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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


ALVAREZ BRAVO (Mexique, 1902),
BILL BRANDT (U.K, 1904-1983),
EUGENE SMITH (U.S.A., 1918-1978)
 


La couleur du noir

 

L'ombre négative, l'ombre positive, l'obscurité, le noir ne sont pas la même chose. La première c'est Hill and Adamson et Margaret Cameron, dès les débuts. La seconde, Steichen et Strand, depuis 1900. La troisième, Brassaï, après 1930. Il fallut aussi attendre 1930, pour que la photographie découvre le noir, pour qu'elle fasse sonner les noirs.

Techniquement, c'eût été possible plus tôt. Mais on ne voit pas ce que des noirs sonores seraient venus faire dans le « soft focus » pictorialiste, ni dans les effets « astraux » de Man Ray, ni dans la «straight photography» de Weston. Par contre, parmi les photographes des années 30, tournés davantage vers les proximités et quotidiennetés de ce monde-ci, on comprend que certains aient cherché à saisir le noir comme noir, la dense couleur du noir. Au service de trois sujets photographiques non sans rapports : la constriction chez Alvarez-Bravo, le tellurisme chez Bill Brandt, l'explosion chez Eugène Smith.

 

1. Le noir constrictif : Alvarez Bravo

Ce qu'il y a d'essentiel dans l'art du Mexique, comme dans toute la culture précolombienne, c'est la constriction, une façon de saisir chaque volume comme entouré, enserré, comprimé en tous sens par un autre, par plusieurs autres, comme les grains du maïs. Cette constriction, si sensible dans l'appareil des pierres bâties d'Uxmal et dans les compressions de la sculpture de Teotihuacan, a appelé, dans les peintures de Bonampak, des rouges et des verts si denses que leur complémentarité a comme résultat un effet «noir» accordé aux traits, vraiment noirs eux, qui cerclent les figures. L'environnement intervient là pour quelque chose. La terre de Pedro Páramo, la «mera boca del infierno», faite essentiellement de cendres volcaniques, paraît plus noire encore sous la lumière de son ciel, si brutale qu'elle aussi fait penser au noir.

Alvarez-Bravo fut élevé à Mexico dans ce quartier de la cathédrale où, à quelques mètres de distance, tantôt on foule les restes de la civilisation aztèque, tantôt dans l'édifice chrétien espagnol attenant on vérifie la collusion culturelle profonde qui a existé en ce cas entre les envahis et les envahisseurs ; comme le Mexique, l'Espagne privilégiait l'intrication de la vie et de la mort, et dans un noir, direct cette fois. Ainsi, dans la Femme se coiffant de 1937-8 (*LP,132), une figure humaine émerge à peine, comprimée parmi un noir envahissant, antérieur à tout, chauve-souris nous faisant songer que déjà à Monte Alban II il y avait un dieu Chauve-Souris, sans doute parce que ce mammifère, comme l'homme, n'a qu'une paire de mamelles et en principe un seul rejeton par portée, mais aussi parce qu'il représente la constriction de tout déploiement dans l'enveloppement noir comme vérité dernière.

 

Et, assurément, l'être enserré là est une jeune femme, en ce pays où autrefois, à lire Sahagun, le sacrifice rituel de jeunes filles était une écluse importante des flux universels. Pas bien loin d'elle, dans les mêmes dates, Malcolm Lowry incubait Under the Volcano, tandis que les couleurs et les matières du peintre Tamayo convertissaient celles du MONDE 1 de Bonampak dans les éléments fonctionnels du MONDE 3.

 

2. Le noir tellurique : Bill Brandt

La rencontre de l'Allemagne, pays des éléments empédocléens, où il est né et a été éduqué, et de l'Angleterre, pays minier, dont il sera citoyen et dont il reçut son «imprégnation» photographique, comme Evans reçut la sienne à La Havane, situe Bill Brandt. Quand, en 1936, il titre son premier recueil The English at Home, on pourrait croire qu'il est né dans la même province minière que le sculpteur anglais Henry Moore, de six ans son aîné, tant il partage avec le Michel-Ange du XXe siècle le même sens des forces telluriques, en particulier charbonnières.

