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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - LINGUISTIQUE
 
LOGIQUE DE DIX LANGUES INDO-EUROPÉENNES
 
 
 
L'ITALIEN ET L'ESTRADE
 
 

De antiquissima Italorum sapientia, Vico

 

4A. LE LANGAGE

 

Cicéron ressuscité, et entendant dire aujourd'hui "Cicciolina", se souviendrait de la façon dont lui-même avait clamé "Catilina" dans sa fameuse invective. Pareille continuité à travers deux millénaires doit d'abord être expliquée, avant d'en mesurer les conséquences éthiques, politiques, culturelles.

 

4A1. La phonosémie

Le latin distinguait des syllabes courtes et des syllabes longues, par racine, par position, par syntaxe : le 'a' de 'rosa' marquait l'ablatif ou le nominatif selon qu'il était long ou bref. Dans la poésie, cette distinction donnait lieu à l'iambe (.-), au trochée (-.), au dactyle (-..), au spondée (--), à l'anapeste (..-), une syllabe courte étant intuitionnée comme la moitié d'une longue. Dans la prose oratoire, si les habitudes étaient plus souples et s'il fallait justement éviter de faire des vers, c'était pour privilégier d'autres combinaisons, telle la fameuse clausule: crétique (-.-) + dichorée (-.-.). Ainsi, combiné avec des accents de hauteur très francs, et qui ne coïncidaient pas nécessairement avec les syllabes allongées, le rythme développait une prosodie variée, affectant jusqu'au langage courant. C'est ce que Cicéron appelait la "vis numerose dicendi", la force de parler de façon nombrée, "numéreusement". Or, tout locuteur italien actuel qui pique une crise de colère ou félicite la voisine pour les jolis yeux de son enfant, tout camelot continue à marquer des accents de hauteur et des quantités syllabiques, et demeure donc pour une large part un orateur cicéronien.

Assurément, des transformations sont intervenues. Sous l'influence des envahisseurs et du marasme culturel du haut Moyen Age, en raison aussi de nouvelles orientations de la pensée, les six cas de la langue ancienne ont fait place à des prépositions et à des positions de mots dans la sentence pour marquer les fonctions. Et, comme ailleurs dans les langues romanes, on a cessé de distinguer un ablatif d'un nominatif par la simple opposition entre un 'a' long et un 'a' bref. Mais la diction a subsisté en gros.

Sans doute ont joué des raisons extralinguistiques : les locuteurs latins furent moins secoués par les invasions sur le sol de l'Italie, où ils étaient majoritaires, même compte tenu des Visigoths, qu'en France, où ils étaient minoritaires. Cependant, ceci ne suffit pas, puisque le français, l'anglais, l'allemand ont continué à évoluer fortement depuis le XIVe siècle sans plus d'invasions notoires. C'est peut-être alors qu'une diction à accents de hauteur et à quantités syllabiques, donc avec des activations pneumatiques et des ressauts phoniques très forts et très réguliers, jouit d'une autarcie hystérique sur laquelle les événements extérieurs ont peu de prise.

A quoi s'est ajoutée une étonnante coïncidence, depuis le XVIe siècle en tout cas, depuis que la musique occidentale s'est installée progressivement dans une mesure égale, avec des durées doubles ou demies, de la ronde à la quadruple croche. C'était conforme à l'enthousiasme pour l'horlogerie, fondée sur la régularité de l'échappement, ou tout simplement aux exigences de toute polyphonie, comme en témoigne la mesure très exacte des Pygmées, justement polyphonistes. Simultanément, dans une polyphonie s'étendant sur plusieurs octaves, s'imposa la pureté des quintes et des tierces. Alors, la langue italienne, avec ses hauteurs et ses quantités mesurées trouva une confirmation puissante dans la musique classique, en concordance de structure. La naissance de l'opéra, précisément italienne, consacra la confortation réciproque d'une musique et d'un langage consanguins autour de 1600.

