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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 


HISTOIRE PHOTOGRAPHIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE (1992)
 


HILL (U.K., 1802-1870)
ADAMSON (U.K., 1821-1848)
 


De la forme aux éléments en fonctionnement

 

 

Le portrait de la future Elisabeth Eastlake debout à côté de sa mère assise est prophétique (*BN,82). C’est un calotype, ou talbotype, c’est-à-dire qu’il est fait d’après le premier procédé de la suite négatif-positif rendu public par Talbot en 1839, et perfectionné par lui l’année suivante quand il s’aperçut que le négatif était développable et qu’on pouvait réduire son temps d’exposition, donc le temps de pose. Cette photo a supposé un peintre, Hill, et un jeune ingénieur, Adamson, signalant ainsi la place prépondérante que joue l’appareillage dans la nouvelle discipline. Mais surtout, la mère, la fille, le rideau, les fleurs, le mur lépreux et leur genre de mise en place déclarent la rupture, dans les années 1840, avec la construction de l’espace et du temps instaurée en Occident depuis deux millénaires et demi.

 

Rappelons-nous brièvement l’état antérieur. Aux environs de 500 avant notre ère, l’artisanat rationnel grec avait installé une saisie et une construction de l’environnement par « formes », c’est-à-dire par des « touts » formés de « parties intégrantes », donc d’éléments renvoyant chacun directement au tout qu’ils intègrent, et pour autant se détachant, avec ce tout, sur un « fond ». D’où une vue de l’univers comme d’un « cosmos » (organisation cosmétique) assez articulé pour se résumer dans des microcosmes géométriques et anatomiques, tel le corps humain triomphant. Il est commode d’appeler ce système, qui a régné jusque pendant le romantisme européen : MONDE 2. Car, dans ce qu’on peut appeler MONDE 1, depuis les origines, l’être humain avait toujours saisi et construit son environnement par « éléments vitaux », c’est-à-dire renvoyant pulsatoirement et agrégativement d’abord aux éléments voisins, avant de renvoyer indirectement à des ensembles fluides, se confondant plus ou moins avec le fond, lequel n’était donc pas un vrai « fond ». Sinon, contentons-nous de signaler que des pratiques s’édifièrent à mi-chemin entre MONDE 1 et MONDE 2, à Sumer, en Egypte, en Inde, en Chine, au Japon, dans l’Amérique précolombienne, de même que chez nous au Moyen Age.

C’est avec cela que rompt, bon gré mal gré, notre photo de 1844, illustrant une nouvelle saisie-construction, qu’on peut appeler MONDE 3. Cette fois, plus de renvoi direct de «  parties intégrantes  » à des «  touts  », comme dans le MONDE 2 : la mère assise et la fille debout font un certain triangle, mais rien en elles n’y renvoie directement, et du reste les empiétements du rideau sur le mur, comme la matière fuyante du mur et du rideau, échappent à la géométrie et à l’anatomie classiques, et créent même une sorte de dé-forme. Il ne s’agit pas davantage d’éléments « vitaux » renvoyant les uns aux autres pulsatoirement, comme dans le MONDE 1 : le camail et la robe n’engendrent nullement des pulsations consécutives, pas plus que les fleurs avec le rideau à fleurs, ni aucun des éléments du mur et du rideau dégradés. Nous avons affaire à un ensemble de pièces et d’événements d’abord isolés, largement hétérogènes, et dont tout ce qu’on peut dire c’est qu’ils fonctionnent ensemble, se déclenchent mutuellement de près ou de loin, comme les éléments en fonctionnement des machines et des processus de la nouvelle industrie. On ne s’étonnera donc pas que soient reflétés ou annoncés les premiers peintres du MONDE 3 : Delacroix (celui des «  tartes aux pommes mal cuites  » de la fin), Courbet (le matiériste, dont l’Homme à la pipe est de la même année), Manet (plaçant ses noirs indépendamment des contours), en attendant qu’advienne la conversion de Degas. Un nouveau regard est né.

Mais ce n’est pas assez dire. Car le MONDE 3 que suscitent Hill and Adamson est un monde de photographes, non de peintres. Leurs calotypes résultent de la lumière passant à travers la trame du papier du négatif, et leur définition est donc si basse que l’image consiste pour finir en paquets d’ombres denses et en paquets de lumières denses, contrastant d’autant plus massivement que les temps de pose, qui sont encore obligatoirement de dix à vingt secondes, entraînent un certain bougé. D’autre part, ces paquets brutalement contrastés empiètent sur les bords, qu’ils font éclater en tant que système de référence. Le bon vieux cadre-index de la peinture occidentale n’est plus qu’un cadre-limite, qu’on peut aussi appeler cadre-indice, parce qu’il signale simplement que la surface sensible de la plaque s’arrête là.

Eh bien, de ces caractéristiques de la photographie de leur temps Hill and Adamson firent un sujet photographique. Ils utilisèrent ce tohu-bohu de blocs d’ombre et de blocs de lumière à susciter une équivalence du positif et du négatif, à déclencher un véritable battement positif/négatif, qui demeurera une des grandes ressources de toute photographie, mais dont ils tirèrent un effet vitrail qui n’est qu’à eux (AP,35-43 ; FS,n°23-27). Et cela en une séquence rythmique ouverte, en raison du bousculement du cadre-index (de la peinture) par le cadre-limite ou cadre-indice (de la photo). Survoltant de partout la saisie-construction par éléments en fonctionnement, plutôt que par « formes ».

