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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - LINGUISTIQUE
 
LOGIQUE DE DIX LANGUES INDO-EUROPÉENNES
 
 
 
L'ESPAGNOL ET LE GRIL
 
 

un muro (impávido ante el sol y mis ojos), Octavio Paz

 

5A. LE LANGAGE

 

Alors que l'italien est du latin parlé continûment pendant vingt siècles, que le français est du latin très tôt parlé par des Germains ou au contact de Germains, l'espagnol est du latin parlé en face d'Arabes.

Les objets importés gardèrent leur désignation arabe : almohada (coussin), alquimía (pierre philosophale), alquitrán (goudron), almacén (magasin) ; parfois le terme étranger l'emporta même pour les objets préexistants : 'aceito' (huile de table) a supplanté 'óleo'. Mais c'est surtout la diction arabe en bloc qui influença la diction espagnole, laquelle devint une sorte d'élan aussitôt réprimé ou comprimé, presque l'inverse de ce qui se passe en allemand, où le mot se creuse d'abord, se condense, pour exploser en retour. L'énoncé espagnol se dresse, se bande sur place. Il carre, presque incarcère.

 

5A1. La phonosémie

Ce qui saille dans l'italien ici se rétracte : 'mento' en 'miento', 'porta' en 'puerta', 'bene' en 'bien', 'buono' en 'bueno' ou 'buen'. Au coeur du pays, en Castille, les 'z' et 'c' devant 'e' et 'i' s'étouffent, et on ne les confondra pas avec le "th" anglais, qui est une dentale bruitée. Dans le même parti, le 's' final peut se rapprocher du 'ch' français, ou plutôt du 's' final portugais. Le roulement du 'r' se resserre derrière les dents. La jota s'arrache avec violence sans se libérer. Les consonnes refusent les assimilations facilitantes : 'inmenso' se garde de la flatulence de l'italien 'immenso' ; mais elles se défient autant du bruit et, à côté d''obscuro', on trouve 'oscuro', semblable à l'italien. Les initiales latines 's + consonne' sont devenues 'es + consonne' : 'escala', 'espécimen', 'estar'. Dans ce dernier cas, la transformation réalise parfaitement le mouvement de dressement, puis de répression : es-tar.

Les 'b' ou 'v' français ou italiens décidés seraient trop généreux, et ils se tiennent donc dans leur entre-deux. De même, la soufflerie du 'f' initial latin a disparu, 'facere' a donné 'hacer', et 'fuego' de 'focum' est dû à l'influence gasconne. Le "z" français introduirait une mollesse inacceptable, et le 's' est toujours dur, même entre voyelles : correctement prononcée, la 'rosa' a autant d'épines que de parfum. Avec son 's' unique, le superlatif, au lieu de fuser comme dans le double 'ss' italien, insiste de haut en bas : 'a la mismísima puerta'. Quand l'accent tombe sur la dernière syllabe, les mots viennent y buter fortement, et le 'r' de l'infinitif bloque plus qu'il ne propage : comer, tomar, decir. L'apocope poursuit le même effet : cien(to) muchachos. 'No lo sé' ou 'no sé' contraste avec 'non lo so' par l'assèchement de "non" en 'no', et de 'so' en 'sé'. Par sa phonie déjà, le mot 'ejecución' prononcé correctement ne désigne pas seulement une exécution, il la réalise.

Somme toute, la troisième personne des verbes 'être' suffit à situer l'une par rapport à l'autre les six langues que nous envisageons ici. La sécheresse du 'es' espagnol contraste avec le 'est' français oralement glissé, le 'is' anglais sonorisé 'iz', le 'ist' allemand se creusant dans la double consonne, le 'è' italien presque nasal à force de s'ouvrir. Nous verrons le russe se mouiller en 'yèsst'.

 

5A2. La sémantique

Le vocabulaire est rude, comme en arabe (contrastant à cet égard avec l'hébreu) : 'preguntar' pour demander, 'contestar' pour répondre, 'tomar' pour prendre, 'sacar' pour tirer, 'disgusto' pour le regret. Les jurons forcent la même note : "ÁMe cago en tus muertos, hijo de la gran puta!". La station comme dressement immobilisé intervient partout. Dès qu'il s'agit de qualités spatiales ou temporelles (donc non essentielles), 'ser' est remplacé par 'estar', le 'stare' latin qui marque l'immobilité ferme (comme dans le premier sens de statim : de pied ferme), et que le français n'a gardé que pour la circonstance solennelle de 'ester' en justice, et l'italien au sens étymologique ('si sta comunicando', 'sta caricando'). Nous avons signalé les vertus phoniques, bas-haut + haut-bas, de 'estar', qui résonnent aussi dans 'estabilizar', 'establecer'.

