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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - LINGUISTIQUE
 
LOGIQUE DE DIX LANGUES INDO-EUROPÉENNES
 
 
 
LE DANOIS ET L'ENTRE-DEUX-MONDES
 
 

Han bygger sin sats op af nogle faa simple motiver, der bestandig varieres, saa at rigdommen mere ligger i modulationerne end i det tematiske indhold.

Il construit sa phrase (musicale) sur quelques rares motifs simples, qui constamment <se> varient, si bien que la richesse consiste plus dans les modulations que dans le contenu thématique (Johannes Hohlenberg, Sören Kierkegaard).

 

Occuper une péninsule très allongée pointant vers le grand Nord et avoir sa capitale, Copenhague, sur le dernier bord d'une dernière île jouxtant la péninsule scandinave, laquelle pointe vers le Sud, et cela en éprouvant dans le dos l'énorme bloc culturel de l'Allemagne qui vous coupe de la Méditerranée, c'est tout autre chose que d'habiter les Pays-Bas, à deux pas égaux de l'Angleterre, de l'Allemagne et de la France.

Le Danemark se vit comme un pont. A pareille latitude, pendant plusieurs mois de l'année, la lumière ne crée ni tout à fait le jour ni tout à fait la nuit, - pas de soleil de minuit, mais pas non plus de soleil de midi ; c'est cela la féerie. Et d'autre part, pour moins de 100 kilomètres de frontière terrestre avec le Schleswig-Holstein, cette péninsule escortée de 500 îles compte 7000 kilomètres de littoral, où mer, terre et lumière se convertissent l'une dans l'autre. Le temps qu'il fait (vejr) n'est pas objet de conversation, comme en Angleterre, parce que, disent les habitants, il est trop versatile (omskifteligt) et capricieux (lunefuldt). Cela fait beaucoup d'entre-deux : géographiques, géologiques, météorologiques, culturels. Shakespeare ne pouvait situer ailleurs Hamlet et Ophélie.

 

9A. LE LANGAGE

 

Ainsi, autant le langage de Spinoza et de Van Eyck est râclé et presque éructé, autant celui d'Andersen et de Kierkegaard entretient des phonèmes sans aspérité extérieure et sans massivité interne non plus, une sorte de bulle fluide et irisée, comme en rotation sur elle-même, à tangente postpalatale (vélaire).

 

9A1. La phonosémie

La première condition pour obtenir cette sphéricité lisse et ferme entre corps et monde c'est de ne pas retenir l'opposition, trop discontinue, entre occlusives sourdes et sonores : p/b, t/d, k/g. Et de pratiquer, comme en chinois, l'opposition entre occlusives aspirées (soufflées), pH, tH, kH, écrits p, t, k, et les occlusives non aspirées (non soufflées), p, t, k, écrits b, d, g, à la manière du pinyin, dont nous garderons ici la convention. On peut en effet émettre les oppositions pH/p, tH/t, kH,k tout en maintenant la sphère médio ou postpalatale. Le parti est semblable pour les fricatives sourdes et sonores, où seul demeure le couple f/v, car les couples s/z, ch/j seraient trop distendus, outre que 'z' et 'j' sont chacun trop appuyés. Semblablement, à 'th anglais sonore', où la pointe de la langue touche les dents supérieures, donc encore protrusif, correspond ici un 'th' où cette pointe touche les dents inférieures, la langue en son milieu rejoignant le palais. Et le correspondant de 'GH' néerlandais pratique moins la râclure que la rondeur postpalatale. Bien sûr, pas de 'l dark', trop retourné vers l'arrière. Ni de 'r' italien, trop roulé vers l'avant. Mais un 'r' qui serait parisien si, au lieu de grasseyer un retrait, il ne confirmait le gargarisme postpalatal. Ainsi, ce système consonantique bien symbolisé par 'sk-' et '-sk' se dispose pour éviter toute évasion irréversible au-dehors mais aussi toute rentrée irréversible au-dedans. Limage courbe, faisant glisser les sons sans à-coups, haut-bas et avant-arrière, sphériquement.

