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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - ONTOLOGIE
 
 
 
LES PHILOSOPHIES DU TEMPS
 
 
 

 
 
 
TABLE DES MATIÈRES
 
 
 
1. Le temps de la présence pure : Ø - P
 
2. Le temps de l'intériorisation : F → P
 
3. Le temps de l'expression divine : F ← P
 
4. Le temps de la liberté humaine : F ⊃P
 
5. Le temps de l'autoconstitution : F ⊂ P
 
6. Le temps du fonctionnalisme généralisé : F - Øe
 
 
 

 
 
 
LES PHILOSOPHIES DU TEMPS
 
 
 

Les Fonctionnements et les Présences

 

Le prix Nobel d'Ilya Prigogine en 1977, pour des thèses de thermodynamique, attira l'attention du grand public sur le temps comme irréversibilité. Cette ferveur incita Michel Baudson à organiser une exposition itinérante sur le Temps et l'art, du moins depuis la Renaissance. Il souhaita que cet ensemble limité se détache sur une vue plus générale, qu'il demanda à un auteur dont il connaissait l'orientation anthropogénique.

 

Voici une tâche apparemment innocente ; prendre une vue générale des philosophies du temps. Et cela comme toile de fond pour une exposition d'art visuel ayant le temps pour thème.

Ne disons pas que la matière nous fuit par son abondance. Il y a peu de philosophies, et elles ne tiennent guère de place, par opposition aux morales, fatalement nuancées. Une philosophie est un jeu de coupures et de vecteurs permettant aux animaux signés que nous sommes de distribuer l'univers selon nos outils et nos signes, images et langages. Ces partages et ces attractions tiennent en quelques mots, qui sont des substantifs, des verbes, des particules logiques selon les cas : matière / idée ; matière / forme ; matière / conscience ; thèse / antithèse / synthèse ; yin / yang ; X / X en tant que X ; X / non-X au sens privatif indien ; X / non-X au sens complémentaire chinois ; X / Ø / X' au sens de l'intervalle japonais, etc.

La vraie difficulté est que les philosophes se sont exprimés sur notre sujet de façon implicite, occasionnelle, dérivée. Même quand l'un d'eux, comme Bergson, choisit le temps pour thème, et le prend le plus loin possible de l'espace, dans la durée concrète, il n'est pas sûr qu'il ne lui attribue subrepticement des propriétés spatiales. On ne saurait s'en étonner. Si les philosophies sont des partages orientés, elles doivent tendre à spatialiser.

Aussi allons-nous essayer un partage inhabituel. Il n'a pas été élaboré pour la circonstance, mais il s'y vérifiera, on l'espère. Comme toute philosophie, il tient en quelques lignes.

Coupons donc ainsi : en dernier ressort, l'univers se partage en fonctionnements et en présences. Les présences vont de pair avec des fonctionnements particuliers, que nous dirons présentiels. Ces fonctionnements présentiels sont les anticipations et les centrations (multiples, mobiles, discontinues) dont sont capables certains organismes cérébrés, animaux et hommes, où des langues latines disent bien qu'il y a con-science : scire con, savoir à la fois. Chez les animaux, les fonctionnements présentiels (con-sciences) s'articulent selon les liaisons stables des stimuli-signaux ; chez l'homme, selon les liaisons très métastables des outils et des signes, analogiques et digitaux. L'important est de voir que, dans cette coupure, les présences ne sont ni causes ni effets des fonctionnements présentiels, sinon elles seraient elles-mêmes fonctionnantes ; elles ne peuvent qu'être conditionnantes et conditionnées à leur égard, comme quand elles sont thèmes de langage et de visée. Inversement, les fonctionnements présentiels ne sont nullement présentifiants.

Ceci va nous suffire à situer les philosophies traditionnelles, et en particulier leurs options concernant le temps. Il peut y avoir en effet sept relations simples entre présences (P) et fonctionnements (F), donnant sept types de temps fondamentaux :

F → P ; F ← P ; F ⊃ P ; F ⊂ P ; F Ø ; ØP ; F / P

Nous allons les suivre dans leur ordre de prévalence historique.

 

 

1. Le temps de la presence pure : Ø - P

 

II est remarquable que l'être humain, devenu réflexif en raison de circonstances sociales et sémiotiques planétaires à partir de 500 avant J.-C., ait d'abord privilégié le cas où les présences sont exaltées au point de dénier aux fonctionnements l'existence, ou du moins toute valeur.

