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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - LINGUISTIQUE
 
LOGIQUE DE DIX LANGUES INDO-EUROPÉENNES
 
 
 
LE NÉERLANDAIS ET LE POLDER
 
 

Want indien men de zelfstandigheit eindig stelde, zo zou men in haar natuur ten deel het wezentlijk te zijn (Existere) ontkennen Negare) ; 't welk ongerijmt is. (Orthographe originale.) Car si on supposait finie la tenue-par-soi,on dénierait partiellement dans la nature de celle-ci l'être essentiel-nodal ; ce qui est absurde (non rimé, sans rime ni raison). Spinoza, Ethica, Proposition VIII

 

7A. LE LANGAGE

 

Le russe nous a montré que certaines langues sont en relation étroite avec leur environnement, et à cette occasion nous avons, à côté de l'arabe, allégué le né<d>erlandais, le 'nederlands', langue des Neder-landen, des bas-pays (le "plat pays" de Brel), ceux de la Belgique néerlandaise et des Pays-Bas proprement dits. Là, dans une lutte constante contre la mer nourrissante et invitante, mais aussi submergeante, les groupes humains ont été appelés à des prestations physiques soutenues en même temps qu'à une très exacte intégration sociale ; on ne badine pas avec les digues et les polders. Là, le rêve même reste réalité, jusque chez les mystiques.

La langue néerlandaise correspond étroitement à cette situation. Dans sa diction comme dans ses textes, elle crée un frottement au corps propre, aux objets et aux autres corps dans un contact tantôt frontal tantôt râpeusement coude à coude, qui contraste avec l'endosomie subtile du russe.

 

7A1. La phonosémie

Ainsi, dans le fonds commun germanique, déjà consonantique au départ, le parler de Spinoza, de Rembrandt et de Van Eyck a-t-il privilégié les consonnes robustes, et parmi elles, les gutturales ouvertes très râclées : 'GH' à l'initiale, 'KH' en finale, grâce auxquelles le corps parlant se projette d'un dedans solide vers un dehors solide tout en confortant sa prise de sol. L'occlusive finale est toujours sourde (p-t-k), évitant l'afféterie du 'd' du 'god' anglais, et les subtilités phonématiques de l'opposition 'god/got' ; si vous dites 'GHod' au lieu de 'GHot', c'est inhabituel, mais on comprendra 'Dieu', et on ne vous en tiendra pas rigueur ; dans pareil réalisme, l'orthophonie, comme toute orthodoxie, a peu de crédit. Le 'r' est roulé richement ; le 'h' initial est fort ; le 'w' est soufflé comme en anglais, mais sans le détour sophistiqué de "wh". Corrélativement, les voyelles sont peu éclatantes, et beaucoup se réduisent au son neutre, le "murmur vowel" anglais, que nous écrirons '¡' : 'vergemakkelijken' (faciliter) se dit presque 'v¡rGH¡mak¡l¡k¡(n)'. Mais ces voyelles neutres restent solides, et les diphtongues, au lieu de faire flotter l'émission vocale, comme en anglais, l'étoffent : rijk (rèik, riche, royaume), 'vrouw' (vraou, femme), tuig (teuiKH, outil).

Somme toute, prononcer correctement 'Rembrandt van Rijn', 'Bruegh¡l', 'Rub¡ns', 'V¡rmeer van Delft', 'GHeert van Veld¡', et surtout les 'GH' et 'KH' prenant en tenailles le 'oa' central de Van Gogh (GH-oa-KH), c'est déjà faire un pas décisif dans la compréhension des peintres ainsi nommés. De même, dire Amsterdam avec l'accent de Brel, donc avec 't¡r' encadré par 'am'-'am', selon la même structure que GH-..-KH, c'est déjà comprendre les avenues-canaux, les "grachten", eux aussi sonnant GH-..-KH. L'écart avec le français est bien rendu par l'opposition entre l'exclamation 'Volontiers!', dont la phonie se courbe presque cérémonieusement, et son correspondant néerlandais 'Graag!', où, pour exprimer l'adhésion, les plus compactes des consonnes, 'GH-KH', compriment aussi la plus compacte des voyelles, 'a'.