Les voyelles suivent la même rotation postpalatale entre corps et monde. Pour cela elles estompent l'écart entre ouvertes et fermées, et leur référentiel global est bien indiqué par le son intermédiaire entre 'a' et 'o', actuellement noté 'å' (encore écrit 'aa' dans notre épigraphe de 1940). C'est le 'ao' ou 'oa' puissamment activé et soutenu par le toast 'skål', expérience de suffisance phonique assez intéressante pour avoir fait le tour du monde, et que l'anglais écrit 'skoal'. Les autres voyelles confirment cette position privilégiée, telles les médiopalatales semblables à 'oe' français de 'jeune' et de jeûne', notées Ø. Evidemment, pas de nasales, trop rentrantes, si bien que, dans les noms étrangers, la nasalisation est assumée par la demi-consonne 'ng', laquelle ramène la nasalisation vers le palais mou ; 'restaurant' et 'annonce' se disent 'restorang' et 'annongs¡'. La semi-voyelle 'w' (écrite 'v'), fréquente en fin de syllabe ('hav', la mer), est inexistante en début de mot et de syllabe, où elle produirait une projection phonique refusée par le système ; pas de chapitre 'W' dans un dictionnaire danois. Parmi cette sphéricité vélaire on attend même un son qui croise voyelle et consonne, et c'est la fusion 'o'='r', phonétiquement notée.

Le reste concorde avec ce roucoulement de base. (1) L'accent tient largement en des inflexions de hauteur, et pas seulement d'intensité (versus le néerlandais). (2) La longueur des syllabes est distinctive (ce qui n'est pas le cas de l'italien) : l'opposition entre 'at tale' (parler) et 'at tælle' (compter) se réalise autant par '-/.' que par 'a/æ'. (3) Les mots courts varient fort selon leur position : 'je' (écrit 'jeg') se dit 'yaï', 'ya', 'yè', 'y¡'. (4) Inversement, il arrive que des monosyllabes, comme 'og et 'at', se confondent presque.

Le chantournage (courbure externe et évidement interne) apparaît bien quand on lit un texte, dont l'orthographe témoigne des états plus anciens de la langue. Ainsi le 'd' écrit ne se prononce pas après une consonne, et se détend en 'th sur dents inférieures' après une voyelle. A l'anglais 'word' (mot, parole) correspond 'ord' écrit, et 'or' prononcé. Disparaît, de même, le 'g' des finales '-ig' d'adjectifs. Le préfixe 'af-' se dit 'aw', et la préposition 'til' (vers) s'ouvre entre 'té' et 'ti'.

Tout ce parti phonétique culmine dans le 'stØd' ('stö', coup). C'est un arrêt de la famille du knacklaut allemand. Mais, tandis que le knacklaut précède le son selon le parti explosif (affriqué) de l'allemand, le 'stØd' présente l'ordre inverse : (1) le son est d'emblée fermement engagé, (2) la tension laryngale devient telle que le larynx se clôt un instant, interrompant le son, (3) la tension nerveuse de la clôture ne pouvant durer, le larynx se rouvre laissant passer un son affaibli, voire mourant. Ce parti, rare ailleurs (on cite 'wa/er' pour 'water' du cockney), est basal dans le danois de Copenhague, dont il conjugue la fermeté postpalatale au début et la ductilité postpalatale à la fin. Le 'stØd' d'un mot, qui se justifie par l'étymologie, a parfois un rôle distinctif, comme dans 've/d' (savoir) versus 'ved' (auprès de), mais c'est si rare que l'écriture ne le note pas. Il joue donc surtout un rôle existentiel, qui n'est pas si mal rendu par les phonéticiens quand ils le notent : ('), (?) ou (/). Il peut même soutenir le sens. La capitale, 'port des marchands', se magnifie sans doute de son stÝd final : 'KÝbenhaw/n'. Et 'man/' (homme), écrit 'mand', fait couple avec 'kven¡' (femme), écrit 'kvinde'.

 

9A2. La syntaxe

La syntaxe alors élargit ce parti rotatoire en étant permutationnelle, et l'indication des places possibles des fonctions dans le syntagme occupe une part importante des grammaires, comme en chinois encore. En français, les permutations de "Marquise / vos beaux yeux / me font / mourir / d'amour", "D'amour / me font / Marquise...", "Mourir / Marquise..." n'ont guère passionné que le groupe Oulipo. Ici, c'est l'exercice de base de l'énonciation. La suite 'mot antéposé (privilégié) + verbe + sujet' est fréquente, et les propositions subordonnées gardent la même structure que les principales, comme en anglais, car la disposition gigogne (sujet + complément + verbe) qu'elles ont en néerlandais ou en allemand les rendrait massives ou coalescentes et non interchangeables. Ainsi, nous n'avons rien dû modifier à notre épigraphe pour en faire une proposition principale, alors qu'elle était en fait une proposition subordonnée introduite par 'at'.