Cette position extrême s'affirme en Chine avec le taoïsme, en Inde avec le bouddhisme et les Upanishads, en Occident avec Parménide et Héraclite. Seules les présences, et pour finir la présence, importent vraiment. Les fonctionnements sont une maya (apparence), une doxa (opinion), une antamoibé (équivalence de contraires produisant un échange sans référentiel). En particulier, le temps fonctionnel est un leurre comme antérieur-postérieur (Héraclite), comme parcours (Parménide, Zénon), comme désir (Bouddha), comme projet (Lao-tseu, Tchouang-tseu). Toi, disciple inspiré, fonctionne donc aussi peu que possible, et pour cela tiens-toi dans la non-successivité de la méditation (dhyana). Ou bien fonctionne, mais comme ne fonctionnant pas (prajna de Grand Véhicule). Ou bien encore fonctionne comme fonctionnant, mais sans rien attendre (tchan ou zen). Ces vues tranchées inspirèrent des politiques. Aristocratiques chez Héraclite ou Lao-Tseu : ô prince, ô caste, contrôle pour ta sérénité la ruée imbécile de la masse. Sentimentales, comme tout en Inde, dans la descendance de Bouddha : ô prince, ô caste, prends pitié, d'une pitié où tout se noie et se confonde.

Quel fut alors le seul temps véritable ? Celui de la conversion, conçue comme un basculement instantané par lequel les fonctionnements se renversent en présences, et les présences en la présence, infiniment massive, terre, roche, ou infiniment diffuse, eau, air, feu. Atman, le soi individuel, est brahman, le soi universel (est-ce encore un soi ?), disent les Upanishads. Cette subversion, ne prend pas fatalement la forme violente d'un rapt, satori, wu, boddhi, même pour le plus grand saint ; elle tient en une modification incontrôlable et indésignable de l'existence. Le Tao, chemin-principe, que l'on peut nommer n'est pas le vrai Tao. Aussi le temps impérial du verbe est non le futur, ni le passé, mais le présent. La présence et le présent n'ont pas même à retourner en soi. Leur sortie de soi est déjà illusion, errance du Temps dans les temps.

L'Orient resta comme médusé par cette saisie. Elle ne découragea pas ses savoir-faire politiques et artistiques, mais elle le détourna de développer jamais une science et une mathématique au sens strict. Dans ce contexte, un fonctionnement fut particulièrement suspect, sans doute parce qu'il était présentiel, et mimait donc du plus près la présence : la con-science, bannie du nirvana, mais aussi de toute sagesse orientale.

 

 

2. Le temps de l'interiorisation : F → P

 

De « l'être est, le non-être n'est pas » de Parménide, de « tout s'échange selon l'équivalence symétrique de contraires » d'Héraclite, les Grecs, ces marins commerçant sur une mer difficile mais navigable, et parlant une langue indo-européenne, donc une langue à accords et à racines, vont, plutôt que la magnificence de la présence, retenir les deux principes corrélatifs du tiers-exclu et de causalité : les propositions p et non-p ne sauraient être simultanément vraies ; il ne saurait y avoir plus dans les effets que dans leurs causes. Cet héroïsme logique et cette intransigeance technique firent les jugements de base des cités hellènes : c'est vrai ou faux, bien oumal, beau ou laid ; tenons et mortaises tiennent ou ne tiennent pas ; l'opinion et les droits d'un armateur valent bien ceux d'un autre, démocratiquement. Bien sûr, pense le Grec, il y a les présences : je les vois dans un corps fort, je les entends dans une parole forte ; mais, justement, l'éclat de la parole et des corps, ombreux et surtout lumineux, m'avertit que, pour saisir ces présences polythéistes, je ne saurais déprécier les fonctionnements. Il faut donc faire des discours où fonctionnements et présences cohabitent sans contradiction. Pour cela, deux modèles de temps vont, pendant des siècles, s'imposer à l'Occident technicien et logicien, et même un jour à l'Islam. Ceux de Platon et d'Aristote.

