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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - LINGUISTIQUE
 
LOGIQUE DE DIX LANGUES INDO-EUROPÉENNES
 
 
 
LE FRANÇAIS ET LE JARDIN
 
 

Quoi qu'on die d'Italiennes, / Il n'est bon bec que de Paris. François Villon

 

1A. LE LANGUAGE

 

Le français, du moins celui d'oïl, est exceptionnellement égal. Il forme une pellicule transparente entre le locuteur et ce dont il parle. Mais aussi entre le locuteur et celui à qui il parle, voire entre le locuteur et lui-même. Cela va jusqu'à une certaine incorporéité. Tout concourt à cet effet.

 

1A1. La phonosémie

L'accent mis régulièrement sur la dernière syllabe du groupe phonétique (qui peut comprendre plusieurs mots) donne à l'énoncé une allure calmement décidée. Le fait qu'à côté des consonnes il y ait des voyelles multiples, et que celles-ci soient orales mais aussi vraiment nasales, assure la stabilité de la diction, encore équilibrée et lissée par un point d'application très avancé dans la bouche. Toutes les productions phonétiques se dissimilent fermement. La tessiture est plus large qu'en espagnol mais moindre qu'en anglais. En même temps, les syllabes sont toutes prononcées avec des longueurs et des impacts à peu près égaux, ce qui exclut les variations de rythme et d'intensité locales. Les à-coups dans l'égalité des syllabes (gouvern'ment) trahissent les locuteurs étrangers même experts. Cette transparence a exclu les consonnes trop bruitées, telles les vraies aspirées (les différents 'h' arabes), les vraies gutturales ('ch' ou 'g' néerlandais), ou les sons détournés comme le 'the' anglais. Même le 'r' d'abord roulé, a été apaisé, filtré jusqu'à devenir cette spécialité rare qu'est le 'r' grasseyé parisien. Les mots trop longs ('communautarisation') détonnent. En plus de quelques fluctuations de hauteurs, et des déplacements d'accents vers la première syllabe, un des rares moyens d'insistance est la stridence, par exemple dans la prononciation du mot 'injustice', prédestiné à ce renforcement des hautes fréquences par la suite 'è' nasal, 'ü', 'iss'.

Assurément, l'égalité de cette moquette verbale répugne à la prononciation correcte des noms étrangers, qui sont tous francisés, en particulier par l'accent sur la dernière syllabe. Leur intrusion fait obscène, car elle provoque presque toujours une entrée du bruit du corps ou du monde dans l'incorporéité générale. "J'y arrive", s'excuse le présentateur nommant un club anglais ou néerlandais. Il est rare qu'un locuteur français se mettant brusquement à parler vraiment l'anglais ou le néerlandais ne provoque pas un moment de malaise.

 

1A2. La sémantique

Beaucoup de mots désignent fort bien des parties d'objets (merlon, douve), des outils (gouge, varlope), et les actions ainsi développées (vriller, forer), grâce à quoi l'environnement se stabilise en substances ayant secondairement des qualités, des accidents, et le locuteur français moyen montre souvent à cet égard des connaissances vastes et fines. Dans le même esprit, on trouve beaucoup de substantifs désignant des idées générales, fréquemment juridiques ("liberté, égalité, fraternité"), mais aussi abstraitement physiques ("ayant subi une rotation"). Etant donné l'incorporéité de mise, les mots analogiques, comme 'hop', 'vlan', 'bof', sont rares et réputés vulgaires, car ils viennent troubler l'égalité de la diction et de l'idéation par le mime du corps vocal, voire du corps entier. C'est même tout le vocabulaire descriptif de mouvements concrets qui est pauvre comparé à celui d'autres langues, en particulier de l'anglais. Comme on le sait, un locuteur anglais nage à travers la rivière ('swims across the river') là où le locuteur français traverse la rivière à la nage : ce sont deux ontologies. Du reste, c'est d'une façon habituelle que le français a pratiqué la limitation du lexique depuis le début du XVIIe siècle. La tragédie racinienne est fondée sur l'étroitesse pathétique du vocabulaire, à l'inverse de celle de Shakespeare.