Cependant, malgré certaines similitudes phoniques et syntaxiques, le danois n'est pas le chinois. C'est une langue indo-européenne, et il a donc une morphologie plus ou moins riche. Qu'en faire? Développer des cas, d'autant plus utiles que les positions des mots sont variables? Oui, un peu, comme le génitif en '-s': 'Hvilken stol der er Oles?' (Quelle chaise qui est de Ole?). Mais, tout compte fait, le danois est peu casuel. C'est que des cas nombreux, comme en allemand et surtout en russe, y créeraient une coalescence du syntagme qui serait le contraire de son parti transmutationnel. D'où également le refus des circonstantielles participiales ('en faisant ceci'), justement très coalescentes, et l'emploi constant de propositions circonstantielles à conjonction ('quand il fait ceci'), créant des membres suffisamment individualisés pour rester permutables dans le syntagme.

Alors, encore une fois, à quoi bon une morphologie? Eh bien, surtout à douer certains termes (principalement concrets) de caractères à la fois singularisants et bifurquants, signalant leur transformabilité. Retenons l'essentiel. (1) Un jeu fusionnant des genres : pas de masculin et de féminin, mais un "genre commun" qui s'oppose au neutre. (2) Un régime très signalétique de la détermination et de l'indétermination du nom : (a) Que le nom soit seul ou accompagné d'un adjectif, son indétermination est marquée par un "article extérieur antécédent" mais phoniquement discret, 'en' ou 'et' selon que le genre est commun ou neutre : 'en historie' = 'une histoire', 'et blad' = 'une feuille'. (b) Au contraire, la détermination est marquée par les mêmes '-en' ou '-et' selon le genre, ou 'ne' au pluriel, mais fonctionnant comme "articles intérieurs terminaux", donc intimes, si le nom est isolé : 'nattergalen' = 'le rossignol', 'ordet' = 'la parole, le mot', 'pigerne' = 'les filles'. (c) Enfin, si la détermination porte sur un nom précédé d'un adjectif, elle s'opère par un "signe extérieur antécédent" si intense qu'il a la forme démonstrative 'den' ou 'det' selon le genre : 'det gode humØr' = 'la bonne humeur'.

Le reste est à l'avenant. (3) Des pluriels métaphoniques. (4) Des adverbes avec ou sans '-t' selon qu'ils déterminent un verbe ou un adjectif. (5) Des noms de jours qui portent '-s' quand ils concernent le passé. (6) Un diminutif du singulier (lille), un diminutif du pluriel (små). (7) Des voix du verbe défavorisant l'actif : une seule terminaison (-r) pour toutes les personnes du présent ; par contre, faveur au passif, soulignant les modifications spontanées : il a non seulement une forme syntaxique (avec auxiliaire) mais morphologique (sans auxiliaire), laquelle est en '-s' ; fleurissent déponents et semi-déponents. (8) Les formes varient selon l'aspect perfectif ou imperfectif du prétérit. (9) Pas de subjonctif, trop mentalisant.

 

9A3. La sémantique

La sémie épouse alors le parti transmutationnel de la syntaxe, en présentant souvent ses objets comme des interfaces. Un catadioptre de bicyclette se dit 'katteØj¡' (oeil de chat). Un hublot, 'koØj¡' (oeil de vache). Un jaune d'oeuf, 'æggeblomm¡' (prune de l'oeuf). 'Blive' est à la fois 'rester' et 'devenir', comme le présent exprime aussi le futur, sauf proche. 'Som' sert de relatif et de conjonction de comparaison. Certaines alternances sont mimétiques : 'op', si l'on monte, 'oppe', si l'on reste en haut ; 'den stol' (cette chaise-là), 'denne stol' (cette chaise-ci). Un grand nombre de monèmes (unités significatives) sont monosyllabiques, toujours comme en chinois.

Ces fragmentations du syntagme font qu'un texte danois, sauf s'il est abstrait, présente peu de paquets graphiques immédiatement saisissables (beaucoup moins encore qu'un texte italien). Nouvelle manière de muer le lecteur et l'écrivain en transmutateurs potentiels. C'est même en raison de ce fractionnement que l'orthographe doit être étymologique. Sans lest graphique, le texte serait trop volatile.