Pour assumer les fonctionnements dans les présences, voire dans la présence, Platon les prend de haut, par leurs structures mathématiques, selon lesquelles ils participent à l'éternel. Les engrenages du monde ne sont pas du non-être, on y poursuivra même des fins techniques et politiques réformatrices, mais ils ne sauraient être l'être véritable, to ontôs on (l'étantément être). Pratiquons-les donc, mais en remontant vers leur source, vers leur antériorité (a priori), vers les relations (le plus grand / le plus petit, le courbe / l'anguleux, le vrai / le faux, le multiple/l'un, l'autre/le même, dont ils ne sont que des projections et des interférences dans le réceptacle passif (femelle) de la matière. Le chemin, la méthode ? Dialoguons impitoyablement, jusqu'à la cruauté, jusqu'au rire. Le dialogue est par excellence la parole raisonnable, le logos, où, de dichotomie en dichotomie, le particulier accouche de l'universel, le successif de l'immuable. Aussi le temps fondamental est non le projet mais la réminiscence, passage à une antériorité instantanée, intuitive, où la copie qu'est le cosmos se lit à partir de ses modèles éternels.

Plus technicien et logicien, et par là plus occidental encore, Aristote osa reprendre les fonctionnements de plus bas que son maître, même de tout à fait en bas, depuis les mouvements concrets des minéraux, des vivants, des esprits, qu'il ramène aux présences, à la présence, en les envisageant comme des opérations actives, dépendant de facultés actives, dépendant elles-mêmes de formes substantielles actives : humanité de l'homme, chevaléité du cheval, phosphoréité du phosphore. Ainsi, les essences intelligibles des choses ne s'obtiennent plus par une réminiscence, mais par une abstraction poïétique (constructive) à partir de l'observation concrète des substances opérantes ; on comprend l'amour du réaliste Marx pour Aristote à travers tout le Capital. Alors, le temps n'a pas d'être propre : comme l'espace, c'est une simple qualité des mouvements, eux-mêmes opérations des substances ; et l'on entend la formule célèbre, qui a traversé les siècles : « Le temps est le nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur ». N'est-ce pas perdre les présences ? Non, car le nombre du mouvement n'est du temps que s'il est nombre, compté, conscient, donc présentiel (Kant encore raccrochera ainsi le temps et le nombre au sens interne). Du moins, n'est-ce pas perdre la présence ? Non plus, car le temps nombre jouit des mêmes degrés que les mouvements qu'il compte : ici-bas, l'impermanence dévoratrice de Chronos ; plus haut, la permanence (aiôn, aevum) des corps célestes ; enfin, l'immutabilité divine. Cette ascension d'effets en causes toujours plus embrassantes est la contemplation abstractive, le plus sûr des plaisirs, insiste Aristote, pour qui, en Occidental substantialiste, le plaisir est bon de nature. Ne méprisons donc pas le passé de l'histoire et le futur de l'éthique, mais chérissons le présent contemplatif où tout se brasse minéralement, s'anime végétalement, s'éprouve animalement, s'intellige et se veut mentalement.

Cependant, dans ce compromis grec, la présence n'est-elle pas devenue elle-même fonctionnante ? Déjà chez Platon, l'Un est travaillé par l'Autre, sans quoi, nous dit-il, rien ne se passerait. Chez Aristote, le principe dernier est moteur immobile (kinei ou kinoumenon), mais un moteur quand même ; pensée de pensée (noèsis noèseôs), donc pensée sans objet externe, mais une pensée quand même. Ainsi commence pour l'Occident irrépressiblement technicien, l'amalgame entre les fonctionnements présentiels (con-sciences) et les présences, qui va se confirmer dans la « conscience » latine et chrétienne.

 

 

3. Le temps de l'expression divine : F ← P

 

Le christianisme garde la flèche platonicienne et aristotélicienne du temps fondamental, mais il en retourne la direction. Ce n'est pas qu'il cesse de remonter des fonctionnements aux présences, à la présence, de se remémorer et de contempler. Mais ce mouvement devient maintenant le retour, la ré-cession, d'un premier mouvement inverse, la pro-cession, par laquelle la présence crée les fonctionnements du monde, y ex-prime (pousse au dehors) sa gloire, continûment. Aristote n'avait pas eu à décrire de procession, puisque pour lui la matière et les formes spécifiques étaient permanentes. Et, quand Platon parlait d'un démiurge qui avait construit le cosmos en conformant la matière au modèle des idées-relations éternelles, ou quand il décrivait l'origine palingénésique des âmes réminiscentes, il soulignait qu'il s'agissait là de mythes, c'est-à-dire de récits décrivant par des successions temporelles ce qui était une subordination ontologique, logique, structurelle, exemplariste, celle de l'a posteriori à l'a priori.

