux la situation de la photographie, de ses producteurs et de ses regardeurs.

 

Mais ce n'est pas seulement des photos remarquables, c'est des photographes entiers que nous avons laissés ainsi hors de nos prises. Un bon exemple est fourni par Le Gray, ce pionnier qui en 1851 publia la formule d'un négatif papier rendu beaucoup plus translucide (presque autant que le verre) par l'imprégnation dans la cire avant sensibilisation, et qui la même année fut désigné parmi les cinq photographes chargés de faire le relevé du patrimoine architectural français dans le cadre de la politique d'aménagement industriel du territoire qui est un des apports majeurs de Napoléon III. Or Le Gray inaugure en tous ordres, quand il prend (fabrique) l'empereur lui-même, le yacht de l'empereur, les demeures officielles, un môle battu des flots à Sète, un arbre déraciné dans la forêt de Fontainebleau, un pilier déboîté à Karnak, une vague qui ressemble étrangement à celle de Courbet (AP,85-92,95,96). Il explore même des effets de champ qui échappaient absolument à la peinture antérieure, comme dans ces Manœuvres de cavalerie au camp de Châlons (AP,93,94) où se découvrent des vides et des indéterminations spatiales strictement photographiques. Cependant, il semble avoir été tellement partagé entre ses goûts et ceux de son maître, ses travaux proposent une telle suite d'opportunités, qu'il appelle une monographie nuancée plus qu'un chapitre dans un ouvrage général.

On regrettera autant l'absence de Rejlander (qui curieusement au même moment que Cameron privilégiait aussi la figuralité, mais à d'autres fins), ou de Bellocq et de tant d'autres, tous trop excentriques pour avoir permis une approche simple. On the Art of Fixing a Shadow est un merveilleux recueil de ces documents rares, qui ouvrent des questions infinies, comme quand des photos primesautières de Vuillard sont mises en regard du primesautier Lartigue.

 

8. Le degré de détermination

Un sujet photographique ça se définit. Mais jusqu'où sommes-nous allés? et devions-nous aller?

Le moins qu'on puisse exiger est que la formule adoptée convienne au «sujet» envisagé et à lui seul : «conveniat omni et soli». Ainsi, il n'eût pas été suffisant de caractériser Eugene Smith par l'angularité, ni même par l'angle aigu, puisque Dorothea Lange en fait autant; il fallait absolument ajouter que chez lui cet angle déflagre de sa pointe vers l'ouverture, ce qui n'est pas le cas chez elle, où l'angularité est articulatoire (claviculaire). De même, puisque Colette Duck et Denis Roche pratiquent tous deux une photographie proprioceptive, il faut avoir suffisamment marqué que la proprioception part du dedans du corps chez la première (plus fémininement? plus germaniquement ? plus wild life?), du dehors du corps chez le second (plus masculinement ? plus latinement? plus citadinement?).

Mais c'est avouer du même coup que la détermination d'un sujet photographique est interminable. Par exemple, la prise en compte du rôle de l'angle chez Jean-Loup Sieff obligerait à déterminer davantage la nature de l'angle chez Smith et chez Lange. Comme certaines frondaisons de Friedlander définiraient mieux leur espace en regard de celles d'Arnaud Claass, etc. Bref, si nous avions considéré cent photographes au lieu de cinquante, certaines de nos déterminations auraient dû être plus poussées.

En particulier, deux sujets photographiques ont été déterminés d'une façon superficielle : ceux de Ueda et Suda. En effet, le seul fait qu'ils soient Japonais nous les a rendus si étrangers que nous nous sommes contentés de définir en général la topologie, la cybernétique, la logico-sémiotique de leur culture, sans préciser assez les singularités qui les opposent à d'autres Japonais.

 

9. La méthode

Lorque John Szarkowski déclare que Marville est à ses yeux un des plus grands photographes parce qu'il nous a livré des rues marchandes «framed with so lively a sense of ingenuous virtue, and recorded in so pure a morning light, that his pictures persuade us that these places are our forgotten childhood home», il fait une déclaration éclairante, mais qui exige une expérience de l'enfance peu partageable.