Nulle part, cependant, le parti mutationnel ne paraît mieux que dans les particules logiques. Ailleurs, la négation s'exprime d'ordinaire par des sons relativement nets : 'non, ne pas <non...passum>, ne point <non...punctum>, no, nâo, neen, nein, niet, neen, niètt, dènn'. Ici elle est rendue par 'ikke', dit 'igg¡' ('k' non soufflé, mais plus doux qu'en français) très roucoulé dans les fréquences. De même, la conjonction de coordination s'énonce par 'og', réalisé par un 'auw' aussi tournant qu'agrégatif. Elle est d'autant plus fréquente que les actions impliquent la situation des acteurs : 'les autres sont en train de travailler = 'de andre sidder <sont assis> og arbejder <travaillent) ; ...d'écouter = står <sont debout> og hØrer <écoutent> ; ...de visiter = går <marchent> og ser <regardent>'.

Mais le plus remarquable est la disjonction double. Dans les langues romanes, celle-ci se réalise par des désignants égaux : 'ou bien...ou bien', 'soit...soit', comme le latin disait déjà : 'sive...sive' ; l'âne de Buridan, né en Artois, mourut de faim entre deux bottes égales et équidistantes. Les langues germaniques, moins juridiques, ne croient pas à tant de justesse ni de justice, et (sauf le néerlandais, dont le réalisme ne connaît guère que 'of' simple) elles varient les deux désignants : 'neither... or', dit l'anglais ; 'entweder (ein-de-weder, un des deux)...oder', dit l'allemand. Le danois dit : 'enten...eller', où 'enten' vient de 'en ting' (une chose), et où 'eller' s'apparente à 'ellers' (autrement). La phonie glissante des deux termes confirme la saisie plus mutationnelle qu'adversative. Quant à la disjonction simple, rendue aussi par 'eller', elle est symptomatiquement rare. 'Og' (et) suffit presque à tout dans cet univers associatif.

 

9B. LES CONSONANCES CULTURELLES

 

A plusieurs reprises, en sus de Kierkegaard, on aura reconnu Andersen. Pas trop un romancier. Ni non plus un conteur, s'il est vrai que, dans le conte, c'est la voix et le corps du diseur qui sont au principe. Mais simplement un locuteur danois au sens plein, donc assez disponible pour que, sur ce langage phoniquement sphérique et syntaxiquement transmutationnel, les désignants et les désignés, moyennant leurs interfaces, déclenchent leurs métamorphoses, leurs ad-ventures. Son titre est Eventyr, et non pas 'fortaellinger' (anglais 'tales').

Qu'est-ce qu'une princesse? L'être le plus sensible. Où la sensibilité est-elle plus aiguë que dans la peau, surtout quand cette interface par excellence (dehors-dedans, percevant-perçu) saisit l'objet le plus mince, un pois, à travers l'interface la plus opaque, un matelas? La vraie princesse est donc celle dont la peau perçoit un seul petit pois sous des dizaines de matelas. Qui peut être amoureux de cette sensibilité-là? Un prince. Et en connaître le critère? Une vieille princesse, donc une reine. Voilà Prindsessen paa Aerten (La princesse sur le pois). Andersen conclut: "Se, det var en rigtig historie" (Voyez, ceci était une histoire correcte). D'une "rigtighed" (correction) langagière, psychologique, sociale, qui implique l'humour, cette relativisation du locuteur autant que de l'interlocuteur, à la différence de l'ironie. Les schémas de Propp sont bien loin. Dans un conte russe, le vent circule sur le nulle part de la plaine indifférenciée, laissant libre cours à des "fonctions" et des "suites de fonctions" rigides. Parmi les centaines d'îles du Danemark, où le site et le temps qu'il fait (vejr) changent sans cesse mais de façon chaque fois singulière, les Eventyr activent des métamorphoses concrètes, non des fonctions abstraites inamovibles.

Si Den lille Havfrue (haw/frou¡), la petite dame-de-la-mer, est l'"eventyr" exemplaire, c'est qu'elle propose l'interface des éléments majeurs : l'eau et l'air, la profondeur et l'élévation, les âmes mortelles et les âmes immortelles, le poisson et le mammifère, la queue non séparée et les jambes séparées (non sans douleurs aiguës), le sexe-immergence et le buste-émergence, selon l'illustration de Pedersen. "Overflade og dyb går i ét" (Surface et profondeur vont en un), dit la poétesse Marianne Larsen. La transmutation fluide pénètre jusqu'au phrasé. Dans les éditions originales, la sentence d'Andersen est longue, les mutations prenant la forme de membres courts, où désignants et désignés, pour être mutables, sont sans aucun colifichet. Ce qui n'est pas le cas si, comme parfois dans nos traductions, "det var Sommer" (c'était l'été) devient "on était au milieu de l'été" ; si "kornet stod guult" (le blé se dressait jaune) devient "les blés agitaient des épis d'un jaune magnifique"; si "être avec (med) le roi et la reine" devient "être en leur présence".