Or, avec le christianisme surtout romain et son Dieu qui s'incarne vraiment, sans docétisme aucun, l'Occident se technicise et se logicise toujours davantage. Désormais, on voudra non seulement articuler les fonctionnements et les présences mais les relier par une causalité parfaite. Et comment mieux y réussir qu'en supposant que la présence crée (creare est l'actif de crescere, croître) les fonctionnements, et cela à partir de rien, ex nihilo ? Nous gagnons ainsi sur les deux tableaux. Les fonctionnements deviennent absolument dépendants de la présence, puisque rien en eux ne lui échappe ; et elle en retour demeure absolument présente, intacte, transcendante, mue par rien sinon par sa gloire, interne assurément. Création libre, donc, sans aucun émanatisme. L'émanatisme restera l'hérésie de base pour le catholicisme romain, celle dont les relents seront tout juste tolérés dans les effervescences des mystiques, amants de la présence pure, toujours suspects. Pour protéger la transcendance, on alla un moment jusqu'a pratiquer une théologie négative, à la façon de la Bhagavat Gita, où la présence était non-X : ni finie, ni fausse, ni vraie, ni mauvaise, ni bonne, etc. Bien sûr, une civilisation technicienne et logicienne ne supporta pas longtemps que la présence fût non-vraie, non-bonne, non-active, et surtout non-consciente. On ne garda qu'In-fini et Ab-solu (dé-lié), et pour le reste on élabora la doctrine des transcendantaux, où la présence est dite une, vraie, bonne, active, consciente éminemment, les créatures l'étant par participation.

Néanmoins, pour pouvoir ainsi créer la multiplicité et la singularité des fonctionnements, en particulier ceux des créatures raisonnables, il fallait que la spontanéité divine ait en son sein même une structure de différenciation. Et le Dieu chrétien fut conçu presque concomitamment comme créateur et trinité, présence de présences, communion (non communication) où la substance est unique mais les personnes (les relations, dira Thomas d'Aquin) multiples. Comme Hegel l'observera et l'adoptera en partie, le Même, père, communie avec l'Autre Même, fils, dans la respiration de la Communion Même, esprit, spiritus pneuma, inaugurant un paradigme de l'amour occidental. En Occident, présence devint présence-à-soi et présence-à-l'autre-soi.

De la sorte, le temps se mit à proliférer et se creuser en tous sens. Le Futur fut gonflé par la création invitant la créature à la co-création, surtout sensible depuis l'an mil. Le Passé prit un poids formidable, celui de la pro-vidence, pour laquelle tout est joué d'avance : la présence originelle sait éternellement (présent-passé) si je serai damné ou sauvé (futur-présent-passé), tandis que je dois croire (présent) que je ne le saurai (futur) que dans le jugement à moi communiqué (futur-passé). Le Présent est le plus énorme, et l'on ne sait s'il faut y marquer principalement la participation amoureuse à une présence de présences éternel ou bien le fait que la création chrétienne n'a pas lieu une fois pour toutes, mais se renouvelle d'instant en instant aussi spontanée, gratuite, entière. Encore au XVII° siècle, Descartes sera le veilleur vigile de ce foudroyant présent re-créateur.

Mais, dans ce foisonnement temporel qu'on va appeler l'existence (sistere ex), l'aporie signalée chez les Grecs s'est sans doute accentuée. En raison de sa spontanéité, de sa volonté, de sa con-science, de son amour interne, la présence trine ne s'est-elle pas encore contaminée davantage de fonctionnements que la présence platonicienne et aristotélicienne ?

 

 

4. Le temps de la libertE humaine : F ⊃ P

 

Le temps de l'expression et de la liberté divines avait à peine trouvé une formulation suffisante dans le symbole de Nicée, en 325, que déjà une nouvelle figure du temps, celle de la liberté humaine, prit son départ avec le De libéra arbitrio d'Augustin, vers 390.