Les premières mesures chantées de Don Giovanni sont exemplaires. Leporello, personnage populaire, y décline la quinte majeure complète, do-ré-mi-fa-sol, de même que les écarts fondamentaux descendants : quarte (do-sol), quinte (ré-sol), tierce majeure (mi-do), tierce mineure (fa-ré), quinte (sol-do). Et cela dans une mesure 4/4 impitoyable, où toutes les syllabes prononcées sont des noires. Par commodité, nous transcrivons en do ce que Mozart écrit en fa :

 

(do) Notte e/ giorno/ fati/car; do-sol (descendant)

(ré) Per chi/nulla/sà gra/dir; ré-sol "

(mi) Piova e/vento/soppor/tar, mi-do "

(fa) Mangiar/male e/ mal dor/mir, fa-ré "

(sol) Voglio far il gentiluomo sol : (mi) sol-do "

 

Ainsi, depuis la fin du XVIe siècle, la diction italienne s'est confirmée dans la musique classique et donc aussi comme musique classique, de la même façon que la diction espagnole se confirma comme flamenco au XVIIIe siècle, et la diction anglaise comme rock et disco aujourd'hui.

On comprend mieux l'état présent. L'accent latin sur la pénultième, demeuré accent de hauteur, a préservé une dernière syllabe légèrement sonore : 'pronto' face à 'prompt', 'pavimento' face à 'pavement'. Le français est iambique (.-), l'italien trochaïque (-.), remarquait Montesquieu, pour qui l'anglais était dactylique (-..). Les hauteurs sont si importantes que, dans 'buono', un 'u' est venu servir de marchepied au 'o' menacé d'être rabattu par le 'b' de 'bonum'. Les liquides 'l' et 'r' sont roulées plus haut et davantage que nulle part ailleurs. Quant à la quantité syllabique longue, si elle a perdu sa fonction syntaxique, elle s'est maintenue dans les syllabes accentuées et à consonnes doubles : Il co<rr>iere de<ll>a sera.

Afin de préserver ces ressauts métrés, si deux consonnes sont trop distinctes, la première non seulement s'assimile, mais s'égalise à la seconde: 'inte<ll>e<tt>uale' pour 'intelle(ct)uale', 'o<nn>ipotente' pour 'o(mn)ipotente', 'stra' pour 'extra' ; à moins qu'elle tombe tout simplement : 'Tolomeo' pour 'Ptolemaeus'. Ceci va jusqu'à la métathèse du 'r' passant de 'crocodilus' à 'cocodri<ll>o'. Ont été évidemment gommées les aspirations et gutturalisations perçues cahotantes ; dans les dictionnaires, le chapitre 'H', à part l'interrogatif 'hem' et l'exclamatif 'hui', ne compte guère que des emprunts. Les voyelles nasales du latin ont disparu, gommées par la hauteur exacte.

 

4A2. La sémantique

La même pratique vocale a favorisé les mots longs ('infrequentemente'), composés ('gravisonante'), superlatifs ('eccelentissimo'), répétitifs ('povero povero'). La conjugaison se plut aux formes opulentes : 'parlerebbero', 'quelli che possiedono come se non possedessero'. A quoi correspondit une surenchère idéelle, en particulier dans l'extension du subjonctif (mode de la pensée supposée complexe, détournée, subtile) jusque dans la conditionnelle : 'se lo sapessi, glielo direi'. C'est donc à tous les niveaux qu'intervient un écho proliférant, et à notre adjectif 'retentissant' correspondent une cohorte de synonymes : 'risonante', 'rimbombante', 'eccheggiante', 'fragoroso', 'squillante', 'clamoroso', 'strepitoso', 'gravisonante', etc. Il est rare que l'éloquence détache des mots dans le flux général, recours constant en français. Le procédé habituel est plutôt de faire suivre un mot important par un second, renforçant.

Du reste, l'élan phonique s'est bien marié avec une dérivation aisée et abondante des classes verbales : 'numero', 'numeroso', 'numerosamente', 'numerosità'. Cette dernière formation a même eu des conséquences idéologiques importantes, puisqu'elle a poussé à envisager un peu partout des réduplications et des réflexivités ; l'aisance à passer de 'arte' et 'artista' à 'artisticità' n'a sans doute pas été étrangère à la vigueur de l'arte povera, modalité italienne de l'art conceptuel. Ainsi, cette langue hystérisante est aussi une langue théoricienne et sémiologisante, et sa familiarité avec l'allemand n'a pas tenu qu'à la proximité de l'Autriche. Le risque étant que le gonflement, voire la flatulence de l'expression dissimulent parfois, dans le discours académique, l'absence de véritables idées.