Philosophe, Kierkegaard thématise ce qui est impliqué chez son contemporain Andersen. Se nommant 'église-jardin', donc 'cimetière', et se roucoulant 'Kik¡gå/', il ne pouvait guère se plaire aux vues totalisatrices du locuteur allemand Hegel. Très danoisement, le recueil de ses premières oeuvres est titré Enten-Eller, Une chose-Ou alors (autrement), rendu faussement adversatif-exclusif par Ou bien...ou bien, et plus encore par Alternative, ou Dilemme, substantifs abstraits qui totalisent à la française ce qui doit être détotalisé. Car, entre l'esthétique, l'éthique et le religieux, il n'y a pas à hiérarchiser ni à assumer, mais bien à faire que les trois, qui ne sont nullement des "ordres" pascaliens, se séduisent et se convertissent incessamment l'un l'autre à partir de leurs innombrables interfaces. Cela fait presque un roman picaresque : je me promène, j'aperçois un secrétaire, je l'achète, je dois prendre une diligence, je ne trouve pas mon argent, je veux ouvrir le secrétaire, il est fermé, je le fends, j'y aperçois des papiers, je les classe en A et B, je (...).

Mais encore, y a-t-il quelque chose qui tienne debout ("står") là-dedans? Oui, "den Enkelte". On traduit souvent par 'l'individu', parfois majusculé : 'l'Individu'. Mais 'Enkelte' n'évoque pas tellement l'indivision de l'in-dividuum, et est plus proche de 'qui-ne-se-rencontre-qu'une-fois', 'tiré-à-un-exemplaire', 'singulier'. D'autre part, comme 'den' ici ne précède pas un adjectif antéposé à un substantif, c'est un vrai démonstratif : 'ce' ou 'tel'. Traduisons donc approximativement : 'ce singulier'. Message ultime de Kierkegaard. "C'est en la catégorie 'den Enkelte' que tient mon importance éthique." Et il répète l'adjectif et l'adverbe 'rigtig(t)' d'Andersen : "Var denne Categorie rigtig (si cette catégorie a été correcte), var det med denne Categorie in sin Orden (si avec cette catégorie ce fut dans son ordre à elle), saae jeg her rigtigt (l'ai-je vue correctement), forstod jeg rigtigt at det var min (ai-je compris correctement qu'elle était mienne), om end i inderlige Lidelser (serait-ce dans des souffrances intimes), om end i udvortes Opoffrelser (serait-ce dans des sacrifices extérieurs) : saa staaer jeg (alors je tiens debout) og mine Skrifter med mig (et mes écrits avec moi)."

"Den Enkelte" ne se réalise jamais dans les affaires de l'Etat ni de l'Eglise, domaine de "Maengden" (la foule), où électeurs et élus jouent au poker de la majorité insignifiante des voix sans que personne puisse se flatter d'une vraie intention. Il n'émerge que dans la phrase musicale (sinsats) d'une existence humaine où chaque note prise à part est contingente et sans valeur, mais où toutes ensemble, à condition d'être ressaisies dans une intention, peuvent être fulgurantes. Philosopher est affaire d'ouïe, plus que de regard. "Min Kjaere Laeser, laes om muligt höit" (Mon cher lecteur, lis autant que possible à haute voix). Alors, disons tout haut :

"Gift Dig, Du vil fortryde det ; Gift Dig ikke, Du vil ogsaa fortryde det ; gift Dig eller gift Dig ikke, Du vil fortryde begge Dele ; enten Du gifter Dig, eller Du ikke gifter Dig, Du fortryder begge Dele." ('Gift dig' = 'marie-toi' ; 'fortryde' = 'regretter' ; 'ogsaa' = 'aussi' ; 'begge dele' = 'les deux parties' ; 'dig' se dit 'daï<g>) :