Dans cette abstraction délimitante, les classes de mots sont très distinctes, et le plus souvent un mot dans une classe n'engendre pas automatiquement son correspondant dans une autre : pas de 'concrétude' pour 'concret' ; pas de 'planéité' ni de 'plainement' pour 'plainness' et 'plainly'. Les modes aussi se distinguent fermement. A l'indicatif s'opposent un conditionnel et un subjonctif, dont l'imparfait et le plus-que-parfait ajoutent aux déclarations générales l'appui de leurs 'que', et le planement évasif de leurs 'asse', 'isse', 'usse'.

 

1A3. La syntaxe

Enfin, nous en arrivons à un choix crucial. Beaucoup de langues mettent canoniquement les déterminants (épithète, complément déterminatif) avant le déterminé : 'a black table, my brother's book' ; on peut même croire que c'est là le mécanisme syntaxique minimal, puisqu'on fait ainsi l'économie d'une préposition ('de') et qu'on voit directement que le déterminant concerne le déterminé, et ne se relie pas à ce qui le suit. Or, le locuteur français fait l'inverse, il met canoniquement le déterminant après le déterminé : 'la table noire, le livre de mon frère'. C'est que pour lui l'environnement est organisé en substances (ou en idées quasi substantifiées) avec leurs accidents. Il faut donc que, sauf intention particulière, le déterminé vienne avant (c'est lui l'essentiel), et que le déterminant le suive (c'est lui l'accidentel).

L'accord grammatical intervient partout, en nombre, en genre, jusqu'au participe passé. C'est qu'il renforce la dépendance à l'égard des substances organisatrices ('la petite table que j'ai cirée'), mais surtout l'énoncé entier apparaît ainsi plein, suffisant, comme une bonne forme, dont tous les éléments sont de vraies parties intégrantes (intégrantes du tout), avec le minimum de bruit de fond. Aussi le terme 'phrase' désigne tout naturellement la 'sentence' complète au sens des linguistes, non ses portions principales, comme en anglais. Du coup, les modalités logiques qui affectent la 'phrase' au sens français sont également englobantes, et pour cela la précèdent. On ne compte pas les introductions du type : 'Il serait utile que...', 'Il est évident que...', 'Je suis convaincu que...', rares ou absentes (non pensables, non pensées) dans beaucoup d'autres langues.

Cette saisie devait donner lieu, du moins après le XVIIe siècle, à une ponctuation explicite et équilibrée, sans surcharge et sans lacune. En particulier, les relatives sont fermement rattachées à leur antécédent par un relatif exprimé, et l'absence ou la présence de virgule distingue la relative déterminative et la relative explicative. Les phrases sont souvent reliées par des adverbes du type 'par conséquent', 'en effet', 'néanmoins', qui les organisent en alinéas eux-mêmes consistants et intégraux. Et le passage d'un alinéa à l'autre suppose des transitions, qui absorbent une bonne part de l'effort rédactionnel. Un chapitre bien rédigé rappelle son thème principal à intervalles réguliers par ce que l'on a parfois appelé des agrafes. Le baccalauréat comporte une dissertation mettant en oeuvre ces exigences.

Honnies les rimes intérieures et les répétitions de mots, qui dans ce tissu égal créeraient une insistance, seulement tolérée à des fins oratoires ou lyriques, comme chez Pascal. L'obligation de varier les termes a pour conséquence tantôt les antithèses tantôt les pesées subtiles entre vocables proches : "elle vous prêche quand on lui parle", écrit déjà Guez de Balzac. Cela peut compliquer la rédaction et surtout la traduction de l'information scientifique, qui préfère les mêmes mots pour les mêmes choses, mais du coup fait fleurir le discours moral, nourri de la nuance, et parfois féconde la généralisation théorique en l'incitant à explorer d'autres termes. Dans la vie courante, la variabilité verbale fait pululler le jeu de mots ("fils de pub", "le parti prix") favorisé par la netteté et le petit nombre des syllabes différentes employées. L'étymologie est peu présente au locuteur, sauf chez certains écrivains. Outre que le latin, dont viennent beaucoup de mots français, a des étymologies souvent obscures, l'épaisseur sémantique ostensible compromettrait le lissage, la transparence et les sautes de l'expression.