Ce sujet photographique entraîna les thèmes. Les fusils et les uniformes rudement contrastés des Cordon Highlanders à Edinburgh Castle (**AF,38) lui étaient prédestinés. Ou encore, parmi d’autres lieux qu’avait dû hanter Walter Scott, écossais comme eux, le cimetière de St Andrews, où par prédestination s’opposaient de grosses tombes claires et de grosses tombes obscures, en même temps qu’une haute tour pleine et un large gable creux (PN,41).

 

Hill and Adamson furent sans doute confortés dans leurs options visuelles par la tradition anglaise du portrait à la Reynolds ainsi que par les paysagistes romantiques anglais antérieurs, en particulier Constable, qui cultivait déjà le cadre vaguant. D’autre part, Hill fréquenta la Free Church of Scotland, dont le puritanisme devait ratifier d’avance ces empreintes photoniques de la photographie, qui étaient des œuvres presque directes de la Nature (The Pencil of Nature fut le titre des recueils de Talbot), et donc de Dieu dans la tradition anglo-saxonne, plus que n’étaient les signes intentionnels sortant de la main d’un peintre. D’autant mieux que ces indices photoniquement obtenus montraient la lumière émanant de l’ombre (On the art of fixing a shadow est le sous-titre du compte-rendu de découverte de Talbot en 1839), et qu’ils étaient assez frustrants pour évoquer la transcendance divine. Hill le déclare clairement en 1848 : « The rough and unequal texture throughout the paper is the main cause of the Calotype failing in details (...) and this is the very life of it ». Et il en tire une allégation de transcendance : «  They look like the imperfect work of man and not the very much diminished work of God ». Nous retrouverons souvent cette note de stupeur, d’émerveillement, accompagnant le parti qu’est un sujet photographique.

Ce qui complète la force historique de notre portrait c’est qu’Elisabeth Eastlake, qui à ce moment était encore Elisabeth Rigby, fut la femme du Directeur de la National Gallery, président pendant un temps de la Photographie Society of London, future Royal Photographie Society, et que, stimulée par l’extraordinaire ébullition théorique de son milieu, elle écrira dès 1857 un texte remarquable, Photography, qui va droit à l’essence sociologique du nouveau médium : « jusque dans le village le plus éloigné le dernier serviteur a maintenant son image pour un shilling, comme la fiancée de Rothschild (traduction abrégée) » ; mais aussi à son essence cosmologique : « Maintenant qu’est mis à notre service un grand agent primitif (la lumière), on peut prévoir combien extensivement il va contribuer à débrouiller les fils d’autres secrets des sciences de la nature ».

La portraiturée est donc ici, comme il arrivera souvent par la suite, des deux côtés de la caméra. Bien sûr, nous remarquons ailleurs que Hill and Adamson ont demandé à bien d’autres femmes de se revêtir de dentelles et de robes à fleurs qui exaltaient leur sujet photographique (AP,39,40). Mais Elisabeth la future théoricienne a dû si bien comprendre le pourquoi de cette demande que nous l’imaginons choisissant théoriquement, et pas seulement coquettement, sa robe en triple cascade, sa position de guingois envoyant le flux d’étoffe vers une destination excentrique (déjouant le cadre-index au profit du cadre-indice), la tapisserie branlante et la lèpre du mur (toute photo est texture avant d’être structure), le camail et le bonnet de sa mère continuant le battement positif/négatif et l’effet vitrail.

A voir ainsi la révolution culturelle qu’impliqué la photographie des années 1840, on peut se demander si ce n’est pas elle qui a suscité le MONDE 3 tout entier. Cependant, ne l’oublions pas, c’est vers le même moment que l’électricité remplace partout les actions progressives de la technique ancienne par les déclenchements brusques de ses commutateurs. Que les machines d’information, elles aussi déclencheuses, se mettent à compléter les machines d’énergie. Que des mathématiciens envisagent des géométries non euclidiennes, où par un point pris hors d’une droite on peut mener une infinité de parallèles à cette droite (Lobatchevski), ou au contraire aucune (Riemann). Que Richard Wagner dissout dans le chromatisme la tonalité classique, qui avait été l’absolutisation sonore de la « forme ». Que, pour la grande épouvante de Karl Marx, esthéticien romantique, l’activité humaine change de nature par le passage de la manufacture à l’usine : au lieu de rester « concret », donc d’établir entre le produit et le corps du producteur une correspondance d’abord pulsatoire (« agrégative ») dans l’artisanat naïf du MONDE 1, puis globalisatrice (« formelle ») dans l’artisanat rationnel du MONDE 2, voici que le « travail » devenait « abstrait », compa-tibilisant des parcelles de matière avec des parcelles de geste, dans les fonctionnements non contigus du MONDE 3. Nous avons évoqué plus haut la révolution parallèle des peintres.

La photographie fut donc un opérateur et un témoin privilégié d’une mutation radicale de topologie, de cybernétique, de logique, de sémiotique. Mais parmi d’autres opérateurs d’un moment historique tout entier en consonance avec elle. Comme Nadar va nous le confirmer.

Henri Van Lier

Histoire Photographique de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1992

 
Renvois aux documents adéquats

PN : Photography Until Now, Museum of Modern Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art Institue of Chicago.
BN : Beaumont Newhall, Photography : Essays and Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski, Looking at Photographs, Museum of Modern Art.
PF : Kozloff, Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera International, Paris.
PP : Photo Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.