On le voit, ou plutôt on l'entend, le thème est inessentiel. L'opinion de Kierkegaard sur le mariage (gift Dig) nous est aussi indifférente que celle de Pascal sur les jésuites. Seule importe la suite des modulateurs : 'fortryde', 'ikke', 'ogsaa', 'eller', 'begge', 'enten...eller', et leur humour, non plus unanimiste comme celui d'Andersen, mais presque sulfureux. Quand il écrit sa pensée ultime sous son propre nom, - car il convenait à cet environnement mutationnel qu'il ait aussi beaucoup écrit sous des "pseudonymes", qui ne sont pas du tout la même chose que les "hétéronymes" du Portugais Pessoa, - il chromatise comme Wagner, remarque Hohlenberg, qui parle à ce propos de "dialectique qualitative, jouant de pesées plutôt que d'articulations logiques". Ainsi, le danois, langue modulatrice, a engendré ses deux grands écrivains au moment où l'Europe entière se mettait à moduler. Mais précisons que le chromatisme wagnérien dissout dans l'immense, tandis que le danois métamorphose de singulier en singulier, comme les états du temps (vejr).

Cette aire de langage devait privilégier la biographie, genre qui témoigne justement de l'irréductibilité de "den Enkelte" à toute généralité (sauf chez Taine, Sartre et les psychanalystes). Le Sören Kierkegaard de Hohlenberg est une sorte d'absolu de la biographie littéraire en ce que s'y renvoient en boucles autoconfirmantes la théorie de la vie singulière jusqu'au martyre et la vie-martyre de son théoricien. De même, Dreyer a fait culminer la biographie cinématographique dans La Passion de Jeanne d'Arc, avant que son stØd module la bande sonore de Ordet (le mot-parole) et le montage de Gertrud. Cinéma en danois se dit 'biograf' ('bioscoop en néerlandais).

L'autre contribution majeure de ce naturalisme singularisant fut la physique. Sautons même Tycho Brahe, observateur de l'"étoile nouvelle" de 1572 et grand collecteur de singularités astronomiques à Uraniborg. L'essentiel est que, depuis 1930, l'Ecole de Copenhague a dégagé de manière sans pareille comment tout phénomène atomique, du fait qu'il implique intrinsèquement ses conditions d'enregistrement (selon la mécanique ondulatoire et les relations d'incertitudes de Heisenberg), comporte des exclusions mutuelles et des inclusions réciproques, et est donc "global", "individuel", lui aussi "den Enkelte". C'est le "principe de complémentarité" de Bohr, que son auteur a fini par étendre à la biologie, où il lui semblait qu'intervenaient également des inclusions et des exclusions déterminables entre les descriptions moléculaire, fonctionnelle et topologique.

L'apport à la linguistique est beaucoup moins considérable, même si Holger Pedersen a subodoré, dès 19O3, que les langues indo-européennes n'étaient qu'un groupe d'une famille plus vaste, le nostratique ; même si le permutationnisme ambiant a favorisé les vues systémiques de Hjelmslev, pour le meilleur et pour le pire. Mais une langue si subtile devait appeller des grammairiens excellents, et Velkommen til Danmark, leçons sous forme de roman policier dont les personnages permutent jusque dans les dessins qui les accompagnent, est la plus consonante des méthodes de langue.

Peu de musique, mais Buxtehude, justement 'lunefuld'. Peu de peinture, mais Jorn, justement le plus métamorphique des peintres. En tout cas, beaucoup d'architecture et de design. Terminons alors par l'être 'heureux ensemble' (hyggelig) que cultive cette saisie naturaliste de singularités en mutations constantes. Le couvert conçu il y a une trentaine d'années par l'architecte Arne Jacobsen supprime le glacis central, le tiers médian, qui dans les cuillers et fourchettes traditionnelles séparait le tiers extérieur destiné au monde (la nourriture) et le tiers intérieur destiné au corps (la main). Ainsi s'annule la distance occidentale entre le sujet et l'objet, le couvert devenant leur interface rapprochante. La gamme très étalée des dimensions selon les mets n'est pas pratique, mais "rigtig". Couvert avec lequel on ne peut pas bouffer. Pour les locuteurs d'une langue dans laquelle on ne peut guère gueuler.

Et, à l'échelle d'une grande ville, c'est la même topologie de la bulle fluide et vide entre corps et monde qu'amplifie l'Arche de la Défense. Interface cosmique, skål à l'Univers, conçus par Spreckelsen pour fermer-ouvrir la perspective Colbert de Paris.

 

Situation C9 - Cette étude a été publiée par "Le Français dans le Monde" en mai 1990. Son lecteur de référence a été Wim De Geest, professeur à l'UPSAL.

 

Henri Van Lier

in Le Français dans le monde, 1990