En tout cas, le lissage des consonnes - 'patto' pour 'pactum', 'è' pour 'est' - a eu pour résultat que l'étymologie italienne est encore moins apparente que la française. Au point que le texte écrit, sans monèmes tranchés, oblige le lecteur à rétablir intérieurement la parole proférée, avec ses saillies et ses quantités sonores, rien que pour se structurer. On voit la conséquence de cela pour la théâtralité de toute écriture italienne, même non théâtrale, postulée par Marcello Verdenelli, dans La Teatralità della scrittura.

 

4A3. La syntaxe

D'autant que, du latin toujours présent, est demeurée une certaine liberté dans la place des mots, malgré la disparition des cas : "Tutto so" ; "Ma in guerra l'Italia non c'è ancora" ; "Da nient'altro che da quella innocenza traeva spiegazione l'irresistibile forza". Et l'infinitif substantivé peut encore régir des compléments verbaux : "l'infanzia non è che un vigile raccogliere gli aromi del mondo". Ainsi, la sentence italienne garde la possibilité latine d'épouser le décochement successif des fantasmes. Sa ponctuation souple se règle sur les irruptions perceptives et mémoratives.

Dans ce système, il va de soi que la personne s'efface. Le locuteur n'est généralement pas exprimé : dire 'Io' fait figure d'insistance, et équivaut à 'Moi je'. L'interlocuteur non intime n'a pas davantage d'individuation, visé qu'il est par la troisième personne du verbe. Loin de se saisir comme un "moi" cartésien ou biranien, le spécimen humain se tient ici à son statut étymologique de rôle (lat. persona = masque de l'acteur), confluent temporaire de forces proches ou lointaines. Cicéron attribue à la parole une 'vis' ; or 'vis' désigne une force naturelle, comme d'une bête ou d'un fleuve. C'est moins un tel qui parle que sa colère, son amour, des mots qui le traversent et le déploient en gestes archétypaux. D'où l'obsession d'Eschyle chez Pavese. Et sa façon de comprendre, en lisant Frazer, que la vigne, le grain, la moisson, la gerbe, avaient été des drames : "che l'uva, il grano, la mietitura, il covone erano stati drammi", ou encore que "la bestiola che fuggiva nel grano era lo spirito".

L'effacement du moi, le mimétisme panthéistique de la diction, la mobilité et le trochaïsme de l'accent ont pour effet que les mots étrangers, souvent eux-mêmes trochaïques ou dactyliques, sont accueillis volontiers et avec quelque chose de leur musique native, - à quoi répugne l'iambisme ou anapestisme du français. Des romans italiens proposent des phrases entières en latin, mais aussi en allemand, sans les traduire.

Ainsi, depuis trois-quarts de millénaire, s'est soutenu un locuteur orateur parlant autant au passé qu'au présent, au subjonctif qu'à l'indicatif, percevant et se rappelant tout à partir d'un en-deça spatio-temporel, que résume bien une préposition symptomatique : 'da'. "Memoria filtrata in un sogno sognato a distanza", écrit Ramat à propos de Campana. Croisement perpétuel de cirque et de pathétique, d'élans brefs et de démissions. Ailleurs le pathétique peut être dans les situations, jamais pareillement dans la trame même du langage.

Mais on ne verrait pas jusqu'où va cette alternance de manie et de dépression si l'on ne prenait pas en compte l'originalité de la langue regrettée, le latin. Cette langue qui n'a guère produit de grands philosophes, mais qui était elle-même si philosophique qu'elle nous a fourni tous nos termes opératoires vraiment généraux : fonction, raison, présence, absence, conscience, liberté, création, personne, foi, charité, pitié, remémoration, - par rapport à quoi les termes grecs, comme 'démocratie', paraissent seconds. Une langue où la pauvreté et la généralité du vocabulaire invitait à la permanente abstraction. Où l'absence complète d'articles renforçait l'ambiguité entre le particulier et le général. Où la réduction des prépositions combinée avec la liberté de la place des mots permise par les cas obligeait à d'incessantes suppositions sur la pensée d'autrui, du reste confirmées par le prestige du style indirect. Où la nasalisation de certaines voyelles s'ajoutait à l'abstraction et à la généralisation pour créer un langage des sentiments (Virgile, Catulle), c'est-à-dire d'états mentaux durables, alors que le grec, sans voyelles nasales, fut une langue d'émotion et de curiosité.