Augustin joint à l'intrépidité logicienne et technicienne des Grecs, la chaleur, la passion, la sensualité substantialiste des Latins et des Judéo-Chrétiens. Suivons un moment sa volupté rhétorique. Dieu, présence de présences, donc amour, crée tout, et par conséquent tout est bon, même la matière, quoi qu'en dise Plotin ; or il y a du mal, et pas seulement du mal physique, peu problématique (rencontre malencontreuse de séries de soi bonnes), mais du vrai mal moral, trop déroutant pour que Plotin (comme plus tard le plotinien Bergson) ose le regarder en face ; ne pouvant procéder directement de la volonté divine, le mal ne peut en venir qu'indirectement, en résidant dans la volonté humaine ; créée, celle-ci est excellente, mais son excellence consiste en une capacité de choisir, choisir entre elle-même, c'est-à-dire ce qui dépend d'elle et est donc stable (comme disaient les Stoïciens), et ce qui n'est pas elle, c'est-à-dire ne dépend pas d'elle, la libido instable. Ainsi l'homme, capable de salut, moyennant la grâce, et de damnation, moyennant son choix (son non-choix), est radicalement responsable et intime, Dieu étant le « plus intérieur » de cet « intime » (Deus interior intimo meo). La présence-à-soi trinitaire est maintenant participée par la présence-à-soi et la présence-à-l'autre-soi humaine, qu'elle illumine. Du coup, Augustin fonde l'autobiographie et en fournit, plus même que Rousseau, le monument le plus vaste. Elle ne tient pas dans la simple récollection des faits d'une vie, mais dans la « con-fession » (reconnaissance), comme plus tard chez Sartre, du choix global où une existence se joue tout entière. La liberté humaine, ainsi cons-cience de présence, va rendre plus vide encore les rapports du présent, du passé et de l'avenir. Mais la présence est devenue d'un nouveau pas plus fonctionnante, puisque la voilà maintenant décidante, de décisions qui portent sur des fonctionnements externes qui lui sont préalables, et dans lesquels elle réintervient après coup, ses choix faits.

A partir de l'an mil, avec le démarrage d'une technique qui conçoit dorénavant la co-création et le salut comme une assomption du monde, la « conscience » décidante va se laïciser. Le choix entre rédemption et damnation devint le choix entre plusieurs biens terrestres, moyennant des calculs d'intérêts de plus en plus chiffrés. Depuis le XVe siècle en tout cas, l'homme occidental se mire dans la monnaie abstraite des écritures bancaires, symbole de toute convertibilité. Monnaie abstraite = échangeur neutre = liberté de choix = droit pour chacun de faire ce qu'il veut = sujet libre. Il y eut, dès lors, un temps intérieur du salut et un temps calculable de la gestion, lequel accrut considérablement son rôle quand, au XVIIe siècle, commença le règne de la variable t (éminemment calculable) de la mécanique galiléenne et de la statistique et prévision économique colbertiennes. Il fallut toute l'aptitude occidentale aux médiations rationalisantes pour arriver à faire cohabiter ces deux temporalités hétérogènes.A la fin XVIIIe siècle, les choses se gâchèrent. Les deux ordres du temps se confondirent un peu trop dans le puritanisme américain. Et, en réaction, ils se séparèrent un peu trop dans la distance que Kant établit entre un ego empirique, fonctionnel jusqu'au déterminisme, et un ego transcendant, présentiel jusqu'à l'indéterminisme. Une autre figure fut appelée vers 1800.

 

 

5. Le temps de l'autoconstitution : F ⊂ P

 

La séparation kantienne des deux temps était à la fois si lucide sur le problème posé et si paradoxale par sa solution que, dans l'orgueil fracassant de la première révolution industrielle, l'idéalisme romantique allemand risqua un tissage totalisateur des présences et des fonctionnements concrets selon une dialectique universalisée, dont Beethoven est le correspondant musical, et cela en retournant à certaines propriétés de la Trinité chrétienne descendues maintenant au niveau de notre agir (au commencement était l'action, dit Goethe au même moment). Suivons Hegel par commodité, même si Fichte et Schelling nous confirmeraient utilement, et avec lui mettons au départ la présence, puisque sinon aucun fonctionnement ne nous l'obtiendra jamais. Mais, comme chaque fois en Occident, supposons à la présence un fonctionnement minimal, ici en retenant dans la Trinité moins l'amour positif du Même pour le Même dans le Même que l'objectivation négative du Même par le Même vers le Même dialectisé en d'autres mots la thèse, l'antithèse, la synthèse, laquelle se re-pose en une nouvelle thèse et antithèse, de boucle en boucle, d'assomption en assomption (Aufhebung) récupérant tout le réel, sujets et objets, régularités et singularités, abstractions et concrétudes, dans une seule Neuvième symphonie, parole panlogique et cri pantragique (Kierkegaard inversera ces deux termes), où toutes les substances et toutes les « consciences » s'égalent dans un « je » qui est un « nous » et un « nous » qui est un « je ». Assurément, nous ne nous sommes pas débarrassés de l'aporie qui tient à ce que la « conscience » occidentale est toujours ainsi un mixte de présence et con-science, où la présence fonctionne. Mais de quel fonctionnement vraiment minime ! Consistant dans le simple refus d'être quoi que ce soit de particulier ni d'objectal, en quoi pourtant elle s'objective. Voilà déjà la dénégation (Verneinung) qui, pour Freud incidemment, et pour Lacan systématiquement sera l'acte constitutif du sujet, sa néantisation, disait Sartre, son « non » disait frugalement Valéry.