La longueur presque constante des syllabes, même des neutres, confirme la solidité de la saisie, comme en français et en allemand (les voyelles dites "longues" et "brèves" sont plutôt des fermées et des ouvertes). Mais la tessiture est beaucoup plus serrée, jusqu'au grondement des jurons : 'God verdoeme! God verdomme!'. Quant à l'accent, nulle part parmi les langues européennes il ne marque autant l'appui. Alors que le locuteur anglais monte à l'octave supérieure (dans 'extraordinary', 'magnificent', mais aussi dans le banal 'indeed'), que l'allemand se plaît à des stridences sur une même note ('Das ist das wichtigste!'), que le danois roucoule, que l'italien prend courage en montant le ton et en planant, le locuteur néerlandais s'assure en baissant le ton, en prenant sol. Bien plus, par le jeu de la morphologie, il est fréquent que l'appui, qui affecte d'ordinaire la première syllabe du mot isolé, ou plutôt l'unique syllabe de la racine, comme dans les langues germaniques, se situe au-dedans (parfois même au milieu) du groupe phonétique, lequel de la sorte prend une forme d'entonnoir (léger-lourd-léger), autre modalité de la structure convergente et comprimante que nous venons de rencontrer sous la forme GH-..-KH : 'getuigen', 'vertrouwen', 'gebaren', bewijzen (moyennant des affixes) ; 'de waarde' (moyennant l'article) ; 'de vrienden' (moyennant l'article et le pluriel ). L'entonnoir accentuel peut s'échauffer de son redoublement : 'mijn beste vrienden' (mes chers amis). Parmi toutes les langues ici envisagées, le néerlandais est sans doute la seule à avoir un accent d'intensité au sens plein et rigoureux du terme.

 

7A2. La syntaxe

La morphologie du nom et du verbe est du même esprit substantiel. Dans un réalisme immédiat, pourquoi s'encombrer de cas, mis à part un génitif dans quelques composés : 'Vrijheid<s>laan', 'avenue <de> la liberté'? Les prépositions et affixes verbaux suffisent presque à tout. Toujours selon le même parti substantialiste, le substantif se dit éloquemment 'zelfstandig naamwoord' (mot-de-nom tenant-par-soi), et il conserve les trois genres indo-européens, masculin, féminin, neutre, dont cependant la détermination est plus tolérante qu'en français (toujours l'horreur du dogmatisme). Germaniquement, on rencontre pas mal de composés, mais jamais trop longs (aucun excès en rien). Au français 'dentifrice' correspond 'tandpasta', mais pas de 'Zahnreinigungsmittel' à l'allemande. L'étymologie est présente, comme dans les langues germaniques, mais sans avoir la force déflagrante qu'elle recèle en allemand.

La syntaxe confirme la profondeur substantialisante en exploitant fermement les dispositifs germaniques gigognes. Ainsi, la subordonnée a la forme : sujet + complément/attribut + verbe. Et la principale subit l'inversion, verbe + sujet + complément/attribut, chaque fois que la sentence commence par autre chose que par le sujet de la principale. Un adverbe peut même s'intercaler au milieu d'une locution pronominale. A 'Maintenant j'en suis intimement persuadé' correspond 'Nu ben ik er vast van overtuigd', où 'nu ben ik overtuigd' ('maintenant suis-je persuadé') enserre 'er van' ('de cela'), lequel à son tour enserre 'vast' (fermement). Comme on l'attend dans un réalisme très immédiat, les modes mentalistes sont peu marqués : quasiment pas de subjonctifs. Les déterminants (adjectifs, certains compléments) se mettent germaniquement avant le déterminé, mais jamais par paquets comme en anglais ; et 'van' (le 'de' français) est fréquent, toujours dans le souci d'évidence robuste. Le 'phrasal verb', au lieu de rester groupé comme en anglais ('to go on', 'to sort out'), est souvent séparable ('afscheidbaar'), c'est-à-dire qu'il renvoie l'affixe à la fin de la proposition, si longue soit celle-ci, confirmant la structure gigogne, encadrante.