Il n'en va pas de même quand nous avons dit que Marville pratique le cadre index et qu'il accepte et même privilégie les discontinuités en particulier entre champ défini et champ non défini, et qu'il est donc tout différent d'Atget. Ou que Stieglitz enroule la lumière. Ou que l'ombre de Strand est anagogique, tandis que celle d'Emerson s'enfonce, et que celle de Cobum est générative. Ces afïirmations-là sont vraies ou fausses, du moins pour le système perceptif actuel de sapiens sapiens. A dix personnes habituées à saisir des effets de champ visuels il faudra peut-être cinq heures d'échanges intenses, mais elles finiront par tomber d'accord sur une formule. Et cela d'autant plus vite que le groupe comprendra un Chinois, un Japonais, un Africain, un Sud-Américain. A moins, et cela arrive aussi, que personne ne trouve le nœud ni la clé. Et qu'on attende vingt ou trente ans pour y venir. Ou que les membres de la savante assemblée soient aveugles aux phénomènes plastiques.

En fait, la détermination d'un sujet photographique, comme d'un sujet littéraire, musical, pictural, relève de la logique de l'argumentation. Et il faut donc considérer l'ordre des démarches. L'erreur serait de croire qu'on commence par rassembler un corpus très large, puis tous les renseignements sur un photographe donné, parmi lesquels les déclarations du photographe lui-même, et que de tout cela on calcule une résultante. Il n'en est rien. Et quand cela se produit, car on ne peut toujours s'empêcher de savoir, c'est le plus dangereux.

L'ignorance est plus payante. En effet, il arrive alors que d'un photographe on connaisse une photo, idéalement deux (deux permet de départager le fondamental et l'accidentel). Alors, si une topologie-cybernétique-logique-sémiotique se formule, elle se vérifiera, se contredira, se nuancera à la rencontre d'autres documents inconnus, imprévus, des semaines ou des mois après. Ensuite encore, elles se précisera selon les thèmes abordés ou évités par elle. Voire par certains aspects de la pragmatique du photographe : Adams compréhensif bien qu'individualiste, Strand «often aloof in his relations with people» bien que militant social. Il arrivera aussi qu'on tombe sur une lecture tout à fait indépendante mais concordante : pour nous, celle qu'à faite Loïc Malle du sujet photographique de Friediander dans «Photo Poche». Il peut même arriver qu'une boutade du photographe apporte une touche finale : Cartier-Bresson parlant de l'organe visuel comme «perturbateur», ou encore d'une «étincelle d'Euclide» chez Kertész. Enfin, il y a ces rencontres d'autant plus démonstratives qu'elles sont plus indirectes, comme le fait qu'Evans (convexe) ait exposé Friediander (convexe), lequel a exposé Bellock (convexe). Ou quand on tombe sur les dessins d'un photographe dont on ne connaissait jusque-là que les photographies. Ou qu'on s'aperçoit que l'homme de la compétition des flux, Weston, a fait la seule photo vraiment «coïtale» (**PN,237).

 

Mais sans doute que les confortations les plus consistantes sont venues à l'auteur quand il s'est aperçu que des gens qu'il ne connaissait pas, comme les rédacteurs de The Art of Photography, avaient fait pour certains photographes, voire pour tous, des choix qui étaient justement les plus démonstratifs du sujet photographique retenu, et cela jusqu'à proposer des photos qu'on pourrait dire archétypales, comme les trois qui non seulement illustrent le sujet d'Helmut Newton, mais en sont une véritable décomposition (AP.449-451). On en dirait autant pour Hill and Adamson (AP.35-43), Strand (AP,183-196), Man Ray (239-247), etc.

Cependant, on n'oubliera jamais qu'il est plus certain d'inclure que d'exclure. Quand on dit que Stieglitz a un sujet photographique constant, on peut être à peu près sûr de l'affirmation ; quand on dit que Le Gray n'en avait pas, c'est peut-être nous qui ne l'avons pas vu. De même quand, pour un photographe, on dit qu'il a tel caractère, on a des chances de toucher juste. Mais quand on ajoute qu'il n'a que celui-là, ou même que c'est celui-là qui est chez lui l'essentiel, il faut être plus humble.

 

Henri Van Lier

Histoire Photographique de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.