Et nous aurions ainsi épuisé toutes les conciliations possibles si, un peu avant 1900, l'Américain Peirce et le Français Bergson n'avaient pas, pour sauver à la fois présences et fonctionnements, essayé un dernier mouvement total, presque inverse de celui de la négativité dialectique, et où la présence pleine et dense est si omniprésente que la matière en est (plotiniennement) une forme dégradée, détendue ou mortifiée (deadened). L'Evolution créatrice bergsonienne est alors l'histoire immense par laquelle la spontanéité de la présence se re-cherche et progressivement se re-trouve à travers la «limaille» de la matière pour y établir, selon les paliers discontinus que sont les espèces vivantes, des fonctionnements de plus en plus détournés, différés, ou l'imprévisibilité de la « conscience » est de moins en moins entravée, où elle s'intensifie au contraire selon les compénétrations de plus en plus vastes et néanmoins serrées des futurs-présents-passés de sa durée concrète, seulement intuitionnable, et irréductible en tout cas au temps t des sciences de la nature, avec leurs simultanéités et leurs successions einsténiennes. L'actuelle Gnose de Princeton, dont certains tenants, comme Ruyer, furent bergsoniens, confirme comment, dans cette perspective, des con-sciences sont souvent reconnues dès le règne végétal, voire minéral, donnant à penser, dans la confusion de con-science et de « conscience » à une présence originelle et universelle. Le métaphysicien Lavelle avait parlé, en 1936, de « la présence totale ».

Mais Bergson et Peirce ne conçurent cette spontanéité de la présence omniprésente que parce que s'affirmait autour d'eux une nouvelle figure du temps, dont toute présence était absente.

 

 

6. Le temps du fonctionnalisme généralisé : F - Ø

 

Si on passe sur les Cyrénaïques grecs, le fonctionnalisme s'inaugure avec la physique du XVIIe siècle, la chimie de la fin du XVIIIe, la physiologie du milieu du XIXe, enfin avec la création de la psychologie expérimentale, vers 1870. Dès 1900, le temps de la conduite humaine (encore chez Janet) est remplacé par celui du comportement, fonctionnement défini par le cycle stimulus-réaction, puis stimulus-organisme-réaction, ensuite ces trois sur fond d'environnement, le tout enrichi depuis 1950 de feedbacks, voire d'effets spéciaux propres aux systèmes de signes, peu réductibles aux conditionnements par stimuli-signaux du monde animal. Mais, quoique ainsi attentif à la con-science, le behaviorisme fit imperturbablement abstraction de la présence, même et surtout sous sa forme mélangée qu'est la « conscience » occidentale. Une injure anglo-saxonne fut mise en cours pour prévenir toute intrusion : mentalist, mentalism. Quelle simplicité de vues ! Et, pourtant, le temps fonctionnaliste a donné lieu à une révolution qui divise le XXe siècle en deux moitiés, la première plus conservatrice, la seconde plus instauratrice.

On commença par des conceptions très stabilisatrices, ayant pour idéal la causalité stricte, et même réversible, de la mécanique classique : surtout qu'il n'y ait pas plus dans l'effet que dans la cause, dans l'état B que dans l'état A d'un système, sinon par un effet d'émergence combinatoire ! II y avait bien une certaine histoire, puisqu'on voyait les conditionnements des individus, des groupes et des espèces, mais, à côté d'un évolutionnisme éventuel (progressif, fluctuant, sporadique, continu, selon les cas), le temps de l'Eternel Retour de la combinaison montrait surtout la permanence de structures élémentaires, dont le reste n'était que des résultantes. Cette mentalité se résume bien dans la Bibliothèque de Babel, et du reste dans toutes les Fictions de Borges de 1940. Comme aussi dans l'esprit anhistorique du « modernisme » artistique, de 1914 à 1970, en quête d'éléments premiers picturaux, architecturaux, théâtraux, musicaux, selon le programme de la Kombinatorik leibnizienne du Bauhaus allemand des années 20.