Le dédain implicite concorde avec une certaine négligence dans la façon de marquer les mouvements précis, jusqu'au flottement des prépositions, en contraste avec l'anglais : 'por' rend à la fois 'for' et 'by'. Même la délectation et la tendresse doivent s'accommoder de la dureté phonique et sémique : "ÁComo me gusta tomar el sol con este cielo tan azul!" Le "gozar a Isabela" de Don Iuan est autrement distant que le "Hai mai dubitato di Dio quando godi in una donna" de Santucci.

 

5A3. La syntaxe

A ce compte, la sentence espagnole fait le plus souvent un effet de rafale, de tir soutenu et constant, impitoyable. Cela tient à l'égalité des syllabes, sans aucune afféterie. A certaines insistances : 'cincuenta y tres', 'ver a Lola' (adjonction de "ad" latin devant le complément d'objet direct personnel). A l'étroitesse des écarts de hauteur et d'intensité. A une mélodie générale légèrement descendante ne se relevant, aussi légèrement, qu'à la fin. Ainsi, dans les textes, l'interrogation et l'exclamation, ne pouvant guère se caractériser par le relèvement final, s'annoncent dès le début de la sentence et l'encadrent ainsi tout entière, confirmant visuellement l'effet de ceintrage, de ceinturage : ÀSe puede? ÁNo sé!

La prosodie confirme la volonté d'empêcher tout alanguissement. Le vers théâtral d'El Burlador de Sevilla est de 7 pieds (la syllabe suivant le dernier accent n'étant pas prise en compte, tout comme en italien), donc plus court d'un tiers que l'alexandrin français et impair : "No quiero daros disculpa, / que l(a) auré de dar siniestra; / mi sangr(e) es, señor, la vuestra, / sacald(a), y pague la culpa." (texte de 1630, Guenoun, Aubier). La disposition des rimes, ABBACDDC, montre une fermeture, une carrure du dialogue impensable dans une tragédie ou une comédie françaises. Le vers lyrique (mystique) de Jean de la Croix est pair, mais fait preuve de la même brièveté fulgurante : "En una noch(e) oscura / Con ansias en amores inflamadas, / O dichosa ventura!/ Salí sin ser notada / Estanda mía casa sosegada."

La syntaxe ne cherche pas les rapports compliqués et lointains de la période française, mais une succession de coups frappés d'estoc et de taille, en des verbes très vifs, comme ceux, dans le même Burlador, de Don Pedro Tenorio : "No prosigas. / Tente. Como l(a) engañaste? / Habla quedo, cierr(a) el labio" ; mais aussi dans les éclats substantivés d'Isabela : "Mis glorias seràn verdades, / promesas, y ofrecimientos, / regalos, y cumplimientos, / voluntades, y amistades". On voit que la ponctuation, parfois faible, peut au contraire se faire pressante au profit du resserrement général : "ÀQuien eres? - ÀQuien á de ser? / un hombre, y una muger." L'orthographe est parfaitement phonétique, puisque même l'accent y trouve sa règle, ce qui n'est pas le cas de l'italien. Ainsi les rugosités sont nues, crûment proposées, et les monèmes ont du ressaut. Le texte espagnol est frontal d'où qu'on le prenne.

L'abord de l'interlocuteur se fait souvent à la troisième personne, comme en italien. Mais l'orientation est toute différente. Alors qu'en italien cette pratique aboutit à une expansion et une vicariance de l'individu, elle l'enserre ici, le carre à nouveau, par le rituel social. 'Usted' est la syncope de 'Vuestra merced' : 'Votre merci', 'Votre grâce'. Contrastant avec 'je', 'I', 'Ich' et 'io' (accentué sur le 'i'), la sécheresse de 'yo', accentué sur le 'o', se jette phoniquement à la face. La tension du 'yo mismo' et le confort satisfait du 'moi-même' français contrastent autant.

 

5B. LES CONSONANCES CULTURELLES

 

Géographiquement entre Europe et Afrique islamisée, le paysage ne propose ni l'énergie montant du sol comme en France (le Balzac de Rodin), ni le mirage descendant du ciel, comme dans l'aire arabe (l'Alhambra de Grenade). Dans un double refus du ciel et de la terre, le corps se dresse sur ses ergots, bandant le ventre, les pieds frappent une terre rebelle dans le martèlement immobile du zapateado.

Et autour de ce corps, affrontées à lui, les grilles très hautes et omniprésentes carrent de partout les nefs de Burgos et de Séville. Les fenêtres se grillagent de la Sierra Nevada aux Pyrénées, permettant de voir du dedans vers le dehors, pas du dehors vers le dedans. L'Escurial est un gril, celui de saint Laurent. La "silla de hiero", le plus constrictif des supplices, travaille par strangulation progressive entre le métal du dos de la chaise et le métal du licou, en contraste avec les exécutions tranchées et lisses de la guillotine. Les corridas, toujours bonnes, disait Picasso, sont des face-à-face ultimes, d'autant plus intenses que l'arène provinciale est plus petite. Il arrive parfois que les bancs des parcs soient tournés vers les haies, non vers le jardin.