Son Mineur du Northumberland à son repas du soir de 1937 (**AP,n° 288) n'est pas sali par le charbon, il s'en nourrit presque, attentivement assisté par sa femme; et il faut le comparer aux Dock Workers de Walker Evans à La Havane (M0,52-57), presque la même année, pour voir à quel point ce qui chez eux était une modulation valoriste planifiante, témoigne chez lui d'une résonance en ressaut et en profondeur. Mais sans doute jamais le rapport entre le sol, le charbon qu'il exsude et l'être humain qui s'en chauffe et presque s'en alimente n'a été rendu aussi « équivalemment » (au sens de Stieglitz et Adams) que dans les talus sombrement herbeux, le chemin, le gros sac, le vélo poussé à la main par l'homme courbé dessus de Coal Searcher Coing Home to Jarrow également de 1937 (FS,275). Le noir minier de Bill Brandt soutient les choses les plus diverses, depuis l'énergie brute d'une pile de pont des années 1930 (ArtPress,p.l05) jusqu'à l'éclat culturel et moral presque éclaboussant des Parlourmaids de la même époque dès lors qu'il est serti dans un tablier blanc (AP,n° 289). Un peu après le Paris de Nuit de Brassaï, il fallait que suive A Night in London.

 

Un photographe des poussées internes devait être attiré par les grands angulaires. Brandt, qui fut assistant de Man Ray en 1929, s'y exerça en 1953 dans Perspective of Nudes (PN,255;FS,n° 310), où c'est encore la turgescence tellurique que cherchent ses baigneuses égalées aux montagnes, toujours parentes des géantes d'Henry Moore.

 

3. Le noir explosif : Eugene Smith

Quant à Eugene Smith, l'Américain, il a utilisé la couleur du noir comme un vent d'explosion, selon un angle aigu où le mouvement ne va pas vers la pointe, comme dans la compétition des flux chez Weston, ni n'en part, comme chez Dorothea Lange, mais suit le souffle éruptif habituellement de bas en haut.

Ce système a trouvé une manifestation archétypale dans une Explosion à Iwo Jima en 1945 (AP,415). Mais il s'est déployé de la façon la plus complexe dans les Funérailles maritimes de 1943 au cours de la campagne des Iles Marshall (***AP,417) : triangle clair de la mer soufflé depuis le coin gauche en haut ; triangle sombre du bateau soulevé depuis le coin droit en bas; enfin, le contraste des deux triangles lui-même redéchiré selon un angle aigu réouvert par les trois rouleaux blancs des deux marins debout et du linceul enveloppant le corps mort tombant à l'eau.

 

On remarquera la permanence et l'évidence du dispositif à travers toute la production d'Eugene Smith. Comme chez Dorothea Lange, comme chez Kertész. Serait-ce que les photographes de l'angularité, parce qu'un angle est chose évidente, sont particulièrement constants ? En tout cas, ici rien n'échappe au système patent : ni la pointe du menton de la classique tête du médecin se penchant sur une enfant blessée (LP,151); ni la pointe du fusil planté dans l'herbe à Okinawa (AP,416); ni les cheveux d'Albert Schweitzer tête baissée (BN,288). L'Espagne devait offrir à Smith l'occasion d'un reportage exemplaire, parce que c'est par excellence le pays du noir et de l'angularité explosive, et que la charrue du laboureur, les fuseaux de la fileuse, les képis des carabiniers y étaient d'avance consonnants avec son fantasme, sur fond de Zurbaràn (Life,Reportages,72-81). Comme le noir tellurique de Bill Brandt appelait le grand angulaire, l'angle explosif de Smith appela le téléobjectif, emportant les obliques du visage d'un métallurgiste de Pittsburg en 1957.

Eugene Smith tenta de créer le récit photographique «véridique», où se croisaient textes et photos, telle la journée du fameux Country Doctor rappelé de sa partie de pêche pour porter secours à une petite fille frappée d'un coup de tête de cheval et en train de perdre un œil. An Accident Interrupts His Pleasure (PN.226-227) parut dans «Life» en 1948, un an après que Robert Capa et Cartier-Bresson aient fondé l'agence Magnum pour assurer aux photographes reporters une certaine initiative dans le choix de leur thème, et un droit de regard sur l'édition de leurs photos. Ce fut sans doute l'époque où le reportage eut la plus haute idée de sa responsabilité. Cependant, il était bien évident que, dans la narration vérité de Smith, qui se considérait à l'époque comme la conscience du métier, plusieurs images avaient demandé des prises de vues multiples et posées, dont certaines avec éclairage artificiel, et que le départ du docteur pour la pêche et son retour avaient été joués après coup.

 

Henri Van Lier

Histoire Photographique de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1992