Or, à partir des relations d'incertitude d'Heisenberg, en 1927, et surtout du tournant biologique et informatique de 1950, le temps fonctionnaliste a donné lieu à une conception instauratrice, que nous pouvons résumer dans quelques interrogations cursives. Et si l'univers n'était pas parménidien, si sans cesse il s'y inaugurait du véritablement neuf, du singulier non contenu dans les états précédents ? Si nous avions été trop attentifs aux régularités des systèmes et pas assez à leurs singularités, en particulier à celles des systèmes thermodynamiques (Bunge) ? S'il fallait faire des logiques moins fortes, plus faibles, par exemple celle des « ensembles fluents », du type X0→f(X0)=X1, où f signale qu'entre X0 et X1 quelque chose a suivi son cours (Lawvere) ? Si certains systèmes dépensiers (dissipatifs) d'énergie, avaient la propriété d'élever leur niveau d'information sans apport d'information et par simple apport d'énergie (Miller, Prigogine), l'énergie pouvant être conçue comme de l'information minimale (Thom) ? Si l'aléa, le non pris en compte, le théoriquement mais non pratiquement descriptible (Thom), était souvent si efficace, par exemple dans les réserves non-sense d'ADN-ARN, qu'il y aurait un sens à parler d'un bricolage de la vie (Jacob) et d'une fécondité du bruit et de la redondance (Atlan) ? Si les bouclages physiologiques que sont les passages d'une cellule vivante à une autre étaient si instaurateurs de structures, qu'après avoir tenté de comprendre l'histoire de la vie par les structures, il nous fallait maintenant comprendre les structures en instauration (ou restructuration) incessante par l'histoire de la vie (Jacob) ? Si la compréhension de l'homme comme animal signé nous contraignait à la même attitude historique en ce qui concerne les bricolages incessants que sont les agrégats où nos signes analogiques et digitaux écrivent et parlent sans cesse leurs compatibilisations locales et transitoires ? Si alors la « théorie du système général », c'est-à-dire le dénombrement exhaustif des systèmes les plus compliqués, hommes et entreprises, demandait une attention aux postes de maintien des structures, mais plus encore aux postes de restructuration face aux données passées de mémoire, aux stimulations mouvantes d'environnement, aux imaginations futures par scénarios (Le Moigne) ? Enfin, si l'irruption des computers (analogiques, digitaux, hybrides) venait encore attiser cette historicité en suggérant la métaphore d'incendies (destructifs) et d'émergences (constructives) d'information, celle-ci courant désormais sur le silicium comme autrefois sur le carbone (Deken) ?

Quoi qu'il en soit, conservateur ou instaurateur, le temps fonctionnaliste est devenu le temps dominant des scientifiques et des techniciens, bref des hommes représentatifs du XXe siècle. Les réactions contre lui, au nom de la présence, celles de Peirce et de Bergson, déjà considérées, celles de Heidegger dans Sein und Zeit (1927) et de Sartre dans L'Etre et le néant (1943) ont eu la vie courte. De tous les philosophes, Sartre aura eu le mérite d'être le premier et le seul à avoir osé poser crûment la question du statut d'être de la présence (Husserl en avait décrit seulement les modalités), qu'il définit après Valéry comme une néantisation (laquelle chez Hegel assurait surtout son mouvement). Mais, du même élan, Sartre achève de confondre présences et con-sciences dans des « consciences » douées de liberté de choix, de responsabilité existentielle, d'angoisse, de projet initiateur, d'intervention historique dans le monde extérieur, sans même se donner le confort de la « transcendance de l'ego » kantienne, à laquelle il renonce dès 1936. Les difficultés de la phénoménologie existentielle, où convergent toutes les apories du temps occidental, expliquent sans doute la conversion du philosophe en moraliste et en historien.