Ce n'est donc pas seulement parce qu'il est le souvenir d'une langue prestigieuse, impériale, que l'italien est si mémorant, mais parce que la langue par lui mémorée fut elle-même déjà incroyablement introréverbérante, au point de n'avoir pu vraiment se transformer, comme le grec, et d'avoir disparu comme telle dans ses descendants, les langues romanes. Nulle part la distinction entre 'antico' et vetusto', comme aussi la liaison entre nature et culture, occurence historique et archétype intemporel, ne sont aussi omniprésentes. Voulant dire que la langue qu'il parlait n'était pas internationale, comme l'espagnol et le français, un sémiologue italien déclarait récemment que c'était une langue "morte". Sans lapsus. Il y a ici une présence de la mort active, du latin et de l'empire, - d'ailleurs concordant avec une certaine qualité de la lumière méditerranéenne, - qui ne se retrouve pas ailleurs. En tout cas, dans cette phonie sans voyelles nasales, point de place pour la nostalgie continue et lancinante du portugais, à nasalisation renforcée.

 

4B. LES CONSONANCES CULTURELLES

 

Animées par la "vis" cicéronienne de la parole, les forces naturelles sont omniprésentes. D'abord et le plus fortement, celles de la montagne et de la mer, en une péninsule étroite où l'Adriatique, la Tyrrhénienne et les Apennins sont proches tout du long. Celles aussi des corps, saisis puissamment comme 'mascolinità' et 'fe<mm>inilità'. Avec ou sans volcans, le polythéisme continue de gronder sous les unifications chrétiennes : "Le nuvole (les nuages) ...le aveva guardate come fe<mm>ine capaci di so<mm>are il ma<ss>imo di castità e d'impudicizia." Rituels religieux, politiques, juridiques attisent l'obscène du monde plus qu'ils ne le rationalisent, "che ogni orgasmo che avviene sulla terra libera un'anima del Purgatorio".

Si nulle part nature et culture ne s'articulent si spontanément, - pour beaucoup de locuteurs français la culture est d'abord une bienséance, - c'est que nulle part le présent n'est autant senti comme une portion réduite du passé, les vivants comme une portion infime des morts, les cités étrusques se continuant dans l'opéra des cimetières contemporains : "Infine senti solo l'assurdo di appartenere a quelle minoranza scandalosa et ridicola che sono i vivi". Come se (Comme si) de Luigi Santucci, ce résumé de l'italianité dont sont tirées toutes nos citations non autrement référées, narre ce que revoit un Kapellmeister au cours de l'extrême-onction appliquée à ses cinq sens : "quidquid per visum, per auditum, per olfactum, per gustum et locutionem, per tactum, per gressum deliquisti".

D'où le sentiment spécifiquement romain que, dans une posture bimillénaire, on a tout vu, tout entendu, tout dit, qu'on ne saurait plus être étonné par rien. Pessimisme compatible avec la grandeur, ou plutôt étant la grandeur même. Onkel Kaus, qui commente son goût des femmes : "Ogni volta pompo da quei bei ventri la linfa della continuità biologica", ajoute aussitôt "che l'unica coerenza dell'uomo è il suicidio" (rappel du "suicidio ottimistico" de Pavese?). Bref, voici la dernière aire de langage où il y ait encore une vraie aristocratie, c'est-à-dire des maîtres jouissant par soi, au-delà de toute convention, de toute politesse, jusqu'à la mort théâtre sur la plage de Mort à Venise, jusqu'à la mort volupté dans l'étable de 19OO. Le Tasse précisait que ces aristocrates-là sont peuple autant que noblesse.

En sorte qu'est imbécile (imbecillus, faible) celui qui croit sortir de la communion des fous, "della comunione dei matti, che è molto più alta in cielo di quella dei santi". Dieu même est fou et grossier : "Dio è piu grosso, ti scappa da tutte le parti. E matto, non lo sai?". Point pourtant le "Boojum" informe de l'Anglais Lewis Carroll. Car la folie (entre follía et pazzía), contenue par la quantification syllabique et l'exactitude des hauteurs, reste articulée, farouchement respectueuse du son bien accordé, et par là socialisée : "Suoni il fa diesis quinto : cinquanta, cento volte. C'è la risposta a tutte le guerre".