 

7A3. La sémantique

La sémie des mots à son tour évoque des densités sans pareilles. Tel 'wezen', que nous traduisons par essence. Le correspondant allemand, 'Wesen', désigne également ce qui caractérise et distingue une chose. Mais on sent bien que pour l'allemand l'essence tient en façons d'être, et 'Wesen' veut dire aussi 'manières' : voilà de quoi nourrir des dialectiques subtiles, fichtéennes ou hégéliennes. Au contraire, le 'wezen' néerlandais allègue, non pas des façons d'être, mais l'être même, comme centre compact, comme noyau ('kern'). Ces deux orientations, la première plus déterminative, la seconde plus ontologique, se confirment dans 'verwezen'-'verwesen', qui s'adjoint le préfixe germanique 'ver', lequel marque toutes espèces de transformations (accomplissement, destruction, déviation, inversion, etc.). Or l'allemand entend 'verwesen' dans le sens de décomposer et d'administrer ; c'est donc encore de déterminations qu'il s'agit. Le néerlandais comprend 'verwezenlijken', 'verwezenlijking' comme 'mettre-en-être', en une action dont la force ontologique ("ontifiante", "entifiante") n'a d'équivalents ni dans 'effectuer' français, ni dans 'to realize' anglais, ni dans 'ausführen, verwirklichen, realisieren' allemands. La saisie nodale se confirme dans le substantif 'substantie', qui désigne également un noyau (kern), ou la matière première, tandis que le correspondant allemand, 'Substanz', n'a qu'un emploi philosophique, presque citatif. Le contraste est fondamental. D'un côté, la pluralité et la plurification infinie et infinitésimale des monades de Leibniz. De l'autre, la solidité, le "d'un-seul-tenant" de la substance de Spinoza.

Du reste, ceci dépasse le cas de "wezen", et c'est tout le vocabulaire néerlandais qui a tendance à centrer, concentrer, ramasser, au lieu de disséminer ; en d'autres termes, la prolifération sémantique y est aussi réduite qu'elle est prospère en allemand ou en anglais. On le voit dans la perception des affixes. Dans les dictionnaires anglais ou allemands courants, les préfixes ('be-', 'ver-', 'ent-', etc.) donnent lieu à des entrées particulières et riches. Au contraire, un dictionnaire néerlandais comme le Van Daele n'en prévoit pas. Tout se passe comme si le préfixe, quand il est inséparable (onafscheidbaar), faisait corps avec le mot, pris dans sa pesée, dans son insistance globale, tandis qu'en anglais il donne lieu à jeux logiques, en allemand à jeux dialectiques, phénoménologiques, psychanalytiques.

Il faut alors rassembler les caractères sémiques, morphologiques et phoniques relevés jusqu'ici pour comprendre la massivité extraordinaire des mots néerlandais impliquant le locuteur lui-même, tels 'getuigen' (témoigner), 'vertrouwen' (avoir confiance dans), 'beslissen' (décider). Ou encore le 'houden' du "Ik Hou" ("Je tiens") de Guillaume d'Orange, qu'on ne traduit suffisamment en français qu'en ajoutant 'bon' ("Je tiens bon"), et dont toute la coalescence se dévoile dans 'houden van', littéralement 'tenir de', beaucoup plus adhésif que notre 'tenir à', comme quand on lit dans le Journal d'Anne Franck : "Nu is mijn eerste wens na de oorlog, maak me Nederlander! Ik houd van de Nederlanders, ik houd van ons land, ik houd van de taal, en wil hier werken." (C'est mon premier souhait après la guerre, faites-moi Néerlandaise! Je tiens aux Néerlandais, je tiens à notre pays, je tiens à la langue, et je veux travailler ici.) En français et en anglais, cela sonne un peu creux et grandiloquent. Dans l'original, le 'houden van', coude à coude et 'dichter bij' (plus prochement près), est le correspondant latéral de la 'verwezenlijking' frontale.