Le goût de la stabilité est tel qu'on parle d'ordinaire comme on écrit, jusqu'à faire les liaisons de l'écrit (vers <z>eux). Bien plus, on s'en tient aux expressions usitées. Ce qui n'a pas été été dit ou écrit est suspect ; et d'ouvrir le Littré pour vérifier si l'expression s'y trouve. Aussi, les citations sont-elles valorisées comme des signes de culture, et être cultivé revient presque à faire régulièrement des citations : "comme disait Jaurès", "comme l'a bien souligné Montesquieu". Peu de néologismes, peu d'emprunts étrangers, l'Académie y veille depuis les environs de 163O, et le locuteur français est coté par les linguistes comme un des plus sévères au monde sur ce que Chomsky appelle la compétence linguistique.

Bref, tout est conçu pour que le désignant disparaisse devant le désigné (objet, événement, idée, interlocuteur, locuteur), pour qu'il en soit un équivalent mental, sans à-coups, sans embarras de la voix et sans trop de détours cérébraux. Les étrangers aiment à dire que les locuteurs français sont superficiels. La remarque est malveillante si on entend qu'ils ne vont pas au fond des choses. Elle est pertinente si elle signale que, même quand ils parlent de jazz, de folie ou de dérives, ils sont bien forcés de ramener tout à la pellicule mince, continue, transparente, formellement globalisante et intégrante qu'est le langage français.

 

1B. LES CONSONANCES CULTURELLES

 

Dans les nouvelles du jour, l'information, le commentaire et l'opinion sont peu ou pas séparés, puisque chacun est invité par sa langue à penser quelque chose de tout. Il semble oiseux de s'étendre sur les arguments des adversaires, sinon pour montrer leur ridicule. Les présentateurs des journaux télévisés assurent des transitions (des accords) entre les thèmes, en sorte que le journal entier est orchestré, accordé comme une 'phrase' ou un alinéa français, ce qui ne se retrouve dans les journaux télévisés d'aucune autre langue. C'est un cas où il est utile de distinguer les locuteurs français et les Français, puisque les journaux parlés belges francophones montrent ce même désir de globalité, d'opinion latente et de divertissement, que les journaux parlés belges néerlandophones ne cherchent pas.

Naturellement, la littérature est abondante et très diversifiée (comme les consonnes, les voyelles orales et nasales dans la phonétique). Pour les mêmes raisons, elle est aussi constamment moraliste. L'amour même est politique, remarquait Stendhal, qui ajoutait que la peur du ridicule est un impératif premier. Tout est matière à discours, au sens étymologique d'une course procédant par disjonctions successives (dis-duo-currere). L'intelligentsia, qui se justifie par la tâche de maintenir la citation, jouit d'un prestige inconnu ailleurs. Il existe un beau style, dit épuré. Peu de pratique de l'humour, mais un usage intensif de l'ironie et de la gouaille, puisque chacun croit y voir clair. On remarquera à quel point toutes ces pratiques sont entretenues par l'obligation de ne pas répéter les mots, et de jouer subtilement avec des presque synonymes.

La philosophie de Descartes a mué en une vision du monde universelle ces caractères langagiers. Il y a un bon sens (et pas seulement un sens commun, un common sense), ce bon sens est la chose du monde la mieux partagée, chacun pense en être suffisamment pourvu, il y a des idées claires et distinctes, la perfection existe, et l'idée de parfait contient même son existence, c'est Dieu, lequel a le bon sens (ou le bon goût), bien que sa volonté soit infinie, d'agir selon les voies les plus directes, les plus transparentes. La logique est immédiate, globale, et tient tout entière dans la saisie visuelle de proportions équivalentes : A/B=C/D=M/N, sans plus. 'Moi' est un mot à phonie puissante ; et ses fonctions grammaticales lui permettent de donner à 'Je' une consistance, 'Moi je', et de le traiter aussi comme un objet : 'Je me vois moi'. Ainsi le "Moi" cartésien est aussi une idée claire et distincte, à certains égards la première. Bien sûr, il est substance, le déterminé par excellence de tous les déterminants, comme déjà chez Montaigne ("car c'est moi que je peins"), puis chez Corneille ("Moi. Moi, dis-je, et c'est assez"), Biran et Valéry ("inépuisable Moi!..."). Dans la transparence générale du langage, son incorporéité est telle que Moi, René Descartes, j'ai vu que "je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse". La psychanalyse française parlera de "Moi" et de "Sur-moi" là où Freud parlait de "Ich" et "Uber-Ich".