Il n'est pas insignifiant que le tableau espagnol par excellence soit les Ménines, modèle non pas de la représentation classique en général, mais de la représentation classique à l'espagnole, carcérale, où le couple royal, les enfants royaux qui l'accueillent et le peintre peignant (dans un autre affrontement) sont tous saisis face à face en un champ clos recadré de toutes parts par des rectangles dressés, et cela gauche droite, mais aussi devant derrière, et dessus dessous. L'autre tableau espagnol exemplaire est la Fusillade du 3 mai 18O8 : un homme surgit de la nuit, blanc comme le blanc de Goya, c'est-à-dire comme celui du néant, et aussitôt bloqué par le mur des fusils qui l'assaillent. La première phrase de Cien años de soledad nous met "frente al pelotón de fusilamiento".

Le néant espagnol, "todo y nada", tout et rien, n'est pas le néant dialectisé de la négativité hégélienne, ni de la néantisation sartrienne. C'est un pessimisme du vide, ou plutôt du pur interchangeable, là où l'italien, qui ne connaît que le 'Nulla', pratique un pessimisme du plein. "Hic est homo, et pulvis, et nihil", porte une inscription tombale de Tolède. Le pourrissoir de l'Escurial, le Podridero, solennisait la décomposition des rois pendant cinq ans.

Les vrais philosophes durent donc être des mystiques. Castillo interior o Las Moradas, a-t-on donné pour titre à un des traités de Thérèse d'Avila, écrit "à la demande de son supérieur et confesseur". Enfoncement dans la "nuit obscure", pense Jean de la Croix, pour qui "la vive flamme d'amour" tient en anxiétés enflammées, "ansias inflamadas". La tête brûlée du Quichotte et la panse de Sancho Pança vont du même pas nulle part.

Dès son entrée, Don Iuan Tenorio se dresse comme un homme sans nom, "un hombre sin nombre", voire sans corps dans la nuit : "Mataréte la luz yo". L'homme espagnol est un costume qui cherche un corps, disait le peintre Pedro del Aguila, en une formule qui éclaire jusqu'au couturier basque Paco Rabanne. La tradition de l'épouvantail, de l''esperpento', est vivace de Velazquez à notre contemporain Saura.

Dans cette ambiance, la musique classique devait se restreindre à quelques sons indéfiniment répétés, non pour leur justesse, comme en Italie, mais pour leur enfermement par modulations sèches. L'Italien espagnolisé Domenico Scarlatti a produit des sonates pour piano qui sont les plus plaquées qui furent écrites. Par exemple, l'enchaînement de l'accord : sol-do-ré-sol-ré-sol (modulé mi bémol pour le ré haut) suivi de l'accord : la bémol-do-fa-do-fa (modulé si pour le do haut) préparait les accents du flamenco, et ceux de la guitare classique, insistance lancinante pour l'auditeur, et "silla de hiero" pour les mains de l'interprète.

Comme il y a un "satori" du japonais, il y a un "duende" de l'espagnol, que García Lorca a décrit dans ses Juego y teoría del duende (1933). Ce n'est ni une muse (qu'il trouve allemande), ni un ange (qu'il trouve italien), mais un daimôn socratique qui blesse les contours de toute forme, se plaît aux bords de la blessure portée par un coup ('herida' de 'herir', lat. ferire) : "el duende ama el borde de la herida y se acerca (rôde autour) a los sitios donde las formas se funden en un anhelo (désir) superior a sus expresiones visibles". La mort ailleurs est une chute du rideau, ici un lever de rideau : "En todos los países la muerte es un fin. Llega y se corren las cortinas. En España no. En España se levantan. (...) Un muerto en España está más vivo como muerto que en ningún sitio del mundo."

Les images de Lorca dans ce seul essai reparcourent toute la fantasmatique espagnole. Le dressement sur les pieds : "por el solo hecho de levantar los brazos, erguir la cabeza, y dar un golpe con el pie sobre el tabladillo". Le mur : les contemplateurs goyesques de la mort à San Antonio de la Florida se penchent par-dessus une balustrade de fleurs de salpêtre ("la imagen de la baranda, o barandilla, o barandal, es frecuentísima en la obra de F.G.L.", insiste l'éditeur). Le sang jaillissant : "chorro de sangre". Le couteau : ce "cuchillo", qui traverse toutes les Milongas de Borges et conclut ses Ficciones par la vengeance entêtée d'El Sur, affûte ici le profil de l'homme comme le fil d'un couteau de barbier : "hiere su perfil como el filo de una navaja barbera". Enfin, on retrouve le ceinturage, qui va cette fois jusqu'à la Voie lactée, s'il est vrai que derrière les rumeurs noires du fond de l'univers (les noirs de Velasquez, de Goya, de Ribera, de Zurbarán) il y a la nature transcendante, dont la divinité n'est qu'une symbolisation elle-même mortelle : "Sonidos negros detrás de los cuales estan ya en tierna intimidad los volcanes, las hormigas, los céfiros, y la gran noche, apretándose la cintura (se serrant la ceinture, au propre et au figuré) con la Vía Láctea".