Rien donc, dans cette densité rugueuse qui va jusqu'au raclage buccal, ne s'oppose à ce que l'orthographe soit strictement phonétique, comme en espagnol, mais sans l'accentuation, laquelle généralement va de soi ("Il ne faut pas faire quatre passes quand on peut marquer en deux passes", dit l'entraîneur néerlandophone de Bordeaux). Et la solidité horizontale exclut, bien sûr, la majusculation des substantifs à l'allemande. Les gestes qui accompagnent le langage sont relativement rares, mais, quand ils miment, c'est avec la même immédiation et la même participation de tout le corps que les mots. Evidemment, la "verwezenlijking" généralisée va de pair avec une crudité qui exclut toute demi-teinte. En français, en raison de l'abstraction latente des termes même concrets, on peut dire et écrire, par exemple, que la copulation sexuelle comporte une relation tenon-mortaise. Pour l'inconfort des traducteurs, la formule transposée littéralement en néerlandais serait si brutale qu'elle ferait contresens.

Cependant, tout langage, étant inadéquat à ce qu'il exprime, a besoin d'un certain taux de glissement, de fuite, de subtilité. Comment les obtenir ici sans contrevenir à la structure de la langue? Nous retiendrons cinq recours principaux. (1) L'emploi surabondant de diminutifs, '-je, - tje, -ke' : à 'tu me donnes la main?' correspond 'geef me een handje' (donne-moi une petite main). (2) L'insertion d'éléments courts sans fonction impérieuse, comme 'eens' (une fois) ; d'où l'incongru 'une fois' des Bruxellois marqués par le bilinguisme. Les incidentes comme 'zie je' (vois-tu?) ou 'weet u' (savez-vous?) sont si fréquentes qu'elles ont même un nom spécial : 'stopwoorden' (mots d'arrêt). (3) Les glissés de l'intonation, à l'anglaise, surtout aux Pays-Bas. (4) Les minauderies de l'intonation, à la française, surtout en Belgique. (5) Les emprunts massifs de mots étrangers prononcés plus ou moins avec leur accent, et qui ne tiennent pas à une pauvreté congénitale du vocabulaire, puisque le néerlandais dispose du même fonds commun que l'allemand, même s'il s'interdit les composés trop longs.

Le flirt avec le français, qui connut un paroxysme au XVIIIe siècle hollandais, mérite une mention spéciale. Ici comme ailleurs, de Londres à Moscou, ce genre de maniérisme a assuré le marquage social. Mais il y a plus. L'anglais a la commodité et la puissance (shakespearienne) de composer les ressources sémantiques des langues germaniques, mobilisatrices et individualisantes, et des langues romanes, juridiques et universalisantes. Les emprunts au français ont été pour le néerlandais une façon de participer au même bénéfice. La séduction fut d'autant plus forte que le locuteur néerlandais partage avec le locuteur français le goût de l'évidence du langage, en contraste avec l'anglais et l'allemand, plus contournés.

 

7B. LES CONSONANCES CULTURELLES

 

Ce système devait alimenter peu de créations musicales, sauf au XVe siècle, dans le moment de la polyphonie dite franco-flamande, justement dense et épaisse, au point qu'on l'a parfois rapprochée des profondeurs de la peinture à l'huile. Par contre, il devait porter une production picturale extraordinaire, en quantité et en qualité.

La peinture dite "hollandaise" et "flamande" est un art de la matière, "materia prima" au sens scolastique, dont le statut en deça de toute détermination frappa violemment Antonin Artaud face à Van Gogh (Vincent Van Gogh, suicidé de la société), Jean Genet face à Rembrandt (Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes), Samuel Beckett face à Bram (Abraham) Van Velde (Le Monde et le pantalon). Mais c'est aussi souvent, et corrélativement, une peinture de géométrie pure jusqu'à la non-figuration stricte, chez Saenredam et Piet Mondriaan, ou dans le groupe De Stijl : les noms de Rotterdam et d'Amsterdam évoquent la digue (dam), et celui de Den Haag la haie (haag). Combinant les deux aspects, Vermeer a suscité une matière-ordre, ou plutôt une matière-lumière substantiellement arrêtée, contemporaine de Spinoza. De même, par leur fond blanc préalable, mais aussi par leurs figures s'entre-poussant à partir du fond chez le premier et bombées vers le fond chez le second, Bosch et Bruegel ont produit une peinture graphique et lumineuse de-par-derrière et de-pour-dedans. Van Eyck est le peintre le plus compact de l'histoire humaine : compacité de graphisme, compacité de brillance. Jusque chez les "petits maîtres", les chambres dans la chambre, la porte ouvrant sur la porte, comme aussi, dans les natures mortes, les fruits dans les fruits, le gibier dans le gibier répètent la structure gigogne activée par la syntaxe et la phonie de la langue. On distinguera néanmoins les peintres du Nord, plus statiques, protestants, à morale stricte, et les peintres du Sud, plus mouvementés, catholiques, à morale accommodante.