Ce langage, comme tous les autres, favorise certaines performances techniques, politiques, économiques, et il en défavorise d'autres. Retenons quelques exemples un peu au hasard et sommairement, en laissant le soin des compléments et des nuances au lecteur.

Consonnent en effet avec cette structure et ce fantasme langagiers une cartographie et une signalisation routière les meilleures du monde, dignes de la ponctuation écrite. En imprimerie, le Garamond et le Didot. Des déclarations assez abstraites pour conquérir une partie de la planète, comme la Déclaration des droits de l'homme, ou encore pour servir à clarifier (à 'mettre à plat') certaines négotiations internationales (Jean Monnet). Le goût des grands desseins : Concorde, Ariane, Eurèka, Superphénix, Sophia-Antipolis. Un mensuel scientifique, "La Recherche", dont les capacités synthétiques sont inégalées, et qui suffit à assurer l'honneur d'un pays. Une éducation précoce des enfants facilitée par la phonie claire, qui en fait vite de petits adultes. Une exigence générale d'excellence, dont le minimum est définissable nationalement, dans un baccalauréat. Les handicapés physiques et mentaux de même que les attardés scolaires perçus comme des fausses notes. Les Prix Nobel sacrés conducteurs des peuples.

De même, une vestimentation rendant le corps évident et intégré, comme la sentence, et créant par là une mode amiable, Coco Chanel. Une cuisine de sauces, aussi accordante que l'accord du participe passé. Une guillotine excellant dans des exécutions lisses et parfaitement disjonctives ("Tout condamné à mort aura la tête tranchée" a suscité l'admiration conjointe de Stendhal et de Claudel). Des jardins dits "à la française", qui rangent, taillent, émondent les croissances et dépérissements sauvages de la nature, et disposent les chemins boisés comme des discours. Une musique classique rare, et en tout cas peu fuguée (Rameau, Debussy), transparente jusque dans les effets de timbres (Ravel). Peu de choeurs populaires.

L'impressionnisme, qui est le moment pictural français, est sans doute la peinture la plus surfacière jamais produite. Il se continue aujourd'hui dans la lumière irradiante frontale de la télévision, où s'est créé, outre des journaux parlés de très haute qualité imagétique et rythmique, un "French touch" publicitaire universellement vendu, dont l'indicatif des journaux de TF1 reste le parangon. Corrélativement, une difficulté presque invincible à comprendre que le cinéma n'est pas du théâtre moral filmé, mais un jeu de mouvances photoniques latérales multidimensionnelles. Du reste, dans la télévision chatoyante, pas de ces "talk shows", ni de ces débats et reportages où interviennent monsieur ou madame tout le monde, et qui remplissent les écrans d'autres langues, anglais, italiens, mais aussi ceux du français périphérique, canadiens, belges, suisses, etc. Seulement de "grands échiquiers".

Tout langage, en raison de sa cohérence, produit des formations réactionnelles, au sens où l'entendent les psychologues. C'est ici l'abondance des jeux de mots gaulois, tenant à la disponibilité phonétique déjà notée, mais peut-être aussi à ce que le locuteur parle d'autant plus de "ça" que son langage ne parle pas "ça", à moins d'altérer la voix (soupirs nymphomanes de la publicité). De même, depuis les Contes de La Fontaine, les incessantes allusions dites "d'esprit" tiennent sans doute au besoin de compatibiliser la crudité des choses avec le lissé de l'expression. La pornographie haute couture de Roberte ce soir de Klossowski comme le déglingué cousu main de Céline ne sont concevables qu'en français et à cause du français. La minauderie aussi est un phénomène plus présent que dans les autres aires de langages. On peut penser que par l'obliquité de la pose et de la diction elle permet de faire affleurer quelque peu le corps tout en l'éludant.

Enfin, le texte de Mallarmé dans la littérature, celui de Lacan dans la psychanalyse, tous deux éloignés du parler courant, ne se comprennent que comme des effractions dans le champ d'un langage structurellement et fantasmatiquement très stabilisateur.

Situation C1 - Cette étude a été publiée par "Le Français dans le Monde" en avril 1989.

 

Henri Van Lier

in Le Français dans le monde, 1989