Est-ce à dire qu'avec le fonctionnalisme la présence se soit évanouie ? On pourrait le penser à suivre les « flux et coupures » ainsi que les synthèses connectives, disjonctives et conjonctives de Deleuze, quoique le bergsonisme de cet auteur rende une exclusion peu probable. En tout cas, c'est bien la présence qui s'active, même innommée, à travers les différements des écritures de Derrida, comme c'est bien elle qui, à la suite du Tractatus logico-philosophicus (1921), se tait ostensiblement dans les silences des « jeux de langage » de Wittgenstein. On doit même se demander si les fonctionnements, quand ils sont con-scients sans vouloir être présentifiants, ne deviennent pas présentiels par leur pureté même. Sons et images du film Koyaanisqatsi, croisant canyons et villes dans un même processus seulement ralenti et accéléré, donneraient à le croire. Comme aussi le fait que tant de mathématiciens, logiciens, scientifiques et techniciens de ces dernières années, voués aux fonctionnements stricts, se soient pris à reconsidérer avec intérêt la pensée bouddhiste, taoïste, présocratique, où dans une symétrie fascinante c'est la présence qui règne seule, en tout cas sans les aménagements médiateurs de la « conscience » occidentale.

Revenons donc à la coupure que nous proposions en commençant, celle qui partage l'univers en fonctionnements et en présences, où les présences ne sont pas fonctionnantes, ni les fonctionnements présentifiants, mais seulement présentiels ; où les deux entretiennent au plus des rapports de condition, par exemple quand la présence est thème de langage ou de visée. Un individu humain, un sujet, c'est alors des fonctionnements vivants, techniques, sémiotiques, environnementaux, et des présences, puisque certains de ces fonctionnements soin présentiels, du moins pulsatoirement (la pensée bat comme la cervelle et le cŒur, notait Claudel) et sporadiquement, à côté d'innombrables autres fonctionnements inconscients, subconscients. Ce système, ce sujet, n'est aucun de ses fonctionnements ni de ses présences en particulier, mais leurs circulations, dont le référentiel est donné par les centrations cérébrales (multiples, mobiles, discontinues) qui peuvent prendre pour foyer n'importe quelle portion de l'ensemble, un membre du corps, un signe, un objet, une constellation, les présences ou la présence parlées ou visées. Sous l'effet des circonstances et aussi d'un style global relativement constant.

Quel temps fondamental est ainsi défini ? Aucun des six que nous venons de parcourir, ni donc non plus aucune de leurs temporalités dérivées : cycliques, ascendantes, descendantes, proversives, nostalgiques, dépensières, épargnantes, etc. Ce serait plutôt un temps des oc-casions, des ac-cidents, des co-incidences, des compatibilisations locales et transitoires incessantes entre les régularités et singularités des fonctionnements et des présences. Où les métaphores et métonymies désignant les fonctionnements ne seraient ni l'affrontement, ni la subordination, ni la maîtrise, ni le microcosme du macrocosme, mais le relais de relais. Où celles désignant les présences ne seraient ni le principe, ni l'origine, ni la citadelle de l'esprit (arx mentis), ni le vide, ni même la négativité, mais le halo. Temps où la biographie et l'autobiographie enregistreraient les mots, les images, les gestes, les déclenchements divers que « l'on » a été, avec le même attachement et détachement qu'à l'égard de tout événement, reconnaissant seulement une concentration et une ferveur particulière à l'événement appelé homme. Temps plus chimique et plus physiologique que mécanique, et où le thermogramme est aussi expressif que le portrait. Temps où, dans les temps du verbe, ne domine ni le passé romantique, ni le futur existentialiste, mais le présent, non comme instant, ni comme durée, mais comme intervalle, et dans le mode de l'indicatif et presque de l'infinitif, plutôt que du conditionnel et de l'optatif. Temps qui, sans oser postuler la présence universelle, s'étendant au végétal, voire au minéral, où la philosophie devient sans doute métaphysique, communique cependant selon les fonctionnements de tous les règnes, et communie en sus selon les présences des animaux et des hommes. Temps où les présences sont peu étrangères aux absences, la vie à la mort, le con-scient à nos dix ou douze espèces d'inconscient.

Et il n'est pas indifférent d'évoquer ce temps oc-casionnel dans un moment où s'élaborent des expériences sur la masse ou l'absence de masse neutrinos, dont le résultat pourrait décider si notre univers est en une expansion spatialement indéfinie, ou s'il est voué à se contracter en retour, après un moment de détente extrême, vers un nouveau big bang, pour une nouvelle détente, en une respiration temporellement indéfinie. Auquel cas, les états-moments que nous sommes n'appartiendraient pas seulement, comme tous les événements significatifs (c'est-à-dire articulés sur d'autres événements), à une phase médiane entre un trop chaud initial et un trop froid final, mais, par-delà cette phase, à l'Eternel Retour du Même Différent. Pour d'autres fonctionnements avec d'autres présences et absences.

 

Henri Van Lier