En architecture, ces locuteurs à la fois singuliers et collectifs ont produit des façades chaque fois différentes (pour l'autarcie de l'individu) mais selon un gabarit communal (pour l'adhésion communautaire), en contraste avec le façadisme à gabarit anarchique du no man's land culturel qu'est Bruxelles. On a dessiné des cuisines "équipées" selon Mondrian, et les quelques planches rectangulaires du fauteuil de 1917 de l'architecte Rietveld restent la déclaration la plus décisive du groupe De Stijl, tremplin et mentor du Bauhaus.

Bien sûr, peu ou pas d'idéologie politique. Nul besoin de "socialisme" ni même de "déclaration des droits de l'homme" pour que la société et l'entreprise soient égalitaires et ne laissent tomber personne. Le mot 'burgerij' (bourgeoisie) ne désigne pas un état abstrait, mais la collection des individus bien établis, 'welgesteld', pratiquant une organisation locale (localisatrice) intense (ramassage attentif des crottins par les camionnettes superclean du "Caca de La Haye", le "Haagse Kak"), mais en respectant, presque exaltant l'indépendance radicale de chacun. Pas de "petits" bourgeois, du moins dans le Nord. Tout bourgeois est moyen, par son être, par son "wezen", même s'il est 'provo' ou hooligan ou fou, depuis la Nef des fous et Dulle Griet. On n'a rien compris à ce réalisme si l'on n'a pas mesuré sa familiarité avec la folie "commune", bref avec Ruysbroek, Erasme, Bosch, Bruegel.

L'entreprise commerciale a le même visage. Si elle se défie des projets prétentieux, elle envisage spontanément des stratégies à long terme. La colonisation de l'Indonésie autrefois comme la planétarisation de Philips aujourd'hui montrent que la 'verwezenlijking', apparemment bornée et bornante (Vermeer peintre ne quitte pas Delft), peut porter loin. New York, qui fut d'abord New Amsterdam, l'atteste dans les noms néerlandais de la 'Bowery' (baw¡ri), de Harlem (harl¡m) et de Brooklyn (broukl¡n), sans oublier Peter Stuyvesant, le Hollandais Volant, dont le décollage continue d'inspirer la diagonale ascendante de toutes ses publicités.

Avec ce parler et cette graphie, la littérature n'est pas médiocre, mais elle n'a jamais eu l'envergure de la peinture, sauf au Moyen-Age, dont le réalisme, fantastique à force d'être réel, consonna avec la structure de la langue, aussi bien dans Reinaert de Vos (Renard le goupil) que dans le mysticisme tempéré de Ruysbroek. Même à la Renaissance, si Erasme écrit et pense en latin son Encomium moriae (éloge de la folie) et sa Ratio verae theologiae, on ne saurait comprendre la fascination européenne qu'exerça son pantagruélisme ("Père, ai-je dit, je dirai même mère (...) ; le peu que je suis et tout ce que je peux valoir, je l'ai reçu de vous seul", lui écrit Rabelais) si l'on n'y suit, de ligne en ligne, le croisement du Reinaert et de "la vie commune". Ce n'est pas le Huizinga de Homo ludens qui nous contredirait.

Mais terminons sur le cas foudroyant de Spinoza, en ce XVIIe siècle qui fut aussi celui des peintres. Somme toute, après ce que nous venons de voir, il n'est guère étonnant qu'un Juif d'origine portugaise vivant à Amsterdam et La Haye comme polisseur de verres et lisant Descartes, et par ailleurs contemporain exact de Vermeer de Delft, ait tracé les digues du polder métaphysique qu'est l'Ethica ordine geometrico demonstrata, où la béatitude tient en l'acquiescence à l'essence adéquatement saisie de ce qui est en-soi. 'Acquiescence' (quiescere ad, se reposer à-vers-dans) a été retenu par Littré justement pour traduire l'acquiescentia spinozienne. Cependant, à lire le texte latin de l'Ethica, comment ne pas être troublé que cette acquiescence, qui a tellement fasciné Flaubert, semble se déduire de concepts largement formels, comme 'substantia' et 'attributum', ou assez plats, comme 'existere'?