Au regard de la sapience antique, la philosophie déclarée ne pèse pas lourd. Giordano Bruno redit seulement avec emphase ce que tout le monde pense, à savoir que l'individu est d'autant plus individuel qu'il est plus infini : "Più altamente individuo è quello che ha tutto l'essere naturale ; più altamente lo che ha tutto lo essere intellectuale ; altissimamente quello che ha tutto lo essere che puo essere." Et aussi que panthéisme et polythéisme s'équivalent : "Lodati sieno gli dèi, e magnificata da tutti viventi la infinita semplicissima, unissima, altissima, et absolutissima causa, principio, et uno" (où on notera les rémanences latines). Vico à son tour, dans la Scienza Nuova, articule ce que sait chacun : que les lois particulières émanent de lois idéales, dites Providence par respect, et qu'en tout cas l'âge humain n'est jamais qu'un dernier temps après l'âge divin et l'âge héroïque, avant leur recommencement. Tout geste a son archétype magnifiant et relativisant. D'où le nombre restreint et défini de thèmes séculairement revisités. Près de nous, le couple Croce-Gramsci a continué ces consonances historico-archétypales.

Quotidienne comédie (kômos + aeidein, chanter non sans ivresse bacchique), le langage italien aura été le seul à oser, dans une Divine Comédie, visiter physiquement l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Toutefois, ce parcours par la grande mer de l'être, "per lo gran mar del essere", ne fut réalisable que parce que Dante s'est situé phonétiquement, sémantiquement, syntaxiquement au tournant exact de l'esprit latin à l'esprit italien, c'est-à-dire qu'il bénéficia de l'élan direct et familier du "dolce stil novo" tout en conservant la "virtus", la "vis", la naturalité presque féroce de la grandeur sénatoriale et impériale : "E spira tue / Si come quando Marsia traesti / della vagina delle membra sue". Mû par une Béatrice qui ne sourit pas, mais rit. D'où l'orgueil inconfusible : "L'acqua qu'io prendo jamai non si corse (...). Tornate a riveder li vostri liti". Pour des siècles, Dante venait de dépasser, jusque dans l'amour, la lamentation triviale de la possession et de la perte par l'intensité de l'admiration.

Déjà écrasée par la ressouvenance du latin, il n'est pas sûr que la littérature italienne se soit jamais remise tout à fait de son initiale culmination. Mais elle a montré depuis, sinon des empires, du moins quelques belles provinces. L'idéalité concrète de Pétrarque. L'énergie combinatoire de Boccace. L'intrépidité de Machiavel, le premier, celui du pouvoir personnel dans le "riscontro coi tempi" d'Il Principe ; et plus encore le second, celui du pouvoir idéal, de l'Etat collégial, romainement sénatorial, des Discorsi sulla prima deca de Tito Livio. L'épopée comique de l'Arioste et du Tasse devait faire pendant à la comédie divine. Sinon, la prison joua dans cette littérature un rôle étrange, de Silvio Pellico à Gramcsi et à Campana, comme s'il avait fallu sa solitude purificatrice pour dégager le blé dur dans une langue trop encline à la verbosité.

Le théâtre est dans la rue, et les acteurs professionnels ne sont que des vicaires temporaires des locuteurs quotidiens. Portée par ce langage et les gestes qu'il recèle, toute action provoque une mise en scène, et la vie courante est d'emblée une commedia dell'arte, avec ses Pantalon, Arlequin, Scaramouche, et ses clowns felliniens : "tutto è vero quello che inventano gli uomini". Cependant, ajoute Montesquieu, le trochaïsme italien ne pouvait porter ni une tragédie à la Corneille ou Racine, ni une grande comédie à la Molière, toutes deux si bien favorisées par la décision des iambes et anapestes français. En revanche, quelle source pour les "personnages en quête d'auteur" de Pirandello!