Attisée par le duende, la corrida n'est pas une affaire de trompe-la-mort, de "jugarse la vida", mais "una lección de música pitagórica". Somme toute, rien n'éclaire mieux le démon de ce langage que le trempage savant des fameuses lames de Tolède. Comme une lame japonaise éclaire le satori japonais. Là où l'italien toujours se remémore, à la façon du Kapellmeister de Santucci, l'espagnol, "con insistencia sobre las cabezas de los muertos", surgit d'instant en instant vers l'inouï "que anuncia el constante bautizo (baptême) de las cosas recién creadas".

Il est classique de parler de passion à propos de l'espagnol, et nous verrons Pessoa faire contraster le portugais et l'espagnol sur ce point. Il faut sans doute tout ce qui précède pour comprendre de quelle qualité de passion il s'agit.

* * *

On pourrait donc croire que cette situation de langage si singulière dût se restreindre à un seul peuple, en d'autres mots qu'elle fût inexportable. Pourtant, parmi les langues européennes ici envisagées, l'espagnol est seul à avoir été vraiment assumé par des peuples non indo-européens, parlant par exemple maya ou nahuatl, au point de véhiculer adéquatement jusqu'à leurs revendications précolombiennes.

Et en effet il s'est produit, après 1500, une coïncidence historique encore plus formidable et improbable que celle qui a conjugué dans l'opéra la "numérosité" et les "accords" de l'italien avec ceux de la musique classique. Ce fut, sur le sol américain, la rencontre de l'espagnol, si constrictif, avec des civilisations précolombiennes également constrictives, comme en témoignent leurs sculptures et leurs architectures, mais aussi leurs langues. Le sang séché des pyramides aztèques avait la plus étouffante, la plus suffocante des odeurs. Et c'est, peut-on croire, un extraordinaire croisement de diversités et de similitudes qui a fait de la littérature espagnole d'Amérique latine une des plus grandes d'aujourd'hui. Elle a même produit trois états originaux de la constriction.

Dans le bout du monde qu'est l'Argentine, après quoi il n'y a plus que El Sur, ç'aura été la constriction logique. A des milliers de kilomètres de l'Espagne, l'Univers du locuteur espagnol Borges est le gril d'un Escurial multidimensionnel : "El universo (que otros llaman la Biblioteca) se compone de un número indefinido, y tal vez infinito, de galerías hexagonales (...) interminablemente. La distribución de las galerías es invariable." Encore l'enfermement ne serait rien s'il demeurait un sens, mais le seul mouvement là est celui de la pure combinatoire selon le calcul des probabilités des années 45, donc d'avant la philosophie thermodynamique. "Explicar (o juzgar) un hecho es unirlo a otro ; esa vinculación, en Tlön, es un estado posterior del sujeto, que no puede afectar o iluminar el estado anterior. Todo estado mental es irreductible."

En Colombie, avec Gabriel García Márquez, c'est une constriction imagétique, mais toujours fidèle à un escurial. Dès la première phrase d'El Otoño del Patriarca les gallinacés détruisent les mailles de métal de fenêtres, "las mallas de alambre de las ventanas", remuent de leurs ailes "el tiempo estancado en el interior" (que Couffon traduit superbement par "le temps stagnant intra muros"), tandis que la ville s'éveille d'une léthargie séculaire dans un chiasme phonique, sémique et syntaxique de mort, de pourriture et de grandeur, "de muerto grande y de podrida grandeza". Les éditeurs espagnols ne s'y sont pas trompés ; leur couverture porte le mur le plus abrupt du monde, la paroi de la Cordillère des Andes (la couverture française, faisant un contresens politico-moralisateur, montre une figure de Pinochet).

La troisième constriction prend place au nord de l'Isthme, sur le sol volcanique du Mexique, dans la mâchoire du ciel et de la terre. C'est là que Juan Rulfo nous fait descendre avec Pedro Páramo ('páramo' = plaine désertique) "en la mera boca del infierno".

 

Situation C5 - Cette étude a été publiée par "Le Français dans le Monde" en novembre 1989.

 

Henri Van Lier

in Le Français dans le monde, 1989