On se rappellera donc utilement que Spinoza a appris le latin sur le tard, vers vingt ans, et qu'il a continué à penser en sa langue courante. Ce n'était pas le cas, rappelons-le, du Descartes des Meditationes, formidable écrivain latin, ni même de Pascal mathématicien s'excusant de passer au latin pour se faire mieux comprendre dans une lettre à Fermat. Alors, en présence des annotations en néerlandais, courtes mais décisives, de la version latine de l'Ethica, on s'aperçoit que la timide "substantia" (ce qui se tient en-dessous) est en fait une "zelf-stand-ig-heid" (qualité de ce qui tient par soi), laquelle du reste est phoniquement et donc aussi sémantiquement plus massive que la 'Selb(st)-stand-ig-keit' allemande. Que le froid "attributum" (attribué à) est une affaire de "toe-eigen-ing", le 'eigen' (propre) germanique étant beaucoup plus intime que le propre latin, sans compter qu'il s'agit ici du substantif verbal (-ing), et non pas du nom (-nis). Que le banal "existere" (sistere-ex) du latin est "het wezenlijk te zijn", avec la force nodale, nucléaire, que nous avons reconnue au 'wezen', et nullement un simple 'bestaan' (fait d'être).

Et de la sorte, une fois pesées les trois massivités et autarcies qui se cachent derrière 'substantia', 'attributum', 'existere', la fameuse définition liminaire de l'Ethica ("Per causam sui intelligo id cuius essentia involvit existentiam...") acquiert la densité absolue qui lui permet d'engendrer toutes les digues des propositions, démonstrations, scholies, corollaires jusqu'à l'acquiescence finale à travers les idées adéquates. D'autant que, dès une annotation de la deuxième page, 'natura' est mis en rapport avec "des zelfs natuur", où le 'zelf' germanique est beaucoup plus dense que le 'ipsum' latin ou le 'soi-même' français. Et c'est sans fausse note que suit une éthique, mi-néerlandaise mi-juive, où chacun pousse son avantage aussi loin que possible et au minimum de frais, sans complexe, l'ordre universel étant reconnu pour autant. Est-ce même ici l'ontologie qui engendre l'éthique, ou l'inverse? Il reste que Spinoza a titré Ethica la plus ontologique (la plus "entifiante") des ontologies.

Le néerlandais langue philosophique? En tout cas, pas comme l'allemand, incitateur de dialectique historique, d'analyse transcendantale, de phénoménologie et de psychanalyse, en raison de son volcanisme étymologique, qu'on ne retrouve pas ici. Ce langage est trop de bon sens pour alimenter la prétention du philosophe à tout expliquer : les 'ideae adaequatae' de Spinoza n'expliquent pas, mais fondent ; plus près de nous, on comparera le solide et terne De Vrouw (La Femme) du naturaliste F.J.J. Buytendijk au brillant et spécieux Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Par contre, le néerlandais ne serait-il pas théologique, d'une certaine théologie à la fois intense et quotidienne (on voudrait dire : laïque)? La question se pose quand on suit la filière Ruysbroek, Erasme, Spinoza et quelques théologiens d'aujourd'hui. Théologie de béguinage ou de "frères (soeurs) de la vie commune". Non sans ruades profondes, fortement diagnostiquées par Claude Louis-Combet.

C'est dans un intérieur luisant de la France presque Flandre que Balzac situait La Recherche de l'Absolu. On continuera d'y penser en rêvant, plus qu'à l'alchimiste Van Helmont, au pendule et aux ondulations lumineuses de Huygens, aux animalcules de Van Leeuwenhoek, aux mutations et aux pressions osmotiques des plantes chez De Vries.

 

Situation C7. - Cette étude a été publiée par "Le Français dans le Monde" en février 1990. Son lecteur de référence fut Wim De Geest, professeur de philologie germanique à l'UFSAL.

 

Henri Van Lier

in Le Français dans le monde, 1990