L'ambiance des arts plastiques est parfaitement concordante. Soutenant le geste comique et dramatique (non tragique) parlé, l'architecture italienne ne fut nullement globalisatrice comme la française, mais justement saillante, se plaisant à susciter des événements emphatiques jusqu'en des recoins perdus : façades immenses dans des rues étroites où elles sont intotalisables ; places formées de la rencontre d'espaces hétérogènes ; salles de séjour quelconques animées d'une simple applique ponctuant la nudité du mur là où on l'attend le moins. La peinture et la sculpture, tantôt imageant tantôt programmant ces environnements attisent ou déploient le geste oratoire en statures et postures, parmi des effets perspectifs moins distributeurs qu'énergétiques, "vis" et virtù" toujours. Le Moïse de Michel-Ange réalise le même effet de ressort bandé que sa coupole de Saint-Pierre. Accomplissant absolument le phrasé italien, Raphaël est le plus "pneumatique" de tous les peintres. Bref, les arts plastiques, soutenus par la langue, furent plus parfaits qu'elle. Ils n'avaient pas les mêmes limites congénitales. Ils n'avaient pas la même mémoire écrasante du latin et de Dante. De la Rome antique, quelques colonnes dressées et quelques chapiteaux au sol. Et Saint-Paul-Hors-Les Murs. Assez pour avoir envie de reconstruire à plusieurs reprises Saint-Jean de Latran.

Seule la musique fait paradoxe, vu qu'elle a engendré d'une part les éclats de l'opéra de Verdi, et de l'autre la musique de chambre de Vivaldi, où un même accord répété ou à peine décalé s'évertue à la pure présence de la "nota solitaria". Mais la combinaison de la quantité syllabique et de l'accord strict des hauteurs comportait ces deux faces du lyrisme, pour des violes de gambe, stradivari, guarneri, porteurs du son le plus sinusoïdal. Le Mico de Come se, détenteur de la sagesse ultime, est dit "il più grande accordatore di tutti i tempi". Ce sont presque les instruments qui composent : " la musica è solo ciò che latet in un oboe, un clavicembalo o un violoncello perfettamente accordati". Rien ne révèle mieux l'italianité que ces premières compositions de Vivaldi où la voix (celle de Nella Anfuso par exemple) atteint ostensiblement sa justesse à partir de la machinerie physiologique de ses organes. Luciano Berio, exploitant l'animalité vocale de Cathy Berberian, a poursuivi le même engendrement organique dans la musique sérielle.

Ce dernier cas signale à quel point l'antiquissima sapientia a fait parfois bon ménage avec certains aspects de notre contemporanéité. Elle a sous-tendu l'arte povera mais aussi les "catastrophes" de la Trans-avanguardia de Cucchi et Paladino ; un design industriel globalement inconfortable (voisinant avec le "suicide optimiste", le meuble est austère, comme les fromages), mais pour autant capable d'envisager la resemantizzazione de tous les systèmes de signes, jusqu'à l'ampleur à la fois souple et brisée, passablement "gay", du vêtement de Gianni Versace.

Peut-être surtout, l'antiquissima sapientia a inspiré un cinéma dont Pavese, impressionné par l'"immagine-racconto", avait senti déjà qu'il irait un moment plus loin que la littérature. Parce que ses mouvances photoniques et les ruptures de son montage permettaient d'épouser exactement l'innocence antique du regard, celle de L'Innocente de Visconti, supplantant d'Annunzio. Et surtout de construire une véritable sémiologie pertinente, chez le très shakespearien Fellini. Dans d'incessants travellings haut-bas, qui miment assez le phrasé italien, Casanova fait contraster jusqu'au tréfonds de leur conscient (il n'y a sans doute pas de vrai inconscient dans la mémoration distante) les signes hallucinants que furent Venise et Rome, mais aussi la France, l'Angleterre et l'Allemagne. Le Satiricon fournit la psychologie génétique la plus intense de l'homme comme animal signé, ou devenant progressivement signé. Par delà toute protestation ou prédication particulière, Prova d'orchestra touche la politique comme structure anthropogénique. Et avec quelle entente de la logique des langues quand, en conclusion, le chef d'orchestre recontrôlant ses musiciens sous sa baguette passe de l'italien à l'allemand!

Dans Roma, "immagine-racconto" des topoï éclatants de l'Urbs éternelle, l'auteur prononce sans doute le mot de la fin quand il nous confie, au-dessus d'on ne sait quels spaghetti ou cappuccino (que de volutes encore!), que "Rome est le meilleur endroit pour attendre la fin du monde".

 

Situation C4 - Cette étude a été publiée par "Le Français dans la Monde" en septembre 1989.

 

Henri Van Lier

in Le Français dans le monde, 1989